Dire, ne pas dire

Bloc-notes

La petite fille et le sabot

Le 4 octobre 2018

Bloc-notes

« S’il te plaît, dessine-moi un sabot ! » La petite fille n’avait jamais entendu le mot. À cinq ans, elle ne connaissait pas la chose. Quand je lui dis que le sabot était une chaussure en bois qu’on portait autrefois à la campagne, elle regarda ses sandales d’été, dorées, légères, et crut que je me moquais d’elle : comment pouvait-on marcher avec des chaussures en bois ?

Je lui lisais la comtesse de Ségur, où tout lui était mystère. Les bonnes et les cochers, les cotillons et les ombrelles, les encriers et les vases de nuit, les rossées et les espiègleries. Je devais expliquer, commenter, traduire. Têtue, elle n’abandonnait pas. Il lui fallait suivre les aventures : les « bons enfants » lui plaisaient, elle les voyait gambader dans l’histoire, elle les entendait rire et aurait bien voulu entrer dans leur jeu. Mais le vocabulaire était un obstacle.

Ce sabot, surtout, l’intriguait. « Des gamins étaient montés dans les marronniers ; avec leurs sabots et des bâtons, ils faisaient tomber une pluie de marrons. » Étaient-ils en hêtre ou en peuplier, ces sabots, fourrés de foin ou de fougère, en bois brut ou décorés et peints, avec des clous sous la semelle ? Je me documentais pour elle. Nous avons dessiné des types de chaussures, des souliers d’hommes, des mules, des chaussons, des savates, et même une pantoufle de vair – encore un mot mystérieux ! Je n’osais pas lui dire que les « gamins » de la comtesse de Ségur portaient probablement des « chausses », qui sont l’ancêtre du pantalon. Vêtus de chausses et chaussés de sabots, les petits paysans du Perche n’avaient pas l’habitude de pareil « festin ».

La curiosité sémantique de la petite fille m’émerveillait.

Je mesurais pourtant le fossé qui nous séparait, elle et moi, de cette lecture familière de mon enfance. Alors, je n’avais pas eu besoin de faire appel à un adulte pour une traduction simultanée de la comtesse de Ségur. Comme pour ma mère et ma grand-mère avant moi, les mots allaient de soi. Ils forment désormais, dans certains textes, un obstacle infranchissable. Un mur de pierre ou de glace.

Il en va de même des Fables de La Fontaine, qu’on a récemment distribuées dans les écoles, devenues au fil des ans tels les vieux grimoires qui font rêver Harry Potter ; devant elles, les enfants ressentent un charme, une magie. Ils écoutent, ravis et médusés, mais n’y comprennent « goutte ». De nouvelles éditions proposent un glossaire, ou bien des notes en bas de page, pour leur offrir une aide. Mais c’est pour eux comme de lire une langue étrangère, mal maîtrisée – la fatigue finit par avoir raison des meilleures volontés.

Françoise Sagan l’avait compris avant tout le monde : elle a réécrit La Cigale et la Fourmi, pour les enfants d’aujourd’hui ! Car comment dessiner « la bise venue », « le grain pour subsister » et le « crier famine » ?

Dominique Bona
de l’Académie française

Puff ! Poff !

Le 6 septembre 2018

Bloc-notes

On donne la chasse aux anglicismes abusifs, qui s’en plaindrait ? Il y en a pourtant un, oublié, qu’il serait pertinent de remettre en valeur. Stendhal avait essayé de l’introduire dans la langue française, en appelant « poff » tout éloge abusif d’un mauvais livre. Il faisait venir poff de l’anglais puff, « souffle, bouffée de tabac, bulle de savon », d’où : « chose vaine et futile ». Et, par nouvelle dérivation : « réclame outrancière et menteuse qui sert à lancer un méchant ouvrage ». Le 6 décembre 1825, Stendhal écrivait au rédacteur du Globe : « Je propose au public d’adopter le verbe poffer (du mot anglais puff), qui veut dire vanter à toute outrance, prôner dans les journaux avec effronterie. Ce mot manque à la langue, quoique la chose se voie tous les jours dans les colonnes des journaux à la mode, auxquels on paie le puff en raison du nombre de leurs abonnés ; car je dois l’avouer, monsieur, avec le verbe poffer (vanter effrontément et à toute outrance), je propose aussi le substantif poff. » La proposition a échoué. Le mot nous manque toujours. Jamais il n’aurait été aussi nécessaire, dans notre époque d’inflation publicitaire, où l’on dérange Proust pour mettre au pinacle un faiseur de longues phrases, Joyce pour justifier un charabia incompréhensible, et où on lit sur la quatrième de couverture de n’importe quel navet : « À lire de toute urgence ». On poffe à tour de bras, les 500 romans de la rentrée seraient tous dignes du Goncourt. Mais une sorte d’omerta continue à sévir. Comme disait encore Stendhal, « il y a peu d’hommes de talent assez téméraires pour se créer une demi-douzaine d’ennemis mortels par mois en dénonçant au public la parfaite nullité d’autant de prétendus chefs-d’œuvre poffés dans les quotidiens ». La forme anglaise puff a survécu quelque temps, sous la plume de Balzac (« Que de sales petits journaux, la honte du pays, vivent de calomnies et de puffs »), de Mérimée (« Je ne doute pas d’un grand succès pour les lettres si elles sont un peu puffées par les journaux »), de Théodore de Banville, de Scribe, des Goncourt, de Léon Daudet. La dernière occurrence se trouverait chez Gide, dans son Journal, à la date du 7 janvier 1902 : « Parlant de sa visite du matin au jeune sculpteur Charmoy, il [Viélé-Griffin] proteste contre l’œuvre et l’homme, n’y veut voir que puffisme, arrivisme et prétention. » Poff ! Puff ! Peu importe l’orthographe. La naturalisation n’a pas eu lieu, le mot a disparu, la chose est restée, de plus en plus envahissante. Puff ! Poff ! Comme cette syllabe courte, allègre, percutante, dégonflerait d’une chiquenaude tout battage médiatique !

