Dire, ne pas dire

L’Académie française, un village médiéval ?

Le 8 juillet 2015

Expressions, Bonheurs & surprises

Les noms de métier, avant d’être fixés par l’usage et par l’écriture, évoluaient rapidement et, si certains se sont maintenus sans grands changements jusqu’à nous, comme tailleur, sergent ou berger, d’autres sont plus difficiles à identifier. Ainsi, en ancien français, médecin se disait mire ou mierre. Et c’est d’ailleurs d’un texte médiéval intitulé Le Vilain mire, c’est-à-dire « Le Paysan médecin », que s’est inspiré Molière pour écrire Le Médecin malgré lui. Mais les patronymes, dont un grand nombre étaient des noms de métiers, sont, pour d’évidentes raisons administratives, beaucoup plus stables, et c’est grâce à eux que nous sont parvenues certaines formes aujourd’hui hors d’usage. Si l’on prend comme échantillon les membres de l’Académie française dont le patronyme, à l’origine, signalait une profession, cette Académie n’est plus, comme dans l’Antiquité, un jardin, mais un petit village médiéval au travail. Nous le verrons maintenant puisque, dans les lignes qui suivent, tous les noms en italique sont noms d’académiciens, dont certains sont quelque peu tombés dans l’oubli.

Il était essentiel de pourvoir à la nourriture des habitants de ce village. L’élevage y tenait donc une place importante : pour s’occuper des moutons, un Pasteur et son diminutif Pastoret, (l’auteur de la devise Aux grands hommes la patrie reconnaissante, qui orne le fronton du Panthéon). Pour les bœufs, des bouviers, Boyer et Bouhier (qui l’un et l’autre combattirent l’élection de Montesquieu). Le miel était fourni par l’apiculteur, Abeille, les fruits et légumes par des marchands, entre autres Dumézil, qui vendait du grain venu peut-être d’un producteur de millet, Millot, qui fut, lui, couronné pour un Éloge de Montesquieu ; Fraguier, grand latiniste et helléniste, était marchand de fraises, Poirot-(Delpech) de fruits, et les carottes, navets et radis étaient vendus par un certain Racine. Pour délimiter les terrains des uns et des autres, on faisait appel à un géomètre, poète et auteur dramatique, Bornier. Pour bâtir les maisons, un maçon, Masson, (qui fut Secrétaire perpétuel de 1919 à 1923), un Charpentier, auteur du célèbre De l’Excellence de la langue françoise, et des menuisiers, aux noms moins transparents, Capus, qui fut dramaturge, et Boissier, qui fut en son temps professeur d’éloquence latine au Collège de France. Le bois leur était fourni par un bûcheron, poète et dramaturge, Coppée. Tous ces gens avaient besoin d’outils, fabriqués par les forgerons : les hommes politiques et ministres Favre, Faure et Dufaure, mais aussi Le Goffic que tuèrent les mondanités et obligations dues à son élection.

Pas de village, en effet, sans artisans. On retrouvait des fabricants de cuves, comme le père de la paléontologie Cuvier, de fagots (Faguet, qui fut membre de la commission de réforme de l’orthographe), de seaux (Seillière), de cribles (Crébillon), de serpes (Goyau, brièvement Secrétaire perpétuel), de roues (Royer, en son temps professeur de philosophie à l’École normale supérieure). Il fallait aussi vêtir et chausser tous ces gens. Pour cela on allait chez Lemercier, un ennemi irréductible de Victor Hugo, chez le foulon Batteux, qui se présenta contre d’Alembert aux fonctions de Secrétaire perpétuel, chez le fabricant de pelisses, Pellisson, qui écrivit la première Histoire de l’Académie française, de chaussures, Patin, un temps Secrétaire perpétuel, ou chez le cordonnier, Schumann, la voix de la France libre. Si ce village venait à être attaqué, des armes étaient nécessaires : si l’on comprend aisément que Fléchier, qui fut évêque, était fabricant de flèches, le fabricant d’arcs, Boegner, qui fut pasteur, est plus difficile à identifier. On pouvait demander l’aide d’un écuyer, Scudéry, qui fut quelque peu éclipsé par sa fille Madeleine, et d’un porteur de bouclier, le jurisconsulte et avocat Target. Pour les éventuels blessés, un médecin Lemierre, qui fut favorable aux idées de la Révolution, et un chirurgien Barbier pouvaient être mandés. Certains, avant de passer de vie à trépas réclamaient les secours d’un moine, Moinot, d’un Chapelain, chez qui se réunirent quelquefois les premiers académiciens, éventuellement accompagné d’un sacristain, Messmer. Un village idéal, plein d’harmonie, de tranquillité et de paix ? Rien n’est moins sûr. Pour rendre la justice, se trouvait un Prévost, un des rares suicidés de l’Académie française, assisté d’un greffier Scribe, le bien nommé polygraphe, car, qui sait ? peut-être s’y cachait-il un voleur, Robbe-(Grillet), nom dérivé de l’ancien français rober, « piller » qui est à l’origine de dérober et du nom anglais robber, « voleur ».