Dire, ne pas dire

Bloc-notes

« Dire, Ne pas dire » un an après

Le 3 janvier 2013

Bloc-notes

pouliquen.jpg
Un an après le lancement de Dire, Ne pas dire il est légitime de s’interroger sur les effets de l’initiative que prit alors notre Académie de doter son site d’un outil permettant une relation plus ouverte, plus spontanée avec ceux des internautes qui se disaient sensibles au bon usage de notre langue et qui semblaient douter de notre réactivité face aux agressions dont elle était victime. À cette interrogation la réponse est claire, ces effets furent heureux. Chacun des cent cinquante articles  concernant les emplois fautifs, les extensions de sens abusives, les néologismes, les anglicismes, etc., qui y furent proposés et retenus chaque mois par notre Compagnie fut à l’origine d’une correspondance abondante et riche de suggestions rejoignant les nôtres. Si certains reprochèrent à l’Académie un retard dans l’adoption de mots récents, le plus souvent injustement car il s’agissait de mots déjà admis par la Commission du Dictionnaire, mais non encore publiés ou présents sur la Toile, et si d’autres l’accusèrent d’être trop passive, cette correspondance fut le plus souvent enthousiaste car elle répondait aux soucis de nos lecteurs, auxquels il était démontré que l’Académie ne restait pas indifférente aux entorses infligées couramment à la langue française. En somme un vrai dialogue s’établit entre notre Compagnie et un public passionnément attaché au bien parler.

Une étude statistique de la fréquentation de Dire, Ne pas dire nous confirme qu’à la curiosité que suscita l’annonce par les médias de son lancement a succédé une consultation régulière, attentive de ses pages. Une analyse précise de son audience au cours des dix premiers mois de son existence, du 1er novembre 2011 au 31 août 2012, met en évidence les éléments suivants : 45 395 visiteurs uniques nous ont fréquenté, qui furent responsables de 63 483 visites en consultant 199 387 pages (3,14 pages par visiteur) avec, ce qui est notable, une durée moyenne de visite de 2 minutes 49 secondes et un taux de rebond de 55 %. 72 % d’entre eux nous rendaient visite pour la première fois tandis que 28 % consultèrent plusieurs fois notre site. Il est intéressant de noter que, parmi les rubriques proposées, c’est celle des Emplois fautifs qui fut la plus consultée, suivie à égalité par Extensions de sens, Bonheurs et surprises et Néologismes et anglicismes. Les bloc-notes sont régulièrement lus. C’est donc, en moyenne, 4 500 internautes qui s’informent chaque mois des propositions de notre site Dire, Ne pas dire. Ils sont une fraction des 33 429 internautes qui, entre le 22 octobre et le 21 novembre derniers, ont rendu visite au site de l’Académie française. Une majorité d’entre eux est naturellement d’origine française (23 044) à laquelle s’ajoutent deux à trois mille francophones originaires en parts égales du Canada, de Suisse, de Belgique et d’Algérie. Il en vient aussi des États-Unis, d’Allemagne, d’Italie et d’Espagne, environ huit cents pour chacun de ces pays. On remarque aussi que la correspondance entretenue avec Dire, Ne pas dire s’est modifiée au cours des mois. Si les internautes signalèrent au départ les fautes les plus grossières du langage parlé et se rassurèrent en voyant que l’Académie les réprouvait également, ils nous ont ensuite demandé si telle ou telle expression, lue ou entendue ici ou là, était correcte et d’en préciser, le cas échéant, les conditions d’emploi. Ils entretiennent avec le Service du Dictionnaire des échanges dont il nous paraît judicieux de publier chaque mois les plus instructifs. Il apparaît nettement que la création de Dire, Ne pas dire a favorisé cette relation avec le Dictionnaire de l’Académie française et le service si compétent de ce dictionnaire.

Peut-on prétendre encore que l’Académie française se cloître entre ses murs et reste indifférente aux mauvais traitements infligés à notre langue ? S’il se peut que certains le croient encore, je les invite à taper sur leur clavier « Académie française » et à choisir, parmi les diverses rubriques qui sont offertes, « Dire, Ne pas dire». Ils y retrouveront sans doute une part de leurs préoccupations concernant notre belle langue.

