Préface de la sixième édition (1835)

L’Académie fait aujourd’hui paraître la sixième édition d’un Dictionnaire commencé il y a deux siècles, et devenu le dépôt des formes durables et des variations de notre langue, pendant l’intervalle où elle a été le mieux parlée, et où elle a pris un empire presque universel en Europe. Le génie littéraire avait commencé et illustré cet empire; la puissance des armes l’a, de nos jours, rendu pour un moment plus rapide et plus absolu: mais il se maintient surtout par l’influence sociale de la France, et reste lié à toutes les idées généreuses dont sa littérature et ses lois ont reçu l’empreinte. En ce sens, on peut dire que si la langue latine, imposée par l’invasion et la force (1), a été l’idiome de la religion qui succédait à l’ancien monde, la langue française, propagée par la politique et les lettres, est et doit demeurer l’idiome principal de la civilisation qui réunit le monde moderne.

Ce point de vue suffit sans doute pour attacher un haut intérêt au vocabulaire et à l’histoire contemporaine de cette langue que parlaient, depuis plus d’un siècle, toutes les cours de l’Europe, que savent maintenant tous les peuples, et dont l’action subsiste et se renouvelle sans cesse. On peut la considérer sous des aspects bien divers, depuis les curiosités du grammairien, les finesses de l’homme de goût, jusqu’aux inductions spéculatives du philosophe: mais elle ne saurait être désormais étrangère à aucun homme civilisé.

L’inventaire actuel de notre langue la saisit à son point de dernière maturité, gardant presque tous les types de deux siècles voisins et opposés, enrichie d’une grande variété de formes, par la diversité des opinions et des moeurs qu’elle a vues passer, et rassemblant, pour ainsi dire, sous la même date, l’expression que l’usage entretient ou que le besoin fait naître, et celle que le cachet du génie nous a laissée toujours vivante et neuve.
Depuis deux siècles, en effet, la langue française est la même, c’est-à-dire également intelligible, quoiqu’elle ait beaucoup changé pour l’imagination et le goût. C’est ainsi seulement qu’une langue est fixée. Jusqu’aux premières années du règne de Louis XIV, la nôtre ne l’avait jamais été: car, de siècle en siècle, les mêmes choses avaient besoin d’être réécrites dans le français nouveau, qui devenait bien vite vieux et chenu. En recopiant un manuscrit de notre langue, souvent on le traduisait à demi. Le texte primitif de Joinville fut longtemps représenté par la dernière de ces versions posthumes, devenue bientôt surannée au point d’être prise pour l’original. Les règles du rapport des mots étaient changeantes, et promptement oubliées. Villon, au quinzième siècle, ayant voulu, par un jeu de talent, composer une ballade en vieil langage françois, y laissait échapper, par désuétude et par ignorance, nombre de fautes qu’a découvertes (2) l’érudition moderne. Et quand Marot, né soixante ans plus tard, faisait réimprimer les œuvres de Villon, si par respect il ne touchait pas à l’antiquité de son parler, il se croyait obligé du moins d’expliquer, par annotations à la marge, ce qui lui semblait le plus dur à entendre. Notre idiome, poussé en tous sens par les modes étrangères de la cour, le travail des savants, la libre confusion des dialectes populaires, était tantôt italianisé, tantôt latinisé, et tantôt gasconnait (3). Cette inconstance, cette mutabilité de la langue allait diminuant: mais elle durait encore à une époque avancée de notre histoire; et, vers 1650, Pellisson disait en propres termes: « Nos auteurs les plus élégants et les plus polis deviennent barbares en peu d’années. »

Ces brusques et fréquentes variations de notre ancien langage seraient la matière d’un livre. On pourrait y suivre à la trace, y chercher utilement le rapport souvent obscur et effacé entre les mots et les idées, entre les idées et l’état social d’un peuple. On pourrait expliquer comment la diversité, la résistance, la lente soumission des éléments nombreux qui devaient former l’unité française a dû suspendre, changer, détourner dans son cours le travail de l’unité de notre langue. D’autres causes de retard et de formation laborieuse naîtraient encore du caractère de cette langue, qui, sans être moins issue de la souche latine que les langues du Midi, s’en éloigne davantage, et a dans ses formes, ses tours et son harmonie, une physionomie plus distincte et plus libre. Enfin, l’état même de la civilisation française, qui semble avoir marché par secousses, faisant effort, puis retombant, essayant une voie nouvelle, puis reculant, tour à tour active et découragée, prospère et malheureuse, l’état de cette civilisation semblerait se reproduire dans les phases diverses et courtes de l’idiome de nos pères.

A ces causes particulières se joindraient les causes générales, qui, chez toutes les nations, ont amené une sensible différence entre la changeante rapidité des époques de formation et de débrouillement, et la durée de l’époque dernière, où une langue, qui semble fixée, se développe encore, sans s’altérer, et acquiert, sans rien perdre.

La durée, la stabilité relative de cette dernière époque, indique assez que tout n’est pas accidentel et fortuit dans le langage, qu’il y a là, comme ailleurs, un point de vérité, auquel on se tient longtemps, quand on l’a trouvé. Le talent supérieur de l’écrivain ne peut, à lui seul, hâter cette époque, et devancer le progrès général. L’incomparable imagination de Montaigne n’a pas fait que les formes de sa langue fussent encore dans l’usage, cinquante ans après lui. La langue de Balzac et de Pellisson, inférieurs à Montaigne, mais venus à propos, est encore la nôtre. Saisir et embrasser, parmi les âges successifs d’une langue, ce dernier âge de formation régulière et fixe, reproduire fidèlement ce dernier cadre, dont les divisions et l’ordre ne changent plus, quoiqu’il s’y place encore des termes nouveaux, c’est donc un travail utile et vrai, qui n’a rien d’arbitraire, bien qu’il reconnaisse la souveraineté de l’usage: car l’usage même, comme le hasard, obéit à une loi cachée. Ou, pour mieux dire, il n’y a pas plus de caprice dans l’esprit humain qu’il n’y a de hasard dans la nature. L’une et l’autre expression est également le nom vague d’une cause que nous n’avons pas su découvrir.

Or, nul doute qu’il ne se rencontre une époque où l’usage, en fait de langue, exprime un état des esprits plus sain, plus vigoureux, plus élevé, ou plus délicat, plus subtil, plus ingénieusement corrompu. C’est entre ces deux points que se trouvera la belle époque d’une langue; et si les écrivains de génie ont abondé dans le même temps, s’ils ont agité toutes les questions religieuses et civiles dont l’intelligence humaine s’occupe, sous peine de dégénérer, cette époque ne cessera pas d’agir sur les époques suivantes. Sa langue, lors même qu’elle ne sera plus complétement usuelle, demeurera classique; et on ne pourra, sans emprunter quelque chose à cette langue, se rendre familiers les sujets qu’elle a traités, et qui sont incorporés à ses expressions. Qu’elle soit ensuite calquée par des imitateurs sans génie, ou forcée, exagérée par des novateurs sans goût, elle n’en reste pas moins un type de perfection relative. Ce sera le grec d’Athènes, depuis Eschyle jusqu’à Ménandre, le latin de Rome, depuis Térence, César, Cicéron, jusqu’à Tacite, et notre français, depuis Descartes et Corneille.

De grandes variétés, non-seulement individuelles, mais générales, seront comprises encore dans ces divisions. Chaque époque ainsi étendue renferme plusieurs époques où se marquent tous les caractères et comme tous les essais de la décadence, en face des types heureux et purs qui se renouvellent encore. Le savant, l’homme de goût pourra choisir, dans ce long intervalle, un âge d’or, dont il bornera plus ou moins les limites; il pourra noter, avant et après ces époques, bien d’autres beautés de langage; mais il n’en est pas moins vrai que lorsqu’un idiome, longtemps parlé, longtemps écrit, a épuisé les combinaisons les plus naturelles de l’art de s’exprimer, une corruption du langage est inévitable.

Tout amène ce changement, l’inertie sociale, comme les révolutions, les idées nouvelles, comme le défaut d’idées. Car une langue, c’est la forme apparente et visible de l’esprit d’un peuple; et lorsque trop d’idées étrangères à ce peuple entrent à la fois dans cette forme, elles la brisent et la décomposent; et, à la place d’une physionomie nationale et caractérisée, vous avez quelque chose d’indécis et de cosmopolite.

Ce résultat n’est pas toujours sensible pour les contemporains, pour ceux qui l’opèrent et l’éprouvent; mais, à distance, et au point de vue de l’histoire, on peut remarquer à quelle époque un peuple perd l’originalité de son caractère et la pureté de sa langue. Cela ne nous échappe pas dans l’étude des langues anciennes. Tout en les sachant moins bien que la nôtre, comme nous les savons par comparaison et non par habitude, nous y discernons nettement les âges divers de la perfection et de la décadence. Nous y reconnaissons le secours qu’un idiome dans son âge adulte prête à la pensée, et comment, à mesure qu’il vieillit ou s’altère par des mélanges, la pensée devient plus subtile et plus laborieuse. Rien n’arrête tout à fait ce déclin de l’éloquence dans un dialecte usé, ni la supériorité de l’écrivain, ni la grandeur ou la nouveauté des intérêts qu’il défend. Saint Augustin avait autant d’esprit et de verve oratoire que Cicéron; Tertullien n’avait pas naturellement l’imagination moins nerveuse et moins colorée que Tacite: et cependant, par l’influence d’une langue gâtée comme la littérature de leur temps, Augustin et Tertullien ne paraissent souvent que des génies sans goût, et d’éloquents barbares.

Mais serait-il vrai que ce déclin des idiomes, certainement inévitable, soit toujours également rapide, que rien ne puisse retarder la décadence, et qu’elle n’ait pas des stations et des retours? Comment se concilierait une pareille idée avec l’espoir du progrès de l’esprit humain? et n’est-elle pas démentie par les faits mêmes? Après les grands siècles des lettres, n’a-t-on pas vu, plusieurs fois, à une époque de faux goût et d’insipidité succéder un temps meilleur? L’Italie, après la précoce maturité de son quatorzième siècle, n’a-t-elle pas retrouvé un second âge de langue classique et de génie, et retombée de nouveau, ne s’est-elle pas de nouveau relevée? Un certain terme passé, y a-t-il, dans la durée seule du temps, un principe de décadence? ne serait-il pas contradictoire de le supposer, quand la civilisation, loin de s’arrêter, se développe encore, quand un plus grand nombre d’esprits est appelé à ses bienfaits, et que le talent se prélève non dans un cercle restreint, mais sur un peuple entier qui s’éclaire?

