Dire, ne pas dire

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Détoxer

Le 2 mars 2023

Emplois fautifs

Le nom grec toxon, « arc », a eu de nombreux dérivés et,par métonymie, divers sens. Après l’arc, il a rapidement désigné la flèche que projetait cet arc. Par la suite, un dérivé de toxon, le nom toxikon, a désigné un carquois, puis le poison dont on imprégnait les flèches pour qu’elles fussent plus efficaces. À cette forme on doit le nom et adjectif français toxique, mais aussi des termes comme toxine, toxicité et intoxiquer. De ce verbe on a tiré fort naturellement, et voilà plus d’un siècle et demi, l’antonyme désintoxiquer, un verbe, qu’il n’est pas nécessaire de pourvoir de l’inutile doublet détoxer, dont certains magazines et agences de publicité nous abreuvent, quand bien même notre monde pourrait sembler plus toxique qu’il ne l’était à la naissance de désintoxiquer.

Les conditions sont glissantes

Le 2 mars 2023

Emplois fautifs

En hiver, les conditions de circulation ne sont pas toujours fameuses : la pluie, la neige, le verglas, le givre ou le grésil peuvent rendre les routes glissantes. Pour évoquer ce phénomène, on évitera d’user d’une métonymie qui ferait que l’adjectif employé pour nous renseigner sur l’état des routes n’en vienne à qualifier les conditions de circulation elles-mêmes. Par temps de verglas on dira donc les chaussées sont glissantes et non les conditions sont glissantes.

Omission de l’article : exemples de « garder contact » et « sur base de »

Le 2 mars 2023

Emplois fautifs

L’ancien français se distingue du français actuel essentiellement par le vocabulaire et l’orthographe, mais aussi par le fait que les articles (et les pronoms sujets) y étaient beaucoup moins en usage qu’en français moderne. De cette époque, nous avons gardé nombre de locutions verbales, comme avoir faim, chercher noise, demander pardon, faire peur, prendre froid, ou adverbiales, comme sauf erreur, par hasard, à plus forte raison, qui ne comptent pas d’article. Ces formes ont été sanctionnées et validées par le temps et il est préférable de ne pas en créer de nouvelles en supprimant l’article dans des locutions ou des expressions où il est d’usage ancien. On dira donc garder le contact et sur la base de et non garder contact et sur base de.

On s’est eu au téléphone

Le 2 mars 2023

Emplois fautifs

Le verbe téléphoner se construit indirectement : on téléphone à quelqu’un ou pronominalement : on se téléphone. On emploie aussi parfois, familièrement, l’expression avoir quelqu’un au téléphone. Au passé composé, on dira donc on s’est téléphoné ou je l’ai eu au téléphone, mais la grammaire interdit de mêler ces deux formes pour faire on s’est eu au téléphone.

Merci monsieur Fabri

Le 2 mars 2023

Néologismes & anglicismes

En 1521 paraissait à Rouen Le grant et vray art de pleine rhetorique utille, profitable et nécessaire à toutes gens qui désirent a bien elegantement parler et escrire, de Pierre Fabri. Cet auteur y condamnait les latinismes inutiles. Il y voyait un « vice d’innovation commis par les ignorans », qui « barbarisaient les termes latins ». Il expliquait combien il est ridicule de dire « Se ludez a la pille vous amitterez », une phrase formée à l’aide du latin ludere, « jouer », pilla, « balle » (ou, plus précisément, « esteuf »), et amittere, « perdre », quand on peut dire « Si vous jouez à la balle, vous perdrez ». Quelque cinq siècles plus tard, le texte de Fabri est toujours d’actualité, car ce qu’il écrit des latinismes de son temps peut s’appliquer aux anglicismes du nôtre. Si, en effet, on n’emploie plus luder pour « jouer », amitter pour « perdre », ni pille pour « balle », on doit constater aujourd’hui que « jeu » et « joueur » sont parfois remplacés par game et gamer, « perdant », par loser (quand ce n’est pas looser), et « balle », par ball. Et pourtant, comme l’écrivait notre auteur, « L’on doit toujours prendre les termes et les mots les plus communs que l’on puisse trouver et les mettre à leur signification à tous intelligible ».

« Dark » pour « Sombre, obscur, inquiétant »

Le 2 mars 2023

Néologismes & anglicismes

L’expression les âges obscurs (ou les siècles obscurs) désigne une période de la Grèce antique, allant environ du xiie au viiie siècle av. J.-C., de la fin du monde mycénien aux temps archaïques, que l’on considère comme une période de fort déclin. On trouve un même type de jugement, porté sur le Moyen Âge cette fois, dans le Pantagruel de Rabelais, avec cette différence, toutefois, qu’obscur est remplacé par ténébreux : « Le temps etoit encores tenebreux et sentant l’infelicité et la calamité des Gothz, qui avoient mis à destruction toute bonne literature. » On le voit avec ces adjectifs, auxquels on pourrait ajouter sombre, le français n’est pas démuni pour qualifier ce qui est funeste, marqué par le malheur, la désolation, ou ce qui est inquiétant, menaçant. Aussi n’est-il pas nécessaire de les remplacer par l’anglais dark.