 

Dominique Fernandez
de l’Académie française

Un problème ou un souci ?

Le 5 juillet 2018

Bloc-notes

S’interroger sur certaines particularités de la langue, sur le lexique, sur l’origine de quelques expressions curieuses, sur des formes récemment apparues, est une démarche à la fois saine et nécessaire. Il importe d’avoir sur notre langue, sur les inventions qu’elle accueille, sur les dégâts qu’elle subit, une information régulière, critique. Car c’est une manière aussi de parler de notre société, de son évolution. Mais ce qui complique les choses, c’est qu’on hésite : est-ce un linguiste, un sémiologue, un sociologue ou un philosophe qu’il faut consulter pour comprendre l’apparition d’une nouvelle expression ? Tous à la fois, peut-être.

Comme à propos de ce glissement, apparu il y a quelques années déjà dans la langue commune : on ne dit plus « avoir un problème » mais « avoir un souci ». « Avoir un problème » ne relevait pas de la très bonne langue, c’était une expression assez relâchée. Mais son effacement devant « avoir un souci » est révélateur de bien autre chose.

Un problème, c’est, du grec problèma, « ce qui est lancé en avant », quelque chose qu’on pose devant soi pour l’examiner, c’est une question qu’on cherche à objectiver, afin de découvrir un moyen ou une méthode pour la résoudre. En matière scientifique, mais dans la vie aussi : « un problème de santé » ou « un problème de couple », ce sont des difficultés qu’on rencontre, sans doute, mais avec l’espoir de les dépasser, et qu’on se propose d’analyser le plus correctement possible afin d’en trouver la solution, traitement médical ou divorce.

Il en va tout autrement du souci. Souci est un déverbal de soucier, du latin sollicitare, « tourmenter, préoccuper ». Solliciter, apparu au xive siècle, a eu d’abord ce sens. Le souci est donc un ébranlement profond. (Notons au passage que la fleur appelée souci est tout autre chose : une sorte de tournesol. Souci, c’est solsequium, « ce qui suit le soleil ».)

Un souci est donc bien un problème mais vu sous un autre angle : non pas sous l’angle de la difficulté à résoudre, et donc de l’action éventuelle qu’il convient de mener pour la régler, mais sous l’angle affectif, psychologique. Le « souci » est produit par un « problème » qui vous accable, vous domine, mais sans qu’on y puisse rien, sans qu’on songe à s’en débarrasser.

On voit donc tout ce qu’entraîne le glissement du mot problème vers le mot souci. Il est très significatif. Quand l’aspect psychologique et affectif l’emporte sur l’aspect pratique et rationnel d’une question, cela n’est pas un progrès : ce n’est pas une vision dynamique, forte, courageuse de notre destin. C’est le signe d’un découragement, d’une lassitude, d’un renoncement. Un problème donne du souci, c’est évident, mais il ne devrait pas se confondre avec lui. Devant le souci, je baisse les bras. Devant un problème, je retrousse mes manches.

Les deux mots ne sont donc pas synonymes. En finir avec le souci, qui est une douleur, même petite, demande que l’on soit capable de faire du souci un problème. Inversement, pour le candidat au baccalauréat, le problème (de math) devient un souci quand justement il n’arrive pas à le résoudre.

