Dire, ne pas dire

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Déférer, écrouer, écrouelles

Le 2 juin 2022

Expressions, Bonheurs & surprises

Le monde de la justice est peu connu des profanes et les mots qui en relèvent sont parfois trompeurs ; cela s’explique peut-être parce que nous avons de ce monde des représentations forgées par des lectures concernant les temps anciens. Dans les textes qui évoquent l’Antiquité ou le Moyen Âge, il est fréquemment question de prisonniers jetés aux fers. Ce pluriel métonymique désigne les chaînes, les menottes qui entravaient les mouvements des captifs. Condamner aux fers signifiait « condamner à la prison », et l’on disait d’un prisonnier qu’il était chargé de fers. Aujourd’hui, nombre de films ou de séries nous montrent encore des suspects que l’on débarrasse de leurs menottes pour les présenter à un juge. Mais, dans ce cas, nonobstant tous les fers vus plus haut, on écrit, non que le suspect a été déferré, mais bien qu’il a été déféré. Le premier est un dérivé de fer, tandis que le second, emprunté du latin deferre, « porter de haut en bas ; porter à la connaissance de », d’où « porter plainte en justice », signifie « traduire en justice ; renvoyer devant la juridiction compétente ». On défère un prévenu au parquet, un criminel à la cour d’assises…, on ne le déferre pas.

On se gardera également de confondre ce qui relève de la métallurgie et ce qui est lié à la justice avec les mots écrou et écrouer. Il existe deux noms écrou, homophones et homographes, mais différents par le sens et l’étymologie. L’un ressortit à la justice ; il est tiré de l’ancien francique skrôda, « bout, lambeau », et a d’abord désigné une « bande de parchemin », puis, dès la fin du xve siècle, un « registre de prisonniers » et, aujourd’hui, il s’emploie pour parler d’un procès-verbal constatant qu’une personne a été remise au directeur d’une prison. Skrôda, avec le sens de « liste », a aussi donné le nom pluriel écroues, qui désignait, comme on le lisait dans les éditions anciennes de notre Dictionnaire, « les états ou rôles de la dépense de bouche de la maison du roi ». C’est de cet écrou qu’est tiré le verbe écrouer, c’est-à-dire « inscrire un détenu sur le registre d’écrou au moment de son incarcération » et, par extension, « incarcérer ». On constate donc que l’écrou de la langue de la justice n’a pas de lien avec les écrous de la quincaillerie, même s’il est tentant de supposer que ces derniers retiennent fermées les chaînes du prisonnier écroué ; quant à la « levée d’écrou », ce n’est pas le fait de desserrer les écrous de ces mêmes chaînes, c’est la mention sur ce registre de la mise en liberté d’un détenu et, par métonymie, cette libération elle-même.

Rien à voir donc avec la pièce d’assemblage percée d’un trou cylindrique taraudé dans lequel s’adapte exactement le filetage d’une vis. Ce nom, qui s’est d’abord rencontré au féminin sous la forme escroe avant d’être masculin au xvie siècle, est issu du latin scrofa, « truie », d’où « vis femelle », par l’intermédiaire du sens de « vulve », attesté en bas latin (rappelons que l’on parle aujourd’hui encore de « prise mâle » et de « prise femelle »).

Écrouer a par ailleurs un paronyme lié à la métallurgie et beaucoup moins en usage, écrouir, qui signifie « faire subir à un métal ou à un alliage, à température ambiante ou peu élevée, un traitement mécanique destiné à améliorer certaines de ses caractéristiques : dureté, résistance à la traction, etc. » Écrouir est tiré, par l’intermédiaire de l’adjectif wallon crou, qui qualifiait un métal brut, du latin crudus, « cru » et, proprement, « saignant, sanguinolent ». Cela nous ramène une fois encore à scrofa : c’est de ce mot que sont tirées les formes, savante et populaire, scrofule et écrouelle. En effet, ce mal, qui couvrait ceux qui en sont atteints de bubons sanguinolents, touchait largement porcs et truies. On conclura en rappelant que si le roi, juge souverain, pouvait délivrer des fers qui il souhaitait, il avait aussi le pouvoir, en raison du caractère sacré et thaumaturge de sa personne, de délivrer les malades de leurs écrouelles par une simple imposition des mains.

Déo A. (Togo)

Le 2 juin 2022

Courrier des internautes

Je voudrais savoir pourquoi le mot aussi, employé avec le sens de « c’est pourquoi », entraîne l’inversion du sujet quand il est placé en début de proposition.