Nous ne contredisons aucune de ces espérances. On a dit de l’esprit humain, dans son ensemble, qu’il avançait en spirale. Cette voie est assez semblable à la pente inégale par laquelle marchent et déclinent les idiomes vivants, qui ne sont que l’esprit particulier de chaque nation. Parvenus à leur perfection, c’est-à-dire au degré de développement qui maintient et fait valoir leur identité première, ces idiomes ne se précipitent pas d’un seul coup vers la décadence. Ils changent sans cesse sur quelques points. Car, comme l’a dit Varron, en fait de langue, l’usage est toujours en route: omnis consuetudo loquendi in motu est. Mais ce mouvement parfois remonte, ou se détourne d’une fausse route, pour en chercher une autre. Parfois, c’est l’innovation vicieuse qui est changée; c’est au goût du naturel et du vrai qu’on essaye de ramener le langage, sauf une condition seulement, qui se remarque aussi dans les arts du dessin, et qui ne permet pas que le retour à l’école antique soit jamais simple et gracieux comme elle.

De même, pour la propriété, le goût, l’harmonie, cette arrière-saison des langues ne vaudra jamais leur jeunesse et leur maturité; et quoi qu’en ait dit Horace, dans sa riante comparaison:


Ut silvae foliis pronos mutantur in annos,
Prima cadunt: ita verborum vetus interit aetas.

si le feuillage change et renaît, la tige à la longue se dessèche et s’appauvrit. Ainsi, au milieu de ces alternatives, de ces flux et reflux de l’usage, le déclin, ou, si l’on veut, la décomposition des idiomes, de temps en temps suspendue, reprend son cours et s’achève. Ils deviennent tout autres qu’ils n’étaient. On comprend encore leurs anciennes formes; mais on ne sait plus les égaler, ni les reproduire. Cette altération du langage s’est rencontrée même sans les causes qui hâtent la barbarie et le déclin social. Les idiomes cessent de vibrer pour l’imagination et le goût, lorsqu’ils servent encore à la civilisation et à la vie. Ils meurent enfin, comme les hommes, ils meurent avant l’extinction même des races qui les ont parlés. Ou quelquefois, comme nous l’avons vu pour la langue grecque, à demi conservés par un reste de peuple, abaissés comme lui, et devenus le patois de son esclavage, ils lui tiennent lieu de patrie, et le font vivre encore jusqu’à sa délivrance, sauf à changer avec lui, s’il redevient un peuple heureux et libre. Ce n’est pas tout. L’érudition moderne nous atteste que, dans une contrée de l’immobile Orient, où nulle invasion n’a pénétré, où nulle barbarie n’a prévalu, une langue parvenue à sa perfection s’est déconstruite (4) et altérée d’elle-même, par la seule loi de changement, naturelle à l’esprit humain.

Mais l’idée d’une telle décadence ne se présente pas à l’esprit des nations, dans les premiers beaux jours de leur éclat littéraire, lorsqu’après une barbarie plus ou moins longue, elles commencent à goûter vivement le charme des beaux-arts, à s’enivrer de poésie et d’éloquence. Un siècle semblable rêve pour ses usages, pour ses mœurs, pour sa langue, la durée qui n’appartiendra qu’au génie particulier de ses grands écrivains, souvent confondus d’abord avec ceux qui leur ressemblent le moins. Richelieu chargeait l’Académie de fixer la langue; et il ne savait pas que Descartes et Corneille venaient de la créer, aidés par une seule chose, après eux-mêmes, par ce mouvement vers l’unité qui partait de sa main puissante.

Toutefois, si le génie seul pousse en avant les esprits, il ne faut pas méconnaître ce qu’il y a d’utile dans un concert d’efforts dirigés vers le même but. Les premiers Académiciens avaient un singulier et naïf enthousiasme, quand ils s’appelaient eux-mêmes « des ouvriers en paroles, travaillant à l’exaltation de la France, » ou quand, sous Louis XIV, ils promettaient de « rendre immortels tous les mots et toutes les syllabes consacrés à la gloire de leur auguste protecteur. » Mais, sous ce zèle de candeur ou de flatterie, il y avait un grand amour des lettres, une étude, un culte de la langue, qui ne fut pas sans fruit. Le savoir judicieux et l’élégance correcte s’effacent pour la postérité, attentive seulement aux grands noms. Mais ces premiers critiques qui épurèrent notre langue, Patru, Vaugelas, Regnier Desmarais, étaient des esprits justes et fins, qu’on n’a pas surpassés dans la même oeuvre. Ils firent peu et lentement. Ils avaient raison: ils attendaient le travail du génie, pour aider au leur. En effet, lorsque Richelieu, avec cette précipitation impérieuse qui veut tout mûrir en un moment, avait commandé le Dictionnaire de la langue, on ne savait encore où prendre cette langue. Elle n’était plus dans l’inculte liberté et la confusion hétérogène du seizième siècle, on ne la voyait pas encore dans les génies rares et contestés des commencements du dix-septième.

En 1637, l’Académie avait discuté longtemps sur la méthode à suivre pour « dresser un Dictionnaire qui fût comme le trésor et le magasin des termes simples et des phrases reçues. » Puis, elle s’était occupée du choix des auteurs qui avaient écrit le plus purement notre langue, et dont les passages seraient insérés dans le Dictionnaire. C’étaient, pour la prose, Amyot, Montaigne, du Vair, Desportes, Charron, Bertaut, Marion, de la Guesle, Arnauld, Despeisses, le conseiller Pibrac, les auteurs de la Satire Ménippée, la reine Marguerite dans ses Mémoires, S. François de Sales, le cardinal du Perron, Duplessis-Mornay, le cardinal d’Ossat, de Dampmartin, de la Noue, de Refuge, Audiguier, Coeffeteau, et deux Académiciens, MM. Bardin et du Chastelet qui, morts depuis peu, devenaient pour la langue autorités souveraines, comme les empereurs romains devenaient dieux.

Cette liste était, ce semble, incomplète et peu raisonnée. En admettant qu’elle ne dût pas remonter jusqu’à Froissart, notre Hérodote, et si habile écrivain, en supposant Rabelais trop libre pour y être admis, on s’étonne de n’y pas voir la Boëtie à côté de Montaigne; on y cherche tant de mémoires naïfs et éloquents du seizième siècle, ceux du bon serviteur de Bayard, ceux de Montluc, de Tavannes, les histoires de Brantôme et du véhément d’Aubigné, les discours de l’Hôpital. Parmi les écrivains qui dénouèrent la langue, on regrette de ne pas rencontrer le docte Henri Estienne, et Calvin, le méthodique et précis Calvin, auquel Bossuet accorde cette louange, d’avoir excellé dans sa langue maternelle, et aussi bien écrit qu’homme de son siècle. Enfin, l’Académie, pour se rapprocher par degrés de l’état nouveau de la langue, aurait dû joindre à Coeffeteau d’autres écrivains placés sur la limite des deux siècles, l’intègre et éloquent Talon, et Mathieu, énergique historien de Louis XI. Mais quand la liste eût été mieux faite, elle devait toujours offrir un grand défaut dans le plan de l’Académie. C’eût été le trésor d’une langue qui avait en partie cessé, au moment où il s’agissait de la recueillir et de la proposer pour modèle.

La liste des autorités pour la langue poétique n’était pas moins surannée. Hormis Malherbe et Regnier, il ne s’y rencontrait pas un nom qui pût faire date pour cette poésie sage, ornée, naturelle, où devait atteindre notre langue. Ronsard et du Bartas y figuraient avec Marot et Saint-Gelais; Desportes avec le cardinal du Perron; et on y lisait les noms bien oubliés, de Motin, de Touvant et de Monfuron.

Quand ces listes furent dressées, on vit bien qu’on ne pouvait s’en servir; et on résolut de revenir à l’usage, et de composer le Dictionnaire, non des auteurs, mais de la langue. Cette méthode était alors la meilleure, ou même la seule possible: mais l’exécution en devait être difficile et lente. L’Académie enregistrait ou effaçait les mots, sous la dictée du public, tout en se promettant de lui donner des lois. Plusieurs années se passèrent sans qu’elle eût rien ajouté aux excellentes remarques de Vaugelas, qui, mort en 1649, sept années après les premières Provinciales, avait pressenti, par la justesse d’esprit et le goût, la prose française dont Pascal allait créer le modèle.

De la censure minutieuse et délicate de Vaugelas, le travail de l’Académie passa dans la main rude et encore un peu gauloise de Mézeray, qui, le meilleur de nos vieux historiens, pour la liberté du jugement, la vigueur du récit, et parfois l’éloquence, se trouva chargé de recueillir dans l’usage la belle langue française, qu’il n’adoptait qu’à demi. Il s’occupa trente ans de cette tâche plus paisible que celle d’écrire l’histoire. Nous avons même, touchant son travail et le progrès du Dictionnaire, une date précise, et une anecdote qui se rapporte au séjour de Christine en France.
Cette princesse, lorsqu’elle était encore sur le trône et qu’elle y recueillait les hommages de tous les savants de l’Europe, avait envoyé son portrait à l’Académie française, très-célèbre dans le Nord. Ayant reçu en retour une magnifique épître, telle qu’on en écrivait alors pour les grandes et les petites choses, Christine y fit en français une réponse datée d’Upsal, où elle annonce déjà le dessein d’abdiquer la couronne pour cultiver les lettres en repos, se promettant bien, dit-elle, que la langue française sera la principale langue de son désert.

