Dire, ne pas dire

Bloc-notes

« Car » en début de phrase

Le 5 mai 2022

Bloc-notes

Les conjonctions de coordination ne doivent pas s’employer en début de phrase ; si cette règle peut souffrir quelques exceptions, essentiellement pour des raisons stylistiques, s’agissant de mais, donc ou et, il n’en va pas de même pour car. C’est d’ailleurs cette impossibilité qui le distingue de la conjonction de subordination parce que. S’il l’on peut dire « Il n’est pas venu parce qu’il était malade » aussi bien que, en antéposant la subordonnée, « Parce qu’il était malade il n’est pas venu », on ne pourra pas dire « Car il était malade il n’est pas venu ». Seule la construction « Il n’est pas venu car il était malade » est correcte.

Drôle de genre

Le 2 septembre 2021

Bloc-notes

Chacun sait qu’il suffit de passer du singulier au pluriel pour qu’un mot change de sens. On ne confondra pas, par exemple, la vacance d’un poste, quand il n’est plus occupé par quelque employé, avec les vacances d’été ; pas plus que le ciseau du sculpteur qui taille sa pierre avec les ciseaux de la couturière ;    ni l’assise d’un tabouret avec les assises qui attendent l’accusé. Et je n’oublie pas d’enlever mes lunettes pour regarder dans une lunette astronomique. Le français possède aussi des mots qui n’ont pas de singulier (comme mœurs, agissements, vivres, funérailles ou honoraires). Enfin, nous avons tous appris que trois substantifs (amour, délice et orgue) sont masculins au singulier et féminins au pluriel. Face à l’anglais qui ignore le genre grammatical, avouons que ces nuances peuvent paraître bizarres. Mais elles font le charme de nos expressions.

Parfois la confusion finit par régner et l’usage flotte. Par exemple, orbite est féminin, mais son emploi au masculin est attesté dans toute la littérature, comme on le lit chez Proust : « Quand sa maîtresse du moment était […] une personne qu’une extraction trop humble ou une situation trop irrégulière n’empêchait pas qu’il [la] fît recevoir dans le monde, alors pour elle il y retournait, mais seulement dans l’orbite particulier où elle se mouvait…[1] » De même, sans qu’on sache trop pourquoi, hymne, qui est usuellement masculin, s’emploie au féminin quand il s’agit des cantiques d’un office religieux. On verse sa solde à un militaire, ce qui lui permettra de vérifier à sa banque le solde de son compte, c’est-à-dire ce dont il dispose. S’il a des dettes, il est à la merci de son banquier, mais il lui dira un grand merci, si ce dernier lui fait crédit. La publicité vante les lessives « aux enzymes gloutons », même si le Dictionnaire de l’Académie estime qu’enzyme est féminin. Bref, les hésitations ne sont pas si rares et elles ont évolué au cours de l’histoire de la langue, tel amour qui s’employait surtout au féminin jusqu’au xvie siècle, par exemple dans les Rondeaux de Charles d’Orléans : « Ma seule amour, ma joie et ma maitresse, / Puisqu'il me faut loin de vous demeurer, / Je n'ai plus rien, à me réconforter, / Qu'un souvenir pour retenir liesse[2]. »

Le passage d’un genre à l’autre permet surtout un changement de sens, comme dans un aide (d’ordonnance, de camp) et une aide (une personne ou une action qui apporte quelque assistance). La langue française compte quelque trois cents de ces homonymes, qui changent de sens selon le genre, et, pour la plupart, ils sont bien identifiés dans le langage courant. Personne ne confondra un vase, où l’on pose des fleurs coupées, avec la vase, cette boue des eaux stagnantes ; ni la trompette avec le trompette qui en joue ; ni le plastique dont est fait un objet quelconque avec la plastique d’une belle personne ; ni le pendule du professeur Tournesol ou celui de Foucault avec la pendule dont le balancier oscillait dans les maisons d’autrefois. Il y a peu de chance qu’un cuisinier confonde sa poêle avec le poêle sur lequel il va la poser. Et, face aux imprécateurs qui vous font la morale, vous gardez le moral. Vous pouvez travailler un mi-temps et être retenu tard au bureau, au point d’avoir raté la première mi-temps du match à la télévision. Du coup, vous regarderez peut-être la retransmission d’une classique de golf, en écoutant, plutôt que les commentaires bavards, du classique. Ou vous lirez la critique d’un grand critique.

Mais, dans la fluidité du langage parlé, il peut arriver que la différence de genre, donc de sens, ne soit plus perçue si facilement, comme dans une phrase de ce type : « La vie de Chateaubriand restera dans nos mémoires (féminin), d’autant qu’il en fit la relation dans ses mémoires (masculin). » Ou encore : « Napoléon choisit l’aigle (masculin) comme un des symboles de l’Empire et ses armées marchaient derrières les aigles (féminin) impériales, peintes aussi sur ses drapeaux. » Plus difficile : « Laissez une espace (féminin) entre vos paragraphes, pour que votre lettre ait plus d’espace (masculin) dans la page. » Lisons aussi La Fontaine : « Sans cela toute fable est un œuvre imparfait[3]. » Il distingue l’œuvre au féminin (l’activité, le labeur, le travail, l’écrivain en train d’écrire) de l’œuvre au masculin (le résultat global, l’ensemble fini, quand « le gros œuvre » est achevé). On voit dans cet exemple que la différence entre les deux genres permet d’exprimer plus que des nuances.

Cette recherche de précision explique que certains mots semblent hésiter. C’est le cas de foudre qui, jusqu’au milieu du xixe siècle, était tantôt féminin (pour désigner le phénomène météorologique lui-même) et tantôt masculin dans ses emplois imagés : « tomber comme un foudre » ; « Quels foudres lancez-vous quand vous vous irritez[4] » ; « un foudre de guerre » (le canon puis, par extension métaphorique, un guerrier qui foudroie l’ennemi) ; « un foudre d’éloquence » (un orateur qui impressionne), etc. On dit parfois que ces mots sont « épicènes », mais c’est une erreur, car un épicène est un nom binaire, qui peut concerner un mâle ou une femelle (comme animal, âme, créature, être, parent, personne, individu…) : « un élève studieux, une élève studieuse ; un enfant heureux, une enfant heureuse ». De même, le nom générique des animaux est épicène : il désigne un représentant de l’espèce, quel que soit le sexe (une perdrix, une écrevisse, une girafe, une hirondelle, un hippopotame).

Les cas d’ambivalence grammaticale que nous examinons n’ont donc rien à voir avec l’épicène. L’exemple le plus connu reste l’emploi de gens, qui arrive à cumuler les deux genres dans une même phrase. On peut dire : « il y a certaines gens qui sont bien sots » ou « les vieilles gens sont souvent méfiants ». Ce qui entraîne ces autres absurdités : « quelles gens as-tu rencontrés ? » ; « il faut rendre heureux les gens qu’on aime ». En fait, gens est le pluriel d’un ancien nom féminin gent (« la gent féminine »), mais l’usage du masculin prédomine (« les gens sont méchants ») sauf quand l’adjectif est placé avant le nom (« des bonnes gens », « de petites gens »). Rien n’est plus arbitraire et plus déconcertant, avouons-le, d’autant que les choses se compliquent encore avec l’accord de voisinage, l’adjectif placé immédiatement avant le nom commandant son genre : « de bons et braves gens… de braves et bonnes gens… ».