Danièle SALLENAVE
de l’Académie française

Une langue intime

Le 7 juin 2018

Bloc-notes

Je nichais dans un quartier boisé et calme dans l’est de la ville. Je venais d’arriver à Montréal et j’étais un peu perdu. Tout était nouveau. Il me fallait tout apprendre, même à éviter de perdre la clé de mon appartement. Chaque nouvelle clé me coûtait cinq dollars. Le concierge était intraitable. Mon seul luxe était une grande baignoire rose qui occupait la moitié de la salle de bains. J’y passais mon temps à lire Bukowski que je venais de découvrir. On était en été et j’entendais parler de l’hiver avec un certain effroi. Très vite se pose le problème de la langue. Je ne savais pas encore que c’était une des trois passions populaires du Québec avec l’hiver et le statut politique de la province. Le problème de la religion a été réglé quelques décennies auparavant avec « la révolution tranquille » qui a remplacé l’église par l’école (1960). Je dirais pour simplifier les choses qu’on parle anglais dans l’ouest, un français plutôt standard au centre et le joual dans l’est de Montréal. Un joual plutôt vert fleurissait dans ma zone. C’est cette langue qu’on entendait dans les pièces de Michel Tremblay. C’est une langue rabelaisienne, assaisonnée parfois de jurons et dont le but est d’exprimer le plus exactement les sentiments d’un groupe de gens toujours prompts à protester contre les injustices sociales. Le joual sert aussi à exprimer de fortes émotions personnelles. Le peuple parle en joual mais l’élite reste sceptique face à un dialecte dont il doute de la souplesse. Je l’entendais aussi à la radio dans les chansons de Robert Charlebois, surtout celles qu’a écrites le romancier Réjean Ducharme. Tremblay et Ducharme abordent le joual, je le saurai plus tard, de deux manières différentes. Pour Tremblay c’est un joual joyeux et parfois carnavalesque qui trouve sa légitimité dans les dialogues de théâtre où il fait parler les gens de sa famille, sa mère surtout. Ducharme, lui, reste beaucoup plus sobre dans ses romans mais retrouve sa gourmandise du joual dans les chansons et dans les scénarios de film. Je décide ce jour-là d’aller frapper chez mon voisin du dessus pour un cours de langue, et plus largement de culture. Le mot joual vient de cheval que l’on prononce joual.

Monsieur Gagnon m’a accueilli avec un large sourire. Les gens adorent expliquer leur nature et la langue est ce qui est au plus profond d’eux. Il me raconte son enfance.

– J’étais un garçon vif et intelligent, et ma mère disait que j’étais « vite sur mes patins », ce qui me faisait plaisir car j’adorais jouer au hokey. Ce que ma mère voulait dire c’est que j’étais astucieux.

– Et « passer un sapin à quelqu’un » c’est parce qu’on trouve beaucoup de sapins à portée de main ?

– En fait on dit plus souvent « se faire passer un sapin » pour se faire arnaquer. On a l’air d’un imbécile dans ce cas-là car un sapin c’est grand. Comment a-t-on pu gober un tel mensonge !

– Quand peut-on alors crier « J’ai mon voyage » ?

Il rit.

– Quand on est vraiment fâché d’une situation désagréable qui se répète. Pour dire tout simplement que ça suffit.

– Il y a cette expression que j’ai entendue dernièrement : « s’enfarger dans les fleurs de tapis ». J’aime beaucoup sa musique.

– On le dit souvent à propos d’un politicien qui refuse de répondre directement à une question. On le dit aussi de quiconque qui perd du temps à broder autour d’un thème secondaire.

– Quelle différence alors avec « tataouiner » ?

– C’est pas pareil. Tataouiner c’est qu’on n’arrive pas à prendre une décision. On dit souvent : « Arrête de tataouiner ».

– C’est pas loin de procrastiner ?

– Oui, mais c’est pas tout à fait la même chose. Moi je l’emploie quand mon neveu traîne à sortir alors que je l’attends déjà dans l’escalier. Je n’ai jamais vu un pareil indécis… Là, j’ai soif. Il fait si chaud, vous aussi, j’imagine.

Il se lève pour se diriger vers le réfrigérateur. Montréal joue au hockey contre Toronto – deux villes en rivalité sur tout. À chaque arrêt du jeu on voit, à l’écran, des gens en train de boire de la bière.

– Vous vous demandez quel est le rapport entre la bière et le hockey ?

– Non. Je peux comprendre ça au moins.

– Le reste est plus compliqué. Les Canadiens c’est d’abord des gens qui vivent au Canada, mais nous on pense qu’on est une société distincte. On est des Québécois et non des Canadiens. C’est aussi le nom de notre équipe de hockey et cette équipe fait partie de notre identité. Le même mot veut dire deux choses opposées pour un Québécois. L’équipe est la propriété de la famille Molson, et les Molson possèdent aussi la bière Molson. Qu’on gagne ou qu’on perde on boit de la bière. Sauf moi…

– Et vous buvez quoi ?

Il dépose sur la petite table deux bouteilles de cidre glacé.

– De plus je ne risque pas de « me paqueter la fraise » en buvant du cidre.

– Connaissez-vous cette expression qui parle de « passer la nuit sur la corde à linge » ?

Il rit à gorge déployée.

– Je dors assez tôt, moi… D’autant plus que j’ai du pain sur la planche ces jours-ci... Je suis même débordé. En bon québécois on doit comprendre que j’ai « de la broue dans le toupet »... Au fait cette jeune Sénégalaise, que je croise souvent sur votre palier, est-ce votre « blonde » ?

– Elle est noire...

– Ici une « blonde » c’est simplement une « petite amie ».

– Ah non je ne suis pas d’accord, vous ne pouvez pas blanchir tout le monde.

– Vous avez « la corde bien courte »... Trop prompt à vous fâcher, cher monsieur.

– Et vous vous parlez trop souvent « à travers votre chapeau ».