Déo A. (Togo)

L’Académie répond :

Cette construction est un héritage de la syntaxe de l’ancien français, qui voulait que toute proposition s’ouvre sur un élément tonique autre que le verbe, qui, lui, occupait la deuxième place. Si cet élément était un complément direct ou indirect, un complément prépositionnel, un attribut du sujet, un adverbe, le sujet se trouvait rejeté derrière le verbe.

Cet usage s’est en partie maintenu en français contemporain, dans la langue soutenue, en particulier avec certains adverbes (ainsi va la vie, ainsi finit l’histoire ; aussi aimerait-il que... ; soudain arrivent deux cavaliers ; peut-être désirez-vous que…) et avec certains compléments circonstanciels (et au milieu coule une rivière ; le lendemain arrivèrent les secours).

« Car » en début de phrase

Le 5 mai 2022

Bloc-notes

Les conjonctions de coordination ne doivent pas s’employer en début de phrase ; si cette règle peut souffrir quelques exceptions, essentiellement pour des raisons stylistiques, s’agissant de mais, donc ou et, il n’en va pas de même pour car. C’est d’ailleurs cette impossibilité qui le distingue de la conjonction de subordination parce que. S’il l’on peut dire « Il n’est pas venu parce qu’il était malade » aussi bien que, en antéposant la subordonnée, « Parce qu’il était malade il n’est pas venu », on ne pourra pas dire « Car il était malade il n’est pas venu ». Seule la construction « Il n’est pas venu car il était malade » est correcte.

De base

Le 5 mai 2022

Emplois fautifs

La locution adjectivale de base signifie « fondamental, essentiel ». On la trouve dans des syntagmes ou des phrases comme Un ouvrage de base. Acquérir le vocabulaire de base, les connaissances de base. L’emploi de cette locution est régulier, mais il convient de ne pas la transformer en une locution adverbiale à laquelle on donnerait le sens de « au début, dans un premier temps, au commencement ».

on dit

on ne dit pas

Au début, il ne voulait pas y croire

Il a d’abord travaillé comme serveur

De base, il ne voulait pas y croire

De base, il était serveur

« Ça veut bien dire ce que ça veut dire » pour « Ça dit bien ce que ça veut dire »

Le 5 mai 2022

Emplois fautifs

Pour signaler l’efficacité d’un propos, d’un geste, et pour montrer qu’ils traduisent correctement l’intention ou la pensée de leur auteur, on utilise parfois l’expression ça dit bien ce que ça veut dire, qui permet de souligner l’adéquation entre la parole ou le geste et le sens qu’on leur attribue. Mais cette formule n’a plus guère de sens et n’est plus qu’une vaine répétition si l’on remplace « ça dit bien » par un autre « ça veut bien dire ». On dira donc « ça dit bien ce que ça veut dire » et non « ça veut bien dire ce que ça veut dire », comme on l’entend trop souvent.

on dit

on ne dit pas

Une telle réponse, ça dit bien ce que ça veut dire

Cette attitude, ça dit bien ce que ça veut dire

Une telle réponse, ça veut bien dire ce que ça veut dire

Cette attitude, ça veut bien dire ce que ça veut dire

« Tendon d’Achille » pour « Talon d’Achille »

Le 5 mai 2022

Emplois fautifs

La mythologie nous apprend que Thétis voulut rendre son fils Achille invincible en le plongeant dans les eaux du Styx. Elle l’immergea en le tenant par le talon, mais, ce faisant, elle empêchait les eaux du fleuve de protéger cette partie du pied. Achille mourut donc à Troie après que Pâris l’eut touché d’une flèche au talon. Dès lors on se servit de l’expression « talon d’Achille » pour désigner ce qui fait la faiblesse d’une personne. Mais il importe de ne pas confondre cette locution avec une autre qui lui est liée, le « tendon d’Achille », qui appartient, elle, au vocabulaire de l’anatomie et désigne un tendon épais reliant le calcanéum aux muscles du mollet.

on dit

on ne dit pas

Sa trop grande émotivité est son talon d’Achille

Ce sprinteur a été victime d’une rupture du tendon d’Achille

Sa trop grande émotivité est son tendon d’Achille

Ce sprinteur a été victime d’une rupture du talon d’Achille

Un shot de vitamine

Le 5 mai 2022

Anglicismes, Néologismes & Mots voyageurs

Le nom anglais shot désigne un coup de feu, un tir, un coup, mais aussi par extension un petit verre, généralement d’un alcool fort, que l’on vide d’un seul mouvement de gosier. Ainsi shot of vodka, en anglais, désigne à la fois un petit verre de vodka que l’on boit d’un seul coup et le fait de boire rapidement ce verre. L’emploi du terme shot s’étend également à d’autres substances que l’on absorbe rapidement en une fois : a shot of sugar, a vitamin shot. Notre langue dispose de termes comme « dose », « coup », voire « concentré » permettant d’éviter les anglicismes que sont un shot de sucre, de glucose, de vitamine.

