Dire, ne pas dire

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Castor, demi-castor et bièvre

Le 5 octobre 2023

Expressions, Bonheurs & surprises

Buffon classait le chien, le singe, l’éléphant et le castor parmi les animaux les plus intelligents. Féraud présente quant à lui le castor comme un animal « fameux par son adresse à se bâtir des logemens ». Cette fascination pour ce mammifère rongeur remonte en fait à l’Antiquité, et s’est poursuivie au Moyen Âge. Dans son Livre du Trésor, un bestiaire médiéval, Brunet Latin (1230-1294) en fait un portrait étonnant : « Le castor est une bête qui vit du côté de la mer de Ponto [le Pont-Euxin, aujourd’hui la mer Noire] ; pour cette raison il est nommé chien pontique, car il ressemble un peu à un chien. Ses testicules sont très chauds et d’une grande utilité médicinale, et c’est pour cette raison que les paysans le poursuivent et le chassent. Mais la nature, qui enseigne à toute créature ses propriétés, lui fait connaître alors la raison pour laquelle on le chasse : lorsque le castor se rend compte qu’il lui est impossible de s’enfuir, il coupe lui-même ses bourses avec ses dents et les jette devant les chasseurs. C’est ainsi qu’il rachète sa vie au prix de la partie de son corps qui est la meilleure. Par la suite, si on le pourchasse encore, il découvre ses cuisses et montre bien qu’il est castré. » Après avoir énoncé les mêmes faits et décrit le castor comme une bête très paisible, Pierre de Beauvais, un auteur du xiiie siècle, ajoute : « De la même manière, l’homme qui veut observer les commandements de Dieu et vivre dans la pureté, doit se trancher les testicules, c’est-à-dire tous les vices, et jeter toutes les mauvaises actions au visage du chasseur, c’est-à-dire du Diable, qui perpétuellement le pourchasse. » La description naturaliste prend ainsi une valeur apologétique. Richard de Fournival, qui fut le médecin de Philippe Auguste et de Louis VIII le Lion, tire une autre leçon de cette façon d’agir puisqu’il conseille à sa dame, dans son Bestiaire d’Amour, d’agir comme le castor : qu’elle lui abandonne son cœur pour éviter d’être importunée par d’autres requêtes amoureuses.

Philippe de Thaon, moine normand du xiie siècle, croit reconnaître en cette façon de faire l’origine du nom castor : Chastre sei de sun gré, / Pu ço est si numé, « il se châtre de son plein gré, c’est pour cette raison qu’il est ainsi nommé [castor)] ». Cette hypothèse, pleine de bon sens, est pourtant fausse, comme le signalait déjà Chateaubriand dans ses Voyages en Amérique : « Il n’est pas vrai que le castor se mutile lorsqu’il tombe vivant entre les mains des chasseurs, afin de soustraire sa postérité à l’esclavage. Il faut chercher une autre étymologie à son nom. » Celle-ci nous montrera que notre animal est de haute lignée : il a été en effet nommé ainsi en référence au fils de Zeus et de Léda, Kastôr, « Castor ». Ce dernier, frère jumeau de Pollux, était un protecteur des femmes, aussi a-t-on donné son nom à l’animal qui fournit le castoréum, utilisé jadis pour traiter certaines affections gynécologiques.

Par métonymie, castor désigna aussi un vêtement fait de la fourrure de cet animal et demi-castor, un vêtement « où il entre d’aûtre poil avec celui de castor », puis, lit-on dans le Dictionnaire de Trévoux, « une femme ou une fille dont la conduite est déréglée, quoiqu’elle ne se prostitue pas à tout le monde ».

