Dire, ne pas dire

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« Décisionnaire » ou « Décisionnel » ?

Le 13 mai 2024

Nuancier des mots

Dans son Dictionnaire de la langue française, Littré écrit joliment que décisionnaire est un « mot hasardé par Montesquieu ». On le trouve en effet dans la lettre lxxii des Lettres persanes, de Rica à Usbek : « Je me trouvai l’autre jour dans une compagnie où je vis un homme bien content de lui. Dans un quart d’heure, il décida trois questions de morale, quatre problèmes historiques, et cinq points de physique : je n’ai jamais vu un décisionnaire si universel ; son esprit ne fut jamais suspendu par le moindre doute. » Depuis cette époque, le nom décisionnaire, qui est peu usité, désigne une personne tranchant vite et sûrement. On en a aussi fait un adjectif qui qualifie celui qui agit ainsi. Il n’est pas synonyme de décisionnel, attesté au xxe siècle, qui qualifie, lui, ce qui ressortit à une décision, ce qui concerne une décision. On dira, par exemple, que le conseil d’administration est le centre décisionnel de cette entreprise, de cette association.

« Engoué » et « Enroué »

Le 13 mai 2024

Nuancier des mots

Les verbes engouer et enrouer sont des paronymes dont les sens ne sont pas très éloignés, mais qu’il importe cependant de ne pas confondre. Enrouer est dérivé de l’ancien français roe, adjectif issu du latin raucus, « rauque », et il signifie, conformément à son étymologie, « rendre la voix rauque, moins nette et moins libre qu’à l’ordinaire ». Engouer, tiré d’une racine prélatine, à laquelle on doit aussi les mots joue et gaver, a d’abord signifié « embarrasser, empêcher le passage du gosier ». Cette définition était éclairée dans les sept premières éditions de notre Dictionnaire par cet exemple : « Ce canard avala un morceau trop gros, qui l’engoua. » Aujourd’hui, plus de volatile, mais un verbe qui s’emploie ordinairement à la voix pronominale : À force de crier, il s’engoua. Il est vrai que, dans certains cas, qui s’engoue, au sens concret du terme, peut s’enrouer. Cela étant, si on le rencontre de nos jours, c’est principalement au figuré, avec le sens de « s’enthousiasmer pour une personne, pour une chose, en être entêté », un sens illustré ainsi dans notre Dictionnaire : « On ne sait pourquoi cette femme s’est engouée de ce freluquet. » Le passage du sens propre au sens figuré s’est fait par référence à l’idée de plénitude, comme dans « avoir plein la bouche de quelque chose ou de quelqu’un ».

Des carottes fries

Le 13 mai 2024

Emplois fautifs

Le participe passé du verbe défectif frire est frit, mais on le rencontre surtout dans la forme substantivée au féminin pluriel, des frites, ellipse de des pommes de terre frites. Ce nom est devenu tellement courant qu’il tend à faire oublier son origine verbale et que l’on hésite parfois sur l’orthographe du participe : on trouve ainsi des menus où sont proposés des légumes fris ou des tomates fries, quand c’est bien sûr frits et frites qu’il aurait fallu écrire. Cette erreur est sans doute favorisée par le fait que nos frites se nomment fries en anglais. Rappelons, pour conclure, que lorsque les Anglo-Saxons emploient la locution complète french fries, french n’est pas un hommage à la gastronomie française mais une forme tirée d’un verbe du vieil irlandais qui ne signifie pas « français », mais « émincé ».

« Détoner » ou « Détonner » ?