Dans les débats linguistiques actuels, où l’on fait le procès de la prédominance du masculin, supposée prouver que la norme résulte de l’intention des classes dirigeantes, majoritairement masculines, on oublie souvent que le genre des mots ne résulte que d’une pratique totalement incohérente, voire aléatoire : pourquoi un fauteuil et une chaise, un gâteau et une tarte, plutôt que l’inverse ? Faut-il vraiment y voir la main virile de quelque personne influente, ce qu’on nomme « une grosse légume » ?

Xavier Darcos
de l’Académie française

 

[1] Du côté de chez Swann, p. 192 de l’édition Pléiade.

[2] Ce poème a été mis en musique par Laurent Voulzy en 2019.

[3] Le Chat et les Deux Moineaux.

[4] Corneille, Horace, III, 1.

Du bon usage des titres

Le 1 juillet 2021

Bloc-notes

La littérature française est si riche, si complexe, si envoûtante qu’elle pose d’innombrables pièges à ses admirateurs du monde entier ; à commencer par la magie de titres dont l’impact est si fort qu’on finit parfois par négliger leur signification propre. Les Mémoires d’outre-tombe furent rédigés par un auteur encore bien vivant et combatif, qui assume la posture de l’au-delà pour mieux régler ses comptes avec des contemporains qui ne sauraient plus l’atteindre. Autre grand exemple, Les Fleurs du mal : la métaphore est saisissante au point de nous faire oublier que le mal, sujet abstrait, peut difficilement se servir d’objets concrets tels que les fleurs. On pourrait parler, à la rigueur, des « fruits du mal », si l’expression n’était devenue banale jusqu’à la platitude, bien avant Baudelaire.

Au xxe siècle, Clair de terre, Le Voyage égoïste, Mort à crédit, La Vision du vide, La Promesse de l’aube, Précis de décomposition, Le Miroir des limbes, Les Eaux étroites, etc. créent des images somptueuses, tandis qu’un grammairien pourrait hésiter sur leur emploi. Ainsi l’aube ne promet pas, alors qu’on pourrait parler d’une promesse faite à l’aube. Mémoires d’espoir est un raccourci audacieux et efficace pour évoquer les mémoires « des années » d’espoir. Ces titres présentent l’avantage d’être traduisibles tels quels, ce qui a contribué au rayonnement des œuvres qu’ils abritent.

Dans d’autres cas, le choix est plus délicat. Partage de midi est sans doute une des pièces les plus modernes de Claudel, mais autant maintenir le mystère de l’original plutôt que d’opter pour un insipide Crisi di mezzogiorno, comme dans une mise en scène italienne, au demeurant excellente. L’immense fresque proustienne garde un tel éclat de nos jours qu’il suffit de mentionner La Recherche tout court pour savoir immédiatement de quoi il s’agit. Auf den Spuren (selon Walter Benjamin) ou Auf der Suche, En Busca ou Em Busca, B поисках, Alla Ricerca le reproduisent sans peine en allemand, en espagnol et portugais, en russe et en italien. Mais le problème s’est posé pour la version anglaise qui a longtemps fait autorité, celle de Charles Scott Moncrieff qui, s’inspirant d’un sonnet de Shakespeare, a imposé outre-manche un Remembrance of Things Past, où se perd l’effet de creusage lancinant dans la dimension du « temps perdu ». Il a fallu attendre les années 1980 pour qu’une nouvelle équipe de spécialistes propose In Search of Lost Time, qui est à la fois plus fidèle et plus direct. Les déboires de Proust avec ses traducteurs ne s’arrêtent pas là. Du côté de chez Swann a également suscité leur embarras. Nous avons eu droit ainsi à Swann’s Way, La strada di Swann, Der Weg zu Swann, etc. qui ne préservent que l’aspect physique de l’évocation. Quant aux « Guermantes », ils ont été en général privés de leur « côté ».

Très réceptif envers la plupart des littératures étrangères, le génie de la langue française se déploie généreusement dès qu’il s’agit d’accueillir des œuvres venues d’ailleurs. Et pourtant… En 1828, peu après la publication des Promessi sposi, Alessandro Manzoni reçoit une offre de traduction de la part de Pierre Joseph Gosselin (deux autres exégètes se présentent en même temps, dont le marquis de Montgrand, époux de la Véronaise comtesse Mosconi, qui a déjà adapté en vers français son Ode sur Napoléon). Dans le style princier et un peu dissimulé qui lui est propre, l’écrivain, parfaitement bilingue, envoie à son correspondant une trentaine de pages de fioritures, de corrections et d’ajouts à la première mouture. Or, il n’intervient pas sur un titre qui lui déplaît dès le début – Les Fiancés – car un pasteur anglais résidant à Pise, Mr Charles Swan (sic !), a également entrepris une version de The Betrothed. Cette modestie est regrettable, car dans les deux cas, c’est bien l’aspect lyrique ou sentimental qui prime, alors que le terme essentiel est celui de la « promesse » échangée entre deux jeune paysans, contrastée par la concupiscence d’un châtelain des environs. Bref, la lutte éternelle entre la vertu des sentiments et la violence du pouvoir, cinquante ans après Le Mariage de Figaro, que Manzoni admirait dans la version musicale, plus atténuée, de Mozart et Da Ponte. Notre regretté confrère Jean-François Revel n’avait pas tort d’affirmer que le titre desservait le message du livre. En tout cas, la finesse de l’original était compromise. Je me demande parfois si Les Fiancés contrariés ou séparés, ou encore La Promesse de mariage ne permettraient pas à un nouveau public de se rapprocher d’un roman infiniment plus subtil et « politiquement incorrect » que sa renommée édifiante. Celle-ci en accompagne – et en entrave – la perception depuis près de deux siècles.

Les hésitations de Manzoni anticipent la déception d’Italo Svevo, lorsque à l’initiative de Benjamin Crémieux, son chef-d’œuvre parut en France, en 1927, et lui ouvrit les portes d’une renommée internationale que l’édition italienne, presque clandestine, ne pouvait lui permettre. Svevo avait signé à contrecœur un contrat pour La Conscience de Zénon, car le nom propre de « Zeno », déjà rare dans la péninsule, aurait pu dérouter les lecteurs français. Mis à part les nombreuses coupes dans la narration, cela compliquait les choses, au lieu de les simplifier. À la veille de la publication, l’éditeur décida, sans le consulter, que ce nom évocateur de philosophes de l’Antiquité – Zénon d’Élée, Zénon de Tarse, etc. – aurait pu induire le public à croire qu’il s’agissait d’un traité savant. On revint ainsi à Zeno, francisé en Zéno ; mais on omit « la conscience », jugé trop abstrait. La première édition allemande, l’année suivante, n’améliora pas les choses, mais portait le nom complet de Zeno Cosini et contenait le texte quasi intégral. Il en sera pratiquement de même avec la version anglaise, Confessions of Zeno, malgré l’intervention passionnée de Joyce, ami intime de l’auteur, décédé entre-temps. Le premier roman psychanalytique moderne devra attendre les nouvelles traductions des années 1960-1970 pour que la « conscience » du protagoniste, bien plus importante que son nom, retrouve enfin sa place.

Terminons sur un cas qui les englobe tous. Malaparte, l’homme de toutes les audaces, souhaitait coiffer son récit des ravages de la guerre à l’Est d’un titre qui aurait pu lui assurer le même retentissement dans toutes les langues. Et ce fut Kaputt.

Maurizio Serra
de l’Académie française

Laïc, Laïcité

Le 3 juin 2021

Bloc-notes

La multiplicité et parfois la violence des débats que suscite la notion de « laïcité » attestent que manque son concept précis. Au point que cette obscure « laïcité » a besoin d’une qualification additionnelle, par exemple « laïcité à la française » ou « laïcité ouverte », pour se faire entendre. Au point aussi que ce terme ne puisse guère se traduire dans aucune autre langue, tant il s’agit d’un mot ou d’un mal français, parfaitement idiosyncratique.