Venue en France quelques années après, elle traversa d’abord Paris si vite qu’elle n’eut que le temps de recevoir quelques érudits célèbres, et d’être haranguée dans son palais, par Patru, au nom de l’Académie. Mais, à son second voyage, en 1658, elle voulut à son tour visiter l’Académie, et la surprendre au milieu d’une séance ordinaire: elle arriva presque sans appareil dans la salle, où le chancelier Seguier, averti le matin, avait fait placer quelques ornements à la hâte, en n’oubliant, par malheur, que le portrait de la princesse. Il y eut d’abord quelque difficulté pour savoir si l’Académie serait assise ou debout devant elle. Mais quelqu’un se souvint que, dans les assemblées de gens de lettres et de beaux esprits qui se tenaient du temps de Charles IX, et où ce prince alla plusieurs fois, tout le monde était assis et couvert devant le roi. On s’assit donc, et après quelques compliments, comme Chapelain était absent, l’abbé Cotin lut des vers qui furent trouvés fort beaux. C’était une traduction de deux passages de Lucrèce contre la Providence, et sur la formation du monde par les atomes; puis vinrent quelques sonnets, deux ou trois madrigaux, récités par de Boisrobert, et une traduction élégante des vers de Catulle, amemus, mea Lesbia, que lut Pellisson, et qui plut fort à la reine.

Ensuite, pour donner une idée des travaux sérieux de l’Académie, « Le directeur dit à la reine, raconte l’académicien Patru, que, si Sa Majesté l’avait pour agréable, on lui lirait un cahier du Dictionnaire. -- Fort volontiers, dit-elle. -- M. de Mezeray lut donc le mot Jeu, où, entre autres façons de parler proverbiales, il y avait JEUX DE PRINCES, qui ne plaisent qu’à ceux qui les font; pour dire une malignité, une violence, faite par quelqu’un qui est en puissance: elle se mit à rire. On acheva le mot qui était au net, où pourtant il y avait bien des choses à dire (5). » Suivant un autre récit, plus authentique, la reine de Suède, en écoutant la définition de Mézeray, rougit et parut émue; mais voyant qu’on avait les yeux sur elle, elle s’efforça de rire, plutôt d’un rire de dépit que de joie. Le Dictionnaire venait de lui rappeler ce que, trois mois auparavant, elle avait fait à Fontainebleau, et quel sanglant jeu de prince elle y laissa sur son passage.

Du reste, pour cette femme d’un esprit si ferme, et viril jusqu’au crime, pour cette reine savante et sceptique, accoutumée dans ses entretiens aux controverses de Saumaise et de Bochart, aux découvertes de Meibomius, à la philosophie de Descartes, il ne devait y avoir qu’un intérêt médiocre dans une académie exclusivement occupée de la langue. La reine, plus choquée du manque d’érudition que du défaut de goût, s’étonna seulement de ne pas voir à l’Académie le docte Ménage.

On se plaignait dès lors, en effet, que l’Académie avait conçu le plan de son Dictionnaire sous une forme trop frivole et trop peu savante; qu’elle n’y mettait que la langue de la conversation et du bel esprit, et nullement celle des sciences. C’était une idée d’Encyclopédie qui tourmentait déjà quelques esprits, mais pour laquelle ni la langue ni l’Académie n’étaient préparées. On en était au siècle de l’imagination, de l’éloquence, de cette parole expressive et heureuse, qui, dans la chaire chrétienne, dans les entretiens, dans les livres, au théâtre, donnait alors aux hommes les premiers et vifs plaisirs de l’esprit et du goût. Les chefs-d’œuvre de Corneille avaient élevé la pensée française. Tout ce qui savait lire et s’occupait de religion, avait dévoré les Provinciales. Les savants solitaires de Port-Royal communiquaient aux esprits quelque chose de la gravité de leur conscience et de leurs études. Bientôt Bossuet, le plus éloquent des hommes, parla sur un ton à la fois sublime et populaire, qui n’appartient qu’à lui. Molière, Boileau, Racine, la Fontaine trouvèrent la langue poétique. Avant qu’on eût rassemblé les pierres de construction, les temples étaient debout.

Le Dictionnaire avait vieilli, pendant qu’on y travaillait. On revint sur ce qu’on avait fait. Après bien des années, on n’en était encore qu’à la révision de la lettre A. Le vigilant Colbert, qui s’étonnait d’un travail si lent, était un jour venu assister à la séance. On y lisait le mot Ami. Mais la définition précise en fut si contestée, on discuta si bien sur le point de savoir si, dans l’usage, ce mot indiquait seulement une obligation du monde ou un rapport du cœur, s’il supposait une affection partagée, et s’il ne se disait pas sans cesse d’un empressement qui n’avait rien de sincère, ou d’un zèle qui n’obtenait aucun retour, enfin on vit tant de questions dans une seule, que le ministre, dont tant de gens à la cour se disaient les amis, convint, en se retirant, qu’il ne s’étonnait plus de la lenteur et de la difficulté du Dictionnaire.

Un Dictionnaire, en effet, où tous les mots des sciences et de la vie d’un peuple se trouveraient exactement définis, analysés dans leurs éléments, suivis chronologiquement et expliqués dans toutes leurs acceptions, un tel Dictionnaire serait la plus lente des œuvres difficiles; et, à une époque même, cette œuvre deviendrait impossible par l’extension presque infinie des notions qu’elle suppose. En se bornant à la langue oratoire et à la langue usuelle, et en les cherchant tout à la fois dans la logique et dans l’usage, l’Académie avait encore assez à faire; et elle pouvait, par la date même de son travail, laisser un monument précieux. Car la politesse du siècle de Louis le Grand, comme on disait alors, n’était pas toute dans les livres, n’en venait pas, ne s’y rapportait pas exclusivement.

Il y a des temps où l’on peut dire que tout l’esprit qui se consomme se met dans les livres, que tout ce qui se pense s’imprime. Là, peu d’originalité, peu de différence profonde entre les hommes, peu de variété de langage. Une même idée passe en un moment, et sans effort d’étude, à tous les lecteurs, et les met en communauté sur quelques points. Les conversations ressemblent aux écrits; et les écrits ne sont souvent que des conversations. La fin du dix-huitième siècle tendait vers ce niveau des esprits. Nous nous en sommes encore plus rapprochés: c’est la civilisation.

Il n’en était pas ainsi dans un temps où la société, encore séparée en classes et en professions très-distinctes, ingénieuse et forte au sommet, était pleine de diversité de mœurs, de coutumes et de langage. Écrire pour le public était alors un soin sérieux qu’on remplissait quelquefois par devoir de profession, ou une ambition extraordinaire à laquelle, avec ou sans talent, on se préparait par de grandes études. Puis, en dehors de ces hommes éloquents et graves, ou de ces studieux lettrés, il y avait une foule d’esprits cultivés et polis, qui, sans rien écrire, animaient les entretiens de la ville et de la cour. Au dix-huitième siècle, l’aristocratie de l’intelligence fut toute dans les écrivains; mais dans l’âge précédent, tel que nous l’a décrit Voltaire, tel qu’on le surprend mieux encore dans les Mémoires, la cour de Louis XIV et tout ce qui venait s’y réunir, attiré par l’éclat du prince, offrait au plus haut degré ce charme et cette puissance de l’esprit qui marquaient en même temps le soudain progrès des lettres.

Ce n’était pas une illusion de flatterie que la supériorité et la grâce attribuées à ces entretiens de Versailles, où Louis XIV portait la noble précision de ses paroles, où tant de femmes si belles étaient admirées pour leur esprit, où l’auteur des Maximes, le philosophe de la Fronde, la Rochefoucauld paraissait quelquefois, où Molière était de service, où Grammont causait comme écrit Hamilton, où Bossuet, Fleury, la Bruyère, conversant à part dans l’Allée des philosophes, étaient rejoints par Condé, où Fénélon était maître de l’oreille et du cœur de tous ceux qui l’écoutaient, et où, sous la physionomie attentive d’un duc, assidu courtisan, se cachait, avec ses Mémoires longtemps inédits, l’incorrect mais unique rival de Tacite et de Bossuet.

On conçoit sans peine que cette cour, qui semblait avoir transformé en élégance et en bon goût toute la vigueur des grandes familles du seizième siècle, eût beaucoup d’influence sur l’esprit de la nation, et qu’on se piquât d’en imiter les usages. De là cette déférence des critiques du temps pour ce qu’ils appellent le langage de la cour. Nous savons bien qu’on a depuis accusé ce langage d’être pauvre, dédaigneux, courtisanesque, et d’avoir nui au génie même de nos écrivains, bien que nous ne concevions pas comment Sévigné aurait pu être plus spirituelle et plus vive, Racine plus éloquent, Bossuet plus original et plus sublime. Mais enfin la plainte a été faite; et on doit avouer que le goût de Versailles était celui d’une élite d’esprits nobles et cultivés, mais qu’il y manquait le battement de coeur d’un grand peuple.

Peut-être même cette autorité souveraine du goût et du langage de la cour eût été moins heureuse pour les arts, si elle n’avait été mélangée et combattue par une autre influence, qui tenait à l’esprit du même temps, celle des controverses religieuses. Ce fut là, pour l’esprit de la nation, une plus sévère école, d’où sortaient le sérieux, la simplicité, la liberté du langage. Après la cour, après les conversations et les fêtes ingénieuses de Versailles, il y avait les solides entretiens de Port-Royal, l’apostolat perpétuel de ses solitaires, leurs liaisons fréquentes avec la magistrature, et avec le peu de libres consciences qui, sans se séparer de l’ancienne foi n’étaient pas toutes soumises au roi et au pape. Port-Royal était une secte, dans le sens le plus honorable de ce mot. Par là, il eut et garda, pendant le dix-septième siècle, une grande influence sur les mœurs, les écrits, la langue. L’action isolée d’un homme de génie n’a pas ce pouvoir: il fait quelques bons ou quelques mauvais imitateurs; mais, pour modifier l’usage, pour mettre une empreinte nouvelle sur l’esprit d’un peuple, il faut l’influence d’une opinion qui a de nombreux organes, et qui tour à tour agit, parle, écrit, et intéresse par ses combats et ses souffrances. Ce fut le sort et le privilége de Port-Royal.