– Oh vous avez une meilleure connaissance de notre langage que je n’imagine, mais c’est un simple anglicisme pour dire qu’on parle à tort et à travers. Vous me faites passer sans raison pour un « malcommode ».

– Je vous dis une chose simple et déjà « vous grimpez les rideaux »... J’adore cette expression entendue hier...

– Enfin vous donnez raison à notre langue si imagée…

– C’est à ce moment qu’on est censé dire : « Pas de chicane dans ma cabane » ?

– C’est avant qu’on aurait pu le dire, quand on abordait la question du statut politique du Québec. Là, comme la conversation est terminée, on dira plutôt : « À la prochaine chicane ».

Juste avant de franchir la porte il me lance en souriant qu’après une si longue conversation on devrait se tutoyer. Ici le tutoiement est presqu’une obligation. Et si on refuse de s’y soumettre dans certains quartiers on est vu comme « un fendant », un prétentieux.

Depuis je tends l’oreille à toutes les innovations de cette langue qui frétille comme un esturgeon hors de l’eau. Toujours à la pointe de la modernité on a trouvé ici « clavardage » (bavardage sur clavier) pour remplacer le mot anglais chat. Et pour selfie un mot plus juste et plus élégant : « egoportrait ».

J’étais à ma fenêtre, à regarder passer une manif pour défendre la langue française contre une loi permettant une plus grande présence de l’anglais dans l’affichage public. Les Montréalais tiennent à ce que leur ville offre au voyageur un visage francophone.

Sur une affiche était écrit à propos du Premier ministre d’alors qui ne protégeait pas assez le français au goût des Montréalais : « Vends ton corps, pas ta langue ! » C’est peut-être le moment de placer : « Pas de chicane dans ma cabane » ou, selon sa tendance politique : « À la prochaine chicane ». Dans tous les cas il y aura du « brasse-camarade » dans les rues de Montréal.
 

Dany Laferrière
de l’Académie française

Malapropisme

Le 4 mai 2018

Bloc-notes

Le mot existe, mais à peine ; il est utilisé seulement par quelques spécialistes de littérature anglaise. Il ne figure dans aucun dictionnaire. Même Google, impressionnant érudit, en a une notion très rudimentaire. Et pourtant…

Il vient de l’anglais malapropism, formé au début du xixe siècle sur le nom de Mrs. Malaprop, personnage de la comédie The Rivals, écrite par Richard Sheridan à l’âge de 23 ans et créée à Londres en 1775. Mrs. Malaprop parle continuellement mal à propos, et Sheridan fut redevable de l’invention de son nom à la langue française. Il pensait soit directement à mal à propos, soit à cette expression déjà importée, dès 1668, et peu anglicisée en malapropos. Mrs. Malaprop ne chamboule pas l’anglais de toutes les manières qui s’offrent à l’illettré, au malade – ou à un esprit comique verbalement innovant : elle a le don spécifique de remplacer un mot par un autre qui lui ressemble. Cela se fait sans doute dans toutes les langues ; la technique n’est pas en elle-même difficile à acquérir (que l’on pense en français à : « Vous m’avez enduit en horreur » ou à : « Que voulez-vous incinérer ? ») ; le tout est de l’utiliser, si je puis dire, bien à propos. En effet, dans toute la kyrielle de ses méprises hilarantes – sans vouloir que sa fille, si elle en avait une, soit « a progeny of learning », elle lui ferait apprendre la « geometry » afin qu’elle ait quelques connaissances des « contagious countries » – on trouve surtout l’emploi abusif des termes linguistiques. Elle insiste, exemples parmi bien d’autres, pour que sa nièce « illiterate » de sa mémoire un certain jeune homme, et lui interdit, en parlant, de faire des « caparisons », au motif que les « caparisons don’t become a young woman ». Et parfois des termes littéraires : sachant qu’un duel se prépare, elle regrette l’absence de quelqu’un capable d’éviter « the antistrophe » ; devant la résistance de sa nièce, elle s’écrie : « She’s as headstrong as an allegory on the banks of Nile. » Comme dans le cas des caparaçons qui ne vont pas très bien, en effet, à une jeune fille, un deuxième sens affleure dans ce reptile headstrong, ou têtu, mais doté aussi d’une tête forte physiquement. (Il est vrai que le Nil est l’habitat des crocodiles et non des alligators, mais ne cherchons pas la petite bête.)

La confusion de Mrs. Malaprop est désopilante en partie parce qu’elle est absurdement autoritaire, sonore et sûre d’elle-même, en partie parce qu’en mettant le langage sens dessus dessous, elle ne cesse de nous faire penser précisément au langage. Les auteurs comiques se servent des diverses pathologies du langage, soit pour se moquer d’un personnage parlant mal, soit, comme Sheridan (et Shakespeare, et Molière, et Dickens), pour susciter un rire d’émerveillement devant le possible comique du langage, devant une prodigieuse néologie généralisée, devant un abus du langage qui constitue également le signe – burlesque – de sa transformation. Dans un nouveau chaos, une nouvelle création. Le malapropiste utilise la forme la plus audible de la paraphasie : la substitution de mots paronymiques, afin de créer sa version du Clown, qui semble extrêmement maladroit, mais qui se révèle, dans son domaine, un parfait virtuose, ou du Fou, qui nous est à la fois inférieur et supérieur.