En fait, « Laïcité » reste un néologisme moderne, puisque Littré l’ignore encore, ne mentionnant que « laïque », ainsi défini : « Qui n’est ni ecclésiastique, ni religieux», provenant, par le latin laicus, du grec laikos, lui-même dérivé du substantif laos, désignant le peuple, le peuple indistinct, la foule non encore organisée, par exemple l’armée rassemblée par la levée en masse, la foule des habitants de la cité mais aussi des campagnes (dans le grec classique, le laos se distingue du dêmos, peuple constitué dans son cadre politique). C’est en ce sens que s’entend l’emploi biblique de laos pour nommer le peuple que Dieu réunit à son appel, par exemple, lorsque Moïse monte au Sinaï pour y recevoir les tables de la Loi et annoncer aux Israélites qu’ils constituent « une nation sainte » (LXX Exode 19, 3-9). Cette formule sera reprise souvent dans le Nouveau Testament, et en particulier par Pierre, qui salue les chrétiens comme « un peuple que Dieu s’est acquis » : « Vous qui n’étiez “pas un peuple”, et qui maintenant êtes le peuple de Dieu » (I Pierre 2, 9-10). Lorsque le Christ parlait, « il y avait un grand concours de peuple (plêthos polu tou laou) de gens de toute la Judée, de Jérusalem et du littoral de Tyr et de Sidon » (Luc 6, 17), pour l’écouter ; et ce sont à ces auditeurs de rencontre, indistincts et divers, qu’il annonce les Béatitudes. Cet usage proprement chrétien se formalise rapidement pour désigner, selon le Dictionnaire de l’Académie, le « laïc », ou le « laïque », comme celui « qui, à l’intérieur de l’Église, n’appartient ni au clergé séculier, ni au clergé régulier ; qui n’est ni ecclésisastique, ni religieux » – comme un membre du peuple chrétien, qui ne se distingue par aucune fonction spéciale dans l’Église : ni évêque, ni prêtre, ni diacre, n’ayant reçu aucun des ordres sacrés, mais membre de plein droit de l’Église par son baptême (et, en ce sens, contrairement à la définition citée, parfaitement ecclésiastique).

D’où un premier paradoxe : ce n’est qu’à l’intérieur de ce contexte biblique, puis ecclésiastique, qu’on peut parler de « laïc » ; hors de ce contexte théologique, ce terme n’a aucun sens précis, pas plus que celui de « laïcité ». « Laïciser » une fonction ne peut vouloir dire, au sens strict, que donner dans l’Église une fonction à un individu qui n’a pourtant pas reçu les ordres sacrés : laïciser un collège, un hopital signifie qu’il ne sera plus dirigé par un clerc, mais par un non-clerc, ou que des non-prêtres y enseigneront. On ne peut réduire (c’est-à-dire reconduire, reducere, non pas dégrader) quelqu’un à l’état laïc (par exemple un prêtre ou un religieux) que dans l’Église et par elle, parce que la distinction entre clerc et laïc n’a lieu que dans l’Église. Tout autre usage devient métaphorique, c’est-à-dire abusif. Les écoles et institutions hospitalières de l’Église catholique ne furent pas, sous la Révolution, « laïcisées », mais simplement réquisitionnées, confisquées, transformées en biens nationaux ; les prêtres et les ordres monastiques ne furent pas « laïcisés », mais purement supprimés, dissous, éliminés.

D’où suit une deuxième remarque. La loi de 1905 n’est pas une loi de laïcité, car, avec une sage prudence théologique, le législateur n’emploie jamais le terme même de « laïcité » dans un texte pourtant fort détaillé. Il s’agit d’une loi de séparation, portant en effet comme titre : « Loi concernant la séparation des Églises et de l’État ». Son article 2 stipule que « la République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte ». Autrement dit, il n’y a pas dans la République française d’Église établie, contrairement, par exemple, à la Grande-Bretagne où une religion a rang de religion d’État, d’established church. En fait, la loi de 1905 reproduit purement et simplement le premier amendement de la Constitution américaine (en 1789), qui précise que, contrairement au Parlement britannique, le Congrès « ne fera pas de lois regardant l’établissement (establishment) d’une religion ou interdisant le libre exercice de celle-ci, ou limitant (abridging) la liberté d’expression ou celle de la presse, ou le droit des citoyens de s’assembler d’une manière pacifique ».

Ainsi la loi de 1905 ne décrète aucune « laïcité » au sens de la « laïcité de combat », même si les partisans du combat anticlérical l’entendirent ainsi, mais prolonge une tradition beaucoup plus ancienne, celle de la séparation. On peut d’ailleurs argumenter que la « Déclaration des droits de l’homme et du citoyen » de 1789, anticipe sur la loi de 1905 : « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la loi ». Puisqu’il s’agit d’une loi de séparation, il serait donc judicieux, semble-t-il, de la nommer par son nom. Elle indique simplement que le catholicisme n’est pas religion d’État, ni la religion de l’État, pas plus et pas moins qu’aucune autre religion. L’État reconnaît qu’il n’est pas en état d’instaurer une religion, même d’État, et que son devoir d’état (et d’État) consiste à ne pas instaurer ou établir la moindre religion. Tel fut aussi exactement le contenu du premier concordat de Bonaparte, en 1801 ; en ce sens bien différent d’autres concordats européens, il ne déclarait pas le catholicisme religion officielle de la France, il constatait un fait : « Le gouvernement de la République reconnaît que la religion catholique, apostolique et romaine est la religion de la grande majorité des citoyens français. »

Une troisième remarque s’ensuit. La séparation entre l’État et une religion, bien avant 1905 (la loi de Séparation) et 1790 (la Constitution civile du clergé), remonte à la royauté, lorsque à la fin des guerres de Religion l’édit de Nantes (1598) établit que le roi – c’est-à-dire l’État – admettait la pluralité des religions. Ainsi la France devenait le seul pays d’Europe à ne pas appliquer le principe (en fait protestant, avalisé à la diète d’Augsbourg en 1555, puis généralisé par les traités de Westphalie en 1648) de devoir « avoir la religion de la région de son prince, cujus regio, ejus religio ». Il faut même remonter plus loin, car le principe de séparation entre le pouvoir politique (l’État, les États, royaumes ou empires, etc.) et l’autorité spirituelle (les évêques, et d’abord celui de Rome) avait traversé tout le Moyen Âge, et en fait depuis le moment où l’Empire romain devint chrétien par décision de Constantin, instaurant du même coup un conflit structurel et récurrent entre l’empereur, quel qu’il soit, et le pape, quel qu’il soit. On devrait même remonter plus loin encore. Car c’est bien la révélation biblique (et donc le christianisme) qui instaure cette séparation : Dieu, qui crée par séparation (« séparer » équivaut à « créer » en hébreu), demande de respecter l’écart entre le pouvoir des hommes et l’autorité de Dieu, ce qu’on doit aux uns et ce que l’on doit à l’Autre. Elle le réclame à une époque où l’ensemble du monde civilisé (l’oikoumenê) reposait au contraire sur le principe de la non-séparation entre le pouvoir politique et le pouvoir religieux ; dans tous les pays et nations qui entouraient Israël, le roi exerçait aussi la fonction religieuse de prêtre, d’intermédiaire entre la cité et le(s) dieu(x), voire jouissait du statut d’un dieu. Il y a donc quelque chose d’étrange dans l’accusation que toute organisation religieuse (toute Église, et en particulier bien entendu l’Église catholique) serait spontanément et inévitablement totalitaire dans son organisation et dominatrice dans son institution.