En rappelant sur quelques points les esprits au libre examen, en mêlant la philosophie à la religion, et toutes deux aux lettres, Port-Royal donna le goût d’une diction sérieuse et nourrie, qui rapprochait la langue française des sources antiques d’où elle est sortie. Par une controverse assidue sur des questions de métaphysique, ces pieux solitaires firent entrer dans l’usage du monde une foule d’expressions qui tendaient à spiritualiser notre idiome, et à le rendre plus exact et plus précis. Quand on voit, dans les témoignages du temps, la réputation du grand Arnauld, et qu’on la cherche dans ses œuvres, on sent que cet homme fut nécessairement supérieur à ce qu’il a laissé, et qu’il domina surtout par l’action de ses entretiens et de ses disciples, et par la rapidité et l’à-propos de ses écrits. De là venait la grande part que les critiques donnaient à Port-Royal dans le perfectionnement du langage.

Arnauld et ses amis aidaient plus sensiblement encore à ce progrès par leurs travaux sur la grammaire générale et sur l’analyse comparée des langues. Pour la première fois, depuis la renaissance, la méthode philosophique dirigeait la philologie; et tout l’artifice de la pensée était cherché dans l’artifice du langage. Un caractère essentiel de la langue française, celui qui la rend si propre aux sciences, aux affaires et à la vie, celui qu’elle ne peut perdre sans changer tout à fait, la clarté, instinct de notre esprit, devenait de plus en plus une loi de notre littérature. Elle se marquait par l’ordre direct du langage, la lumière des expressions, et cette netteté précise, où l’on reconnaît à quelques égards l’influence de la géométrie, de cette science judicieuse qui avait formé Descartes, et dont Pascal et ses amis mêlèrent l’inflexible justesse à l’ardeur même de l’éloquence. Les admirables Discours sur la logique étaient, pour Port-Royal, le fondement de toutes les études de langue et de goût. Tout, dans l’art d’écrire, y était ramené à l’art de penser, mais avec cette vive intelligence de la passion et du beau, qui distingue les vues de Pascal sur l’éloquence des critiques de Condillac sur le style.

Enfin, les écrits corrects et savants de Port-Royal excitaient dans le parti contraire, jusque-là tout empreint de barbarie scolastique, une émulation de délicatesse, un soin scrupuleux de la diction, qui fut, après les ouvrages de génie, le secours le plus utile à la pureté de la langue. En s’occupant, vingt années encore après les Provinciales, à chicaner subtilement le style de Pascal, les jésuites apprenaient à bien écrire. En relevant avec ironie la gravité un peu uniforme, les longues périodes et les expressions parfois inusitées des autres écrivains de Port-Royal, ils s’essayaient eux-mêmes à un style plus facile et plus libre, sans être moins correct. La langue commune s’enrichissait de toutes parts, et prenait tous les tons. C’était une monnaie courante, dont les types réguliers et nets se multipliaient à l’infini pour suffire au commerce croissant des idées, indépendamment de ces médailles à part que frappe le génie, et qu’il se réserve. De bons ouvrages de critique, un peu minutieux, de subtiles analyses de la langue et de la diction servaient à fixer le goût public, que les écrits des grands hommes avaient vivement saisi, et d’abord enlevé à ces fausses admirations que fait naître l’inexpérience de l’art ou la satiété du vrai beau.

Il s’était donc formé, pour la langue et le style, cette sorte d’unité, qui se concilie très-bien avec la différence des génies, mais qui leur laisse à tous, dans leur libre physionomie, un air de famille et une parenté naturelle. Cette ressemblance dominait toutes les diversités d’opinion et de parti. Pour l’exactitude, la force et la gravité du langage, le jésuite Bourdaloue paraissait un élève accompli de Port-Royal. Quinault, dédaigné par Racine, avait dans la mélodie de ses paroles quelques accents de la même voix; et il n’était pas jusqu’à Perrault, l’ennemi des anciens, qui ne fût classique pour la langue, et n’eût, en prose du moins, beaucoup de naturel et de simplicité.

Ainsi, noble politesse des mœurs, plaisirs délicats de l’esprit dans la pompe d’une cour, sérieuses études, rendues presque populaires par la passion religieuse, controverses assidues, qui ne laissaient pas s’énerver la vigueur de la pensée, rencontre de tant de génies divers, façonnant sous leurs mains la rudesse encore flexible du langage, tout s’accorda, tout se réunit pour porter notre idiome à cette perfection qui se sent elle-même, et n’est autre chose que le plus grand degré de justesse et de force heureusement réunies.

L’Académie avait eu sa part dans ce travail de la société française. Pendant que tout s’élevait autour de Louis XIV, elle s’était en grande partie renouvelée. Aux fausses illustrations du siècle commençant, elle avait fait succéder les vrais et durables génies, qui devaient le marquer de leurs noms; et il était juste de dire que nulle part la langue de notre pays n’était mieux parlée, et son esprit représenté avec plus d’éclat. Ajoutons seulement que, d’après les habitudes du temps, on se faisait, du pouvoir académique, une idée peut-être excessive.

A Rome, Varron trouvait que, pour le langage, comme pour le reste, le peuple ne dépendait que de soi-même, et que chacun dépendait du peuple: populus in suâ potestate, singuli in illius. Mais, dans la France de Louis XIV, Bossuet, tout en confessant que l’usage est le père des langues, et que le droit de les établir, aussi bien que de les régler, n’a jamais été disputé à la multitude, aimait à voir dans l’Académie « un Conseil souverain et perpétuel, dont le crédit, établi sur l’approbation publique, peut réprimer les bizarreries de l’usage, et tempérer les déréglements de cet empire trop populaire. ». Cette même idée, dans le siècle suivant et dans un autre pays, faisait souhaiter à un esprit moins grave que Bossuet, au capricieux Swift, l’établissement d’une académie qui pût contenir et fixer la langue anglaise, écarter beaucoup de termes, en corriger d’autres, en raviver quelques-uns. Il faut, disait-il, « qu’aucun des mots auquel cette société aura donné sa sanction, ne puisse, dans la suite, vieillir et être rejeté (6). » Bossuet et Swift oubliaient seulement que le conseil suprême de censure grammaticale changerait, comme le public, et qu’à la longue les modérateurs de l’usage y céderaient eux-mêmes.

Quoi qu’il en soit, l’Académie française continua d’exercer avec une assez grande réserve son pouvoir constituant; et le Dictionnaire, fait et recommencé pendant que tout le monde faisait la langue, fut enfin publié, avant le terme du dix-septième siècle.

Sans étymologies étrangères, et avec la seule indication des termes anciens de notre langue qui ont péri en laissant leurs dérivés, cette édition de 1694, où les mots sont rangés par ordre de racines, comme dans le lexique grec d’Henri Estienne, doit paraître incomplète et peu commode. Elle n’en est pas moins un témoignage unique pour l’histoire de notre langue, et le supplément nécessaire des bons livres à qui veut bien connaître son génie. On n’y retrouve pas les hardiesses d’expressions et de tours, les beautés de langage que créaient nos grands écrivains; mais on y voit le fond commun sur lequel ils travaillaient de génie, le bloc où ils taillaient leurs statues grecques.

Cette langue, prise dans toute son étendue, entre l’usage de la cour et les proverbes populaires, atteste au plus haut degré une nation vive, ingénieuse, ayant plus de justesse que d’imagination, sociable, mais sans vie publique, très-occupée de religion, de guerre, de philosophie, de belles-lettres, mais médiocrement touchée des arts, et n’ayant encore que peu cultivé les sciences physiques.

Sur ce dernier point, en effet, son vocabulaire usuel est pauvre et restraint. Sans doute, il eût été facile de le grossir beaucoup par les nomenclatures techniques et les classifications de chaque science, telles qu’elles existaient alors: on sait que cette idée même fut l’occasion du schisme et des critiques de Furetière, qui en profitant du travail de l’Académie, l’ensevelit dans un Dictionnaire universel des sciences et des arts. Un écrivain de nos jours (7), savant philologue et brillant coloriste, a parfaitement justifié l’Académie de n’avoir pas compris dans son recueil de la langue cette foule de termes techniques, dont Borel et Thomas Corneille firent alors des lexiques, maintenant oubliés. Ces nomenclatures, en effet, qui sont autant de langues particulières, changent de fond en comble, par le progrès même des sciences, et n’offriraient souvent aujourd’hui que la date inutile d’une erreur détruite, ou d’une ignorance qu’on n’a plus. La nomenclature médicale ou chimique du dix-septième siècle serait tout à fait dénuée pour nous de sens et d’usage, tandis que la langue littéraire de la même époque est un type immortel. Mais, à part cette question, l’Académie, moins hardie que nos grands écrivains, ou, si l’on veut, plus timide en masse que dans chacun de ses membres, n’avait-elle pas trop restreint les richesses de notre langue, trop ébranché le vieux chêne gaulois?

On lit, dans les Factums satiriques de Furetière contre ses anciens confrères (8), que la Fontaine était fort assidu aux séances de l’Académie et à la discussion du Dictionnaire; mais qu’il ne pouvait y faire admettre, par les plus sages de l’Académie, les mots de sa connaissance, ceux qu’il avait appris dans Marot et Rabelais. En faisant un partage de ces mots, et en concevant le scrupule qui en excluait quelques-uns, on peut regretter que la Fontaine n’ait pas eu plus de crédit à l’Académie, et que plusieurs façons de parler expressives, empruntées au vieux français, ne soient pas restées dans le Dictionnaire. Heureusement, la Fontaine les a mises dans ses ouvrages, où elles sont encore mieux, et où elles revivent.
La Bruyère et Fénélon paraissent croire que la langue de leur temps s’était trop épurée, avait rejeté trop d’anciens mots expressifs; et l’Académie a été chargée de ce tort. Il ne faut pas oublier cependant que les mots qu’on regrette n’ont souvent d’autre grâce que la désuétude, que presque toujours ils ont été remplacés, et que surtout les réunir aujourd’hui pêle-mêle avec ceux qui les remplacent, ce serait ne parler la langue d’aucune époque, et chercher le naturel dans l’archaïsme. L’édition de 1694, d’ailleurs, renfermait des mots et des tours qui, vieillis même au seizième siècle (9), avaient reparu dans l’usage du siècle suivant, et se conservent dans le nôtre. Elle en accréditait aussi quelques-uns que la critique contemporaine relève comme inusités (10); par exemple, affectueux, amphibologique, et jusqu’à l’expression imitative de vent qui cingle.

