Dire, ne pas dire

Goût, dégoûter et ragoûter

Le 6 novembre 2014

Expressions, Bonheurs & surprises

Dégoûter ne signifie pas uniquement « inspirer de la répugnance », mais aussi « priver d’appétit », sens devenu rare aujourd’hui : Si vous lui donnez tant à manger, vous le dégoûterez. Cette perte de goût, d’abord pour la nourriture, puis pour tout ce qui fait le sel de la vie, n’est pas nouvelle et on s’est depuis longtemps efforcé de la nommer et de la guérir. Être dégoûté, ou encore blasé (le verbe blaser signifie d’ailleurs lui aussi, au sens classique, « émousser le goût par un excès »), c’est éprouver ce que les Latins appelaient le taedium vitae, « le dégoût de la vie », et que Cassien, auteur chrétien du ve siècle après Jésus-Christ, appelait acedia, qu’il définit comme « un dégoût et une angoisse qui touche les anachorètes et les moines errant dans les déserts… » et qu’il classe parmi les vices menaçant ces ermites, juste après la tristesse : « principalia vitia […] quintum tristitiae, sextum acediae ». Les Pères du désert ont personnifié cette acédie en l’appelant le « démon de midi » (daemonium meridianum). Évagre le Pontique, un moine grec du IVe siècle avec J.-C. écrit à ce sujet : « Le démon de l’acédie, qu’on appelle aussi démon de midi, est le plus pesant de tous les démons. Il attaque le moine vers la quatrième heure et l’assiège jusque vers la huitième. Il commence par lui donner l’impression que le soleil est bien long dans sa course, ou même immobile, et que le jour a cinquante heures. Puis il le pousse à regarder sans cesse par la fenêtre, le jette hors de sa cellule pour examiner le soleil et voir si la huitième heure approche. […] Il lui fait prendre en haine l’endroit où il se trouve et son genre de vie […]. »

Au chant VII de la Divine Comédie, Dante nous les montre dans le cinquième cercle de l’Enfer, avec les colériques.

Mais ce dégoût est essentiellement le dégoût des estomacs, puis des sens repus et blasés cherchant dans une course effrénée ce qui pourrait épicer la vie. Cassien évoquait les mauvais moines : on en retrouvera d’autres, beaucoup plus tard, dans Justine ou les infortunes de la vertu, qui n’éprouvent plus de plaisir que par l’accumulation de crimes et de perversités. Cependant, même si le proverbe latin dans sa grande sagesse nous explique que De gustibus et coloribus, non disputandum, face à ces dégoûtés, à ces blasés, il fallait réagir ; il fallait les ragoûter.

Le Grand Vocabulaire françois nous propose quelques mets qui pourront faire l’affaire. On y lit à l’article Ragoûtant : « Donnez-nous des cornichons ou quelque chose de ragoûtant », et à l’article Ragoûter : « On lui a donné des confitures pour le ragoûter. » Nul doute qu’avec ce mélange d’aigre et de sucré le malade recouvre quelque appétit. Car le « dégoûté » est d’abord un malade, comme l’indiquent ces deux exemples de la quatrième édition de notre Dictionnaire : « Ragoûter un malade » et « Il a perdu l’appétit, il faut essayer de le ragoûter ». Mais, de même que le dégoût ne touche pas uniquement les aliments, il semble qu’il n’est point d’appétit qui ne se puisse ragoûter : « Il n’est plus sensible à ce qui avait accoutumé de le toucher le plus, il lui faut quelque chose de nouveau pour se ragoûter », est-il écrit dans cette même édition. Hélas, deux éditions plus tard, le mal s’est aggravé : « Il est tellement blasé qu’on ne trouve plus rien de nouveau pour le ragoûter. » Quand le remède fonctionne, on passe vite d’une gourmandise retrouvée à des désirs plus charnels. Si on lit dans Le Dialogue des morts de Fénelon : « Ils essaient de nouveaux remèdes pour se guérir, et de nouveaux mets pour se ragoûter », on lit chez Massillon : « Rien ne coûte quand il s’agit d’une passion : les difficultés mêmes ragoûtent, piquent, réveillent. » Notre époque est un peu pessimiste puisque ragoûter et ragoûtant ne s’emploient plus guère que d’une manière restrictive ou négative : Ce projet ne me ragoûte guère. Voilà une histoire peu ragoûtante. Alors que dans le Grand Vocabulaire françois, à qui on laissera le soin de conclure, on lisait, il y a un peu plus de deux siècles : « Il a épousé une jeune femme qui a une physionomie fort ragoûtante. »