« Gênance » pour « Gêne »

Le 2 mars 2023

Extensions de sens abusives

Il y a, en français, quelques noms terminés par -ance qui sont concrets, comme ambulance, balance, excroissance, garance, laitance, lance, pitance. Mais l’immense majorité d’entre eux sont des noms abstraits et ce trait peut leur donner un petit côté savant qui séduit et amène à la création de néologismes inutiles. Ainsi rencontre-t-on depuis quelque temps la forme gênance, dérivée de gêner, qui lui-même l’était du nom gêne. Ce dernier a plus d’un demi-millénaire d’existence, aussi n’est-il peut-être pas nécessaire de lui adjoindre l’inutile doublet qu’est gênance.

« Louanger » pour « Louer »

Le 2 mars 2023

Extensions de sens abusives

Au sujet du verbe louanger, on lisait déjà, dans la première édition du Dictionnaire de l’Académie française : « Il ne se dit guère qu’en raillerie. » Plus tard, Littré adoucissait un peu le propos en écrivant : « Il ne se dit guère qu’en plaisantant. » Les deux dernières éditions de notre Dictionnaire indiquent que ce verbe signifie « louer avec excès ». Il faut donc éviter de se servir de ce verbe en lieu et place de louer, qui, lui, est beaucoup plus neutre et ne l’employer que pour moquer ou dénoncer l’attitude de quelque flagorneur à l’âme courtisane.

Le loutre, la loutre

Le 2 mars 2023

Bonheurs & surprises

La loutre est un animal aquatique. On a pensé, en raison de ses mœurs, que son nom latin, lutra, était peut-être formé à l’aide de lutum, « boue », et d’une forme ancienne udra, de même origine que le grec hudôr, « eau ». Dans cette dernière langue, le lien de cet animal avec l’eau est plus net puisqu’on la nomme enudris, proprement « (qui vit) dans l’eau ». Dans son De lingua latina, Varron écrit lytra, avec un y, parce qu’il rattache le nom de cet animal, qui « scie les racines des arbres sur la rive et les coupe », au grec luein, « détacher, dénouer », mais aussi « désagréger ». Sans doute notre philologue confond-il castor et loutre, même si cette dernière, comme l’écrit Buffon, « faute de poisson, d’écrevisses, de grenouilles, de rats d’eau et d’autre nourriture, coupe les jeunes rameaux et mange l’écorce des arbres aquatiques ». En ancien français, on la nommait leurre, loirre et lutre. Cette dernière forme, dans laquelle le t est conservé, était, comme loutre, un nom masculin, sans doute par influence de l’ancien allemand Otter. Loutre est encore un nom masculin chez Froissart, au xive siècle : « Loutre est une beste […] qui bien le veut prendre à force de chiens, si le chace en mars ou en septembre, que les eaux sont basses et les herbes petites. » On retrouve des traces de cet usage au masculin dans des patronymes. Nombre de patronymes en effet, en français comme dans beaucoup d’autres langues, sont tirés de noms d’animaux : rat, renard, loutre, etc., (dans son roman Vieille France, Martin du Gard nomme un de ses personnages Loutre). Le plus souvent, surtout si à l’oral ils sont monosyllabiques, ces noms sont précédés de l’article, et l’on a ainsi des Lerat, Lechat, Leloup, Lecoq, Lagneau, Lerenard, Lecerf, Labiche, Lepaon, etc., mais aussi des Leloutre, et non des Laloutre. Ce changement de genre n’est pas fort étonnant ; d’autres mots l’ont connu. Comme le nom chanvre encore féminin chez La Fontaine, qui écrit dans L’Hirondelle et les Petits Oiseaux : « Il arriva qu’au temps que la chanvre se sème, / Elle vit un manant en couvrir maints sillons » et, plus loin, « La chanvre étant tout à fait crue ».