En français, castor a peu à peu effacé les formes bièvre ou beuvron qui étaient aussi utilisées pour désigner ce rongeur, et qui étaient issues, par l’intermédiaire du latin bèber, du gaulois bèbros. Aujourd’hui le nom de cet animal coupe l’Europe en deux. Les pays méridionaux tirent son nom du latin castor : castoro en italien, castor en espagnol, tandis que les pays nordiques tirent son nom du gaulois : bifur en islandais, bever en norvégien, bäver en suédois. Quant à nos amis allemands et anglais, ils emploient Biber et beaver. Ce dernier a eu son heure de gloire puisque, en raison de la ressemblance phonétique entre Beauvoir et beaver, le philosophe René Maheu, et après lui Jean-Paul Sartre, surnomma Simone de Beauvoir « le Castor ». Signalons enfin qu’en anglais on trouve le mot castor, pour désigner non l’animal, mais un chapeau fait de la fourrure de ce dernier.

Claudette P. (Versailles)

Le 5 octobre 2023

Courrier des internautes

Bonjour,

J’aimerais savoir s’il y a un rapport entre les mots Électre et électrique. Merci.

Claudette P. (Versailles)

L’Académie répond :

Madame,

Ces deux noms sont en effet liés par l’étymologie. Il existe en grec ancien un adjectif masculin, êlektôr, signifiant « brillant ». Il était aussi employé comme substantif pour désigner le « brillant » par excellence, le Soleil. De ce mot ont été tirés, entre autres, les noms Êlektra, « Électre », c’est-à-dire « la brillante », et êlektron, qui désignait à la fois un mélange d’or et d’argent et l’ambre. Or, il se trouve que c’est dans cette dernière substance qu’on a d’abord observé les phénomènes d’attraction et de répulsion que l’on trouve aussi dans l’aimant. Le latin appela l’ambre electrum et de ce nom le latin scientifique tira l’adjectif electricus, « de l’ambre, qui concerne l’ambre ». En 1600, le physicien anglais William Gilbert (1544-1603) effectua les premières expériences relatives à l’électrostatique et au magnétisme et il appela les morceaux d’ambre sur lesquels il travaillait electrick bodies. Cette locution fut traduite en « corps électriques » dans le Journal des savants en 1678, date qui marque l’apparition du mot électrique dans notre langue.

35 000 forces de l’ordre

Le 6 juillet 2023

Emplois fautifs

Il existe en français des noms comptables, qui désignent des êtres, des choses que l’on peut dénombrer : une fourmi, deux arbres, trois personnes, mille kilomètres. Mais il existe aussi des noms appelés « massifs », qui désignent des réalités que l’on ne peut dénombrer. Ceux-ci sont souvent introduits par des articles partitifs : de l’eau, du vinaigre, des rillettes. Certains noms peuvent changer de catégorie en fonction du contexte : dans Il y a de très grands vins dans cette cave, « vin » est un nom comptable, mais quand, dans Le Médecin malgré lui, Sganarelle explique à Géronte qu’il faut, pour guérir sa fille, « quantité de pain trempé dans du vin », « vin » est un nom massif. Signalons donc que le nom force est massif, qu’il soit utilisé au singulier ou au pluriel : il a repris de la force, des forces ; la force économique, politique d’un pays ; l’union fait la force. Il l’est aussi dans le groupe nominal, employé par métonymie, les forces de l’ordre. On ne dira donc pas 35 000 forces de l’ordre assureront la sécurité mais 35 000 personnes, militaires et policiers, assureront la sécurité ou les forces de l’ordre, composées de 35 000 policiers et militaires, assureront la sécurité.

« Démonter » ou « démontrer les ressorts d’une machination »

Le 6 juillet 2023

Extensions de sens abusives

Le verbe démontrer signifie « prouver d’une manière convaincante » : Démontrer l’égalité de deux triangles. On lui a démontré qu’il avait tort. Démontrer peut aussi signifier « montrer de façon incontestable ; révéler, dénoncer » : Ces faits démontrent la nécessité d’une réforme. Son trouble démontre sa mauvaise foi. Dans tous les cas, il a un complément à caractère abstrait.