 

Yves Pouliquen
de l’Académie française

De la mer des Caraïbes à « La Tempête » de Shakespeare - Voyages d’un mot

Le 3 décembre 2012

Bloc-notes

delay_florence.jpg
C’est le marin Rodrigo de Triana qui, dans la nuit du 11 au 12 octobre 1492, vit la terre en premier. Sauvés. L’île de l’archipel des Bahamas sur laquelle ils débarquèrent au matin, Christophe Colomb la baptisa aussitôt San Salvador. Des Indiens nus et pacifiques vinrent à leur rencontre. À ce que croit comprendre Christophe Colomb (les uns parlant le castillan et les autres l’arawak, comment se pourraient-ils comprendre ?), les pacifiques ont grand peur des guerriers d’une terre ou d’une île voisine, qui ont des têtes de chien, mangent des êtres humains, et qu’ils appellent Caniba ou Canibal. Ils parlent des Cariba (qui donneront leur nom à la mer des Caraïbes), mais Colomb entend Caniba. Can, en espagnol, signifie « chien » (d’où les têtes de chien), et kan (même prononciation) signifie « khan ». Or on sait que Colomb a « découvert » l’Amérique par hasard : il est en fait à la recherche des Indes miraculeuses de Marco Polo, et se croit quasi arrivé. Dans son Journal de bord transcrit et abrégé par le père Las Casas (l’original ayant disparu), on peut lire le 11 décembre de la même année : « Je répète donc, dit l’Amiral, que Caniba n’est pas autre chose que le peuple du Grand Khan, qui doit être voisin de celui-ci. Ils ont des vaisseaux, viennent capturer ceux-ci et, comme ceux qui sont pris ne reviennent pas, les autres croient qu’ils ont été mangés. Chaque jour, dit l’Amiral, nous comprenons mieux ces Indiens, et eux de même, bien que plusieurs fois ils aient entendu une chose pour une autre […] » !

Notre Dictionnaire rappelle ainsi l’étymologie du mot cannibale : n. xvie siècle, canibale. Emprunté de l’espagnol canibal, lui-même de l’arawak caniba, « hardi », servant à désigner les Caraïbes antillais.

Michel de Montaigne n’avait pas trente ans quand il se rendit à Rouen, à la suite de l’armée royale qui reprit la ville aux huguenots. C’est là qu’en compagnie du roi Charles IX, qui avait douze ans, il fit la rencontre de trois Indiens du Brésil qui furent interrogés sur leurs premières impressions : entrée des traducteurs. Il parla à l’un d’eux fort longtemps, pas assez à son gré, déplorant la bêtise du truchement. Il en apprit beaucoup plus auprès de Villegagnon. Cet ancien marin avait été envoyé vers l’actuel Brésil par Coligny avec six cents colons pour « prendre terre », terre qu’il nomma « la France antarctique » et où il passa plusieurs années. Montaigne se fie à lui : « Cet homme que j’avoy, estoit homme simple et grossier, qui est une condition propre à rendre veritable tesmoignage ; car les fines gens remarquent bien plus curieusement et plus de choses, mais ils les glosent. » De plus, Villegagnon ne manque pas de lui faire rencontrer plusieurs matelots et marchands qu’il a connus pendant son voyage. De cette véritable enquête et de sa réflexion naît le magnifique essai intitulé « Des Cannibales » (Essais, livre I, chapitre XXXI), chef d’ceuvre de tolérance. Le mot est donc entré en France au xvie siècle, et par la grande porte. Sous la plume de Montaigne il prend un autre sens :

« Or je trouve, pour revenir à mon propos, qu’il n’y a rien de barbare et de sauvage en cette nation, à ce qu’on m’en a rapporté, sinon que chacun appelle barbarie ce qui n’est pas de son usage. »

La traduction anglaise des Essais de Montaigne parut en 1603. William Shakespeare s’en inspire à plusieurs reprises dans sa dernière pièce, La Tempête. Le duc magicien Prospero, victime d’une trahison, a été abandonné au large sur un esquif avec sa fille Miranda. Père et fille ont survécu. Les vents les ont conduits jusqu’à une île où Prospero utilise ses pouvoirs magiques pour se faire obéir des esprits qui la peuplent. C’est lui qui suscite la tempête, ayant chargé l’esprit de l’air qu’il tient à son service, le gracieux Ariel, de provoquer le naufrage d’un vaisseau qui compte parmi ses passagers ceux qui l’ont trahi.