Le mot malapropisme ne devrait-il pas entrer dans l’usage ? Si utile, et n’ayant pas d’équivalent exact, il est pourtant inconnu ; un dictionnaire bilingue que j’ai consulté donne, comme traduction du mot anglais – devenu outre-Manche familier et incontournable –, pataquès, ce qui est simplement faux. Et malapropisme n’est pas vraiment un anglicisme, puisque ce concept nécessaire fut nommé grâce au français. Nous pourrions l’introduire sans danger dans la nouvelle édition du Bestiaire de l’Arcadie française.

 

Sir Michael Edwards
de l’Académie française

La bataille idéologique

Le 6 avril 2018

Bloc-notes

La bataille idéologique à laquelle nous assistons est en partie importée, comme tant d’autres usages navrants, des États-Unis. Cette querelle délaisse la grammaire. Revenons à elle.

Un des arguments affichés pour que le masculin l’emporte sur le féminin, est que le masculin joue le rôle du neutre, absent de la langue française. Aucun traité de linguistique ni de grammaire ne relate cette absurdité, car il existe, chez nous, des mots dits « épicènes », qui ont les deux genres, neutres par conséquent. Par exemple, si vous ne vous souvenez pas du sexe des fils ou filles de votre voisine, vous lui demandez : « comment vont vos enfants ? » Il y a beaucoup de tels mots : secrétaire désigne aussi bien la secrétaire que le secrétaire. Citons aussi les pronoms : moi, toi, soi, je, tu. Jacqueline ou Pierre peuvent le dire de soi, de l’un ou de l’autre. Enfin, certains adjectifs : manteau rouge, écharpe rouge... Sont-ils des mots rares ? Pas que je sache. Parmi les espèces animales voici, en effet, la mésange et le rossignol, la pie et le rhinocéros. Dans le cas de la mésange mâle, le féminin l’emporte sur le masculin. Et dans le cas du hérisson femelle, le masculin l’emporte sur le féminin. Il n’est donc pas toujours vrai qu’en français le masculin l’emporte sur le féminin puisque dans le cas des espèces animales, dont la liste est innombrable, le féminin peut l’emporter sur le masculin.

Or, dans « emporter sur », se montre ou se cache une question de hauteur sociale, que l’on pourrait appeler l’imperium. Ici, les féministes ont raison de se battre et je me range à leur côté. Hélas, l’on dit la secrétaire, quand on désigne un poste subalterne ; mais si une femme porte le titre de secrétaire général, on dit le. C’est une décision machiste scandaleuse. À l’Académie, mes confrères disent : « Madame le secrétaire perpétuel », appellation qui froisse mon sens de la langue. Je dis, quant à moi : « Madame la secrétaire perpétuelle »

Certes, l’ambassadrice désigne parfois la femme de l’ambassadeur, mais, lorsqu’elle exerce elle-même cette fonction, il faudrait dire ambassadeur ! Or la reine Élisabeth règne en Grande-Bretagne, et nul Français ne dit Élisabeth le roi. Marie-Antoinette était la femme de Louis XVI, bien sûr, mais on ne dit pas Catherine de Médicis le Régent. Chose vraie pour les duchesses, les princesses, les tsarines, les impératrices, etc. Vraie encore pour la papesse Jeanne ! Nul n’a jamais dit Jeanne le pape !

Peut-être serait-il intéressant parfois d’utiliser l’accord selon le nombre ou la proximité. Un million de femmes et un homme sont-ils rassemblés ? Mieux vaudrait sans doute dire qu’elles sont rassemblées. Ou bien l’accord de proximité : si l’on dit Jeanne et Pierre, on accordera avec le masculin et si l’on dit Pierre et Jeanne, on accordera avec le féminin.

Je finis par les mots en « -eur ». Faut-il dire « auteure » ou « autrice » ou « auteuse », etc. ? La question ne vaut pas, car les mots en « -eur » sont divisés statistiquement en deux parties, l’une féminine, l’autre masculine : « la douceur » et « le malheur », « l’horreur » et « l’honneur ». Par conséquent, « Madame Jacqueline Unetelle, auteur de ce livre » peut se dire sans malice. Cette simplicité se voit sur l’exemple suivant : depuis la féminisation croissante de la profession médicale, le terme doctoresse tend à disparaître. Peu à peu, s’impose dans l’usage « Madame Unetelle, docteur généraliste ». Chose normale pour un mot en « -eur ». La décision arbitraire de distinguer, parmi ces mots, les termes de fonction de tous les autres, manifeste une subtile hypocrisie, car elle permet d’imposer l’imperium insupportable de tantôt.

La grammaire révèle des solutions dont la facilité relative évite les batailles idéologiques d’autant plus féroces qu’elles soulèvent des tempêtes dans un verre d’eau.

