Dire, ne pas dire

L’homme est la mesure de toutes choses

Le 8 juin 2023

Expressions, Bonheurs & surprises

Pantôn khrêmatôn metron estin anthrôpos, « L’homme est la mesure de toutes choses ». Cet adage, attribué à Protagoras, est un des fondements du relativisme mais il fut aussi pendant très longtemps la traduction d’une réalité concrète puisque le monde était mesuré à l’aune (mot tiré du francique alina, désignant l’avant-bras) du corps humain. Ce temps n’est plus. La Révolution lui porta déjà un rude coup en adoptant comme unité de mesure le mètre, même si l’on pouvait encore se faire une certaine représentation de ce dernier. Jadis, en effet, tous les élèves apprenaient que le mètre étalon de platine iridié et exposé au pavillon de Breteuil, à Sèvres, valait la dix millionième partie du quart du méridien terrestre, ce qui est plus parlant que de savoir qu’il vaut 1/299 792 458 de la distance parcourue par la lumière dans le vide en une seconde, et que, depuis 1967, cette seconde est définie comme la durée de 9 192 631 770 périodes de radiation de l’atome de césium 133. Mais durant des milliers d’années, voire des dizaines de milliers d’années, c’est réellement avec son corps que l’homme comptait : « Bientôt Naoh sut qu’il y avait au moins trois fois autant de guerriers que de doigts à ses deux mains », écrit ainsi Rosny aîné dans La Guerre du feu. C’est aussi son corps qui lui fournissait l’essentiel des unités de mesure. L’une des principales était le pied. Ou plutôt les pieds. Qu’on en juge : le pied attique valait 29,6 cm et le pied olympique 32. Différence encore entre le pied anglais, de 30,4 cm, et le pied du roi, en France, qui en valait 32,4 (on dirait aujourd’hui que Sa Majesté chaussait un bon 49). Chez les Grecs, le pied était divisé en 16 doigts, tandis que, dans la France de l’Ancien Régime, on le divisait non plus en doigts, mais en douze pouces, qui valaient chacun 2,7 cm, tandis que le pouce ou, mieux, l’inch, de nos amis anglais, en valait 2,54.

Entre le pied et le doigt, la métrologie grecque avait de nombreux intermédiaires. Le condyle valait deux doigts. La palme, correspondant à la largeur de la paume de la main, valait quatre doigts. Le dikhas, proprement « la moitié », valait un demi-pied. L’empan valait douze doigts. Le nom pugmê, dont a été tiré pugmaios, « pygmée » et, proprement, « haut comme un poing », désignait à la fois le poing et 1a distance comprise entre le coude et la naissance des doigts (soit dix-huit doigts). La coudée allait du poignet au coude et valait un pied et demi. C’est avec cette unité universelle que Dieu donna ses instructions à Noé : « L’arche aura trois cents coudées de longueur, cinquante coudées de largeur et trente coudées de hauteur. » Aujourd’hui, ce nom ne s’emploie plus que de manière emphatique pour parler de la supériorité d’une personne sur une autre : « Il l’emporte de cent (voire de mille) coudées sur ses concurrents. » Autres mesures universelles, le pas (bêma), qui valait deux pieds et demi, et l’orgye, qui tire son nom du verbe oregein, « étendre », parce qu’elle représente la distance allant du bout des doigts d’une main à l’autre quand les bras sont tendus. On l’appelle d’ailleurs aussi brasse, un nom tiré du latin bracchia, « les bras ». Au-delà, il y avait le plèthre, qui valait cent pieds, et le stade, qui en valait six cents. C’est à cette unité de mesure, qui était aussi la plus courte des distances courues à Olympie, que nous devons, par extension, le nom stade au sens d’« enceinte sportive ». Ces unités, se fondant sur le corps humain, n’étaient pas un obstacle aux plus savants travaux. Il n’est pour s’en convaincre que de se souvenir qu’Ératosthène calcula le périmètre de la Terre, après avoir déterminé, grâce à la trigonométrie, que la distance entre Alexandrie et Syène était d’un cinquantième de la circonférence terrestre, en faisant appel à un bêmatistês, un arpenteur, proprement un « compteur de pas ». On ne sait pas si les pas en question étaient ceux d’un homme ou ceux d’un chameau, cet animal étant réputé pour la régularité de sa marche. Quoi qu’il en soit, Ératosthène convertit ensuite le nombre de pas en stades (le stade égyptien de l’époque valait environ 158 mètres). La distance entre les deux villes étant de 5 000 stades, la circonférence de la terre était donc de 250 000 stades, soit 39 500 kilomètres. Une erreur infime puisqu’elle est aujourd’hui estimée à 40 075 kilomètres…