Et si on croit éviter le paradoxe du concept, on ne peut guère échapper à une question de fait : où, et dans quels pays trouve-t-on la séparation aujourd’hui réellement instaurée ? Dans quelles régions du monde a-t-on le droit réel, d’une part, de changer de religion, de n’en avoir pas, de choisir celle que l’on veut ou, d’autre part, de ne pas considérer le chef d’État (ou celui qui en tient lieu) comme investi d’un pouvoir non seulement politique, légal, mais spirituel et inconditionnel ? La réponse n’a rien d’évident : la séparation ne s’instaure ou ne peut guère s’instaurer que dans les pays qui ont été christianisés d’une manière ou d’une autre, qui ont été atteints par la révélation judéo-chrétienne. Dans tous les autres pays, même l’athéisme personnel devient impensable et impraticale, sinon dans la clandestinité et la marginalité.

Il se pourrait finalement que la laïcité n’offre aucun concept du tout. Ce fut la conviction de Mallarmé : « Considérons aussi que rien, en dépit de l’insipide tendance, ne se montrera exclusivement laïque, parce que ce mot n’élit pas précisément de sens » (Divagations, 1897). Et Mallarmé, athée, se sachant déserté de Dieu, savait ce dont il parlait, puisqu’il écrivait ces lignes durant la plus intense période d’incubation de la loi de 1905.

 

Jean-Luc Marion
de l’Académie française

Baby-boomer ou baby-boomé

Le 7 janvier 2021

Bloc-notes

J’ignore l’identité du triple imbécile ou du lexicologue à la noix qui a lancé le terme de « baby-boomer » pour désigner les enfants nés après la Seconde Guerre mondiale en France. L’ironie condescendante du néologisme déguisait mal la jalousie, voire le ressentiment qu’il éprouvait à l’égard de cette génération qui avait précédé la sienne. C’est qu’elle avait bénéficié de tant de privilèges : une enfance bénie sous « les trente glorieuses », le fait d’avoir échappé de justesse aux dernières mobilisations de la guerre d’Algérie puis de s’être dissipée au cœur de cette grande kermesse de Mai 68, le plein emploi et enfin, en nos temps plombés par le SARS-Cov-2, la sollicitude, abusive à ses yeux, des pouvoirs publics soucieux de la préserver, en considération de son âge.

Au diable les « personnes à risque », n’est-ce pas ? – surtout au prix d’un confinement résolu, d’une paralysie partielle de l’économie et, pis encore pour les jeunes, de la fermeture des night-clubs, des cafés branchés ou des restaurants ! Intolérable ! À la trappe les baby-boomers ! Les « jeunes », eux, n’ont (presque) rien à craindre et exigent les cinoches, les rave-parties et les stades de foot bien remplis…

Je comprends fort bien cela. Mais à un détail près. Les baby-boomers sont-ils vraiment des baby-boomers ? Comme si c’était eux qui avaient été responsables de la natalité croissante qu’ils incarnent ! Notre lexicologue inconséquent, à qui tant de locuteurs ou de journalistes irréfléchis ont hélas emboîté le pas, avait-il confondu celui qui agit et le produit ou l’objet de son action : le soigneur et le soigné, l’enchanteur et l’enchanté, le moissonneur et le moissonné, le reporter et ce qu’il a reporté, etc., etc. ?

Les baby-boomers, grammaticalement parlant, ce sont ceux qui, dans l’euphorie procréatrice de la paix revenue et des quelques années qui suivirent, ont engendré, par centaines et centaines de milliers, des petits « baby-boomés » qui, eux, n’avaient rien demandé à personne.

Un aveu, maintenant.

Cette grossière erreur m’indigne parce qu’elle réveille en moi une angoisse existentielle qui pourrait se résumer ainsi : qui suis-je ? d’où viens-je ? Ou, pour être un peu plus précis : suis-je un baby-boomé ? Mes parents étaient-ils des baby-boomers quand ils m’ont baby-boomé ?

Ah ! Comment répondre ?

Je suis né dans un petit village du Loiret, dans la nuit du 18 au 19 août 1944. Quelques heures plus tôt, la Wehrmacht pliait bagage. Quelques heures plus tard déboulaient les blindés du général Patton.

Et moi, entre les deux ?

Ai-je été la petite hirondelle qui annonçait le printemps de la Libération ? Mes parents, avec une précision chronométrique que j’admire, m’ont-ils conçu dans la certitude des lendemains qui allaient commencer à chanter neuf mois plus tard, jour pour jour, dans le Loiret ? Ou bien ai-je été le dernier petit corbeau noir sur nos plaines et sur l’hiver de l’Occupation ?

Dans tous les cas, je ne permettrai à personne de me traiter de baby-boomer.

 

Frédéric Vitoux
de l’Académie française

Le poids d'un mot

Le 5 novembre 2020

Bloc-notes

Le mot fascine par sa composition et cette claquante sonorité qui réveille comme un coup de fouet dans une plantation de canne à sucre ou de coton sur un dos en sueur et musclé. On suppose l’énergie encagée dans ces tranquilles voyelles et consonnes. On ne peut pas entendre ce mot sans se retourner. Il ne convient pas au chuchotement. Et pourtant je connais nombre de chansons haïtiennes, surtout celles qui tiennent leur source du vaudou, où le son devient si doux, si langoureux. On l’entend dans Gouverneurs de la rosée, le grand classique de la littérature haïtienne, comme le râle d’amour d’une jeune paysanne à son amant. Ce n’est pas seulement un mot qui s’infiltre, de jour et de nuit, dans les conversations ordinaires de la vie quotidienne. Il imbibe toute la littérature haïtienne, les chants sacrés ou populaires, la sculpture, et je dirais aussi la morale, car on parle de « nègre vertical » pour dire celui qui rejette toute forme d’assujettissement. J’avais tort de dire que le mot ne m’intéresse pas ; en fait, c’est un mot que je place pour sa forte présence (après l’avoir entendu, on ne peut plus l’oublier) à côté de Legba, le nom de ce dieu qui se tient à la barrière qui sépare le monde visible du monde invisible. Dans le langage du vaudou, on dirait que c’est un mot très « chargé ».

La poésie

Je me souviens du premier poème que j’ai appris par cœur, après les fables de La Fontaine. C’était celui de Carlos Saint-Louis. Il s’est logé en moi pour faire partie de ma chair. Tout enfant né avant les années 1970 connaît ce début de poème si naïf :

« J’aime le nègre
car tout ce qui est nègre est une tranche de moi. »

Je n’aimais pas le poème parce qu’il me faisait croire que j’étais un melon et, dans ma liste de choses détestables, le melon venait entre la carotte et le girofle.

Je me suis retrouvé plus tard dans ces évocations plus lestes où l’on apercevait au loin d’exquises négresses (on dit « nègès » en créole) se baignant dans la rivière. C’est Léon Laleau qui m’a réveillé de cette torpeur adolescente avec un bref poème, Trahison, paru dans son recueil Musique nègre, en 1931 :

« D’Europe, sentez-vous cette souffrance et ce désespoir à nul autre égal d’apprivoiser avec des mots de France ce cœur qui m’est venu du Sénégal. »

Puis le coup de fouet vint de René Depestre avec Minerai noir, paru en 1956, dans lequel il signale qu’après l’extermination des Indiens « on se tourna vers le fleuve musculaire de l’Afrique pour assurer la relève du désespoir ». Là, on arrive à l’Histoire et je me souviens de ma passion pour ces récits si pleins de verdeur, d’espoir, de folie, où des esclaves se lancent devant la mitraille de l’armée napoléonienne conduite par le général Leclerc à la conquête de leur liberté. Ce n’est pas dans un salon mais sur le champ des batailles de la Ravine-à-Couleuvres, de la Crête-à-Pierrot et de Vertières que le mot Nègre va changer de sens, passant d’esclave à homme. Les généraux de cette effroyable guerre coloniale le garderont après l’indépendance d’Haïti.