Michel Serres
de l’Académie française

 

La langue du ventre

Le 2 mars 2018

Bloc-notes

Je me souviens de mon étonnement à la découverte de Rabelais. J’ignorais que le ventre était admis dans les livres. J’ai ri aux éclats comme si lire ces mots me libérait de quelque prison linguistique. Le ventre occupait une place centrale dans son œuvre. Une envie folle de m’égarer dans une des poches de Gargantua. On n’a aucune idée de l’impact de Rabelais dans un pays où l’on ne mange pas à sa faim. Ah ! cette abondance ! Rabelais a tenté de garder, un temps, la littérature dans l’arrière-cuisine, avant qu’elle ne file vers ces salons où l’on cause plus qu’on ne mange. C’est là que le café affronta le thé dans un combat dont on n’a aucune idée aujourd’hui. Ces boissons s’adressent beaucoup plus à l’esprit qu’au ventre. Ah ! l’esprit et ses subtilités ! Ah ! le cœur et ses atermoiements ! Le ventre, lui, ne ment pas.

Dans le monde de Rabelais et ses amis, on parle fort, les blagues fusent, les mots sont parfois salaces. Cette grande vitalité qui me rappelle les jours de fête, peu nombreux, où l’on mangeait à ventre déboutonné. Une montagne de riz au centre de la table. On plaçait autour de ce soleil blanc les légumes (igname, manioc, patate douce, banane verte). Et, dans une petite assiette, l’avocat dont on se demandait si c’est un fruit ou un légume. La viande n’était ni variée, ni abondante. Une ratatouille d’aubergine. La soupe fumante de giromon précédait tous les plats. J’étais plutôt intéressé par les fruits (mangue, ananas, corossol, grenadine) et surtout la possibilité de courir partout sans se faire réprimander.

Le repas haïtien n’a pas bougé depuis près de deux siècles. Et les mots pour nommer les plats non plus. Quand on est sur une île la visite se fait rare et, comme on sait, c’est le visiteur qui souvent arrive avec un goût nouveau.

Cette langue du ventre s’enrichit de l’air du temps. Un rien l’habille. Un fruit peut changer de nom en traversant une frontière. L’ananas ne se mange qu’à midi en Haïti et le soir ailleurs. De plus on mange différemment suivant le paysage. Ce fut le cas quand je passai de Port-au-Prince à Montréal. Du chaud au froid. Tout avait changé dans l’assiette : le goût, l’odeur et la couleur de la nourriture. De même que l’heure du repas. En Haïti le grand repas est à midi, alors qu’il est à 18 heures au Québec. Point n’est besoin de parler du nom des plats. Je crois que le choc alimentaire fut aussi grand que celui de la température. Mais le Québec lui-même a connu sa révolution du goût au moment de l’Exposition universelle. Durant cet été de 1967, Montréal s’est ouvert au monde. Et les pavillons les plus visités étaient ceux qui proposaient de la cuisine exotique. Les Montréalaises s’y sont précipitées. Elles furent plus intrépides que les hommes, plus conformistes en matière alimentaire. Elles notèrent les recettes et subtilement glissèrent quelques plats inconnus dans le régime familial. Et tout en évitant de dépasser la ligne rouge où l’organisme se rebelle à toute tentative de le forcer. Les habitudes alimentaires ne sont pas différentes des habitudes linguistiques. La route des épices, comme celle des accents, se révèle parfois dangereuse. Peu à peu le fade, malgré certaines nuances discrètes, baisse les bras face à un déferlement d’épices. Des années plus tard l’odeur des épices remplacera celle des pins sous la neige. Les premiers immigrés qui arrivèrent dans les années 1970 (dont moi en 1976) furent ravis de retrouver certains goûts qu’ils étaient sûrs d’avoir perdus en quittant leur pays.

En 1990 je quittai Montréal pour Miami afin de retrouver la solitude nécessaire à l’écriture. Mais à chaque fois que je rentrai à Montréal pour la publication d’un livre, je remarquai un changement dans la configuration linguistique de la ville. Un quartier était occupé par un nouveau groupe, et, résultat, des odeurs nouvelles parfumèrent la ville. Les Montréalais prirent d’assaut ces minuscules restaurants aux saveurs d’ailleurs. L’univers olfactif s’élargissait, et avec lui le goût des mots nouveaux. Les Grecs offrirent au moins deux mots à la ville et au monde : souvlaki et baklava. On se disait qu’on n’arriverait jamais à les prononcer correctement. Aujourd’hui ils sont dans le langage populaire et on les trouve épatants (un clin d’œil à mon ami Jean d’Ormesson : le mot, pas la chose). Le baklava eut du mal à cause d’un excès de sucre, mais le mot est resté grâce à sa musique. Pour le menu chinois, capable d’offrir 92 plats à la fois semblables et différents, on évitera de retenir les noms pour garder le goût, submergés que nous sommes par cette gastronomie millénaire. Les Japonais sont arrivés, après l’Amérique latine et sa cuisine mexicaine qui brûle les palais, avec l’ambition de rafraîchir la bouche. Un mot sobre, net, bref comme un haïku est resté : le sushi. Ces cuisines millénaires se sont affrontées au début avant de s’associer face à la crise financière qui ne tarda pas. Le Vietnam, souple comme un bambou, a plié pour ne pas se casser. On afficha à la devanture des restaurants : cuisine chinoise, vietnamienne, thaï, coréenne. C’est ainsi qu’une ville se raffine par des saveurs qui traînent dans leur sillage des mots nouveaux. Pour le plaisir de la bouche et de l’esprit.