Cela étant, les hésitations sur le genre du nom loutre sont peu de chose au regard de celles que l’on a eues sur la nature de cet animal. Ses mœurs aquatiques faisaient qu’on le rangeait, chez les naturalistes du Moyen Âge et de la Renaissance, dans les aquitalia, « les bêtes qui vivent dans l’eau ». Il s’y trouvait en compagnie des poissons et des coquillages, mais aussi, on le verra, des tortues, des poules d’eau ou des castors. La place de la loutre dans la classification zoologique fit longtemps l’objet de débats chez les théologiens, qui se demandaient quelles nourritures étaient autorisées pendant le carême. Dom Grégoire Berthelet s’en fit l’écho dans son Traité historique et moral de l’abstinence de la viande & des révolutions qu’elles a eües depuis le commencement du Monde jusqu’à présent, tant parmi les Hébreux, que parmi les Païens, les Chrétiens & les Religieux anciens & modernes, paru en 1731. Il y écrit : « Quoique la loutre soit fort différente du bièvre [du castor], on a cru trouver assez de ressemblance entre l’une et l’autre pour ne pas faire distinction de leur chair. Gesner, un important naturaliste du xvie siècle, dit que de son tems “les Chartreux ne faisoient point de difficulté d’en manger. On doutoit encore au commencement du dix-septième siècle si leur chair était de la nature du poisson”. Fagundez, un jésuite espagnol, auteur d’un Traité sur les Commandements de Dieu, met au même rang les poules d’eau, les loutres et les tortues, selon le principe de Jean Major (1634-1693) qu’“il n’y a que ce qui peut vivre long-temps hors de l’eau qui soit chair”. » Berthelet, on l’a vu, rapproche la loutre et le castor, mais on les distingua pourtant parfois. On savait en effet que les pattes arrière du castor sont palmées, tandis que les pattes avant ne le sont pas. Certains casuistes inférèrent donc de ce fait que, le castor étant chair par devant et poisson par derrière, on en pouvait consommer la partie arrière aux temps où la viande était interdite.

Sans barguigner

Le 2 mars 2023

Bonheurs & surprises

Force est de le constater : on hésite, on diffère, on balance, on flotte, on louvoie, on oscille, on tâtonne, on temporise et on tergiverse ; on atermoie encore un peu, mais on ne barguigne plus guère. En général, ce sont des verbes du troisième groupe qui peu à peu ont perdu certaines formes, parce que leur conjugaison était par trop irrégulière. Barguigner, verbe du premier groupe, n’aurait dû rien avoir à craindre, mais aujourd’hui, on ne le rencontre qu’à l’infinitif et presque toujours dans la locution adverbiale sans barguigner. Pourtant, il était encore conjugué au présent (sans toutefois noter le g de la dernière syllabe) dans la première édition du Dictionnaire de l’Académie française : « Les Marchands n’aiment point ceux qui barguinent. » Au Moyen Âge, quand l’orthographe flottante faisait qu’on pouvait l’écrire d’une quinzaine de manières, on usait de ce verbe à tous les temps. Dans le Roman du chatelain de Couci, il est à l’imparfait : « Iluec trouverent… lor dame qui remuoit les joiaus et les bargignoit » (« Là… ils trouvèrent leur maîtresse qui déplaçait des bijoux et les marchandait »), et au passé simple : « Et quant plus rien ne bargigna, Sa marchandise appareilla » (« Et quand il ne vendit plus rien il rangea sa marchandise »). Dans son Histoire de Saint Louis, Joinville l’emploie au passé composé : « Avez-vous barguigné [combattu] nulz chevaliers ? » Dans une Ordonnance sur le commerce du poisson de mer, publiée dans le Nord de la France (ce qui explique que l’initiale de ces formes soit en v et non en b), on le rencontre aussi au futur : « vargaigneur qui vargaignera le poisson » (« un commerçant qui vendra du poisson »). Cette multitude de formes s’accompagnait d’une grande variété de sens. Barguigner signifiait au Moyen Âge à la fois « commercer », « marchander », « mettre à mal », « défendre, batailler », mais aussi « amuser, tromper ». De ce verbe étaient tirés différents noms : bargaigne, « commerce, marché », « gain, profit », « affaire », « délai », « sollicitation », « tromperie » ; bargaigneur, « marchand », « trafiquant » ; et bargaing, « propos, parole », « contestation ».

La quinzaine de variantes de l’ancien français est un héritage de la dizaine de variantes du latin médiéval, parmi lesquelles figurent principalement barcaniare et barganniare. On considère aujourd’hui que ces diverses formes latines sont empruntées du francique *borganjan, « commercer », un croisement de *borgen, « prêter, emprunter », et de *waidanjan, « gagner », même si Diez pensait que ce mot était à relier à barca, « barque », cette dernière servant, d’après Isidore de Séville, à porter les marchandises deçà delà, de sorte que barcaniare signifierait « porter en barque », puis, simplement, « transporter ses marchandises ». Ensuite, comme l’écrit Littré : « De marchander, barguigner a passé, par une dérivation que l’on conçoit, au sens d’“hésiter, tergiverser”. »

De cette grande richesse de formes, il ne reste aujourd’hui presque plus rien, mais on se consolera en se disant que ce verbe survit outre-Manche avec le verbe to bargain, que nos amis anglais nous ont emprunté au Moyen Âge.