Dire, ne pas dire

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35 000 forces de l’ordre

Le 6 juillet 2023

Emplois fautifs

Il existe en français des noms comptables, qui désignent des êtres, des choses que l’on peut dénombrer : une fourmi, deux arbres, trois personnes, mille kilomètres. Mais il existe aussi des noms appelés « massifs », qui désignent des réalités que l’on ne peut dénombrer. Ceux-ci sont souvent introduits par des articles partitifs : de l’eau, du vinaigre, des rillettes. Certains noms peuvent changer de catégorie en fonction du contexte : dans Il y a de très grands vins dans cette cave, « vin » est un nom comptable, mais quand, dans Le Médecin malgré lui, Sganarelle explique à Géronte qu’il faut, pour guérir sa fille, « quantité de pain trempé dans du vin », « vin » est un nom massif. Signalons donc que le nom force est massif, qu’il soit utilisé au singulier ou au pluriel : il a repris de la force, des forces ; la force économique, politique d’un pays ; l’union fait la force. Il l’est aussi dans le groupe nominal, employé par métonymie, les forces de l’ordre. On ne dira donc pas 35 000 forces de l’ordre assureront la sécurité mais 35 000 personnes, militaires et policiers, assureront la sécurité ou les forces de l’ordre, composées de 35 000 policiers et militaires, assureront la sécurité.

Autrement plus, autrement moins

Le 6 juillet 2023

Emplois fautifs

L’adverbe autrement est polysémique. Il signifie « d’une façon autre » (Il faut vous y prendre autrement), « dans le cas contraire » (Il a vendu sa propriété à bon prix, autrement il n’eût pas voulu s’en défaire). Il peut aussi signifier « bien davantage ; à un degré supérieur » (Elle est autrement riche que moi). Il est donc redondant, pour exprimer ce degré supérieur, de faire suivre autrement de l’adverbe plus. Gide s’en était d’ailleurs ému dans son Journal : Il y emploie par contre et note alors « Oui, je sais bien que l’on dénonce l’emploi abusif du par contre, je ne me souviens pas d’avoir jamais vu relever l'usage, qui tend à s'introduire, de autrement, suivi de plus, qui me paraît autrement plus déplorable. Je lis Il eût été autrement plus utile. Autrement suffisait ou plus utile. » On aura cependant une certaine indulgence pour ce tour utilisé, entre autres, par son ami Martin du Gard, mais on préfèrera recourir à la forme simple : Il est autrement gentil que vous ; La fourmi est autrement travailleuse que la cigale. On évitera aussi de faire suivre autrement de l’adverbe moins, ce qui serait incohérent et signifierait « bien davantage moins ». On dira donc La robe rouge est beaucoup moins chère que la bleue et non La robe rouge est autrement moins chère que la bleue.

« Fusse-t-il » pour « Fussent-ils »

Le 6 juillet 2023

Emplois fautifs

Les imparfaits du subjonctif ont des formes en -asse, -asses, -assions, -assiez, -assent, en -isse, -isses, -issions, -issiez, issent, et en -usse, --usses, -ussions, -ussiez, -ussent. Les troisièmes personnes du singulier, en -ât, -ît et -ût, sont les seules à n’avoir pas ce double s. Toutes ces formes peuvent s’employer avec inversion du sujet dans des subordonnées concessives (dussions-nous nous en repentir, nous prendrons son parti ; fussent-ils au loin, ils penseront à elle) mais il convient de rappeler qu’écrire, par analogie avec fussent-ils, la forme fusse-t-il est une incohérence puisque les formes en -sse sont des formes de 1re personne du singulier et que la forme de 3e personne du singulier serait fût-il.

Gigafactory

Le 6 juillet 2023

Néologismes & anglicismes

Giga- est un élément de composition tiré du grec gigas, « géant », et qui, placé devant un nom d’unité de mesure signifie « un milliard », comme dans gigahertz ou gigawatt. L’anglais factory est emprunté du latin médiéval factoria, qui désignait un atelier, une fabrique. À ces sens, s’est ajouté, depuis la révolution industrielle, celui d’« usine ». Ce nom a été popularisé dans les années 1960 quand Andy Warhol a ainsi nommé l’atelier où il travaillait avec d’autres artistes. Mais cela n’empêche pas que, aujourd’hui, ce que l’on appelle gigafactory serait mieux nommé par le groupe nominal « usine géante ».

Night session

Le 6 juillet 2023

Néologismes & anglicismes

La locution nominale réunion nocturne s’emploie pour désigner une rencontre sportive qui a lieu en soirée et en début de nuit depuis la fin du xixe siècle ; la locution adverbiale en nocturne a, elle, presque un siècle d’existence. C’est-à-dire qu’elles sont bien antérieures aux premiers matchs de tennis disputés de nuit qui eurent lieu à l’U.S. Open, en 1978. Ceux-ci furent naturellement nommés en anglais « night sessions » mais il est regrettable de constater que les organisateurs des Internationaux de France de tennis emploient maintenant cette expression quand matchs en nocturne, matchs de nuit diraient la même chose.

