Dire, ne pas dire

Du bon usage des titres

Le 1 juillet 2021

Bloc-notes

La littérature française est si riche, si complexe, si envoûtante qu’elle pose d’innombrables pièges à ses admirateurs du monde entier ; à commencer par la magie de titres dont l’impact est si fort qu’on finit parfois par négliger leur signification propre. Les Mémoires d’outre-tombe furent rédigés par un auteur encore bien vivant et combatif, qui assume la posture de l’au-delà pour mieux régler ses comptes avec des contemporains qui ne sauraient plus l’atteindre. Autre grand exemple, Les Fleurs du mal : la métaphore est saisissante au point de nous faire oublier que le mal, sujet abstrait, peut difficilement se servir d’objets concrets tels que les fleurs. On pourrait parler, à la rigueur, des « fruits du mal », si l’expression n’était devenue banale jusqu’à la platitude, bien avant Baudelaire.

Au xxe siècle, Clair de terre, Le Voyage égoïste, Mort à crédit, La Vision du vide, La Promesse de l’aube, Précis de décomposition, Le Miroir des limbes, Les Eaux étroites, etc. créent des images somptueuses, tandis qu’un grammairien pourrait hésiter sur leur emploi. Ainsi l’aube ne promet pas, alors qu’on pourrait parler d’une promesse faite à l’aube. Mémoires d’espoir est un raccourci audacieux et efficace pour évoquer les mémoires « des années » d’espoir. Ces titres présentent l’avantage d’être traduisibles tels quels, ce qui a contribué au rayonnement des œuvres qu’ils abritent.

Dans d’autres cas, le choix est plus délicat. Partage de midi est sans doute une des pièces les plus modernes de Claudel, mais autant maintenir le mystère de l’original plutôt que d’opter pour un insipide Crisi di mezzogiorno, comme dans une mise en scène italienne, au demeurant excellente. L’immense fresque proustienne garde un tel éclat de nos jours qu’il suffit de mentionner La Recherche tout court pour savoir immédiatement de quoi il s’agit. Auf den Spuren (selon Walter Benjamin) ou Auf der Suche, En Busca ou Em Busca, B поисках, Alla Ricerca le reproduisent sans peine en allemand, en espagnol et portugais, en russe et en italien. Mais le problème s’est posé pour la version anglaise qui a longtemps fait autorité, celle de Charles Scott Moncrieff qui, s’inspirant d’un sonnet de Shakespeare, a imposé outre-manche un Remembrance of Things Past, où se perd l’effet de creusage lancinant dans la dimension du « temps perdu ». Il a fallu attendre les années 1980 pour qu’une nouvelle équipe de spécialistes propose In Search of Lost Time, qui est à la fois plus fidèle et plus direct. Les déboires de Proust avec ses traducteurs ne s’arrêtent pas là. Du côté de chez Swann a également suscité leur embarras. Nous avons eu droit ainsi à Swann’s Way, La strada di Swann, Der Weg zu Swann, etc. qui ne préservent que l’aspect physique de l’évocation. Quant aux « Guermantes », ils ont été en général privés de leur « côté ».

Très réceptif envers la plupart des littératures étrangères, le génie de la langue française se déploie généreusement dès qu’il s’agit d’accueillir des œuvres venues d’ailleurs. Et pourtant… En 1828, peu après la publication des Promessi sposi, Alessandro Manzoni reçoit une offre de traduction de la part de Pierre Joseph Gosselin (deux autres exégètes se présentent en même temps, dont le marquis de Montgrand, époux de la Véronaise comtesse Mosconi, qui a déjà adapté en vers français son Ode sur Napoléon). Dans le style princier et un peu dissimulé qui lui est propre, l’écrivain, parfaitement bilingue, envoie à son correspondant une trentaine de pages de fioritures, de corrections et d’ajouts à la première mouture. Or, il n’intervient pas sur un titre qui lui déplaît dès le début – Les Fiancés – car un pasteur anglais résidant à Pise, Mr Charles Swan (sic !), a également entrepris une version de The Betrothed. Cette modestie est regrettable, car dans les deux cas, c’est bien l’aspect lyrique ou sentimental qui prime, alors que le terme essentiel est celui de la « promesse » échangée entre deux jeune paysans, contrastée par la concupiscence d’un châtelain des environs. Bref, la lutte éternelle entre la vertu des sentiments et la violence du pouvoir, cinquante ans après Le Mariage de Figaro, que Manzoni admirait dans la version musicale, plus atténuée, de Mozart et Da Ponte. Notre regretté confrère Jean-François Revel n’avait pas tort d’affirmer que le titre desservait le message du livre. En tout cas, la finesse de l’original était compromise. Je me demande parfois si Les Fiancés contrariés ou séparés, ou encore La Promesse de mariage ne permettraient pas à un nouveau public de se rapprocher d’un roman infiniment plus subtil et « politiquement incorrect » que sa renommée édifiante. Celle-ci en accompagne – et en entrave – la perception depuis près de deux siècles.

Les hésitations de Manzoni anticipent la déception d’Italo Svevo, lorsque à l’initiative de Benjamin Crémieux, son chef-d’œuvre parut en France, en 1927, et lui ouvrit les portes d’une renommée internationale que l’édition italienne, presque clandestine, ne pouvait lui permettre. Svevo avait signé à contrecœur un contrat pour La Conscience de Zénon, car le nom propre de « Zeno », déjà rare dans la péninsule, aurait pu dérouter les lecteurs français. Mis à part les nombreuses coupes dans la narration, cela compliquait les choses, au lieu de les simplifier. À la veille de la publication, l’éditeur décida, sans le consulter, que ce nom évocateur de philosophes de l’Antiquité – Zénon d’Élée, Zénon de Tarse, etc. – aurait pu induire le public à croire qu’il s’agissait d’un traité savant. On revint ainsi à Zeno, francisé en Zéno ; mais on omit « la conscience », jugé trop abstrait. La première édition allemande, l’année suivante, n’améliora pas les choses, mais portait le nom complet de Zeno Cosini et contenait le texte quasi intégral. Il en sera pratiquement de même avec la version anglaise, Confessions of Zeno, malgré l’intervention passionnée de Joyce, ami intime de l’auteur, décédé entre-temps. Le premier roman psychanalytique moderne devra attendre les nouvelles traductions des années 1960-1970 pour que la « conscience » du protagoniste, bien plus importante que son nom, retrouve enfin sa place.

Terminons sur un cas qui les englobe tous. Malaparte, l’homme de toutes les audaces, souhaitait coiffer son récit des ravages de la guerre à l’Est d’un titre qui aurait pu lui assurer le même retentissement dans toutes les langues. Et ce fut Kaputt.

Maurizio Serra
de l’Académie française