Dire, ne pas dire

Les revenants

Le 6 novembre 2025

Expressions, Bonheurs & surprises

Dans la première édition du Dictionnaire de l’Académie française, les mots étaient classés par famille et non par ordre alphabétique comme dans les suivantes. La deuxième édition se devait donc de proposer une nouvelle nomenclature. Ce long travail était plein d’embûches, ce qui explique qu’un certain nombre de mots, présents dans la première édition, disparurent de la seconde avant de revenir dans les suivantes. Intéressons-nous un instant à ces revenants.

L’adjectif abstinent était présenté dans les dérivés du verbe tenir de la manière suivante : « Qui a la vertu d’abstinence. Il mange peu, il ne boit guere de vin, il est fort abstinent ». Les deuxième et troisième éditions l’oublièrent et il ne revint que dans la quatrième. Même aventure pour aveuglément, qui figurait à l’article aveugle de la première édition (« Il n’est en usage qu’au figuré, & signifie, Sans rien considerer, sans rien examiner. Je feray aveuglément tout ce que vous voudrez »), et qui disparut des deux éditions suivantes, avant de revenir, presque à l’identique, dans la quatrième. Caban connut, si l’on peut dire s’agissant de ce vêtement de pluie, une traversée du désert beaucoup plus longue. Apparu, de façon autonome, dans la première : « Espece de casaque de pluye pour la campagne », il ne revint que dans la septième, défini comme une « Sorte de vêtement ample, avec des manches et un capuchon ». Démantibuler n’est absent que de la deuxième édition : dans la première il se trouvait à mandibule, pour nous rappeler que ce verbe, apparu au xvie siècle, a d’abord signifié « rompre la mâchoire, les mandibules », et que c’est probablement sous l’influence du plus fréquent menton que l’on a « démantibuler » et non « démandibuler ». À l’article oiseau, on trouvait le diminutif oissillon, mais aussi oiselet, assortis de la mention « L’un ny l’autre ne sont guere en usage ». Oisillon, absent de la deuxième édition revint dans la troisième, débarrassé du s surnuméraire et disgracieux dont on l’avait affublé dans la première édition.

L’aventure d’aorte est plus étonnante. Voici ce qu’on peut lire à son sujet dans la première édition de notre Dictionnaire : « Terme de Medecine, La grande artere qui sort du ventricule gauche du cœur ». Ce nom disparaît des deux éditions suivantes sans doute jugé trop spécialisé. La préface de la deuxième édition avertissait d’ailleurs ainsi le lecteur : « L’Académie a jugé encore à propos de n’y faire entrer [dans son Dictionnaire] que ceux des termes d’art & de science que l’usage a introduits dans la Langue commune, ou ceux qui sont amenez par quelque mot de cette même Langue. » Il faut se souvenir qu’à cette époque encore les traités de médecine sont essentiellement rédigés en latin, et qu’un siècle plus tôt Ambroise Paré s’était fait nombre d’ennemis dans l’Université quand il avait adopté le parti suivant pour la rédaction ses ouvrages : « Je n’ai voulu escrire en un autre langaige que le vulgaire de nostre nation, ne voulant estre de ces curieux, et par trop supersticieux, qui veulent cabaliser les arts et les serrer sous les loix de quelque langue particulière. » Aorte revint dans la quatrième édition, mais il est vrai qu’on lisait alors dans la préface du Dictionnaire de l’Académie française : « Les sciences & les arts ayant été plus cultivés & plus répandus depuis un siècle qu’ils ne l’étoient auparavant, il est ordinaire d’écrire en François sur ces matières. En conséquence plusieurs termes qui leur sont propres, & qui n’étoient autrefois connus que d’un petit nombre de personnes, ont passé dans la Langue commune. Auroit-il été raisonnable de refuser place dans notre Dictionnaire à des mots qui sont aujourd’hui d’un usage presque général ? »

Évoquons, pour conclure, un dernier revenant, le mot inauguration, que l’on trouve à l’article augure en 1694, mais pris dans un sens aujourd’hui disparu. On lisait en effet : « Installation dans la dignité d’augure. Ceremonie des anciens Romains quand on recevoit un homme dans le College des Augures ». Disparu de la deuxième édition, revenu dans la troisième, il s’est enrichi dans la cinquième : « On dit par extension, […] Ce Professeur a fait son discours d’inauguration, c’est-à-dire, Le discours par lequel il a pris possession de sa chaire. » Inauguration au sens de « discours inaugural d’un professeur » ne s’est maintenu que jusqu’en 1878, dans la septième édition. En revanche, on lit encore aujourd’hui, à l’article inaugural, « Leçon inaugurale au Collège de France, première leçon d’un professeur installé dans sa chaire ». Cette leçon inaugurale étant sans doute une forme de salut du collège actuel à son glorieux aîné, puisque c’est par elle que se fait l’installation d’un nouveau professeur, comme l’inauguration marquait celle d’un nouvel augure.