On sait, au reste, que rien n’est plus trompeur que la date apparente des mots. Quelques-uns, dont il semble qu’on n’a jamais dû se passer, sont d’invention assez récente; et quelques autres, dont l’idée, pour ainsi dire, n’existait pas dans les mœurs, ont reçu des écrivains une existence anticipée. Désintéressement, exactitude, sagacité, bravoure, ne furent rétablis ou introduits qu’assez tard dans le dix-septième siècle. Savoir-faire, selon le P. Bouhours, est un terme tout nouveau, « qui ne durera pas et est peut-être déjà passé »; et au mot effervescence, madame de Sévigné se récrie: « Comment dites-vous cela, ma fille? voilà un mot dont je n’avais jamais ouï parler. » D’autre part, démagogue, terme peu nécessaire sous Louis XIV, était hasardé par Bossuet, et resta longtemps sans usage.

On peut trouver aussi que l’Académie, en prodiguant les proverbes, a trop épargné certains termes usités des artisans, et qui sont des images ou peuvent en fournir. Il y a là souvent une invention populaire, qui fait partie de la langue, et qui ne change pas, comme les dénominations imposées par les savants. Furetière avait raison de regretter le nom énergique d’orgueil, employé par les ouvriers pour désigner l’appui qui fait dresser la tête du levier, et que les savants appelaient du beau mot d’hypomoclion. Ces emprunts faits, pour un besoin matériel, à la langue morale, ces expressions intelligentes sont précieuses à recueillir. Shakspeare en est rempli dans sa langue poétique et populaire.

Si l’Académie était trop dédaigneuse à cet égard, en revanche elle avait beaucoup multiplié les termes de blason et de chasse. C’était un caractère du temps et des mœurs, qui s’est affaibli peu à peu dans les éditions suivantes du Dictionnaire, mais qui a laissé dans notre langue beaucoup d’expressions durables. Car il en est de certains usages effacés, comme de ces étymologies lointaines, qu’on ne sait plus mais qui agissent encore sur le sens et la portée des mots.

Ce premier travail de l’Académie était donc excellent pour le but qu’elle se proposait, et, à quelques égards, impossible à remplacer. Il constatait l’époque la plus heureuse de la langue. Le vocabulaire n’en était pas très-étendu; mais plus tard les langues s’appauvrissent par leur abondance. Car toute expression nouvelle qui n’est pas le nom propre d’un objet nouveau, est une surcharge plutôt qu’une richesse; et quand une langue est bien faite, les nuances infinies des sentiments et des idées peuvent s’y traduire par la seule combinaison des termes qu’elle possède. C’est par ce travail même qu’est souvent excité l’art de l’écrivain; et les plus belles productions de l’esprit humain ont été composées avant cette excroissance de termes synonymes et cette végétation stérile qui couronne les vieux idiomes.

Mais, indépendamment des mots nouveaux, l’emploi nouveau des termes connus, les changements, les variantes d’acception, et tout cet ingénieux mécanisme qui transforme et étend les expressions par leur rapprochement, offrent une autre richesse de langage bien autrement difficile à discerner et à recueillir. Le premier travail de l’Académie était fort loin de l’avoir épuisée. Mais ce travail avait deux caractères, empruntés à l’excellent goût du temps: l’analogie dans la composition et dans le rapport des mots, l’abondance des idiotismes, de ces tours particuliers, qui sont la physionomie nationale d’une langue, et lui donnent l’originalité, comme l’analogie lui donne la justesse.

L’ouvrage en deux livres que Jules César avait écrit sur l’analogie, en l’adressant à Cicéron, est perdu, sauf quelques mots. Mais pour que ce grand homme ait été tenté par un pareil sujet, on doit croire qu’il y avait vu ce que ce sujet renferme, et qu’il ne supposait pas, comme Quintilien, « l’analogie fondée, non sur la raison, mais sur l’exemple, et n’ayant d’autre origine que l’usage (11). » Recueillir cet usage, souvent contradictoire, eût été un pauvre soin pour César. Mais l’analogie est autre chose: ce n’est pas seulement une règle qui, dans les langues complexes et à désinences variées, soumet en général les mots de même forme à des modifications semblables. C’est aussi la proportion des termes entre eux, l’accord des images. En ce sens elle donne la raison de l’usage, ou le corrige; elle est la partie la plus fine de la philosophie même du langage (12), et le plus sûr moyen de le faire servir à la plus complète intelligence de la pensée. Rien ne devait mieux que l’exacte observation de l’analogie prévenir la nuance d’indécision et d’obscurité à laquelle les langues anciennes étaient parfois exposées, par la liberté même de leur savante construction.

Ce que l’esprit si net et si élevé de César étudiait surtout et perfectionnait dans la langue latine, était, au dix-septième siècle, la qualité dominante de la nôtre; et c’est, en grande partie, la cause du plaisir qu’on trouve à la lecture des bons livres de cette époque, de ceux même qui n’ont pas le caractère éminent du génie, et qui ne peuvent nous préoccuper par la nouveauté des idées et des connaissances. Nous y sentons dans le style, dans l’accord des pensées, des expressions, des images, une justesse qui satisfait l’esprit. Quand un mérite semblable cessa d’appartenir à la langue latine, quand les mots effacés et comme usés par le long usage y perdirent leur sens propre, et que l’oubli de leur sens figuré détruisit toute analogie dans leurs rapports, on peut voir, par les auteurs de la décadence, combien cette langue devint obscure et parfois inintelligible. L’avenir saura ce que le même défaut de justesse et de goût peut faire de notre langue française, autrefois si précise, si juste et si claire.

L’analogie, qui fortifiait en elle ce caractère, n’était pas l’uniformité systématique des règles du langage. On sait combien notre langue, au dix-septième siècle surtout, avait de liberté hardie dans les tours, soit par un reste des vieux dialectes parisien ou picard, soit par l’imitation des formes antiques. On sait aussi combien elle gagnait de vivacité à l’abondance de ces idiotismes, indigènes ou importés. Dès le seizième siècle, le plus profond de nos philologues, Henri Estienne, avait marqué, dans un grand nombre d’expressions composées et de tournures, la conformité de notre langue avec la grecque, et il en avait conclu qu’elle « tenoit le second lieu entre tous les langages qui ont jamais esté, et le premier entre ceux qui sont aujourd’hui. » Ce n’était encore que remarque de grammairien, juste et profonde, mais ne portant que sur quelques procédés de la parole. Racine fit pénétrer cette ressemblance plus avant, et jusqu’à l’âme de la poésie. Mais ce que prouvent diversement Henri Estienne et Racine, c’est combien certaines ellipses, certaines formes, certaines substitutions de temps dans les verbes, sans être justifiées par l’analyse, ont de grâce et d’énergie dans le style. En se corrigeant sur ce point, le langage s’affaiblit. Le nôtre est devenu plus grammatical, et moins français. On ne peut donc garder avec trop de soin ces tours nerveux et libres, liés aux origines d’une langue, et qui font d’elle une musique savante, variée, pleine de souvenirs, au lieu d’un chiffre de convention.

C’était beaucoup de bien conserver, dans la sèche nomenclature d’un dictionnaire, ce caractère précieux de la langue du dix-septième siècle. C’est là surtout le mérite du premier travail de l’Académie. Du reste on n’y trouve pas toutes les conditions d’un ouvrage approfondi sur la langue; et on pourrait difficilement les introduire dans le plan que l’Académie s’était proposé.

Définitions, étymologies, citations textuelles, voilà ce qu’on demande au glossaire complet d’une langue. Mais sur le premier point, la tâche est impossible; et c’est pour cela qu’elle est d’ordinaire si mal remplie. Il y a beaucoup de mots qu’on ne saurait définir, parce qu’on ne peut les interpréter par une idée plus claire que celle qu’ils portent avec eux. Ce sont ces mots que Pascal appelle primitifs, et qu’il compare aux premières choses sur lesquelles opère la géométrie, et qu’elle n’explique pas, espace, temps, mouvement, etc. De même pour une foule d’autres mots qui tiennent à la racine même de nos connaissances, et qui nous sont intelligibles par la lumière naturelle: nous pouvons les traduire, les sous-interpréter, les décrire en quelque sorte; mais nous ne les définissons pas; ou nous risquons de tomber dans une classification arbitraire qui changera, ou dans une dénomination vague qui ne dit rien. Pascal se moque de ceux qui, de son temps, avaient défini la LUMIÈRE, un mouvement luminaire des corps lumineux. L’Académie ne serait-elle pas tombée dans un défaut à peu près semblable, quand elle a défini l’AME, ce qui est le principe de la vie dans tous les êtres vivants, et qu’ensuite elle a défini la VIE, l’état des êtres animés, retombant ainsi d’une première impuissance de définir dans une seconde, et les cachant l’une par l’autre?

Toutefois, après ces termes fondamentaux, à l’égard desquels la définition ne peut être qu’une assertion scientifique ou une glose assez grossière, il est une foule d’autres mots, exprimant des complications ou des nuances que la définition analyse et démêle. Le soin apporté à ce travail est la partie la plus difficile d’un dictionnaire. Dans les meilleurs ouvrages de ce genre, on se borne presque toujours à traduire un mot par un autre, c’est-à-dire à en fausser le sens; car il n’y a pas, dans la même langue, deux expressions qui aient exactement la même valeur, et qui puissent être de tous points substituées l’une à l’autre. Les bons écrivains savent cette vérité, encore plus que les grammairiens. Dans le travail de l’Académie, ces interprétations insuffisantes sont souvent précédées d’une définition bien faite. Ce caractère, marqué dès la première édition, a dû se perfectionner dans les suivantes: Dubos, Duclos, d’Alembert, esprits pénétrants et précis, s’en sont tour à tour occupés, et avaient encore laissé beaucoup à faire, même pour les termes de l’usage habituel et de l’ordre moral.