 

Dany Laferrière
de l’Académie française

Le bouffon

Le 1 février 2018

Bloc-notes

 

Nous sommes souvent irrités par ce que nous ne comprenons pas, comme l’invention ou l’usage d’un mot remettant en question nos principes et nos valeurs les plus solides.

Par exemple lorsque nous constatons que dans les collèges, surtout dans les quartiers dits « difficiles », le bon élève est rejeté, méprisé, catégorisé par un qualificatif jugé infâmant, et qui l’exclut de la communauté scolaire : le terme de « bouffon ».

Le « bouffon » est-il la version moderne du « lèche-bottes » d’autrefois (pour ne pas parler plus crûment), le « fayot » des anciens lycées, prêt à tout pour s’attirer les bonnes grâces du maître ? Oui, mais l’accusation s’est aggravée : car le bouffon a un synonyme, « l’intello ». À travers ce dernier, ce que la communauté scolaire rejette, c’est la connaissance, la discipline, la volonté de s’instruire et de se former. Balayées, méprisées, traitées comme rien. Du coup, on s’indigne, on accuse l’évolution des temps, la modernité, qui excuse et encourage toutes les attitudes négatives, subversives, et en particulier le mépris ou le rejet de ce que nous avons de plus sacré, l’école, le savoir.

Mais qui est ce « bouffon », ici redécouvert par des collégiens souvent peu amateurs d’histoire ?

Le bouffon désignait autrefois une fonction très importante à la cour, d’un roi ou d’un seigneur : faire rire, distraire, par ses attitudes, par son langage. Et davantage : le bouffon du roi ou du seigneur est le vecteur d’une dérision, qui vise explicitement le pouvoir, et celui qui l’incarne. Il a le droit de se moquer de tout sans risque ; tout autre que lui serait sévèrement châtié. Il a ses figures célèbres, comme celle des deux Triboulet. Le premier, moins connu, fut le bouffon du roi René d’Anjou, chef de troupe, comédien, auteur de La Farce de Maître Pathelin. Le second est celui de François Ier, immortalisé par Victor Hugo. Le roi lui ayant demandé, après une incartade, comment il souhaitait mourir, Triboulet lui répond : « Bon sire, par sainte Nitouche et saint Pansard, patrons de la folie, je demande à mourir de vieillesse. »

Il est possible que le mot de bouffon, ou on reconnaît l’italien buffa, reproduise le bruit que font des joues qui se dégonflent brutalement, bruit scatologique et presque obscène. Plus contestable, le renvoi aux « bouphonies » grecques, obscur sacrifice propitiatoire d’un bœuf de labour, qu’exécute un prêtre obligé ensuite à s’exiler. C’est, dans tous les cas, une dialectique interne à l’ordre, politique, social, moral, religieux : un renversement/rétablissement, dont Mikhaïl Bakhtine a bien montré la nécessité en désignant le carnaval comme un « monde à l’envers » où, dans le grotesque et la subversion, le peuple expérimente la libération des contraintes quotidiennes.

Objet de toutes les dérisions, le « bouffon » d’aujourd’hui semble donc n’avoir que peu de rapports avec le Roi des Fous des sociétés médiévales. Création indirecte de la « massification scolaire », il est apparu dans les écoles au tournant des années 90. Pendant longtemps, l’école primaire était l’école destinée à tous, l’enseignement secondaire n’accueillant pour l’essentiel que les enfants de milieux favorisés, les enfants des classes populaires rejoignant précocement la vie active. Avec la création du collège unique, il apparaît clairement que le fossé social se double d’un fossé culturel. Or l’ouverture à tous de l’enseignement post-primaire n’a pas tenu ses promesses. L’école n’a pas su mettre au service de ces nouveaux venus les forces qu’elle avait déployées, à la fin du xixe, pour faire vivre l’école obligatoire de Jules Ferry. Elle produit des « décrocheurs », redoublant ainsi l’exclusion liée à leur origine sociale. L’école leur renvoyant d’eux-mêmes une image négative, « ils tentent de le compenser en remettant en cause le modèle du bon élève et en rejetant les valeurs et les normes scolaires », dit le sociologue Joël Zaffran. Et « l’intello » alors ? Il fait couple avec le bouffon. Seule l’origine sociale les distingue. L’intello, c'est un petit bourgeois, qui ne maîtrise pas les codes de la rue. Le bouffon, lui, est issu des quartiers de relégation mais il a pris le parti de l’école (étude menée par Bordeaux II).

