Dire, ne pas dire

Le talent, la livre et le scrupule

Le 3 octobre 2025

Expressions, Bonheurs & surprises

Le nom des monnaies nous permet de voyager dans le temps et l’espace. Si aujourd’hui elles sont de plus en plus dématérialisées, il ne faut pas oublier qu’elles furent d’abord des quantités de métal précieux, ce qui explique que les plus anciennes tiraient leur nom d’unités de poids. Ainsi le mot talent, emprunté du grec talanton, a d’abord désigné le plateau d’une balance, puis une unité de masse et enfin une somme considérable d’or ou d’argent (chez les Athéniens, le talent équivalait à vingt-six kilos environ). Depuis la parabole de l’Évangile de saint Matthieu, qui invite le fidèle à faire fructifier les dons qu’il a reçus de Dieu, talent désigne une aptitude, naturelle ou acquise, dont on fait preuve dans l’exercice d’un art, d’un métier, etc. Le latin libra, à l’origine de notre livre, a désigné, lui aussi, une unité de poids et une balance. C’est d’ailleurs de lui qu’est tiré le nom équilibre, c’est-à-dire la situation dans laquelle les deux plateaux de la balance supportent un poids égal et sont donc au même niveau. Notons aussi que Tertullien appelait l’esprit de Dieu librator universalis, c’est-à-dire « celui qui maintient l’univers en équilibre ». Du nom libra nous viennent un grand nombre de termes de métrologie. C’est de lui qu’est issu l’italien lira, « lire » et aussi, après de nombreux détours, notre litre. Ce dernier est un dérivé régressif, c’est-à-dire qu’il a été obtenu par la suppression d’un élément suffixal. Litre est en effet tiré de litron. Il s’est d’abord rencontré, à la toute fin du xvie siècle, sous la forme literon, qui désignait le contenu d’un pot à boire. C’était un dérivé du latin médiéval litra, « mesure pour les liquides », qui transcrivait le grec de Sicile litra, forme régionale correspondant au latin libra. Ainsi donc notre livre était une mesure de poids, une unité monétaire et avait donné son nom à une mesure de volume. Mais ce n’est pas tout. L’ancien français livre (on écrivait aussi livrée), issu du latin médiéval librata, était également le nom d’une mesure agraire, qui désignait la surface de terre nécessaire pour tirer une rente annuelle d’une livre. La livre est encore une monnaie utilisée en Angleterre. Nos amis anglais la nomment pound, nom qui est issu, par l’intermédiaire du vieil anglais pund, « poids d’une livre », du latin pondo, « en poids », d’abord employé dans la locution (libra) pondo (on retrouve là notre libra latine). Cette notion de poids était importante parce qu’elle garantissait la valeur de la monnaie. C’est d’ailleurs ce qui explique que le prix qu’on accordait aux espèces sonnantes et trébuchantes, celles dont le son qu’elles produisaient quand on les heurtait était le gage de leur qualité, et qui avaient été pesées au trébuchet, une petite balance de précision pour les monnaies et les métaux précieux. Comme le poids faisait la valeur des monnaies, il n’est guère étonnant que l’on ait donné à certaines d’entre elles un nom signifiant « poids » ou « pesé ». On l’a vu pour la pound anglaise, mais c’est aussi le cas pour le peso, nom issu du latin pensum, « chose pesée, poids », et ce peso, d’abord un poids de métal précieux, est devenu l’unité monétaire de différents pays hispanophones, en particulier d’Amérique latine. En Espagne circulait naguère un parent étymologique du peso, la peseta, proprement « la petite chose pesée ». On utilisait aussi autrefois, dans ce même pays, une pièce valant cinq pesetas, le douro, forme francisée de l’espagnol duro, issu, par abréviation, de peso duro, « poids dur, solide », puis « poids d’argent massif ». Cette idée de solidité se trouvait déjà dans une monnaie d’or romaine nommée solidus, abréviation de aureus solidus, « or massif ». C’est de ce dernier qu’est issue l’ancienne monnaie appelée sol. En ancien français, au contact d’un s de pluriel, le l final se vocalisait et l’on disait donc un sol, des sous. De là la naissance de notre sou, qui perdit peu à peu de sa valeur, mais se maintint comme unité de compte jusque dans les années 1960.

Chez les Latins, la libra était l’unité de base et comptait de nombreuses divisions. Voyons pour conclure la plus petite d’entre elles, qui ne valait qu’un 1/228 de livre, c’est-à-dire moins de deux grammes. Elleétait utilisée par les médecins et les apothicaires dans leurs préparations. Elle s’appelait scrupulum. On avait tiré ce nom de scrupulus, « petite pierre pointue ». Rappelons que c’est parce que la présence de celle-ci, en quelque endroit où elle irritait la peau, devenait obsédante que l’on a donné, au figuré, ce nom, scrupulus, « scrupule », à un lancinant sentiment d’inquiétude ou à un remords.