Mais une autre partie importante de l’histoire de la langue, l’étymologie, a continué de manquer complétement au Dictionnaire français, comme à celui de la Crusca. On a dit, à cet égard, que la science étymologique n’était pas faite à l’époque où l’Académie commença son travail; qu’à toutes les époques c’est une science fort douteuse, et qu’en définitive elle n’est pas nécessaire pour la parfaite intelligence d’une langue arrivée à son état de perfection; tant cette perfection même éloigne les mots de leur origine! Le premier de ces motifs prendra plus de force, si l’on songe que, jusqu’au grand travail de M. Raynouard, l’anneau qui lie sur tant de points notre langue à la langue latine était presque ignoré, et qu’ainsi sa généalogie eût été toujours interrompue au degré le plus proche. Ajoutons ce qu’il y avait alors d’incomplet ou d’inaccessible dans les notions qu’on avait en France des langues du Nord et de l’Orient, et l’ignorance où l’on était de la principale source des langues grecque et latine; et on comprendra sans peine que l’Académie, malgré les reproches de Furetière et l’exemple de Ménage, n’ait point tenté ce travail, qu’il ne faut pas essayer à demi.

En effet, la science étymologique est, selon le caractère des recherches, ou une curiosité tantôt facile, tantôt paradoxale, ou une étude féconde, qui d’un côté tient à la partie la plus obscure de l’histoire, de l’autre à l’analyse de l’esprit humain, à l’invention des langues, et à la perfection de la parole. Pour nos langues de filiation latine en particulier, indiquer, à côté du terme moderne, le mot latin d’où il dérive, c’est faire peu de chose, et parfois se tromper: car parfois le terme latin avait lui-même une racine septentrionale, à laquelle touchaient, avant la conquête romaine, les anciens habitants de notre sol, qu’on appelle nos pères. De plus, lors même que la dérivation du latin vers nous est évidente, souvent le mot, expressif à son origine, est devenu pour nous sans couleur. Le dictionnaire qui, au mot rival, ajoutera pour racine le mot latin rivalis, ne m’apprend rien, s’il ne m’explique comment les laboureurs latins et les jurisconsultes romains appelaient rivales les deux riverains qui se partageaient, et souvent se disputaient un ruisseau, pour arroser leurs prés, et comment ce mot a pris de là un sens moral, éloigné du terme primitif (13). Il en est de même de presque tous les mots. Dire que désirer vient de desiderare, et considérer de considerare, calamité de calamitas, admirer de mirari, c’est presque ne rien dire; c’est traduire un chiffre par un autre chiffre, à moins d’entrer dans l’explication même du terme étranger importé par nous.

Ainsi, l’étymologie immédiate serait souvent peu significative: l’étymologie complète et analytique serait l’histoire des autres langues pour arriver à la nôtre. De là, sans doute, il ne faut pas conclure que la science étymologique est vaine et fausse, mais qu’elle est immense, et qu’étant surtout une science de comparaison, elle n’est possible que par la tardive réunion de tous les éléments qui servent à l’éclairer. Faute de ce moyen, on ne peut voir qu’à côté de soi, et peu de chose, ou s’égarer ingénieusement.

On sait combien les peuples lettrés de l’antiquité, qui ne connaissaient que leurs langues, tombaient, à cet égard, dans de singulières erreurs. Celles du savant Varron nous étonnent; et Quintilien en relève d’autres non moins bizarres. Jamais les étymologies qui parfois ont fait rire du docte Ménage, n’approchèrent, pour l’incertitude et la subtilité, de celles que Platon a multipliées dans un dialogue tout exprès. C’est que Platon voulait, sauf quelques exceptions, tirer toute la langue grecque d’elle-même, par un préjugé semblable à celui des Athéniens se croyant nés de la terre qui les portaient. De là, dans le Cratyle, sur les noms des êtres et des choses, sur les mots essentiels de la langue grecque, tant d’explications arbitraires ou fausses, mais fausses avec la grâce de l’imagination antique. C’est ainsi que Platon vous donnera l’étymologie du mot ήρως, hérôs, demi-dieu. « Ήρως, fait-il dire par Socrate, vient du mot έρως, amour, parce que les héros étaient tous nés de l’amour d’un dieu pour une mortelle, ou d’un mortel pour une déesse, etc.; ou bien encore, ήρως peut venir de είρω, είρειν, dire, parler, parce que les héros avaient le don de l’éloquence. » Cette raison est bien athénienne. Platon vous dira encore, par la bouche de Socrate, que « σώμα, le corps, vient de σήμα, tombeau, parce que le corps est le tombeau de l’âme; ou qu’il peut venir aussi de σημαίνω, faire des signes, faire connaître, parce que le corps fait des signes à l’esprit. » Ainsi, pour une foule d’autres mots, expliqués avec la même finesse métaphysique, et dont l’origine réelle a été reportée à la langue hébraïque, ou se retrouve aujourd’hui dans la langue sanscrite ignorée des Grecs, qui cependant lui devaient en partie la leur. Car l’érudition moderne est venue, après trois mille ans, renouer entre des peuples anéantis le lien qu’ils n’avaient pas aperçu eux-mêmes, durant leur passage sur la terre.

Mais ce dialogue de Platon, tout semé des jeux de l’esprit grec, n’en renferme pas moins une vérité fine et profonde, qui se retrouve dans toutes les langues, qui peut s’appliquer à la nôtre, et qui touche en même temps aux éléments primitifs du langage et à la perfection de l’art: cette vérité, c’est que les mots, dans l’origine, ne sont pas imposés arbitrairement (14), mais déterminés par un secret rapport avec la chose qu’ils expriment. C’est pour cela que le peuple fait les langues, sous l’action d’une loi commune, modifiée par les climats et les races; et, par cette même cause, une langue se gâte lorsque les mots conventionnels et sans liaison avec le caractère des choses se multiplient à l’excès, et qu’un faux art couvre et altère ce fonds d’expressions musicales et vraies données par la nature.

Un savant italien (15) a soutenu, dans un livre, que le premier homme parlait grec; car son premier cri à la vue de l’univers, avait dû être l’ω admiratif du grec, et les autres voyelles de la même langue, α, ε, ι, ο, υ, ses premières exclamations de douleur et de joie. Ce savant oubliait que les voyelles, précisément parce qu’elles sont les plus faciles émissions de la voix, appartiennent à toutes les langues, même à celles qui n’ont pas de lettres pour les exprimer. Mais, quelle qu’ait été la langue originelle, divinement transmise, ou formée par la raison que Dieu donne à l’homme, le caractère primitif des langues est de faire entendre, autant qu’il se peut, l’objet et l’idée par le son; et ce caractère leur est si essentiel qu’il persiste à toutes leurs époques. Évidemment, la parole a d’abord été figurative, comme plus tard l’écriture. Mais la représentation de chaque objet par le dessin était un mode presque impraticable, auquel ont dû succéder bientôt l’esquisse tronquée, puis les traits de convention, aussi nombreux que les mots, puis enfin la sublime invention de l’alphabet. La langue figurative, au contraire, celle qui peint par le son, est restée la force et la vie de tout langage humain; et l’esprit de l’homme n’y renonce jamais.

Ce rapport du son à l’objet n’est point borné à quelques cas, où il nous frappe par une forte onomatopée. On le retrouve partout, dans les mots composés de notre langue, comme dans les dérivés des langues étrangères, pour l’expression des idées, comme pour celle des choses. Il est, à quelques égards, la première étymologie des mots. Ce n’est pas seulement par imitation du grec βρέμειν, ou du latin fremere, que nous avons fait le mot frémir; c’est par le rapport du son avec l’émotion exprimée. Horreur, terreur, doux, suave, rugir, soupirer, pesant, léger, ne viennent pas seulement pour nous du latin, mais du sens intime qui les a reconnus et adoptés, comme analogues à l’impression de l’objet. On peut assurer qu’une affinité du même genre se produit partout à divers degrés, et que, sauf quelques variétés profondes de la constitution humaine et du climat, un certain ordre d’articulation est, en général, affecté aux mêmes sensations. Voilà ce que Platon avait entrevu dans le Cratyle, par l’analyse des éléments mêmes du son et des touches de la voix (16). Avec les seuls exemples des mots grecs, il indiquait, comme naturelle et nécessaire, une analogie retrouvée depuis dans tant d’idiomes qu’il ignorait, ou qui n’existaient pas encore.

Ce résultat de notre nature, modifiée diversement, était surtout sensible dans les langues musicales de l’antiquité. Un philosophe romain, ami de Cicéron et de Pompée, avança, comme les Grecs, ce qu’a répété depuis le savant et ingénieux président des Brosses, que les mots n’étaient pas institués par convention (17), mais conformes à la nature des choses; et il entra sur ce point dans de minutieux détails, qui rappellent quelquefois la leçon de philosophie de M. Jourdain. « Lorsque nous disons vous (18), écrit-il, nous faisons un mouvement de la bouche, assorti au caractère du mot; nous écartons doucement le bout des lèvres, et nous semblons envoyer le souffle et la voix vers ceux à qui nous parlons. Au contraire, lorsque nous disons nous, nous n’enflons ni ne projetons la voix, nous n’avançons pas les lèvres; mais, en quelque sorte, nous retirons, nous concentrons en nous-mêmes le souffle de la parole et le mouvement des lèvres. »

Cela paraîtra subtil peut-être; mais, dans une foule de mots, l’accord du son et de l’idée n’est pas douteux. On y sent, en quelque sorte, comme dit encore ce philosophe romain, d’après le caractère des choses, un geste naturel de la bouche et de la voix: quasi gestus quidam oris et spiritûs naturalis est. Plus une langue cultivée conserve cette richesse des langues primitives, plus elle est énergique et juste. La nôtre l’était beaucoup. C’est en ce sens que Boileau disait: « La langue française est riche en beaux mots; mais elle veut être extrêmement travaillée. » Rien n’est si commun, quand les langues vieillissent, que de voir ce premier rapport détruit, et l’introduction de mots abstraits, lourds, décolorés, en place ou à côté des expressions naturelles et vives.