L’art nègre

Mais ce mot tout sec, nu, sans le sang et les rires qui l’irriguent, n’est qu’une insulte dans la bouche d’un raciste. Je ne m’explique pas pourquoi on donne tant de pouvoir à un individu sur nous-même. Il n’a qu’à dire un mot de cinq lettres pour qu’on se retrouve en transe avec les bras et les pieds liés, comme si le mot était plus fort que l’esclavage. Les esclaves n’ont pas fait la révolution pour qu’on se retrouve à la merci du mot Nègre.

Ne dites pas que je ne peux pas comprendre la charge de douleur du mot Nègre, car j’ai connu la dictature, celle de Papa Doc, puis celle de Baby Doc, j’ai plus tard connu l’exil, j’ai connu aussi l’usine, ainsi que le racisme de la vie ordinaire des ouvriers illégaux, j’ai même connu un tremblement de terre, et tout ça dans une seule vie. Je crois qu’avant de demander la disparition de l’espace public du mot Nègre il faut connaître son histoire. Si ce mot n’est qu’une insulte dans la bouche du raciste, il a déclenché dans l’imaginaire des humains un séisme. Avec sa douleur lancinante et son fleuve de sang, il a ouvert la route au jazz, au chant tragique de Billie Holiday, à la nostalgie poignante de Bessie Smith. Il a fait bouger l’Afrique, ce continent immuable et sa civilisation millénaire, en exportant une partie de sa population vers un nouveau monde de terreur. Ce mot est à l’origine d’un art particulier que le poète Senghor et quelques intellectuels occidentaux ont appelé faussement l’art nègre. Ce serait mieux de dire l’art des nègres. Ou encore l’art tout court. Tout qualificatif affaiblit ce qu’il tente de définir. Mais passons, car ce domaine est si riche. S’agissant de la littérature, on n’a aucune idée du nombre de fois qu’il a été employé. Si quelqu’un veut faire une recherche sur les traces et les significations différentes du mot dans sa bibliothèque personnelle, il sera impressionné par le nombre de sens que ce mot a pris dans l’histoire de la littérature. Et il comprendra l’énorme trou que sa disparition engendrera dans la littérature.

La révolution du langage

La disparition du mot Nègre entraînera un pan entier de la bibliothèque universelle. Notre blessure personnelle et nos récits individuels ne font que lui donner de l’énergie pour continuer sa route. Ce n’est pas un mot, c’est un monde. Il ne nous appartient pas, d’ailleurs. Nous nous trouvons simplement sur son chemin à un moment donné. Il a permis la révolution à Saint-Domingue en devenant notre identité américaine. On a capturé des hommes et des femmes en Afrique qui sont devenus des esclaves en Amérique, puis des nègres quand Haïti est devenue une nation indépendante, et cela par sa Constitution même. On ne va pas faire la leçon aux glorieux combattants de la première révolution de l’histoire. Si le mot révolution veut dire « chambardement total des valeurs établies », la révolution de l’esclave devenu libre en est la plus complète. Le nègre Toussaint Louverture, le nègre Jean-Jacques Dessalines, le nègre Henri Christophe et le nègre Alexandre Pétion ont fondé Haïti le 1er janvier 1804 après une effroyable et longue guerre coloniale. Alors quand un raciste m’apostrophe en nègre, je me retourne avec un sourire radieux en disant : « Honoré de l’être, monsieur. » De plus, Toussaint puis Dessalines ont fait entrer le mot Nègre dans la conscience de l’humanité en en faisant un synonyme du mot Homme. Un nègre est un homme, ou, mieux, tout homme est un nègre. Le raciste qui nous écoute en ce moment sait-il qu’il est un nègre de par la grâce de Jean-Jacques Dessalines, le fondateur de la Nation haïtienne ? C’est par cette grâce qu’un grand nombre de Blancs ont été épargnés après l’indépendance d’Haïti. C’est par cette grâce que tous les Polonais vivant en Haïti pouvaient devenir séance tenante des nègres, c’est-à-dire des hommes. Connaissez-vous une pareille révolution du langage ? Le mot qui a servi à asservir l’esclave va libérer le maître. Mais pour qu’il soit libre, il faut qu’il devienne un nègre. D’où la phrase magique « Ce blanc est un bon nègre, épargnez-le ». Vous comprenez qu’un tel mot va plus loin qu’une douleur individuelle et que si nos récits personnels ont une importance indéniable, ils ne font pas le poids face à l’Histoire, une Histoire que nous devons connaître puisqu’elle nous appartient, que l’on soit un nègre ou un bon nègre.

La plaisanterie

Je comprends qu’on puisse exiger la disparition de ce mot terrible quand on ignore son histoire, dont je viens de présenter une pâle esquisse. Mais je vous assure qu’elle vaut l’examen avant de prendre une pareille décision. On devrait s’informer un peu plus. De grâce, ne dites pas que la geste haïtienne ne compte pas ou qu’elle est simplement haïtienne, car elle a mis fin le 1er janvier 1804 à trois cents ans d’esclavage où l’ensemble du continent africain et une grande partie de l’Europe furent impliqués. Cela permet à ces gens, légitimement, d’ajouter une nouvelle définition à ce mot. Ils disent froidement après l’esclavage qu’ils sont des nègres et le maintiennent jusqu’à ce matin de 2020. Ce n’était pas un acte d’individus bornés, de « monstres désenchaînés », selon l’horrible expression du pourtant si élégant Musset, c’était mûrement réfléchi. Et ils entendaient répandre cette liberté et cette expression qui caractérise l’homme libre dans toute l’Amérique. C’est pourquoi, à peine quelques années après l’indépendance, Alexandre Pétion, premier président de cette jeune république, offrit refuge et aide militaire en Haïti à un Bolívar épuisé qui s’en ira après libérer une partie de l’Amérique latine.

On peut malgré tout discuter encore du mot, en essayant de l’actualiser, en faisant des compromis, mais, de grâce, épargnez-nous cette plaisanterie d’une hypocrisie insondable du « N-word », qui n’est qu’une invention américaine comme le hamburger et la moutarde sèche. Et j’espère que nous aurons le courage de l’effacer du visage glorieux de Jean-Jacques Dessalines, le fondateur de la Nation haïtienne, dont on disait qu’il était le Nègre fondamental.

Dany Laferrière
de l’Académie française

 

Mon luxe

Le 6 février 2020

Bloc-notes

« Luxe », cela peut s’entendre des biens matériels dont nous agrémentons notre quotidien – vêtements, parures, belles voitures, séjours hôteliers, etc. Même si j’aime bien les souples cachemires et les mocassins de cuir italien, je dois avouer vivre depuis longtemps dans la considération intérieure d’un autre luxe : celui que nous prodigue le simple fait de vivre et d’être empli de la grâce des instants, des inflexions de lumière, des amours, des amitiés. Erik Orsenna m’avait un jour confié le secret de sa belle humeur : « Un bonheur par jour ». Le bonheur tient de l’aléa et de la décision, il se constate mais peut aussi se provoquer. À la fin de la journée, chacun peut se demander quelle a été la fortune des heures précédentes, l’événement ou la rencontre qui nous ont éclairés, fût-ce pour quelques minutes. Vous pouvez vous exercer à ce petit jeu du bonheur, il vaut toutes les sophrologies. En vous posant la question de savoir quel est votre luxe.