Calfater, calfeutrer

Le 6 juillet 2023

Extensions de sens abusives

Ces deux verbes sont des paronymes dont le second, calfeutrer, a été tiré du premier, calfater, et ils désignent des opérations qui ne sont pas très éloignées. Calfater est emprunté de l’arabe qalfata, qui remonte au latin calefacere, « chauffer ». En effet, calfater un navire signifie qu’on en bouche, avec de l’étoupe imbibée de goudron préalablement chauffé, les joints des bordages, les fentes et interstices afin d’assurer son étanchéité. Calfeutrer est composé à l’aide de calfater et de feutre, parce que c’est ce matériau qu’on a d’abord utilisé pour rendre étanche une pièce en bouchant toute fente, tout interstice, et ainsi empêcher le vent, le froid, le bruit d’y entrer. On veillera donc à réserver calfater aux navires et calfeutrer aux habitations. C’est également calfeutrer qu’on emploiera en construction pronominale dans le sens figuré de « se mettre à l’abri ».

 

On dit

On ne dit pas

Calfater une barque de pêche

Calfeutrer un grenier pour le rendre habitable

Il reste calfeutré tout l’hiver dans sa chambre

Calfeutrer une barque de pêche

Calfater un grenier pour le rendre habitable


Il reste calfaté tout l’hiver dans sa chambre

« Démonter » ou « démontrer les ressorts d’une machination »

Le 6 juillet 2023

Extensions de sens abusives

Le verbe démontrer signifie « prouver d’une manière convaincante » : Démontrer l’égalité de deux triangles. On lui a démontré qu’il avait tort. Démontrer peut aussi signifier « montrer de façon incontestable ; révéler, dénoncer » : Ces faits démontrent la nécessité d’une réforme. Son trouble démontre sa mauvaise foi. Dans tous les cas, il a un complément à caractère abstrait.

Démonter signifie, entre autres sens, défaire pièce à pièce ce qui formait un tout, ce qui avait été préalablement monté : Démonter une pendule, une tente. Cette armoire se démonte facilement. De manière figurée, on dit aussi démonter les ressorts d’une intrigue, d’une machination, comme on dit démonter les ressorts d’une montre, et non démontrer les ressorts d’une machination.

Comment voyager avec une dinde

Le 6 juillet 2023

Bonheurs & surprises

En 1997 paraissait en français une série de chroniques d’Umberto Eco, écrites cinq ans plus tôt, intitulée Comment voyager avec un saumon ? L’auteur y contait les nombreux problèmes qu’il avait rencontrés quand il avait été amené à voyager en Europe pour une série de conférences avec un saumon congelé qui lui fut offert au début de cette tournée, en Scandinavie. Comme il aurait été plus simple de voyager avec une dinde !

Quand il découvrit l’Amérique, Christophe Colomb crut être arrivé aux Indes et la locution adjectivale d’Inde entra dans la désignation de plantes et d’animaux du Nouveau Monde, encore appelé Indes occidentales. Les plus connus sont sans doute le cochon d’Inde et l’œillet d’Inde, mais existent aussi le canard d’Inde, le marron d’Inde, la rose d’Inde, le figuier d’Inde, le jonc d’Inde (le rotang), le blé d’Inde (le maïs). La poule d’Inde et le coq d’Inde ont connu un autre sort et sont maintenant appelés simplement dinde et dindon. Avant 1492, quand il n’existait d’Indes qu’orientales, poule d’Inde (gallina indica ou gallina de India en latin médiéval) désignait la pintade, oiseau originaire d’Abyssinie, région située dans la corne de l’Afrique. Mais à partir du moment où l’on ramena d’Amérique ce gros gallinacé un peu pataud qu’est la dinde, les langues rivalisèrent d’imagination, en se jouant de la géographie, pour nommer cet oiseau pourtant mal doué pour le vol et non migrateur. En Inde, d’où il tire son nom français, on l’appelle peru, en référence au Pérou, d’où, pensait-on, il était originaire. Peru est aussi son nom en portugais mais en espagnol, on l’appelle pavo, forme directement empruntée du latin pavo, qui désigne le paon. Ce dernier n’est pas perdant dans l’affaire puisque, pavo étant déjà pris pour désigner le dindon, on le nomme pavo real, proprement « dindon royal ». Nos amis anglais disent turkey, « (l’oiseau de) Turquie ». Les Grecs lui donnent également ce nom, tourkia, mais l’appellent aussi dianos (forme abrégée de indianos, « d’Inde »), indonorthia, proprement « l’oiseau d’Inde, et galopoula, c’est-à-dire le « poulet français ». En Islande et en Lituanie, il est appelé « oiseau de Calcutta ». C’est aussi un des noms que lui donnent les Allemands : kallekuttisch Hahn, c’est-à-dire le « coq de Calcutta » ou encore indianisch Hahn. L’arabe classique emploie la locution dik roumi, proprement « coq de Rome », mais il convient de rappeler que roumi pouvait aussi désigner tous les chrétiens d’Occident et les pays qu’ils occupaient. L’italien, quant à lui, l’appelle tacchino, une forme d’origine onomatopéique. Si c’est surtout grâce à la dinde que l’Inde, on l’a vu, nous fait voyager, cette dernière n’est pas entièrement seule. Nos amis anglais appellent en effet notre cochon d’Inde guinea pig, proprement « cochon de Guinée », et l’œillet d’Inde French marigold, « souci français ».