Le 13 mai 2024

Emplois fautifs

Les verbes détoner et détonner ont des sens bien éloignés : détoner, emprunté du latin detonare, « tonner fortement », signifie « s’enflammer subitement avec bruit ; faire explosion », tandis que détonner, dérivé du nom ton, signifie « sortir du ton qu’on doit garder pour chanter ou pour jouer juste » et, figurément, « ne pas s’accorder avec ce qui est autour de soi, avec l’ensemble dont on fait partie ; produire un contraste désagréable ». S’ils sont homonymes, ils ne sont pas homographes, et il ne faut pas prendre l’un pour l’autre. Mais celui qui ferait cette faute pourrait se consoler en disant qu’il est probablement né trop tard, tant les orthographes des deux mots, que l’étymologie n’explique pas vraiment, a varié. Qu’on en juge : détoner s’est d’abord rencontré, chez Richelet, sous la forme détonner, puisqu’il la rattachait, fort justement, à tonnerre. Napoléon Landais adopte aussi cette orthographe dans son Dictionnaire général et grammatical des dictionnaires français (1834), en précisant qu’ainsi on la distingue de détoner (qui est aujourd’hui notre détonner). Féraud fait de même dans son Dictionnaire critique de la langue française. Quant à l’Académie française, dans les trois premières éditions de son Dictionnaire, elle écrivait détonner, pour « ne pas être dans le ton » ; ce verbe perdit brièvement un n dans la quatrième édition pour le retrouver dès la cinquième, sans doute car c’est dans cette cinquième édition que son homonyme fit son apparition. Ces variations font que, depuis plus d’un siècle et demi, des exégètes se demandent quel sens donner au détone de Verlaine dans « Nevermore », un des Poèmes saturniens :

« Souvenir, souvenir, que me veux-tu ? L’automne
Faisait voler la grive à travers l’air atone,
Et le soleil dardait un rayon monotone
Sur le bois jaunissant où la bise détone. »

Des news qui redonnent le smile

Le 13 mai 2024

Anglicismes, Néologismes & Mots voyageurs

Au sujet de l’adjectif confortable, Charles Nodier a écrit dans son Examen critique des dictionnaires de la langue française : « Confortable est un anglicisme très intelligible et très nécessaire à notre langue, où il n’a pas d’équivalent ; ce mot exprime un état de commodité et de bien-être qui approche du plaisir, et auquel tous les hommes aspirent naturellement, sans que cette tendance puisse leur être imputée à mollesse et à relâchement de mœurs. » Tout cela est fort juste et il existe de nombreux autres mots qui, comme confortable, sont « très intelligibles et très nécessaires à notre langue ». Mais force est de reconnaître qu’il en est aussi d’autres qui, quand bien même ils seraient intelligibles, ne sont pas nécessaires à notre langue, comme les mots news et smile, qui voisinent dans l’expression des news qui rendent le smile, et qui auraient avantageusement pu être remplacés par « nouvelles » et « sourire ».

Sport scientist

Le 13 mai 2024

Anglicismes, Néologismes & Mots voyageurs

Le sport peut être un loisir qui vise le bien-être ou le dépassement de soi, mais il peut aussi être une affaire très sérieuse, comme en témoignaient les fortes rivalités entre les cités dans l’Antiquité ou entre les États aujourd’hui. L’adage de Pierre de Coubertin, L’essentiel n’est pas de vaincre mais de participer, n’est plus guère de saison et gagner, ou à tout le moins, bien figurer, semble important, voire nécessaire. Pour assurer la victoire, tous les détails comptent, aussi les différentes équipes se sont-elles acquis l’assistance de nombre de scientifiques. Parmi ceux-ci, on compte des diététiciens, des « biomécaniciens », des médecins, des psychologues, des ingénieurs, etc. Sans doute pourrait-on conserver ces noms, auxquels on ajouterait éventuellement « du sport » plutôt que de les remplacer par la forme, qui se lit de plus en plus en France, sport scientist.

Jeter sa gourme

Le 13 mai 2024

Expressions, Bonheurs & surprises

NOTRE DÉFINITION

Jeter sa gourme, en parlant d’un poulain ou d’un enfant, être affecté de la maladie de la gourme et, figurément et familièrement, en parlant de jeunes gens, se livrer aux plaisirs et à certains excès propres à la jeunesse.