Mais l’imitation par le son est bien loin de suffire à tous les besoins du langage. Sans doute, elle peut, par analogie, s’appliquer à d’autres perceptions que celles de l’ouïe, à peu près comme l’aveugle Saunderson, pour définir la couleur écarlate, la comparait au bruit du clairon. Elle peut même reproduire, par écho, beaucoup de sentiments et d’impressions intérieures de l’âme. Mais comment peut-elle s’appliquer aux abstractions, aux généralités, ou même aux objets qui n’éveillent aucune sensation précise et distincte? A côté des signes naturels, il y aura donc beaucoup de signes de convention, quelques-uns arbitraires, indifférents, d’autres créés par un ingénieux rapport, et comme autant d’hiéroglyphes intellectuels. C’est l’étymologie par les idées, au lieu de l’étymologie par les sons et les lettres radicales. Il n’en est pas qui, bien connue, puisse prévenir davantage les faux sens et les barbarismes d’acception. Mais cette étymologie est suppléée par la définition, quand la définition est bien faite. Que le verbe qui exprime l’acte continu de l’intelligence soit dérivé de l’idée d’association ou de l’idée de comparaison, que l’on dise cogitare de cogere, rassembler, ou penser de pensarer, peser, ce sont deux rapports également justes, qui se retrouveront dans l’explication complète du mot.

Pour la connaissance de la langue, pour l’art et le goût, ce qui importe surtout, c’est donc le choix des termes, et, tout à la fois, la précision et l’étendue des sens qu’on leur assigne. Cette dernière question ramène celle des citations textuelles. L’Académie fut opiniâtre à les rejeter. « Le Dictionnaire, disait-elle en 1694, a été commencé et achevé dans le siècle le plus florissant de la langue française; et c’est pour cela qu’il ne cite point, parce que plusieurs de nos plus célèbres orateurs et de nos grands poëtes y ont travaillé, et qu’on a cru devoir s’en tenir à leurs sentiments. » Le même argument se renouvela sans doute avec les changements de l’Académie, et servit pour les éditions suivantes. Il n’est besoin de dire les objections qu’on y a faites: insuffisance d’un dictionnaire ainsi conçu, sécheresse des exemples formés de phrases communes ou proverbiales, manque presque absolu des acceptions oratoires et poétiques.

Bien que ces défauts aient été, en grande partie, prévenus ou corrigés, et que toutes les formes essentielles du langage aient successivement passé dans le Dictionnaire, on ne peut nier que l’autre méthode ne soit plus instructive, plus curieuse, plus agréable aux lecteurs, s’il y a des lecteurs de dictionnaires. Mais elle n’est pas, dans l’application, aussi sûre et aussi simple qu’on le croît. Il y aura toujours une extrême difficulté à poser la limite entre l’emploi, même le plus étendu, des ressources de la langue, et les saillies particulières de la passion et du génie des écrivains. L’idée d’un tel recueil, sous la forme de lexique ou d’index, se retrouve au déclin de toutes les langues; et elle n’est propre souvent qu’à favoriser le retour à l’archaïsme, qui est une des phases et une des formes de ce déclin.

Loin de fixer et de retenir l’usage, un dictionnaire ainsi conçu, excellent pour l’histoire de la langue, en rend, pour le goût, les applications indécises et illimitées. Car si, comme le remarque Cicéron, il n’est rien de si absurde qui n’ait été dit par quelque philosophe, il n’est rien, en fait de langage, de si étrange, qui ne se trouve dans quelque écrivain même estimé. Ce n’est pas tout: les beautés d’expression les plus rares ont été faites pour la place; elles sont scellées à la pensée: les arracher, les découper, les entasser dans les pages d’un lexique, c’est toujours en altérer le sens et le caractère, et souvent tromper le lecteur. Si le goût d’une pareille étude prévalait trop, notre langue serait traitée bientôt en langue morte, qu’on écrit trop souvent avec un mélange de vieilles phrases qui sont copiées, et de tours nouveaux qui sont barbares.

L’Académie ne devait pas songer à un tel recueil, dans la pleine et riche fécondité de notre idiome, après le dix-septième siècle. La langue classique se conservait par tradition, par habitude. Le goût avait fléchi; le caractère des idées était moins naturel, plus raffiné, plus subtil: Fontenelle avait écrit. Le génie de l’antiquité, dont l’empreinte s’était si profondément marquée sur notre langue, dominait moins la littérature; et d’autres idées entraient dans les esprits. Mais l’innovation était à peine sensible dans le langage. Un pénétrant et judicieux écrivain, l’abbé Dubos, qui déjà s’était occupé de recherches politiques et de théories étrangères au siècle précédent, écrivait en 1720: « Notre langue me paraît parvenue, depuis soixante et dix ans, à son point de perfection. » Et il en concluait que les écrivains dont la gloire s’était maintenue, à cette époque de consistance et de durée pour la langue, seraient immortels sans vieillir.

Alors même, Voltaire et Montesquieu s’élevaient pour vérifier cette prédiction, et s’y trouver compris: Voltaire qui a tout renouvelé, excepté la langue, dont il fut un admirable et presque timide gardien; Montesquieu qui, sachant si bien les allures vives de cette langue et les mouvements inaccoutumés que lui avait appris son compatriote Montaigne, l’appliquait, avec tant de force et de précision, à des sujets nouveaux.

La longue vie de Voltaire et la continuelle activité de son génie, est un des événements de l’histoire de notre langue. Il en retardait la décadence par les qualités mêmes de son style. Il ajoute, pour ainsi dire, à la nature de cette langue celle de son esprit, si net, si juste, si facile, si rapide, si brillant de clarté. D’autres écrivains ont été plus éloquents; aucun plus français et plus cosmopolite à la fois. Aucun n’a servi davantage à la popularité de notre langue, et à cette convention tacite qui fait que, presque partout, deux hommes d’esprit, de nation diverse, qui se rencontrent, s’accordent à parler français. Cette influence de soixante années de verve et de gloire, cette parole toujours naturelle et vive, quoi qu’elle dît, ce goût moqueur, toujours armé contre l’affectation et l’enflure, n’empêchèrent pas cependant le cours inévitable des choses. Si la langue s’enrichit encore de combinaisons et de formes heureuses, si la prose surtout se dégagea parfois de quelques lenteurs, si l’étude plus générale des sciences introduisit dans l’usage plusieurs termes nouveaux et nécessaires, le naturel et la pureté du style s’affaiblirent. Voltaire lui-même, s’il ménageait avec un goût exquis le caractère de notre idiome, et ne le surchargeait d’aucun faux ornement, en émonda parfois le jet vigoureux, et n’en retint pas toutes les richesses. Sa langue, si correcte et si facile, a moins de nerf et de physionomie que celle du siècle précédent.

De plus, malgré son exemple, les défauts attachés au second âge d’une littérature se produisaient de toutes parts, à travers l’éclat du génie et l’infinie variété des talents. Voltaire lui-même portait quelques-uns de ces défauts dans les genres les plus élevés de la poésie. D’autres altérations du goût venaient du vice même de la société et de la mollesse des mœurs. La diction se gâtait avant la langue. La recherche, la subtilité, les raffinements de l’élégance se multipliaient. La poésie surtout, cette source vive où s’entretient le langage, semblait s’épuiser; et l’éloquence, soutenue si haut de Bossuet à Massillon, ne se faisait plus entendre dans la chaire chrétienne, et n’était pas remplacée par une autre parole.

Cependant, quoiqu’on abusât parfois de la langue, comme on abusait de l’esprit, le caractère général en était conservé dans l’usage et dans les bons écrits. Les expressions fausses et maniérées prenaient faveur; mais elles passaient de mode assez promptement. A Rome, Sénèque, dont la naissance remonte à l’empire d’Auguste, se plaignait déjà que son siècle ne parlait plus latin (19); et il le prouve par de nombreux exemples d’autrui, auxquels il aurait pu mêler parfois les siens. Chez nous, la décadence a été bien moins hâtive et moins sensible. C’est sur ses vieux jours seulement que Voltaire laisse échapper la même plainte que Sénèque, et dit anathème au mauvais langage français de son temps.

Dans la perpétuelle occupation littéraire du dix-huitième siècle, la langue, en effet, après avoir gagné en abondance, en variété, en aptitude encyclopédique, devait perdre pour le goût, la vérité, l’expression des sentiments, les choses enfin qui tiennent non à la science, mais à l’art. L’esprit philosophique l’avait sans doute encore heureusement travaillée. La prose française gardait, sous le burin de Montesquieu, la précision, la vigueur, la pureté du trait et l’éclat des images de Pascal; elle s’élevait avec Buffon à cette magnificence de paroles qui est l’éloquence sans la passion; elle était, dans Rousseau, tour à tour sévère et didactique, ou véhémente et colorée. Diderot la pliait avec imagination et justesse à l’expression du détail des arts; Condillac la rappelait sans cesse, par logique et par système, à cette clarté que Voltaire avait d’instinct et par génie; Dumarsais la décomposait avec la sagacité des grammairiens de Port-Royal.

Mais, au-dessous de ces grands travaux, la manie philosophique gâtait la langue par l’affectation et l’emphase; et cette décadence, aggravée par l’inévitable exagération des imitateurs, se reconnaissait même sous la main des maîtres. C’est aux écrits de Rousseau que Voltaire dépité emprunte quelques exemples de mauvais langage, qui ont bien disparu pour nous dans la diction si savante de l’orateur genevois. Mais l’art même de ce beau style ne s’éloignait-il pas du caractère de notre langue? Un des hommes de notre siècle qui savait le mieux le français et le grec, et, bien plus, un écrivain de rare talent, Courier, a dit quelque part: « Pour la langue, il n’est femmelette du dix-septième siècle qui n’en remontrât aux Buffon et aux Rousseau. » En ôtant de ce mot l’hyperbole du caprice et de l’humeur, il y reste quelque chose de vrai sur l’altération qu’avait éprouvée le génie simple et libre de notre langue.