Le bouffon n’est plus celui qui fait rire, distrait, et subvertit. Tout au contraire, c’est de lui qu’on se moque. On rit non pas avec lui, mais à ses dépens. Mais, dans le renversement des situations, il joue finalement, et malgré lui, le même rôle que son ancêtre médiéval. Dans les deux cas, sorties plaisantes du bouffon de cour ou rejet du « fayot », les fondements et la légitimité de l’autorité se voient ébranlés. Le « bon élève » en souffre, ce qui est terriblement injuste. Mais, sur le fond, l’école doit prendre sa part de responsabilité dans les comportements de refus qui la visent. L’école d’aujourd’hui a voulu en finir avec l’école d’hier, qu’elle jugeait, non sans raison, trop élitiste. Mais de réforme en réforme, elle n’est toujours pas mieux acceptée. C’est donc la preuve qu’elle a échoué à conquérir de nouveaux publics, et à faire reconnaître sa légitimité. Elle y parviendrait certainement mieux, si elle se montrait capable d’assurer à tous également les mêmes bases de savoir, de raisonnement, de connaissances, grâce auxquelles chacun peut espérer orienter ses choix et construire librement sa vie.

 

 

Danièle Sallenave
de l’Académie française

De chozz et d'ottres

Le 9 janvier 2018

Bloc-notes

Qu’arrive-t-il à l’oreille des Français ? Comment un peuple, fier à bon droit de la qualité musicale de sa langue, laisse-t-il perdre certains sons, et parmi les plus mélodieux ? Allumez la radio et vous entendrez journalistes et interviewés évoquer les « symptommes » d’une crise, la « hosse » des prix, le « rolle » du gouvernement, une « zonne » de combat, la « fonne » et la flore, le « Rhonne » et la « Dromme ». Et cela, sans que les émetteurs de ces abruptes abréviations phoniques soient des Méridionaux. La mode se propage, les faibles imitent ce qui se dit autour d’eux afin de se sentir dans le vent et portés par la modernité, et le o fermé, légèrement et agréablement allongé, s’ouvre et disparaît. L’accent du Midi rachète son absence par de nombreuses autres délices sonores, en particulier par les e qui refusent de rester muets. Mais l’accent qui prolifère à la radio, comme à la télévision, étouffe une des notes du français, escamote une de ses ressources, l’appauvrit.

Il serait intéressant de connaître l’origine de cette manie. Qui a mis la puce à l’oreille de qui ? – une puce dont la morsure réduit la sensibilité acoustique.

Le plus inquiétant ? Le o fermé n’est pas le premier des sons vocaliques à s’éteindre. Je signalai dans un autre bloc-notes l’effacement jadis d’un i plus long dans épître que dans petite, d’un ou plus long dans croûte que dans doute, d’un u plus long dans flûte que dans culbute. Je me référais à un livre de grammaire de 1872 dans lequel ces distinctions étaient enseignées. Nous avons déjà abandonné plusieurs sons de notre bel instrument, et nous risquons d’en perdre un autre par insouciance et soumission à l’air du temps. Nous devenons des malentendants, et pour une fois ce n’est pas la faute des Anglo-Américains. C’est plutôt une « otto-infection ».

 

Vu cette évolution, on peut se demander à quels autres dégâts il faudrait s’attendre. Nous « plérons »-nous à prendre des bains de « mér » ? Serons-nous incapables de distinguer une patte de mouche d’une « patte » feuilletée ? Le français est une langue qui compte avant tout sur sa richesse vocalique pour produire sa musique, et il souffre actuellement d’une autre déformation, qui consiste à ajouter à la fin des mots un euh retentissant et superflu : « bonjour-euh », un « match-euh ». Heureusement, je suis loin d’être le seul à avoir relevé et regretté le phénomène des o raccourcis ; toutes les portugaises ne sont pas ensablées. Peut-être la mode périra-t-elle d’elle-même. Sinon, ce sera une ottomutilation.

 

Sir Michael Edwards
de l’Académie française

Le deuxième Trafalgar

Le 7 décembre 2017

Bloc-notes

Passant place de la Concorde, des milliers de touristes et de Parisiens peuvent lire désormais, affichée en lettres géantes, devant les colonnes de l’ancien ministère de la Marine, une phrase absurde en anglais. En bas et à gauche, mais en petits caractères, ils se consoleront en déchiffrant une traduction pour les nuls en un idiome désormais considéré comme un patois ringard et méprisable : la langue française.

Je parle ici au nom des marins et amiraux de l’histoire, humiliés jadis par l’Angleterre au soir de la bataille navale de Trafalgar. Aucun d’entre eux, je veux dire d’entre nous, n’en oublia jamais la blessure. Ne se révolteraient-ils pas si, revenus, ils voyaient cet aplatissement, cet avachissement, ce « lèche-cul » des puissants de ce monde ?

Pendant la Seconde Guerre mondiale, les armées nazies avaient multiplié sur les murs de Paris et des villes de France des phrases en allemand. Et nos collabos disaient qu’il fallait bien que nous apprenions les mots des triomphants. Il faut bien qu’aujourd’hui nous soyons assujettis aux diktats des dominants.

Abêtissons-nous, acceptons, tête baissée, l’humiliation de ce deuxième Trafalgar, où l’armée ennemie est composée de nos concitoyens.

Michel SERRES
de l’Académie française

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