La société rêvée qu’imagine le bon Gonzalo, un des naufragés, emprunte maints traits à la société dite sauvage des « Cannibales ». Mais le plus étonnant est le nom donné par Shakespeare à l’esprit de la terre, habitant légitime de cette île, être difforme et maudit que Prospero a réduit à l’esclavage. S’inspirant du mot « cannibale », le poète anglais l’a nommé Caliban.

Dans un essai qui provoqua de vives discussions, Caliban parle, paru en 1928, notre confrère Jean Guéhenno exposait son expérience d’enfant du peuple devenu agrégé et faisait de Caliban le mal-aimé le symbole du peuple. Dans un autre essai paru à Cuba en 1971, l’écrivain Roberto Fernàndez Retamar réhabilite à son tour celui qui, à ses yeux, incarne les habitants spoliés et colonisés de « notre » Amérique. Son livre, traduit en français aux éditions Maspero, a pour titre Caliban Cannibale, titre qui résume notre histoire.

 

Florence Delay
de l’Académie française

Quand un mot insensé en vide beaucoup d’autres de leur sens

Le 8 novembre 2012

Bloc-notes

M. Marc Fumaroli
Un de nos fidèles lecteurs de cette rubrique : « Dire, ne pas dire », M. Henri Raynal, poète et auteur de plusieurs ouvrages de salubrité publique langagière, m’adresse par lettre toute une série d’observations tirées de son dernier ouvrage (Ils ont décidé que l’univers ne les concernait pas). Elles méritent d’être partagées avec l’ensemble d’entre nous, tous autant que nous sommes, amis de notre langue et anxieux des périls qui l’assaillent. M. Raynal fait remarquer que le plus dangereux de ces périls n’est pas l’invasion de l’anglais et des anglicismes, fort encombrante il est vrai, mais provient des locuteurs français eux-mêmes, qui se font complaisamment véhicules de mots employés à contresens, et se substituant d’autorité aux mots qui font sens. Il compare ces mots intrus, qui éliminent les mots légitimes et faussent la précision et donc la clarté de notre langue, à ces « virus » qui, introduits malignement dans un système informatique, ruinent son fonctionnement, ou encore à ces « algues tueuses » qui, une fois introduites dans un écosystème marin, y font un ménage par le vide.

Quelques exemples. Le mot produit : il tend à éliminer, dans sa vague généralité, les mots exacts article, œuvre, denrée, engin, appareil, équipement, et à désigner aussi bien un appartement mis en vente par une agence qu’un voyage organisé par un autre type d’agence, une formule de placement pour demandeur d’emploi, un disque compact dans un grand magasin ou une installation d’art contemporain dans une galerie ad hoc. Trop de choses très différentes désignées en vrac par un seul mot de la langue de bois commerciale.

Autre exemple, le participe passé dédié. Lorsqu’un « trader » nous explique qu’il a été « dédié en tant qu’assistant à un desk », il devrait dire affecté. Lorsqu’un magazine vante son « équipe de journalistes dédiés », il veut dire spécialisés, mais il préfère recourir à ce qualificatif vaguement noble, et vidé de son sens quasi synonyme de consacré. Du coup, consacré est éliminé de la langue, en compagnie de réservé, destiné, dévolu à ; ou bien conçu, étudié, utilisé pour ; ou encore spécialisé, approprié à.

Encore d’autres ? Gérer, employé à tout bout de champ et éliminant maîtriser, administrer, surmonter, mener à bien, etc.

Opportunité : au sens exact, c’est le caractère de ce qui vient à propos, celui par exemple d’un moment propice, saisi à temps ou manqué. Vidé de ce sens et employé à bouche que veux-tu, il est réduit au sens d’occasion commerciale, de solde, de possibilité, d’offre, et met au rancart tous ces mots.