Le Dictionnaire, tel que l’avait conçu l’Académie, n’est, à cet égard, qu’un insuffisant témoin, par la sécheresse de sa forme, et sa méthode de constater l’usage, et non le caprice ou le talent des écrivains. Les éditions qu’on en donna jusqu’en 1740, faites dans un ordre nouveau, augmentées de quelques détails de grammaire, et appauvries de quelques gallicismes, ne marquaient presque aucun changement dans la langue, quoique les mœurs et l’état des esprits eussent déjà beaucoup changé. L’édition de 1762 est seule importante pour l’histoire de notre idiome, qu’elle reprend à un siècle de distance des premières créations du génie classique, et qu’elle suit dans une époque de création nouvelle. Cette édition, en général retouchée avec soin, et, dans quelques parties, par la main habile de Duclos, prêterait à plus d’une induction curieuse sur le travail des opinions et le mouvement des esprits. Du reste, dans sa nomenclature étendue et correcte, elle montre bien qu’une langue fixée par le temps et le génie n’a pas besoin de se dénaturer pour traiter tous les sujets, suffire à toutes les idées. Les expressions scientifiques y sont plus nombreuses, les définitions plus précises, les exemples mieux choisis et plus souvent empruntés au style des livres, les idiotismes familiers plus rares. Il y manque ce que l’époque déjà avancé de la langue commençait à rendre plus utile, l’histoire de son origine et ses variations.

Quand Voltaire vint à Paris, en 1778, pour donner encore une tragédie au public, voir le siècle qu’il avait fait, et mourir, son infatigable activité d’esprit le fit songer même au Dictionnaire de l’Académie; et il entreprit de le recommencer sur ce plan philologique qui convient aux langues vieillies. Il voulait « recueillir, pour chaque mot, l’étymologie reconnue ou probable, les acceptions diverses, avec les exemples tirés des auteurs les plus approuvés, et faire revivre toutes les expressions pittoresques et énergiques de Montaigne, d’Amyot, de Charron, qu’a perdues notre langue. » Voltaire (20) arrêta lui-même le projet, se chargea d’une lettre, et avait hâte de mettre toute l’Académie à l’ouvrage. Mais cette dernière volonté de son testament littéraire se perdit après lui; et la révision du travail de 1762 fut continuée dans la même forme.

A la vérité, de bien plus graves intérêts allaient préoccuper les esprits. Il s’agissait alors pour la société d’une bien autre réforme que celle de la langue: et il eût été puéril de regarder par ce petit côté le spectacle de la France en révolution. Mais, longtemps après l’éruption du volcan, lorsqu’elle a brûlé et fécondé la terre, viennent des curieux qui ramassent quelques scories, et qui les analysent. C’est ainsi que l’on pourrait aujourd’hui rechercher les traces que l’enthousiasme de 1789, et les secousses qui suivirent, ont laissées dans notre langue. Comme jamais société n’avait été plus violemment dissoute et mêlée, comme il y eut à la fois des passions terribles et des changements profonds, l’empreinte en a dû rester dans les expressions, ainsi que dans les mœurs. Si, par l’influence même des discussions spéculatives qui avaient marqué les dernières années littéraires du dix-huitième siècle, quelque chose de singulièrement vague et déclamatoire se mêla souvent aux plus formidables réalités de la révolution, les imaginations n’en reprirent pas moins, dans cette épreuve, une vigueur qui passait au langage. De cette ardente et hétérogène fusion sortirent quelques lames d’airain, où sont gravés éloquemment d’immortels principes. Et quand le sol fut raffermi, et la violence calmée, sans que la passion fût éteinte, notre idiome, énervé par l’affectation et la mollesse dans les derniers temps de l’ancienne monarchie, se retrouva plus capable de sérieux et d’éloquence.

Les premières maximes de la révolution avaient élevé les âmes: ses excès reportèrent beaucoup d’esprits éclairés vers l’étude d’un autre siècle, où la pompe d’un ordre social glorieux et respecté s’était réfléchie dans le génie de grands écrivains que la sincérité de leurs croyances maintenait libres. Ce retour ne fut pas sans action sur le caractère et sur les formes de notre langue, aux premières années du dix-neuvième siècle. De là quelques souvenirs d’une pureté classique se mêlèrent heureusement à toutes les hardiesses de l’imagination affranchie.

Depuis longtemps l’égalité des droits était acquise à la France; le débat politique lui fut enfin restitué, à la tribune, et par la presse, cette âme des états modernes légalement gouvernés. Ces deux influences de la liberté dans les institutions, et de la démocratie dans les mœurs ont dû se marquer sur le langage; et elles lui rendent bien plus en force vive et en mouvement naturel qu’elles ne lui ôtent de pureté.

Ce n’est pas ici le lieu de retracer les espérances actuelles de notre belle langue, dont cette édition renferme le dernier classement et le froid inventaire. Dans l’édition publiée en 1798, sans l’Académie qui n’existait plus, mais sous les auspices d’un de ses membres, on annonçait la régénération de l’idiome, des mœurs et de l’esprit français. De telles promesses ont peu de vérité; et les choses humaines ne marchent pas ainsi. Il nous suffit que la langue, instrument de la pensée française, ne soit jusqu’à ce jour ni impuissante ni faussée, et que la magnificence, la mélodie, la précision, la gravité qu’elle peut encore atteindre, soient attestées par des exemples que citera l’avenir.

Mais ce qui peut augmenter la gloire de la littérature ajoute rarement au vocabulaire; et les changements, les accroissements que le besoin et l’usage ont consacrés dans notre langue depuis quarante ans, ne sont pas, à tout prendre, fort nombreux. Ce n’est pas à les constater et à les réunir que se borne la révision aujourd’hui publiée par l’Académie. Les hommes qui ont tour à tour dirigé cette œuvre de patience et d’analyse ont porté plus loin leurs recherches, et recommencé pour le passé l’examen attentif de la langue. Rien n’a été négligé pour en épurer et en compléter le recueil. Les mots ont été expliqués avec plus d’étendue, dans toutes les variétés de leur sens; les exemples de locutions et de phrases multipliés avec choix, et empruntés à toutes les nuances du langage écrit.

Les termes de sciences et d’arts étaient entrés en plus grand nombre dans l’usage. Au caractère précis et méthodique des définitions qui s’y rapportent, on reconnaîtra souvent le soin qu’ont bien voulu donner à cette portion du travail de l’Académie plusieurs membres des autres classes de l’Institut, et quelques artistes célèbres. Des avis de tout genre ont été recueillis pour une tâche pénible, qui embrasse indirectement tant de connaissances diverses, et où tant d’erreurs sont faciles.

Le célèbre Johnson, au moment de publier son Dictionnaire si estimé, désespérait du succès, dans la pensée qu’il était impossible qu’un ouvrage semblable ne renfermât pas « quelques fautes graves, et quelques choquantes méprises, dont il serait aisé de rire. » Nulle attention scrupuleuse, nul concours de lumières ne peut assurer tout à fait contre ce danger. Ce qui importe, c’est qu’on ait approché de la grande exactitude, si nécessaire dans un tel travail, et qui en est la perfection relative.

D’autres études sont à faire sur la langue française. Sans confondre l’usage et l’archaïsme, sans prétendre renouveler la langue en la vieillissant, on peut en rechercher l’histoire, dans un travail qui, profitant des notions nouvelles acquises à la science étymologique, marquerait la filiation graduelle, les transformations de chaque terme, et le suivrait dans toutes les nuances d’acception, en les justifiant par des exemples empruntés aux diverses époques, et à toutes les autorités du langage littéraire. Le premier essai de quelque partie d’un tel recueil pourra seul en montrer tout le piquant intérêt et l’utile nouveauté.

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(1) « Opera data est ut imperiosa civitas, non solùm jugum, verùm etiam linguam suam domitis gentibus imponeret, per quam non deesset, imò et abundaret interpretum copia. » (S. Augustin, De civitate Dei, lib. XIX.)

(2) M. Raynouard, Observations sur le roman de Rou, pages 32, 33, 34, 35.

(3) « Malherbe n’étoit pas encore venu dégasconner la cour. » (BALZAC.)

(4) Schlegel, Observations sur la langue et la littérature provençales.

(5) Patru, Œuvres diverses, t. II, p. 322.

(6) A Proposal for correcting, improving, and ascertaining the english tongue, in a Letter to the Lord high Treasurer.

(7) M. Nodier.

(8) Furetière, second Factum, p. 21.

(9) Du Bellay, Défense et illustration de la langue françoise. Voy. les mots ajourner, asserter.

(10) Bibliothèque universelle et historique de J. le Clerc, t. III, p. 528.

(11) « Non ratione nititur, sed exemplo; nec est lex loquendi, sed observatio, ut ipsam analogiam nulla res alia fecerit quàm consuetudo. » (Quintil. lib. I, c. VI.)

(12) « C. Caesar de analogiâ libros edidit, sciens sine eâ neque ad philosophiam, in quâ peritissimus erat, neque ad eloquentiam, in quâ potentissimus, posse quempiam pervenire. » (Joann. Sarisb. Metalogico. lib. I, c. 2.)

(13) « Si inter rivales, id est qui per eumdem rivum aquam ducunt, sit contentio de aquae usu, etc. » (Ulpian. Ieg. I.)

(14) « Suum à naturâ rebus inesse nomen.... quamdam nominum proprietatem ex rebus ipsis innatam esse. » (Plat. in Cratylo.)

(15) Joann. Pet. Ericus.

(16) « Littera R videtur omnis motûs quasi organum esse. » (Plat. in Cratylo.)

(17) « Verba esse naturalia magìs quàm arbitraria. » (Nigidius, ap. Aul. Gell. lib. X, cap. IV.)

(18) « Vos cum dicimus, motu quodam oris conveniente cum ipsius verbi demonstratione utimur, et labias sensìm primores emovemus, ac spiritum atque animam porrò versum et ad eos, quibuscum sermocinamur, intendimus. At contrà cùm dicimus nos, neque profuso intentoque flatu vocis, neque projectis labris pronunciamus; sed et spiritum et labias quasi intra nosmetipsos coercemus. » (Nigid. ap. Aul. Gell. ibid.)

(19) « Quod nunc vulgò breviarium dicitur, olim, quùm latinè loqueremur, summarium vocabatur. » (Senec. Epist. XXXIX.)
(20) Regist. de l’Académie, séance du jeudi 7 mai 1778.