Démonter signifie, entre autres sens, défaire pièce à pièce ce qui formait un tout, ce qui avait été préalablement monté : Démonter une pendule, une tente. Cette armoire se démonte facilement. De manière figurée, on dit aussi démonter les ressorts d’une intrigue, d’une machination, comme on dit démonter les ressorts d’une montre, et non démontrer les ressorts d’une machination.

Comment voyager avec une dinde

Le 6 juillet 2023

Expressions, Bonheurs & surprises

En 1997 paraissait en français une série de chroniques d’Umberto Eco, écrites cinq ans plus tôt, intitulée Comment voyager avec un saumon ? L’auteur y contait les nombreux problèmes qu’il avait rencontrés quand il avait été amené à voyager en Europe pour une série de conférences avec un saumon congelé qui lui fut offert au début de cette tournée, en Scandinavie. Comme il aurait été plus simple de voyager avec une dinde !

Quand il découvrit l’Amérique, Christophe Colomb crut être arrivé aux Indes et la locution adjectivale d’Inde entra dans la désignation de plantes et d’animaux du Nouveau Monde, encore appelé Indes occidentales. Les plus connus sont sans doute le cochon d’Inde et l’œillet d’Inde, mais existent aussi le canard d’Inde, le marron d’Inde, la rose d’Inde, le figuier d’Inde, le jonc d’Inde (le rotang), le blé d’Inde (le maïs). La poule d’Inde et le coq d’Inde ont connu un autre sort et sont maintenant appelés simplement dinde et dindon. Avant 1492, quand il n’existait d’Indes qu’orientales, poule d’Inde (gallina indica ou gallina de India en latin médiéval) désignait la pintade, oiseau originaire d’Abyssinie, région située dans la corne de l’Afrique. Mais à partir du moment où l’on ramena d’Amérique ce gros gallinacé un peu pataud qu’est la dinde, les langues rivalisèrent d’imagination, en se jouant de la géographie, pour nommer cet oiseau pourtant mal doué pour le vol et non migrateur. En Inde, d’où il tire son nom français, on l’appelle peru, en référence au Pérou, d’où, pensait-on, il était originaire. Peru est aussi son nom en portugais mais en espagnol, on l’appelle pavo, forme directement empruntée du latin pavo, qui désigne le paon. Ce dernier n’est pas perdant dans l’affaire puisque, pavo étant déjà pris pour désigner le dindon, on le nomme pavo real, proprement « dindon royal ». Nos amis anglais disent turkey, « (l’oiseau de) Turquie ». Les Grecs lui donnent également ce nom, tourkia, mais l’appellent aussi dianos (forme abrégée de indianos, « d’Inde »), indonorthia, proprement « l’oiseau d’Inde, et galopoula, c’est-à-dire le « poulet français ». En Islande et en Lituanie, il est appelé « oiseau de Calcutta ». C’est aussi un des noms que lui donnent les Allemands : kallekuttisch Hahn, c’est-à-dire le « coq de Calcutta » ou encore indianisch Hahn. L’arabe classique emploie la locution dik roumi, proprement « coq de Rome », mais il convient de rappeler que roumi pouvait aussi désigner tous les chrétiens d’Occident et les pays qu’ils occupaient. L’italien, quant à lui, l’appelle tacchino, une forme d’origine onomatopéique. Si c’est surtout grâce à la dinde que l’Inde, on l’a vu, nous fait voyager, cette dernière n’est pas entièrement seule. Nos amis anglais appellent en effet notre cochon d’Inde guinea pig, proprement « cochon de Guinée », et l’œillet d’Inde French marigold, « souci français ».

Quand il ne désigne pas un gros gallinacé, le mot dinde est employé péjorativement pour désigner une femme niaise et stupide, prétentieuse et sotte. Mais ce nom trouve une forme de rédemption sous la plume de Rémy de Gourmont qui dans son Esthétique de la langue française souligne ce fait singulier : « Dinde un exemple, peut-être unique, de la préposition de s’agglutinant avec un substantif pour former un autre substantif ».