Évident, mot cartésien par excellence – qualifiant l’acquiescement sans réserve de la raison à une conclusion qui s’impose, s’est dégradé en facile, ou, à la forme négative, en difficile, compliqué, autant d’appréciations fort vagues.

Récupérer : on ne va plus chercher ses enfants à l’école, on va les récupérer. On ne recueille plus un naufragé, on le récupère. On ne va plus retrouver l’autoroute, mais la récupérer. Hommes, bêtes et choses sont ramassés à égalité par le même râteau, qui se substitue à tout un riche vocabulaire.

Structure : mot fourre-tout, mot à prétention savante, tend à remplacer bâtiment, service, administration, organisme, agence, groupe, institution, compagnie, entreprise, équipement, installation, charpente, échafaudage.

À travers : cette locution adverbiale a quasi phagocyté par, avec, au moyen de, grâce à, à l’aide de, par l’entremise de, à la faveur de, à l’occasion de, par l’intermédiaire de. On dira : « Ces informations nous sont parvenues à travers les insurgés », « J’ai connu Jean à travers Fabienne », ou même on écrira : « À la bataille de Crécy les chevaliers s’affrontèrent à travers leurs lances. »

Ce phénomène de rétrécissement de la langue par impropriétés grotesques mais tueuses n’avait pas assez été remarqué ni diagnostiqué. Merci, Monsieur Henri Raynal !

 

Marc Fumaroli
de l’Académie française

Défendons nos valeurs !

Le 4 octobre 2012

Bloc-notes

 

marion.jpg
« Défendons nos valeurs ! », « Revenons à nos valeurs ! », « les valeurs de la démocratie et de l’école », « les valeurs chrétiennes de l’Europe » – dans le discours, le recours aux valeurs devient d’autant plus commun que les difficultés de la société conduisent à des crises que l’on ne peut plus dénier. Dans ces emplois, la valeur prend le rang de la règle fondamentale, de la loi morale, du bien et du mal, bref d’une instance normative, indépendante des errances du moment, à laquelle, dans le désarroi général, on pourrait toujours avoir recours.

Il s’agit d’un contresens sur le sens du mot. Car une valeur dépend toujours d’une évaluation, et donc d’un évaluateur. Même la valeur d’un guerrier ou d’un héros, au sens ancien, suppose, pour se manifester, la comparaison avec un autre, moins valeureux. Dans la plupart de ses emplois modernes, la valeur tire son sens d’une valorisation, d’une appréciation : la valeur d’une action en Bourse dépend du nombre d’acheteurs réels ou potentiels rapporté au nombre de vendeurs potentiels ou réels – ce qui reproduit le mécanisme de la valeur des produits sur tout marché. Ce modèle économique, en fait financier, de la valeur ne se développe dans de nouveaux domaines (l’art, les œuvres de l’esprit, mais aussi le travail salarié, les systèmes de protection, la santé, l’éducation, l’image de marque dans l’opinion publique, etc.) qu’à la mesure de l’interprétation de ces domaines selon le système du marché, selon les lois de l’offre et de la demande, selon le qu’en dira-t-on électronique. Notre époque tend à généraliser cette interprétation et l’extension du marché, même aux domaines jusqu’alors non inclus dans l’économie et dans l’échange (le travail non salarié, les relations familiales, etc.), en recule les limites.

Dès lors, les croyances, les opinions et même les idéologies peuvent, par analogie, devenir des valeurs : de fait, il y a un marché des croyances et des opinions que soutient la demande de certains groupes, qui les imposent comme le signe et le résultat de leur propagande ou de leurs pressions. Chaque groupe social vante ses valeurs, combat, pétitionne, manifeste, influence et manœuvre pour elles.