« Bourré de remords » pour « Bourrelé de remords »

Le 5 mai 2022

Extensions de sens abusives

Le remords est un sentiment douloureux de honte et de regret que fait naître la conscience d’avoir mal agi. Ce nom vient du latin mordere, « mordre ». Le remords est donc une morsure, un tourment. C’est pour cette raison que l’on dira d’un individu qu’il est « bourrelé de remords », c’est-à-dire qu’il souffre comme s’il était aux mains du bourreau ou, comme on disait jadis, du tourmenteur, et non qu’il est « bourré de remords », quand bien même, en lui, ces remords seraient fort nombreux.

La terminaison des mots en -aon se prononce-t- elle « a-hon » ou « an » ?

Le 5 mai 2022

Expressions, Bonheurs & surprises

Il existe en français quelques noms, communs ou propres, terminés par -aon. La prononciation de ces trois lettres, qui peut être « a-hon » ou « an », dépend de l’origine de ces noms.

Quand ils viennent, par l’intermédiaire de formes latines en -ao(n), de formes grecques en -aô(n), on fait entendre deux syllabes. C’est le cas avec le lycaon, tiré du grec lukaôn, un nom dérivé de lukos, « loup ». Le latin lycaon désigne un loup d’Éthiopie, le grec lukaôn, qui a pour variante lukanthrôpos, signifie « loup-garou ». Dans la mythologie, Lycaon est aussi le nom du roi d’Arcadie qui fit manger à Zeus de la chair humaine et fut pour cette raison changé en loup. Voyons maintenant le machaon : ce grand papillon doit son nom à Machaon, le fils d’Esculape qui soignait les Grecs et combattait à leur côté pendant la guerre de Troie. Notre lépidoptère fut nommé ainsi parce que Linné comparait les papillons aux soldats grecs et troyens : ceux qui sur le corps avaient du rouge, rappelant le sang des vaincus, devaient leur nom à des Troyens ; les autres, à des Grecs. Un élève de Linné, le Danois Johan Christian Fabricius reprit cette méthode et donna à un grand papillon, appelé couramment le « flambé », le nom d’un frère de Machaon, Podalire, qu’il latinisa en iphiclides podalirius, et à un autre, « le grand sélésier », le nom de son fils, Alexanor, papilio alexanor. Quant au pharaon, son nom, parti de l’égyptien peraa, qui signifiait « grande maison, palais », puis, par métonymie, « roi », est passé par l’hébreu, le grec et le latin avant de venir chez nous.

Quand ces noms ne sont pas d’origine grecque, le groupe -aon est prononcé « an ». C’est le cas avec les toponymes Laon, la ville de l’Aisne, et Thaon, la commune du Calvados célèbre pour son église romane, qui se prononcent donc comme « lent » et « temps ». Notons aussi que la prononciation de Craonne, le village de l’Aisne qui fut entièrement détruit pendant la Première Guerre mondiale avant d’être reconstruit, est « crâne » et non « cra-onne » ; les habitants en sont, phonétiquement, les « crannais » et non les « cra-onnais ».

Il en va de même avec les noms communs faon, paon et taon. S’il arrive que les jeunes lecteurs aient quelques doutes, les adultes s’entendent sur la prononciation du nom de ces animaux, semblable à celle de fend, pend et tend. On peut cependant hésiter parfois quand il faut passer du paon, le mâle adulte, à la femelle et au petit, appelés respectivement paonne et paonneau. Mais, de même que Craonne se prononce comme « crâne », paonne se prononce comme « panne » et paonneau comme « panneau ». La prononciation de faon ne pose pas de problème, mais il n’en a pas toujours été de même pour sa définition et son emploi. À ce sujet, Nicot écrivait : « Ainsi dit-on un faon de biche, jusqu’à ce qu’il soit chevreul. Mais on ne peut dire faon d’une beste mordant, comme Laye, Ourse, Lionne, Elephante, ains ont autres noms particuliers. » Littré, à juste titre, conteste ce point en rappelant que le mot faon est, à l’origine, un terme générique qui s’appliquait aux petits de tous les animaux, et qu’on lit dans La Lionne et l’Ourse, de La Fontaine : « Mère Lionne avait perdu son faon. » De ce nom a été tiré le verbe faonner, ainsi défini par Littré : « Mettre bas, en parlant des biches et des chevrettes ou femelles de chevreuil. Se dit aussi en parlant de toute autre bête fauve. » Tout ce que l’on vient de voir explique que ce verbe se prononce donc comme faner. Ainsi l’homonymie rapproche deux verbes qui sont deux lointains cousins étymologiques : le premier dérive de faon, le second de foin. Celui-ci est issu du latin fenum, celui-là de fetonem, et tous deux remontent à fetus, « enfantement, production, portée » ou, comme l’écrit Littré, « produit de conception », le foin étant proprement le produit du pré et le faon, on l’a vu, étant d’abord le petit de n’importe quel mammifère.