Pour ma part, je vis dans un luxe particulier, qui est d’aimer le présent en sachant que nous avons été précédés. Précédés par des siècles qui ont déposé comme des alluvions magnifiques les plus belles œuvres de la main, de l’intelligence, de l’esprit. L’architecture des villes, des grandes œuvres littéraires, de la musique, de la peinture, des plus beaux films. Les vrais palaces sont là : « Une bibliothèque, disait André Malraux, c’est l’héritage de la noblesse du monde. » Ce luxe est accessible et pas très cher. Une promenade dans un quartier historique, un livre de poche, un chargement MP3, un ticket d’exposition, un DVD. Jamais l’humanité n’aura eu à sa disposition autant d’archives de sa propre beauté. Jamais il n’aura été aussi loisible à chacun de circuler à travers le savoir universel, d’apprendre et de partager. Le vrai luxe, à mes yeux, se trouve là : sortir de sa contingence pour aller vers plus grand que soi.

Si je veux évaluer le rapport au luxe d’un être humain, je ne me demande pas quel est le prix de la montre qu’il porte au poignet. Je me demande simplement s’il sait qu’il a été précédé. Le monde n’a pas commencé avec nos parents, pas plus qu’il ne se limite aux confins d’un village. Chaque événement du présent se trouve éclairé, mis en perspective, est décryptable en profondeur si l’on est capable de raisonner sur au moins trois générations. Il y a une jouissance luxueuse du temps, de son épaisseur, de ses caprices et de ses répétions. Le luxe, c’est de comprendre. Chacun peut tenter de le transmettre à ses propres enfants, car le luxe, c’est aussi de voir naître à la beauté du monde un être que l’on a accueilli dès le premier jour. C’est de se promener dans sa propre vie comme dans une galerie enluminée par l’imprévu et la mémoire.

Marc Lambron
de l’Académie française

Une forme d’expression populaire

Le 9 janvier 2020

Bloc-notes

 

C’est Borges qui m’a signalé, à sa manière, la source populaire de toute culture. Un ami lui a envoyé un conte qu’il venait d’écrire. Borges, l’ayant particulièrement aimé, lui répond que sa fable est « si merveilleuse qu’elle mérite d’être anonyme ». C’est l’une des premières réflexions de Borges qui me soit tombée sous les yeux, et c’est celle qui m’a poussé à plonger dans son œuvre afin de découvrir la source de ce paradoxe. Borges croit que la littérature est faite par des gens qui ont une existence particulière, alors qu’il n’hésite pas à affirmer que ce qui est bien appartient « au langage et à la tradition », c’est-à-dire à tout le monde. Cet individualiste forcené était donc pour le bien public. Je me suis longtemps demandé si Borges incluait le style dans sa réflexion. Le style m’a toujours semblé une affaire personnelle, jusqu’à ce que je tombe sur ce poème de Basho, peut-être le plus grand styliste japonais. Basho écrit :

« Les chants de repiquage

Des paysans du Nord

Première leçon de style »

Basho et Borges s’entendent sur ce point : il s’agit d’un fond porté par une forme. Il reste le travail du temps. Mais il y a des images si fulgurantes qu’on reste saisi par la vitesse avec laquelle elles nous ont traversés. J’ai vécu l’expérience d’un pareil météore juste après le tremblement de terre de Port-au-Prince. Deux jours après la catastrophe on ne lui avait pas encore trouvé de nom, et les gens disaient « la chose » en parlant d’elle. Puis j’ai entendu « goudougoudou ». On m’a expliqué que c’était le bruit de l’eau qui sort d’une bouteille à long col. Et c’est exactement ce qu’on a entendu lors du séisme. Depuis ce moment on n’a plus dit en Haïti, dans la vie quotidienne, pour désigner le tremblement de terre que « goudougoudou ». Ce son qui vient du ventre de la terre. Personne d’autre que ceux qui étaient présents ne peut témoigner de la justesse de ce mot : un son sourd, saccadé, grave, long comme un boa qui vous enlace pour vous étouffer en 35 secondes, montre en main. Cela reste un mystère pour moi qu’un mot puisse s’imposer aussi rapidement à plus de dix millions de personnes. J’ai assisté à la naissance d’un mot. J’aurais pu le toucher de la main.

La peinture

C’est un Américain Dewitt Peters qui rassembla, au centre d’Art qu’il venait de fonder avec quelques amateurs d’art haïtien, les premiers peintres professionnels du pays. C’est un chauffeur de taxi, Rigaud Benoit, qui arriva le premier avec un petit tableau, Chauffeur de taxi, un autoportrait. Cet homme très doux, Jasmin Joseph, n’aimait peindre que des animaux, surtout des lapins. Peters, en allant dans le Nord du pays, passa devant un temple couvert de peintures, des « vèvès », représentant des dieux venus d’Afrique et mettant en scène quelques rituels du vaudou. Peters invita le prêtre vaudou, Hector Hyppolite, dans son centre. Plus tard le balayeur Castera Basile échangea son balai contre un pinceau. Georges Liautaud, le forgeron de Croix-des-Bouquets qui ornait les tombes de croix d’un style très personnel, deviendra un sculpteur international. Puis, en 1975, André Malraux reçut la photo d’un petit cimetière peint de couleurs primaires et rayonnantes. Ce n’était pas les couleurs de la mort.

Malraux, qui était déjà très malade, a pensé, à sa manière légèrement délirante, que les artistes qui ont peint ce cimetière si coloré, doivent connaître un chemin qui mène à la mort sans passer par la douleur. Malraux a toujours préféré mourir à souffrir. Ces peintres paysans de Soissons-la-Montagne l’obsédèrent au point qu’il se rendit en Haïti cette année-là. Il relata cette visite dans son ouvrage d’art, L’Intemporel. Malraux fut impressionné par le fait que des paysans et des cuisinières ou de jeunes chômeurs puissent créer une œuvre qui réussisse à distance à le toucher autant. Les peintres de Saint-Soleil n’ont pas hésité à accueillir Malraux comme un des leurs. Autant Breton avait vu en Hector Hyppolite un maître de cet art à la fois mystique et mystérieux, plus authentique que son surréalisme qui sent parfois le frelaté, autant Malraux fut impressionné par ce « peuple qui peint », comme il l’a dit en arrivant. Si en Europe on rêve d’entendre la voix de ceux qui n’ont pas de voix, voilà qu’on s’exprime de la plus haute tenue dans ce pays miné par l’analphabétisme et la misère. Malraux rêvait que des paysans français puissent, un jour, regarder un tableau de Georges Braque sans rigoler, voilà que ce sont des paysans haïtiens qui exposent leurs œuvres, et c’est à Braque de ne pas rigoler.