Mais cette logique, bien connue et quotidiennement constatée, définit – et l’on peut se référer ici à Nietzsche – le nihilisme, l’époque où « les plus hautes valeurs se dévalorisent ». Elles ne se dévalorisent pourtant pas parce qu’elles manquent de soutien, puisque le marché des valeurs n’a jamais été plus concurrentiel qu’aujourd’hui. Elles se dévalorisent au contraire parce que nous savons tous que ce qui s’imposera, au terme d’une lutte confuse et arbitraire n’offre que la valeur qu’un groupe social, simplement plus nombreux ou mieux organisé que les autres, aura réussi à imposer. La victoire d’une valeur, quand elle apparaît comme ce qu’elle est, à savoir l’effet d’une force politique et idéologique, signifie donc qu’elle n’a aucune validité en elle-même, mais qu’elle résulte du succès, un temps heureux, de ses évaluateurs. Elle triomphe, mais jamais par elle-même. Elle triomphe, mais, pour cela même, ne vaut rien d’autre que ce que veulent ses soutiens.

On comprend donc que l’affirmation frénétique de nos valeurs confirme le nihilisme autant et même mieux que leur défaite. Dans les deux cas, il ne s’agit que des sous-produits de la volonté de puissance. On comprend que certains aient pu stigmatiser la qualification de valeur comme « le plus grand blasphème » que l’on puisse jamais porter contre une chose. Ni, par exemple, Dieu, ni la liberté, ni la famille, ni même la démocratie ne méritent qu’on les ravale au rang sans honneur de valeurs, ce résidu de la volonté de puissance et de son arbitraire. Mais alors, que sont-elles ? Des réalités, que nul ne peut ni ne doit défendre, mais qui, au contraire, défendent, par leur inébranlable force, interne et irréfutable, ceux qui les honorent. Rien de réel ni de significatif ne s’abaisse au rang d’une valeur. Tout cela nous offre une réalité, qui nous soutient et nous fait nous en réclamer.

Les discours politiques et idéologiques devraient le savoir. Et, puisqu’ils ne le savent pas, le dictionnaire doit le rappeler.

 

Jean-Luc Marion
de l’Académie française

Compter avec et compter sans

Le 6 septembre 2012

Bloc-notes

sallenave.jpg
Deux verbes français sont issus du latin computare, « énumérer » : compter et conter. Le premier, qui a le sens de calculer, est la graphie savante du verbe « conter », qui s’est spécialisé dans l’énumération des évènements d’un récit, d’une histoire.

Compter est un verbe sans histoire, tantôt transitif (« compter sa monnaie »), tantôt absolu : compter signifie alors avoir de l’importance (« C’est un homme qui compte »). Comme beaucoup de verbes, il s’enrichit d’être suivi d’une préposition. Ainsi compter sur signifie « avoir confiance en… », compter avec, « devoir tenir compte de… », compter parmi, « mettre au nombre de… ».

Sans oublier : compter pour…, comme par exemple dans « compter pour rien » ; « compter pour du beurre » : être considéré comme une quantité négligeable. Et enfin compter sans, « ne pas tenir compte de » : « compter sans les cavaliers de l’ennemi », c’est dans une bataille ne pas faire entrer en ligne… de compte leur intervention éventuelle.

C’est là justement qu’aujourd’hui tout s’est compliqué.

Car souvent au lieu de compter sans, on trouve sans compter.

Malheureusement, quand on dit « C’était sans compter les cavaliers », cela n’a pas du tout le même sens que « compter sans les cavaliers » : sans compter renvoie simplement à une évaluation numérique des troupes en présence.

D’où alors un souci de précision, qui aboutit à une confusion plus grande encore. Plus d’une fois en effet, dans la presse écrite ou parlée, on trouvera : « C’était sans compter sur les cavaliers ennemis », ce qui, en bonne logique, devrait vouloir dire « ne pas avoir confiance en eux », « ne rien espérer d’eux », alors qu’on souhaitait sans doute dire : « avoir oublié la cavalerie d’en face » !…

Ce n’est pas tout ! Car sans compter sur est quelquefois remplacé par sans compter avec, expression dont le sens est clairement : on ne doit pas tenir compte d’eux. Alors qu’une fois encore on voulait dire qu’on avait « compté sans eux », qu’on avait tout simplement oublié qu’ils pouvaient intervenir !

Ce sont des tournures anciennes, que de récents usages ont faussées. Seul remède : comme toujours, lire et faire lire des textes plus anciens, de ceux qu’on dit « classiques », pour y trouver des exemples et les garder en mémoire, à titre préventif, ou correctif.