Le Bissexte et l’Évêque de Winchester

Le 6 juillet 2023

Expressions, Bonheurs & surprises

Établir des calendriers qui tiennent compte de la durée exacte des années occupa durant de nombreux siècles les astronomes de l’Antiquité. Très longtemps, l’estimation de cette durée, qui restait approximative, introduisait un décalage entre les saisons de la nature et les saisons officielles ; pour le corriger, on ajoutait régulièrement des jours intercalaires. Cette tâche était le privilège des pontifes, qui utilisaient ce pouvoir à l’avantage de tel ou tel, en avançant ou retardant à leur gré une élection, une échéance. Pour éviter ces abus, Auguste réforma le calendrier romain et assigna à l’année une durée de douze mois et six heures. Pour prendre en compte ces dernières, on ajoutait tous les quatre ans un jour supplémentaire et l’année qui comptait un jour de plus était appelée bissextile, mot tiré du latin bi(s)sextus, « deux fois sixième », puisqu’il y avait alors deux sixièmes jours avant les calendes de mars. Ce jour supplémentaire, parfois nommé jour bissextil, était surtout appelé bissexte. Dès l’époque romaine, il eut la réputation de porter malheur. Ammien Marcellin nous apprend ainsi dans ses Res gestae que l’empereur Valentinien Ier refusa toutes les invitations qui lui avaient été adressées dans une ville de province parce que le jour où il aurait dû les honorer était le bissexte. François Génin s’est beaucoup intéressé à ce nom dans son fameux Lexique comparé de la langue de Molière et des écrivains du XVIIe siècle. Il y signale que la mauvaise influence du jour et de l’an bissextils était proverbiale au Moyen Âge et que le nom bissexte était devenu synonyme de « calamité ». Il cite à ce propos Eustache Deschamps (1340 – 1404) qui, dans Sur le trépas de Bertrand du Guesclin, écrit : Nuls ne sait le meschief ne le besistre grant / Qui est au roiaume aujourd’ui. De cette croyance est née l’expression populaire le bissexte est tombé sur telle affaire, pour dire qu’elle a mal tourné. Bissexte, qui avait évolué en bissêtre et bicêtre, fut aussi utilisé pour désigner quelque bêtise qui pouvait être lourde de conséquences. Molière en témoigne dans L’Étourdi, quand il fait dire à Mascarille : Et bien ! Ne voilà pas mon enragé de maître ! / Il nous va faire encor quelque nouveau bissêtre (V, 5). Mais il existe un autre nom Bicêtre dont l’histoire est tout autre. À la fin du xiiie siècle, Jean de Pontoise, évêque de Winchester, acheta une ancienne métairie appelée la Grange-aux-Gueux et y fit bâtir, en 1286, un château qui porta le nom de son évêché. Avec le temps celui-ci s’altéra, passant de Winchester à Vinchestre puis à Bichestre et enfin à Bicêtre. Or il se trouve que ce château fut incendié puis servit successivement d’hospice, de prison et enfin d’asile d’aliénés. La proximité des formes bissêtre et Bicêtre et la mauvaise réputation attachée à l’une comme à l’autre fit que l’on confondit parfois ces deux termes. C’est encore François Génin qui fait état de cette confusion dans son ouvrage : « Le peuple dit d’un enfant méchant et tapageur : C’est un bicêtre, Ah ! le petit bicêtre ! Trévoux veut que ce soit par allusion à la prison de Bicêtre, mais ne serait-ce pas plutôt un vestige de la superstition du bissêtre ? Ah le maudit enfant ! le petit malheureux ! né le jour du bissètre, qui est tombé sur le bissètre ».