Se prendre un râteau

Le 5 mai 2022

Expressions, Bonheurs & surprises

L’expression se prendre un râteau s’emploie lorsqu’une personne qui s’est lancée dans une entreprise de séduction échoue lamentablement et se voit repoussée. Elle est parfois modalisée par l’adjonction de l’adjectif gros au nom râteau. On explique en général cette expression par le fait que la douleur de l’échec rappelle celle que l’on ressentirait si, en marchant sur les dents d’un râteau abandonné sur le sol, on recevait le manche de cet outil au visage. Comme ce manche peut frapper violemment les dents, on dit parfois aussi se manger un râteau.

Cependant cette explication, si séduisante soit-elle, n’est sans doute pas la bonne. Il s’agit probablement de la reformulation d’une expression plus ancienne (comme Jeter sa langue aux chiens a été remplacée et adoucie en Donner sa langue au chat). En effet, on lisait à l’article rat de la première édition du Dictionnaire de l’Académie française : « On dit figurément qu’Une arme à feu a pris un rat, Quand l’amorce n’a point pris, ou que l’arme ne tire pas. Vostre pistolet, vostre fusil a pris un rat. Et on dit d’un homme qui a manqué son dessein, qui a manqué son coup, qu’Il a pris un rat. » Au sujet de cet emploi, la deuxième édition ajoutait : « Il est familier & ironique. » Cette expression, qui s’est rencontrée jusqu’à la septième édition de notre Dictionnaire, est à l’origine du verbe « rater », qui apparaît, lui, dans la deuxième édition avec une définition presque identique à celle de prendre un rat : « Verbe qui se dit d’une arme à feu qui manque à tirer. La compagnie de perdrix partit à la portée de son fusil, mais son fusil rata. »

Mais d’où vient que le rat était considéré comme un symbole d’échec ? Probablement des farces innocentes de jeunes polissons, comme nous l’apprend la première édition de notre Dictionnaire : « Parmi le peuple on dit, Donner des rats, pour dire, Marquer les habits des passants avec de la craye ou de la farine dont on a frotté un petit morceau d’estoffe attaché au bout d’un baston, & ordinairement coupé en forme de rat. Pendant les jours gras les petits enfants s’amusent à donner des rats aux passants. » Littré ajoute : « Il a eu un rat, on lui a posé sur le dos la figure d’un rat pour se moquer ensuite de lui, sorte de plaisanterie qui se faisait les jours gras. Donner des rats aux passants. » Ainsi, avec le temps et par un phénomène que la phylogenèse n’explique pas, nos rats furent changés en poissons et leur période d’activité se réduisit des jours gras au 1er avril. Avec prendre un rat, on serait passé du sens d’ « être victime d’une innocente plaisanterie » à celui d’« être berné » et enfin d’« échouer ». On aurait pris un rat avant de prendre un râteau. Littré semble confirmer cette hypothèse quand il nous informe que rater signifie « dans le langage libre, ne pas venir à bout d’une femme ». Un passage rencontré chez Le Sage témoigne de ce sens : le héros éponyme de ce roman, Gil Blas, déclare, parlant d’une jeune femme qu’il convoite : « Nous verrons si un jeune seigneur tel que moi peut rater une conquête. » Mais, pour illustrer son propos, Littré citait cette cruelle épigramme de François-Joseph-Marie Fayolle contre le malheureux académicien Pierre Baour-Lormian, qui fut infortuné en ménage et piètre traducteur ou imitateur des grands classiques étrangers :

« Baour rata sa femme ; il a raté le Tasse ;

Il rata d’Ossian le génie exalté ;

Il rate encore Young ; il rate le Parnasse ;

Et le pauvret, pour dernière disgrâce,

Ratera la postérité. »

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