Qui emploie encore aujourd’hui les mots alteres, amenage, badaudage, becqueno, cacozele, bourrelanice, bout-de-cul, cagne, chocailler, chocaillon, de gallico, encourtiner, gore, hubir, esperlucat, grat, escorne, garde-rolle, o benigna, philavtie, randon et quelques autres de la même farine ? Peu d’entre nous assurément. Pourtant, ils figuraient tous, à côté de quelque 18 000 autres, dans la 1re édition du Dictionnaire de l’Académie française, en 1694. Définir les mots qui la composaient fut un travail de longue haleine, mais le choix même de ces mots n’était pas toujours simple et, parfois, relevait du pari. Si, bien sûr, l’immense majorité de ceux qu’on y trouvait sont restés dans les éditions suivantes, il en est quelques-uns, dont ceux qui sont cités plus haut, qui firent un tour de piste et disparurent. Peut-être n’est-il pas inintéressant de se pencher sur ce qui était dit de certains d’entre eux pour essayer de voir ce qui a justifié leur retrait des éditions suivantes. D’aucuns étaient peut-être trop savants, ainsi cacozele, un « terme de rethorique » désignant une « vicieuse affectation dans le discours », et qui n’était qu’une transcription du grec kakozelon. Même chose pour philavtie, « Terme dogmatique. Amour de soy-mesme, complaisance vicieuse pour soy-mesme », transcrit du grec philautia. Pour ce dernier, le fait est assez ra re pour être signalé, on donnait la prononciation : [Philafcie]. D’autres, à l’inverse, étaient jugés « bas », mais le résultat fut le même, ils ne se maintinrent point. C’est le cas pour cagne, « chienne ». On nous avertissait qu’« Il ne se dit point au propre, & se dit seulement d’une femme prostituée. C’est une cagne ». Si cagne a disparu, ses dérivés, cagnard, proprement « fainéant comme une chienne », cagnardise, « fainéantise », et cagneux, que ce mot soit un adjectif signifiant « qui a les genoux tournés en dedans et les jambes écartées (comme les chiens) » ou un nom désignant un élève des classes préparatoires littéraires, se sont maintenus. Autre terme dépréciatif, chocaillon : « femme adonnée au vin », un dérivé de chocailler, « yvrogner, boire long-temps & avec excès ». Il appartenait aux noms désignant une femme, dans lesquels le suffixe -on a une valeur péjorative, comme dondon, goton, laideron, souillon. À l’article Bec, on lisait : bequeno « Espece d’injure basse & populaire qu’on dit des petites filles qui n’ont que du caquet ». On notera l’étrange paronymie avec d’autres synonymes aussi peu flatteurs qui, eux, ont subsisté : péquenaud, « Paysan et, par extension, personne rustaude et mal dégrossie » ; peque (écrit aujourd’hui pecque) : « Terme d’injure & de mespris, qui se dit d’une femme sotte, impertinente, & qui s’en fait accroire. C’est […] une peque provinciale. Il est bas & populaire », ou encore Pécore « Terme injurieux, qui signifie, Une personne stupide. C’est une grosse pecore. » Alteres était présenté comme un nom féminin pluriel, ce qui nous montre qu’il ne s’agit pas d’une variante orthographique du nom masculin singulier haltère. Il s’agit en fait d’un dérivé du verbe altérer, glosé par « Inquietude, trouble d’esprit ». Cette définition était illustrée par cet exemple : « Estre en de grandes alteres ». On lisait ensuite « Il n’est plus guere en usage », ce qui explique sans doute qu’on ne le revit jamais. De nos jours, gore est un adjectif emprunté de l’anglais gore, proprement « sang caillé », qui qualifie un ouvrage particulièrement sanglant. C’était dans la première édition un nom qui désignait une « truye ». On nous avertissait que c’était un « Vieux mot qui n’est plus en usage ». Au sujet du verbe hubir, on nous disait que « l’H s’aspire » et on le définissait ainsi : « Herisser la peau, le poil, comme font les oiseaux & quelques animaux qui sont en colere. Voyez ce chat, ce jeay, comme il se hubit. Il est vieux. » On ajoutait « Se hubir se dit des personnes, & signifie, S’esvertuer, tascher de s’accommoder. Il a bien de la peine, il se hubit comme il peut. Il est bas. » Voyons pour conclure l’étrange Bourrelanice. On sait que dans cette édition les mots n’étaient pas classés par ordre alphabétique, mais par famille. Or, on trouve à l’article bourre le mot lanice, présenté comme un adjectif féminin signifiant « Qui est de laine ». On nous dit qu’« Il n’a d’usage qu’avec le mot Bourre ». Il forme ainsi le nom bourrelanice, « qui est une espece de bourre qui sort de la tonture du drap, & dont on fait des matelas ». Dans les mots de cette même famille figurait, plus logiquement, le verbe desbourrer, ainsi glosé « Ne se dit que figurément pour dire, Former, façonner, polir un esprit », une définition illustrée par cet étrange exemple : « Il faut mettre ce jeune Gentilhomme à l’Académie, cela le desbourrera, il s’y desbourrera. »