Danièle Sallenave
de l’Académie française

Disparition

Le 10 juillet 2012

Bloc-notes

dagens.jpg
Ce terme est employé assez souvent pour évoquer la mort d’une personne. Dire que cette personne a disparu, c’est dire qu’elle est morte. En employant ce terme, on cherche sans doute à atténuer l’évènement et le choc de la mort, en présentant celle-ci comme l’interruption d’une présence.

Disparaître, c’est ne plus être là visiblement et on peut imaginer que cette absence ne serait pas définitive. Comme si la personne disparue avait fait une fugue ou comme si elle avait été enlevée, mais pour apparaître de nouveau vivante.

Erik Orsenna a raison de dénoncer ce procédé, en racontant lui-même la mort d’une femme aimée : « Le pays dans lequel vivaient les deux frères [la France] avait décidé de dissimuler la mort. Sitôt son dernier soupir passé, le tout récent cadavre était embarqué Dieu seul savait où. Ainsi on pouvait plus facilement baptiser “disparu” le défunt, histoire, sans doute, de lui laisser une chance de réapparaître » (La Chanson de Charles Quint, 2008, p. 113).

Mais en voulant atténuer le choc de la mort, par l’emploi du terme « disparition », on épaissit encore le mystère. On risque d’aggraver la peine, surtout si le corps du défunt a réellement disparu, englouti par l’océan ou réduit en cendres.

Que chaque mot reste donc à sa place ! Que les convois funèbres s’expriment en termes de « décès » ! Mais que l’on ne joue pas avec la mort, en la présentant comme une simple disparition ! D’autant plus que ceux qui nous quittent en mourant ne disparaissent pas vraiment. « Cette femme était morte, écrit encore Erik Orsenna, mais pas du tout disparue » (ibid., p. 113).

Et que les chrétiens osent dire qu’ils croient à la résurrection du Christ et à la résurrection de leur chair, au-delà de toute disparition sensible !

 

Mgr Claude Dagens
de l’Académie française

D’acc ?

Le 7 juin 2012

Bloc-notes

dabadie.jpg
« Bob, c’est Phil ! Bon anniv !!! Je t’appelle dans ton appart’ sur ton fixe, je n’ai plus ton 06 ! Et dis-moi, quelle est ton actu depuis les States ? Toujours dans la com ? On ne t’a pas vu à Saint-Trop’, ni cet hiver à Courch’ ! Ah, au fait, j’ai une exclu pour toi ! Pat se marie ! Sans déc ! … Une bourge, style beauf … Dress code : smok ! Tu recevras la doc. Voyons-nous, blagap ! Non, à midi je vais rue de Valois pour une déco. Tu as un moment c’t’ap ? Je te phone et je passe te prendre après ma répète. Ou demain mat au petit déj ? À 8 heures, t’es cap ? Cool. »

Notre langue française est si jolie. Ses mots sont des fruits qu’il ne faut pas déguiser. Pourquoi en abréger le goût ?

Nos aînés, eux, n’abusaient pas de l’apocope (apocope : chute d’une ou de plusieurs syllabes à la fin d’un mot). Ils avaient plutôt un penchant pour l’aphérèse (aphérèse : suppression d’un ou de plusieurs phonèmes au début d’un mot) : « En montant dans le bus, sur qui je tombe ? Le pitaine ! »

Quoi qu’il en soit, ne mettons pas le langage en short. D’acc ?

 

Jean-Loup Dabadie
de l’Académie française

Comment se fait-il que l’italien

Le 3 mai 2012

Bloc-notes

fernandez.jpg
Comment se fait-il que l’italien, langue d’un pays bien plus inféodé, politiquement, aux États-Unis que la France, résiste mieux aux anglicismes que le français ? Tout le monde connaît le calcio (de calcio, « coup de pied »), pour « football », sport national et aussitôt nationalisé. Le plus souvent l’italien suffixe à l’italienne : campeggio au lieu de « camping », parcheggio au lieu de « parking ». D’autres fois la fantaisie italienne pourvoit au redressement lexical : « looping » ? Mais c’est un giro di morte (« tour mortel »), à faire vraiment peur. « Sandwich » ? Mais c’est un pane imbottito, c’est-à-dire un « pain fourré, farci, bien rempli », et, aussitôt, vous avez l’eau à la bouche, à flairer la saveur du jambon de Parme, de la tomate et du basilic. L’invention plus récente et charmante concerne l’affreuse « arobase ». Ce signe typographique n’a-t-il pas la forme d’un escargot lové dans sa coquille en spirale ? Eh bien, appelons-le chiocciola, « colimaçon ».