Les poètes

La poésie est une constante de ma vie. Elle a barbouillé mon enfance, débordant jusqu’au milieu de mon adolescence. Pas le poème qui m’obligeait à bailler, plutôt cette fièvre qui faisait subitement monter ma température. Un regard de biais, une nuque dégagée, le parfum de la mangue à midi, ma grand-mère buvant son café ou un vélo rouge appuyé contre un arbre. J’ai attendu de croiser un poète pour m’intéresser au poème. Cela s’est passé un dimanche, vers quatre heures du matin. J’accompagnais ma mère à la messe quand, passant près du marché de charbon, elle pointa du doigt un homme, à moitié nu, sur un lit de carton. Elle me glissa à l’oreille, sur un ton dégoûté : « C’est un poète ! » En effet, c’était Carl Brouard. Je le découvris plus tard dans mon manuel de littérature haïtienne, cravaté, sourire mondain de fils de la bonne bourgeoisie. Sa poésie légère et triste m’a tout de suite attiré. Je me revois encore regardant passer un cortège interminable lors de ses funérailles. Cette vie dans la boue noire du marché, c’était son choix. Un autre poète a eu le même destin ; lui aussi avait rejeté la vie confortable des beaux quartiers pour vivre dans les bas-fonds. Magloire-Saint-Aude, dont le père était le fondateur du grand quotidien national Le Matin, a vécu avec Les Parias (le titre d’un de ses livres). C’est de lui que Breton parle quand il dit : « Mais vous savez bien que tout est beaucoup trop lâché aujourd’hui. Il y a une seule exception : Magloire-Saint-Aude. » Ce goût de traverser les frontières n’est pas nouveau chez les poètes, mais c’est quand même étonnant que ces deux poètes aient eu des funérailles nationales. Pas de demi-mesure en Haïti : on emprisonne les poètes ou on leur fait des funérailles nationales. En lisant leur poésie on comprend tout de suite ce qu’ils étaient allés chercher dans cette zone noire de boue : ce mélange fait de rituels du vaudou, de chants sacrés et profanes, de fulgurances du créole et de danses impudiques du dieu Baron Samedi, le concierge de la mort. Cela fait une poésie elliptique, parfois ésotérique dans le cas de Saint-Aude, proche de la peinture d’un Saint-Brice.

La mort

Des décennies plus tard, j’ai entrepris la rédaction d’un roman sur la mort, un sujet qui m’intéressait depuis l’adolescence. J’avais déjà posé la question, de façon brutale, à ma grand-mère, un après-midi d’été. « Da, qu’est-ce que la mort ? » Elle m’avait répondu, sans détours, « Tu verras ». Peut-être la plus succincte réponse jamais donnée à la plus angoissante question qui travaille tout être humain, de l’enfance à la vieillesse. Le livre que j’écrivais avait un titre énigmatique : Pays sans chapeau. C’est ainsi que les Haïtiens nomment l’au-delà parce qu’on n’a jamais enterré personne avec son chapeau sur la tête. L’absence d’un élément vestimentaire définit la mort tout en effaçant l’angoisse qui l’accompagne généralement. La plus concrète et la plus sereine définition de la mort, à mon avis. Tout cela pour dire que la culture populaire haïtienne reste, malgré tous les tourments, riche et subtile. Est-ce pour cette raison que je voudrais vous proposer ici un bouquet de proverbes haïtiens. J’avais acheté un livre où sont répertoriés plus de trois mille proverbes. Naturellement un grand nombre se retrouve, sous différentes formes, dans d’autres cultures. Je vous prie de me croire que ça sonne plus juste en créole que ma tentative de traduction. On a peut-être perdu la poésie mais le sens est là.

Je vous en offre dix.

1. À force de caresser son enfant la guenon l’a tué.

2. Avant de grimper à un arbre assure-toi de pouvoir en descendre.

3. Les morts ne connaissent pas le prix des cercueils.

4. Dieu est tellement subtil qu’il peut placer une blessure derrière la tête du chien s’il ne veut pas qu’il la lèche.

5. La bouche de la femme ne connaît pas de dimanche. (Pour ma mère cela voulait dire qu’elle passait la journée à parler pour prévenir, raconter, enseigner, ordonner, consoler, invoquer...)

6. On sait et on ne sait pas. (Le plus mystérieux.)

7. Ce que la mère du chaton lui a appris, la mère du raton le lui avait appris longtemps avant.

8. Nous sommes comme ces fruits qui même mûrs ne tombent jamais de l’arbre. (On ne se rend pas.)

9. N’accroche pas ton chapeau là où ta main ne pourrait pas arriver.

10. N’insulte jamais le caïman avant d’avoir complètement traversé la rivière.

 

L’esprit

Ce mois-ci, le 12 janvier, cela fera dix ans depuis le tremblement de terre qui a causé en 35 secondes 230 000 morts, des milliers de blessés et des dégâts matériels qu’on n’a pas fini d’évaluer. J’y étais et je me souviens de chaque craquement. Une journaliste montréalaise, Chantal Guy, qui lors était à Port-au-Prince, voulait un commentaire, à chaud, à propos de cette tragédie. J’ai choisi plutôt de parler de ce qui a étonné le monde entier, non pas du tremblement de terre lui-même, mais de la manière dont les Haïtiens ont fait face à cette catastrophe. J’ai résumé cela par cette déclaration, assez risquée dans un pareil moment, qui a fait, à mon grand étonnement, le tour du monde. Je ne sais toujours pas ce qui m’a pris ce jour-là de parler de culture et non de douleur : « Quand tout tombe, il reste la culture. » La réponse se trouve peut-être dans ce texte qui dit la richesse de l’expression populaire haïtienne et le caractère fondamentalement heureux du peuple haïtien.

Dany Laferrière
de l’Académie française

Le point-virgule

Le 5 décembre 2019

Bloc-notes


Le point et la virgule vont de soi : on écrit pour être lu, donc on écrit comme devra respirer le lecteur. On respire soit un petit coup, pour expirer et respirer entre deux propositions, qui s’enchaînent pourtant dans le flux du souffle, comme une foulée après une autre, et ainsi de suite jusqu’au terme : ainsi la virgule scande la course de la phrase, tant qu’elle court. Le point, lui, y met un terme : profonde expiration, retour au calme, nouveau départ. Que faire du point-virgule, que lui reste-t-il ? Pas grand-chose, puisqu’on respire sans lui par la virgule, qu’on expire sans lui avec le point final. Qu’en faire ? L’interrogation s’impose d’autant plus que, par exemple, en grec ancien, le ; équivaut à notre ?, notre point d’interrogation. On comprend que certains cessent de s’interroger à son propos et le bannissent de leurs écrits, comme une cote mal taillée, une maladresse sans élégance. Ceux qui le maintiennent le soutiennent d’ailleurs bien mal, ne le qualifiant que pour marquer une « pause d’une moyenne durée » (Grevisse). Car enfin, quelle « moyenne » mesurer dans la durée ? La peut-on fixer en musique ? La peut-on même tout simplement entendre ? Non, parce que, en fait, il n’y a pas de justification physiologique au point-virgule, puisque nous n’y avons pas non plus d’accès physique. Le Dictionnaire de l’Académie nous met sur une autre voie, logique. En effet, il définit le point-virgule comme « séparant des propositions unies par une idée logique, ou les parties d’une proposition lorsqu’elles sont d’une certaine étendue ou comportent déjà des virgules ». En clair, tandis que la virgule et le point se justifient dans la lecture à haute voix (la récitation) par les contraintes physiques du souffle, le point-virgule se qualifie dans la lecture muette (inventée par saint Ambroise, qui avait tant impressionné saint Augustin) par les nécessités de l’enchaînement des propositions, quand celles-ci s’articulent dans un raisonnement discursif, ou dans une description un peu longue. La Bruyère reste un maître du point-virgule. Soit qu’il grave un caractère de quelques coups de stylet, où il lui faut additionner plusieurs traits et à, la fin, faire surgir la figure en question : ainsi celui qui « ... commence à grisonner ; mais il est sain, il a un visage frais et un œil vif qui promettent encore vingt années de vie ; il est gai, jovial, familier, indifférent ; il rit de tout son cœur, et il rit tout seul et sans sujet ; il est content de soi, des siens, de sa petite fortune, il dit qu’il est heureux ; il perd son fils unique, jeune homme de grande espérance, et qui pouvait un jour être l’honneur de sa famille ; il remet sur d’autres le soin de le pleurer ; il dit : Mon fils est mort, cela fera mourir sa mère, et il est consolé » (De l’homme, §123). Ou bien : « Don Fernand, dans sa province, est oisif, ignorant, médisant, querelleux, fourbe, intempérant, impertinent ; mais il tire l’épée contre ses voisins, et pour un rien il expose sa vie ; il a tué des hommes, il sera tué » (De l’homme, §129). Soit qu’il expose un argument sans recourir au syllogisme, mais en atteignant une démonstration : « Le docile et le faible sont susceptibles d’impressions : l’un en reçoit de bonnes, l’autre de mauvaises ; c’est-à-dire que le premier est persuadé et fidèle, et que le second est entêté et corrompu ; ainsi l’esprit docile admet la vraie religion, et l’esprit faible ou n’en admet aucune, ou en admet une fausse. Or l’esprit fort ou n’a pas de religion, ou se fait une religion ; donc l’esprit fort, c’est l’esprit faible » (Des esprits forts, §30). Ou bien : « Tout est grand et admirable dans la nature ; il ne s’y voit rien qui ne soit marqué au coin de l’ouvrier ; ce qui s’y voit quelquefois d’irrégulier et d’imparfait suppose règle et perfection. Homme vain et présomptueux ! faites un vermisseau que vous foulez aux pieds, que vous méprisez ; vous avez horreur du crapaud, faites un crapaud, s’il est possible » (ibid, §47). Nous parlons en virgule et par point. Nous pensons avec des points-virgules, que nous ne disons pas. C’est sûrement pourquoi la langue qui pense mal ou pas le menace de disparition. C’est pour cela aussi que Montherlant avait sans doute raison de conclure qu’« on reconnaît tout de suite un homme de jugement à l’usage qu’il fait du point et virgule ». Point et virgule ou bien point-virgule ? L’un et l’autre se disent, mais l’on y pense le même.
 