Notons enfin qu’au xixe siècle on accola au nom de Bicêtre celui de Kremlin, parce que s’y trouvait une auberge appelée, en souvenir de la campagne de Russie, Au Sergent du Kremlin, nom qui n’est pas sans rappeler le fameux Au sergent de Waterloo, qui était celui de l’auberge des Thénardier.

« En même temps » au sens de « Cela étant »

Le 8 juin 2023

Emplois fautifs

C’est à tort que l’on fait de la locution en même temps un synonyme de la locution concessive cela étant, qui signifie « malgré cela, quoi qu’il en soit ». On ne dira donc pas En même temps, s’il était plus intelligent, il serait peut-être moins appliqué, mais Cela étant, s’il était plus intelligent, il serait peut-être moins appliqué. Cette remarque vaut aussi pour à la fois, locution synonyme d’en même temps.

« Le handicap » ou « L’handicap »

Le 8 juin 2023

Emplois fautifs

Le nom handicap est tiré de la locution anglaise hand in (the) cap, proprement « main dans le chapeau ». Il a d’abord désigné un jeu de hasard, puis un système visant à donner les mêmes chances à tous les participants d’une course de chevaux, en imposant aux meilleurs d’entre eux de parcourir une distance plus longue ou de porter un poids supplémentaire. Ce sens existe toujours, mais aujourd’hui handicap désigne surtout une infirmité, une déficience accidentelle ou naturelle, passagère ou permanente, qui entrave l’activité physique ou mentale d’un individu. De son origine anglaise, le nom handicap a conservé l’aspiration du h initial, ce qui interdit l’élision de l’article qui précède et la liaison avec les mots au pluriel situés devant lui. Cette remarque vaut aussi bien sûr pour le nom et adjectif handicapé et pour le verbe handicaper.

on dit

on ne dit pas

Le handicap dont il souffre

Il a surmonté ce handicap

Ses lacunes en français vont le handicaper

Une association qui aide les / handicapés

L’handicap dont il souffre

Il a surmonté cet handicap

Ses lacunes en français vont l’handicaper

Une association qui aide les-z-handicapés

« Les jurés » pour « Les membres du jury »

Le 8 juin 2023

Extensions de sens abusives

Le nom jury est un grand voyageur. Nous l’avons emprunté de l’anglais ; lui-même le tenait de l’ancien français juree, qui désignait un serment et une enquête juridique. Comme les personnes interrogées devaient prêter serment, le mot anglais désigne, par métonymie, la réunion des citoyens ayant à statuer sur le sort d’un prévenu. En France, c’est aussi le nom que l’on donne à ceux qui sont tirés au sort pour se prononcer sur une affaire jugée aux assises. Les membres de ce jury sont appelés « les jurés ». Mais ce dernier nom ne doit pas sortir des tribunaux. Si l’on peut en effet dire Les jurés l’ont condamné à vingt ans de prison, on doit dire Les membres du jury lui ont décerné ce prix prestigieux, les membres du jury d’agrégation l’ont classé deuxième et non Les jurés lui ont décerné ce prix prestigieux, les jurés d’agrégation l’ont classé deuxième.