Pourquoi l’italien résiste-t-il si bien ? Peut-être parce que les Italiens connaissent et parlent l’anglais bien mieux que les Français. Ils n’ont donc pas ce complexe d’infériorité qui pousse les Français à compenser leur incompétence linguistique par une vassalité langagière. L’anglais, les Italiens le laissent là où il faut qu’il soit : dans la langue anglaise, et non dans des anglicismes, subterfuge bâtard propre à des ignorants.

 

Dominique Fernandez
de l’Académie française

Depuis sa fondation en 1635

Le 5 avril 2012

Bloc-notes

ormesson_jean.jpg
Depuis sa fondation en 1635 par le cardinal de Richelieu, l’Académie française a pour mission principale de veiller sur l’état de la langue et de rappeler son bon usage. L’orthographe au début du XVIIe siècle était loin d’être fixée. Sans même parler de Vaugelas, de grands écrivains – Malherbe, Pascal, Corneille, entre autres –, puis l’Académie française ont, peu à peu, établi les règles d’une langue dont la clarté et la précision ont fait l’admiration de l’Europe entière. Les traités de Westphalie, en 1648, sont rédigés en français. Plus tard, Frédéric II de Prusse, l’ami de Voltaire, ou la grande Catherine de Russie, l’amie de Diderot, utiliseront le français avec la même facilité que l’allemand ou le russe. Le français devient la langue des dirigeants, des diplomates, des savants, des philosophes, des écrivains. Partout en Europe, les précepteurs, les dames de compagnie, les maîtres de musique ou de danse, les bibliothécaires, les religieuses, les abbés, les cuisiniers répandent l’usage de notre langue. Marco Polo avait déjà écrit ses relations de voyage en français. Casanova rédigera en français ses mémoires appelés à un grand succès. Le français est devenu pour plusieurs siècles la langue commune des intellectuels, des voyageurs, des commerçants, des gens de goût et de savoir.
À notre époque, chacun peut le constater, la langue française est menacée. De l’extérieur, par la montée en puissance de l’anglo-saxon. De l’intérieur, par un délabrement plus grave encore et aux causes multiples. L’Académie s’efforce de lutter contre ces dérives et de rappeler aux usagers les règles qui régissent notre langue.
Son but n’est pas de « faire joli ». Ni même de s’accrocher à une conception formelle du « correct ». Son but est d’éviter qu’une confusion dans les mots n’entraîne une confusion dans les idées. L’Académie ne se préoccupe pas d’élégance : elle se soucie de précision et d’efficacité. Elle cherche à épargner au français et aux Français le destin cruel de Babel.
Confucius, en Chine, pensait que la rigueur de la langue était la condition première de toute cohérence politique et sociale. Beaucoup d’expressions ont une signification précise qu’il est important de connaître et de respecter. Les formules « rien moins que... » et « rien de moins que... » ont deux sens diamétralement opposés. « Rien moins que... » signifie « pas du tout ». « Il est rien moins que cultivé » : il n’a pas la moindre culture. « Rien de moins que... » signifie « extrêmement ». Si « cet ouvrage n’est rien de moins qu’un chef-d’œuvre », ne manquez pas de le lire.
On rencontre parfois deux autres formules opposées : « Vous n’êtes pas sans savoir… » et « Vous n’êtes pas sans ignorer… ». Mieux vaut déterminer laquelle des deux est correcte. Et faut-il dire qu’un projet « a fait long feu » ou « n’a pas fait long feu » ? On pourrait multiplier les exemples de flou, de vague et d’amphibologie.
La grammaire, la syntaxe, les modes des verbes, les figures de style ne sont pas là pour faire le joli cœur ni pour briller en société. Ils sont là pour exprimer avec le plus de précision possible des idées et des sentiments. Les grammairiens recommandent d’employer l’expression « en revanche » plutôt que « par contre ». André Gide faisait pourtant observer que l’emploi de « par contre » peut parfois s’imposer : « Trouveriez-vous décent qu’une femme vous dise : “ Oui, mon frère et mon mari sont revenus saufs de la guerre ; en revanche j’y ai perdu mes deux fils” ? »
L’utilisation de l’imparfait du subjonctif, la concordance des temps, le refus de l’amphigouri et des clichés à la mode ne sont pas des élégances ni des raffinements inutiles. Ils sont la condition d’une pensée ferme et cohérente.
Ce qui se conçoit bien s’énonce clairement
Et les mots pour le dire arrivent aisément.
Le langage, naturellement, est le fruit de la pensée. Mais la pensée, à son tour, est le fruit du langage. Un français correct n’est ni une affectation ni un luxe. C’est la garantie d’une pensée sûre d’elle-même. La beauté de la langue n’est que le miroir d’une raison capable de mettre de l’ordre dans le chaos du monde.