Jean-Luc Marion
de l’Académie française

Jour de courage

Le 7 novembre 2019

Bloc-notes

 

Sans doute le roman le plus original de la rentrée n’aura eu qu’un retentissement modeste, mais, par son titre même, Jour de courage, il mérite d’occuper une place de choix dans la nomenclature de « Dire, ne pas dire ».

De quoi s’agit-il ? Brigitte Giraud a pris pour point de départ l’histoire d’un médecin allemand, Magnus Hirschfeld, fondateur, à Berlin, en 1918, d’un Institut de sexologie, le premier de cette espèce au monde, destiné à l’étude scientifique des sexualités humaines. Comme Hirschfeld était homosexuel, il accordait une importance particulière à ce qui était considéré alors comme une énigme répugnante, une erreur de la nature, une déviation hors du droit chemin, un crime sanctionné en Allemagne par un article très sévère du code pénal (l’article 175, responsable de plusieurs suicides de personnalités haut placées, source de délations et de chantages). Des sommités européennes, comme Gide ou Eisenstein, venaient recueillir auprès de Hirschfeld, entre les deux guerres, des informations sur ce problème qui intriguait, désorientait ou scandalisait l’opinion. Comme il était juif, un des premiers actes des nazis arrivés au pouvoir, fut de détruire, le 6 mai 1933, l’Institut de sexologie et d’en brûler les livres, pour rendre à la race allemande sa pureté originelle. La très riche bibliothèque alimenta un des premiers autodafés. Hirschfeld se trouvait alors à l’étranger ; on lui conseilla de ne pas rentrer à Berlin ; il mourut en 1935, exilé à Nice, où il est enterré au cimetière Caucade.

Mais rassurez-vous : le roman de Brigitte Giraud n’est nullement un de ces biopics insipides qui encombrent les tables de la rentrée, tels les délayages sur Léonard de Vinci ou Virginia Woolf. (Ce pionnier, ce héros d’une cause qui ne serait gagnée que bien plus tard, en Allemagne – où l’article 175 ne serait aboli qu’en 1994 ! – et dans le monde – voir Tchaïkovski condamné au suicide en 1893, Oscar Wilde aux tortures des travaux forcés en 1895, Alan Turing acculé à s’empoisonner en 1954 –, mériterait d’ailleurs une biographie sérieuse.) La tragédie de Magnus Hirschfeld ne sert à la romancière que de socle à une aventure, qui se passe aujourd’hui, en 2019, dans la classe d’un lycée français, dont le programme d’histoire comporte l’étude de l’Allemagne hitlérienne. Le jeune Livio, élève de terminale, dix-sept ans, a choisi, pour son exposé devant la classe, de retracer le parcours du médecin allemand, comme étant exemplaire de ce qu’a été la barbarie nazie.

Il commence à raconter, debout sur l’estrade, la carrière, l’action, la pensée de Hirschfeld devant ses camarades, sa petite amie Camille et leur professeure assise au fond de la classe, mais voici que peu à peu, sans qu’il l’ait voulu délibérément, sans qu’il en ait eu le projet, il se met à parler de lui-même – oh ! très indirectement, presque inconsciemment, mais le fait est là : aborder ce sujet remue en lui quelque chose qu’il ignorait peut-être, ou qu’il refoulait, ou dont il ne voulait pas se rendre compte, la partie mystérieuse de lui-même à laquelle il n’avait jamais couru le risque de s’affronter. En bref, sa propre homosexualité, latente, confuse, jamais vécue, jamais exprimée jusqu’alors, vient au jour tout à coup à travers les mots qu’il emploie. N’ayant jamais osé la déclarer à quiconque, n’ayant jamais osé se l’avouer à lui-même, il trouve ce biais de parler d’un autre pour faire sa propre confession.

Mais de manière si allusive que la professeure, la petite amie Camille et le reste de la classe n’y comprennent quasiment goutte. La force du roman réside justement dans l’espèce de brouillard où s’avance Livio, à tâtons et à l’aveuglette. Il découvre ce qui s’agite en lui-même à mesure qu’il évoque la vie et l’œuvre d’un autre. Livio n’est pas un militant, son discours devant la classe n’est pas un manifeste, mais un essai de clarification de ses propres sentiments, une approche très discrète du mystère fondamental de son être. On doute même à la fin qu’il ait réussi à s’expliquer assez clairement. Non seulement il a échoué à se faire comprendre, mais lui-même s’est-il compris ?

Les livres gays pullulent aujourd’hui ; très peu de bonne qualité ; la plupart médiocres ou à vocation commerciale. On aura deviné que le roman de Brigitte Giraud n’entre pas dans la catégorie des livres gays. Celui-ci ne proclame rien, n’affirme rien, ne prétend à rien. Il se contente d’interroger. Il n’est explicite que par son titre. Ce jour où Livio s’est à moitié livré – mais l’on subodore que la libération totale ne peut plus être très éloignée – a été pour lui le premier jour où il s’est décidé à sortir du bois – du placard où jusque-là il se terrait. Son jour de courage. Dans le jargon à la mode on dirait qu’il a commencé ce jour-là à faire son coming out. Seul un mot anglais était en circulation pour exprimer ce moment où un être appartenant à une minorité mal vue brave l’opinion hostile et laisse voir ce qu’il est.

Pour en revenir à « Dire, ne pas dire », la chasse aux anglicismes vient de recevoir un soutien de poids. Je suggère de mettre dans la colonne de droite, consacrée à ce qu’« on ne dit pas » : coming out ; et, dans la colonne de gauche, consacrée au français de bonne langue : jour de courage.

On dit

On ne dit pas

Avoir son jour de courage

Il a eu son jour de courage

Faire son coming out

Il a fait son coming out

 

Dominique Fernandez
de l’Académie française

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