L’homme est la mesure de toutes choses

Le 8 juin 2023

Expressions, Bonheurs & surprises

Pantôn khrêmatôn metron estin anthrôpos, « L’homme est la mesure de toutes choses ». Cet adage, attribué à Protagoras, est un des fondements du relativisme mais il fut aussi pendant très longtemps la traduction d’une réalité concrète puisque le monde était mesuré à l’aune (mot tiré du francique alina, désignant l’avant-bras) du corps humain. Ce temps n’est plus. La Révolution lui porta déjà un rude coup en adoptant comme unité de mesure le mètre, même si l’on pouvait encore se faire une certaine représentation de ce dernier. Jadis, en effet, tous les élèves apprenaient que le mètre étalon de platine iridié et exposé au pavillon de Breteuil, à Sèvres, valait la dix millionième partie du quart du méridien terrestre, ce qui est plus parlant que de savoir qu’il vaut 1/299 792 458 de la distance parcourue par la lumière dans le vide en une seconde, et que, depuis 1967, cette seconde est définie comme la durée de 9 192 631 770 périodes de radiation de l’atome de césium 133. Mais durant des milliers d’années, voire des dizaines de milliers d’années, c’est réellement avec son corps que l’homme comptait : « Bientôt Naoh sut qu’il y avait au moins trois fois autant de guerriers que de doigts à ses deux mains », écrit ainsi Rosny aîné dans La Guerre du feu. C’est aussi son corps qui lui fournissait l’essentiel des unités de mesure. L’une des principales était le pied. Ou plutôt les pieds. Qu’on en juge : le pied attique valait 29,6 cm et le pied olympique 32. Différence encore entre le pied anglais, de 30,4 cm, et le pied du roi, en France, qui en valait 32,4 (on dirait aujourd’hui que Sa Majesté chaussait un bon 49). Chez les Grecs, le pied était divisé en 16 doigts, tandis que, dans la France de l’Ancien Régime, on le divisait non plus en doigts, mais en douze pouces, qui valaient chacun 2,7 cm, tandis que le pouce ou, mieux, l’inch, de nos amis anglais, en valait 2,54.

Entre le pied et le doigt, la métrologie grecque avait de nombreux intermédiaires. Le condyle valait deux doigts. La palme, correspondant à la largeur de la paume de la main, valait quatre doigts. Le dikhas, proprement « la moitié », valait un demi-pied. L’empan valait douze doigts. Le nom pugmê, dont a été tiré pugmaios, « pygmée » et, proprement, « haut comme un poing », désignait à la fois le poing et 1a distance comprise entre le coude et la naissance des doigts (soit dix-huit doigts). La coudée allait du poignet au coude et valait un pied et demi. C’est avec cette unité universelle que Dieu donna ses instructions à Noé : « L’arche aura trois cents coudées de longueur, cinquante coudées de largeur et trente coudées de hauteur. » Aujourd’hui, ce nom ne s’emploie plus que de manière emphatique pour parler de la supériorité d’une personne sur une autre : « Il l’emporte de cent (voire de mille) coudées sur ses concurrents. » Autres mesures universelles, le pas (bêma), qui valait deux pieds et demi, et l’orgye, qui tire son nom du verbe oregein, « étendre », parce qu’elle représente la distance allant du bout des doigts d’une main à l’autre quand les bras sont tendus. On l’appelle d’ailleurs aussi brasse, un nom tiré du latin bracchia, « les bras ». Au-delà, il y avait le plèthre, qui valait cent pieds, et le stade, qui en valait six cents. C’est à cette unité de mesure, qui était aussi la plus courte des distances courues à Olympie, que nous devons, par extension, le nom stade au sens d’« enceinte sportive ». Ces unités, se fondant sur le corps humain, n’étaient pas un obstacle aux plus savants travaux. Il n’est pour s’en convaincre que de se souvenir qu’Ératosthène calcula le périmètre de la Terre, après avoir déterminé, grâce à la trigonométrie, que la distance entre Alexandrie et Syène était d’un cinquantième de la circonférence terrestre, en faisant appel à un bêmatistês, un arpenteur, proprement un « compteur de pas ». On ne sait pas si les pas en question étaient ceux d’un homme ou ceux d’un chameau, cet animal étant réputé pour la régularité de sa marche. Quoi qu’il en soit, Ératosthène convertit ensuite le nombre de pas en stades (le stade égyptien de l’époque valait environ 158 mètres). La distance entre les deux villes étant de 5 000 stades, la circonférence de la terre était donc de 250 000 stades, soit 39 500 kilomètres. Une erreur infime puisqu’elle est aujourd’hui estimée à 40 075 kilomètres…

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