Jean d’Ormesson
de l’Académie française

Deutsche Qualität

Le 1 mars 2012

Bloc-notes

gallo.jpg
Cette publicité germanique envahissant – occupant – nos écrans de télévision afin de vanter Das Auto de marque allemande m’a fasciné. D’autant plus qu’on m’a assuré qu’elle avait été conçue par des Français. En outre, pour une voiture emblématique de l’Hexagone, on a jugé bon de faire la promotion de ce véhicule en allemand.
Das Auto, durant quelques jours, est devenu ma « madeleine ». J’ai quelques mots germains inscrits dans ma mémoire : Achtung Minen, Feldgendarmerie. Il vaut mieux laisser quelques autres enfouis. Je n’ai pu refouler deux d’entre eux : Panzer – c’était un véhicule fait pour l’exportation, des rives de la Volga à la Libye – et, naturellement, l’agence de communication de l’époque, l’efficace Propagandastaffel.
Je me suis ainsi promené dans les méandres de 1942, quand brusquement je me suis souvenu – peut-être à cause des deux derniers chiffres – de 842.
Cette année-là, les fils puînés de Louis le Pieux – l’héritier de Charlemagne – se dressent contre Lothaire, l’aîné, que leur père a choisi comme successeur.
À Strasbourg, en février 842, les deux puînés prononcent des serments d’alliance contre Lothaire. Chacun des deux prétendants s’engage dans la langue de son allié. Charles le Chauve s’exprime dans celle de son frère Louis le Germanique, la lingua teudisca, l’ancêtre de l’allemand. Et Louis le Germanique, dans celle de son frère Charles le Chauve, la lingua romana rustica. Ainsi c’est un Germanique qui prononce le premier texte français connu. Et c’est un « historien » contemporain de ce IXe siècle qui le consigne en langue vulgaire.
Ce texte est encore plongé – par son vocabulaire, sa syntaxe, sa morphologie verbale – dans le latin. Mais il est 1a source de « l’ancien français ».
C’est donc un point de repère essentiel dans l’histoire du français et de la France et aussi dans l’histoire de la Germanie. Car à Verdun, en 843, les trois petits-fils de Charlemagne se partagent l’Empire carolingien. À l’aîné, Lothaire, la Lotharingie, de la Frise à l’Italie, et le titre impérial. À Louis le Germanique, la Francie orientale, qui deviendra la Germanie. À Charles le Chauve, la Francie occidentale, bordée par l’Escaut, la Meuse, la Saône et le Rhône. Plus tard ce sera le Royaume de France.

Les deux langues des serments de Strasbourg deviennent, l’une, la langue de la Germanie, l’allemand, et l’autre, la langue de la France, le français.
On s’est beaucoup querellé, récemment, à propos de l’identité nationale. La réponse est dans le serment de Strasbourg : la langue est le fondement de l’identité. Une nation qui perd sa langue, disparaît avec elle.
Deux frères, à Strasbourg, ont affirmé leur différence et leur union en prêtant serment dans la langue de l’autre. Quelle leçon ! Deutsche Qualität ! Qualité française !

Max Gallo
de l’Académie française

Pages