L’article Foie du Dictionnaire de l’Académie française se divise en deux parties, l’une consacrée à l’anatomie, l’autre à la gastronomie. Rien d’étonnant à cela puisqu’on mange le foie de la plupart des animaux d’élevage, de plusieurs poissons et de quelques oiseaux.
La mythologie grecque nous parle pourtant d’un cas où les rôles étaient inversés : un vautour dévorait quotidiennement le foie, qui repoussait toutes les nuits, de Prométhée. Son supplice s’acheva, on le sait, quand Héraclès, après avoir abattu le rapace, délivra le malheureux Titan. Notons cependant que, dans Prométhée : aux révolutionnaires dignes de ce nom, Ismaël Kadaré imagine une autre fin. Le vautour, peut-être rassasié, délaisse Prométhée, fort embarrassé par ce foie qui continue à grossir toutes les nuits.
Le foie est un organe vital, témoin de l’état général du corps et nombreux sont ceux qui se souviennent avoir vu, à l’école primaire, un tableau donnant à comparer un foie sain, bien rouge et lisse, et un foie d’alcoolique, boursouflé, granuleux et aux couleurs douteuses. Indicateur de santé ou de maladie, le foie était aussi le siège du courage, des sentiments. On soupçonnait que le foie des lâches et des poltrons manquait de sang. Avoir le foie blanc signifiait « être bizarre, ne rien faire comme les autres », mais aussi « manquer de nerf, de vigueur, d’audace ». La langue populaire est volontiers emphatique et, comme si le singulier ne suffisait pas pour caractériser ces poltrons, on choisit donc le pluriel et on oublia la couleur : Avoir le foie blanc devint avoir les foies.
La première édition du Dictionnaire de l’Académie française nous apprend que l’on appelait jadis chaleurs de foie les emportements d’un homme en colère (peut-être parce que le foie est l’organe sécréteur de la bile). Mais, depuis l’Antiquité, le foie était également considéré comme l’organe du désir amoureux. Dans une ode intitulée Sur Éros, le poète Anacréon écrit : Il (Éros) tendit son arc et me frappa en plein foie, (nous dirions aujourd’hui « en plein cœur »). On en a d’autres témoignages avec ce dicton des anciens : cogit amare jecur, « le foie pousse à aimer », et dans les Étymologies d’Isidore de Séville, qui écrit : jecore amamus, « nous sommes amoureux par le foie ». On disait aussi autrefois d’un homme qui avait été veuf au moins deux fois qu’il avait le foie trop chaud car on le soupçonnait d’avoir épuisé ses épouses, jusqu’à ce qu’elles en meurent, dans les travaux de l’amour.
Cuisine et érotisme se retrouvent dans le terme à l’origine de foie, qui doit son nom à un plat ancien. En effet, si son nom grec, hêpar, n’entre que dans la composition de nombreux termes savants : hépatite, héparine, hépatologie, etc., et si son nom latin, jecur, n’a pas laissé de trace, la faute en revient à une recette que les Romains empruntèrent aux Grecs, l’hêpar sukôton, « le foie farci aux figues » qu’ils transformèrent en jecur ficatum.
C’est un phénomène linguistique maintes fois constaté qu’un groupe formé d’un substantif et d’un adjectif soit réduit à l’adjectif, qui devient alors un nom. C’est ainsi que l’ancien adjectif ficatum devint le nom « foie ».
Si, comme on l’a vu, le nom foie est parfois lié aux choses de l’amour, les noms figue, dont il est parent, et ses équivalents grec et latin, sukon et ficus, qui tous désignent le sexe de la femme et parfois celui de l’homme, ne sont pas en reste. Aristophane en joue dans La Paix, quand il laisse supposer qu’il n’emploie pas exactement le verbe sukologeîn, avec ses sens habituels : « cueillir des figues » ou « parler de figues ». On lit dans cette pièce, vers 1346 et suivants :
Oikêsete goun kalôs, […] sukologountes / Tou men mega kai pakhu / Tês de hêdu to sukon
(« Vous vivrez agréablement en cueillant vos figues, / Lui, l’a grande et grosse, / elle, sa figue est douce »).
Concluons sur ce fruit délicieux avec une savoureuse anecdote rapportée par Pline dans son Histoire naturelle, XV, 20, qui montre qu’une figue joua jadis un rôle politique et historique de premier ordre : « L’Afrique me revient en mémoire à propos de la figue africaine, ainsi nommée dès le temps de Caton, qui s’en servit pour frapper les esprits. Brûlant d’une haine mortelle contre Carthage, inquiet pour la sécurité à venir des Romains, et répétant, à chaque séance du Sénat, qu’il fallait détruire la rivale de Rome, il apporta un jour au sein de l’assemblée une figue précoce qui venait de cette province ; et la montrant aux sénateurs : “Je vous demande, dit-il, quand vous pensez que ce fruit ait été cueilli ?” Tous convenant qu’il était fraîchement cueilli : “Eh bien, répliqua-t-il, sachez qu’il l’a été à Carthage, il y a seulement trois jours ; c’est vous dire combien l’ennemi est près de nos murs !”
Et bientôt on entreprit la troisième guerre punique, où Carthage fut détruite. »