Quand il ne désigne pas un gros gallinacé, le mot dinde est employé péjorativement pour désigner une femme niaise et stupide, prétentieuse et sotte. Mais ce nom trouve une forme de rédemption sous la plume de Rémy de Gourmont qui dans son Esthétique de la langue française souligne ce fait singulier : « Dinde un exemple, peut-être unique, de la préposition de s’agglutinant avec un substantif pour former un autre substantif ».

Le Bissexte et l’Évêque de Winchester

Le 6 juillet 2023

Bonheurs & surprises

Établir des calendriers qui tiennent compte de la durée exacte des années occupa durant de nombreux siècles les astronomes de l’Antiquité. Très longtemps, l’estimation de cette durée, qui restait approximative, introduisait un décalage entre les saisons de la nature et les saisons officielles ; pour le corriger, on ajoutait régulièrement des jours intercalaires. Cette tâche était le privilège des pontifes, qui utilisaient ce pouvoir à l’avantage de tel ou tel, en avançant ou retardant à leur gré une élection, une échéance. Pour éviter ces abus, Auguste réforma le calendrier romain et assigna à l’année une durée de douze mois et six heures. Pour prendre en compte ces dernières, on ajoutait tous les quatre ans un jour supplémentaire et l’année qui comptait un jour de plus était appelée bissextile, mot tiré du latin bi(s)sextus, « deux fois sixième », puisqu’il y avait alors deux sixièmes jours avant les calendes de mars. Ce jour supplémentaire, parfois nommé jour bissextil, était surtout appelé bissexte. Dès l’époque romaine, il eut la réputation de porter malheur. Ammien Marcellin nous apprend ainsi dans ses Res gestae que l’empereur Valentinien Ier refusa toutes les invitations qui lui avaient été adressées dans une ville de province parce que le jour où il aurait dû les honorer était le bissexte. François Génin s’est beaucoup intéressé à ce nom dans son fameux Lexique comparé de la langue de Molière et des écrivains du XVIIe siècle. Il y signale que la mauvaise influence du jour et de l’an bissextils était proverbiale au Moyen Âge et que le nom bissexte était devenu synonyme de « calamité ». Il cite à ce propos Eustache Deschamps (1340 – 1404) qui, dans Sur le trépas de Bertrand du Guesclin, écrit : Nuls ne sait le meschief ne le besistre grant / Qui est au roiaume aujourd’ui. De cette croyance est née l’expression populaire le bissexte est tombé sur telle affaire, pour dire qu’elle a mal tourné. Bissexte, qui avait évolué en bissêtre et bicêtre, fut aussi utilisé pour désigner quelque bêtise qui pouvait être lourde de conséquences. Molière en témoigne dans L’Étourdi, quand il fait dire à Mascarille : Et bien ! Ne voilà pas mon enragé de maître ! / Il nous va faire encor quelque nouveau bissêtre (V, 5). Mais il existe un autre nom Bicêtre dont l’histoire est tout autre. À la fin du xiiie siècle, Jean de Pontoise, évêque de Winchester, acheta une ancienne métairie appelée la Grange-aux-Gueux et y fit bâtir, en 1286, un château qui porta le nom de son évêché. Avec le temps celui-ci s’altéra, passant de Winchester à Vinchestre puis à Bichestre et enfin à Bicêtre. Or il se trouve que ce château fut incendié puis servit successivement d’hospice, de prison et enfin d’asile d’aliénés. La proximité des formes bissêtre et Bicêtre et la mauvaise réputation attachée à l’une comme à l’autre fit que l’on confondit parfois ces deux termes. C’est encore François Génin qui fait état de cette confusion dans son ouvrage : « Le peuple dit d’un enfant méchant et tapageur : C’est un bicêtre, Ah ! le petit bicêtre ! Trévoux veut que ce soit par allusion à la prison de Bicêtre, mais ne serait-ce pas plutôt un vestige de la superstition du bissêtre ? Ah le maudit enfant ! le petit malheureux ! né le jour du bissètre, qui est tombé sur le bissètre ».

Notons enfin qu’au xixe siècle on accola au nom de Bicêtre celui de Kremlin, parce que s’y trouvait une auberge appelée, en souvenir de la campagne de Russie, Au Sergent du Kremlin, nom qui n’est pas sans rappeler le fameux Au sergent de Waterloo, qui était celui de l’auberge des Thénardier.