 

L’HISTOIRE

Comme l’indique notre définition, la gourme désignait (depuis le xive siècle) une maladie du jeune cheval. Dès le xvie siècle, jeter sa gourme a pris le sens figuré de « faire ses premières folies » en parlant des jeunes gens.

Certains historiens de la langue pensent que c’est la métaphore médicale qui explique le glissement de sens : les frasques seraient une sorte de passage obligé, comme les maladies infantiles (la gourme désignait aussi l’impétigo des enfants).

D’autres linguistes font l’hypothèse d’une contamination entre la gourme, maladie du cheval et la gourmette, une chaînette métallique tenant à chaque côté du mors et passant sous la mâchoire inférieure du cheval, qui permettait de le contraindre et de le diriger (un cheval pouvait ainsi avoir la gourmette trop serrée). Il existait d’ailleurs une expression figurée, que donne la première édition de notre Dictionnaire, avec gourmette : rompre, casser sa gourmette, « se dissiper ou s’abandonner à ses passions après s’être contraint, après avoir vécu dans la retenue ». Sa signification est effectivement très proche du sens figuré de jeter sa gourme et il est plausible qu’il y ait eu une contamination de sens.

 

D’AUTRES EXPRESSIONS

Le monde du cheval nous a laissé beaucoup d’expressions figurées.

Avoir la fringale, « avoir une faim irrésistible », en est un premier exemple. Dans l’ancienne langue, la fringale désignait « une boulimie subite des chevaux », et c’est au tout début du xixe siècle qu’elle a pu se dire des hommes. Le mot fringale est la déformation – sans doute sous l’influence du terme fringant – d’une forme ancienne faim valle (fainvalle en moyen français), composée de faim et de valle, lui-même issu d’un terme breton gwall, « mauvais ».

Prendre le frein aux dents signifiait « prendre une bonne résolution et l’effectuer ». Cette expression, qui disparaît de notre Dictionnaire dès la 4e édition (1762), était concurrencée par prendre le mors aux dents, qui a fini par la remplacer. Il peut être intéressant de se pencher sur l’évolution du sens de cette dernière, dans laquelle le nom mors représente, comme l’ancien frein, « l’appareil qui se place dans la bouche du cheval pour le gouverner ». Si l’on en croit les premières éditions de notre Dictionnaire, l’expression a d’abord voulu dire « prendre une bonne resolution & l’effectuer ». Elle avait donc alors un sens positif et évoquait un sursaut moral. La deuxième édition (1718) est encore plus explicite : « Il se dit aussi de ceux qui ayant esté dans l’indolence ou dans le libertinage, prennent tout d’un coup la resolution de se corriger & de se porter au bien, & qui l’effectuent ». Or aujourd’hui, elle a une valeur morale négative et, pour notre Dictionnaire, elle « se dit d’une personne qui cède soudain à ses impulsions, ou s’emporte subitement ». De la bonne résolution, on est passé à l’impulsion. Cela étant dit, il est toujours question d’un emballement soudain, qu’il prenne la forme d’un redressement ou d’un relâchement. Et cet emballement, c’est celui du cheval qui tient le mors entre ses dents, empêchant ce mors de faire son office de contrôle.

 

POUR ALLER PLUS LOIN

Nous l’avons vu, le nom gourme désigne une maladie qui affecte principalement les jeunes chevaux. Ce mot (dont la variante méridionale était vorme) serait issu du bas francique wurm ou worm, « pus », et, pour certains linguistes, on pourrait y rattacher le mot morve.

En remontant plus loin encore dans le temps, les historiens de la langue font l’hypothèse que ces formes worm et wurm seraient de la même famille que le mot latin vermis, « ver » ; Wurm est d’ailleurs aujourd’hui le nom du ver en allemand et il entre dans la composition de Bïcherwurm, proprement « ver des livres », mais que nous traduisons, en reprenant un autre nom d’animal attaché à la vermine, par « rat de bibliothèque ».

Veiller au grain

Le 13 mai 2024

Expressions, Bonheurs & surprises

NOTRE DÉFINITION

Veiller au grain, prendre à temps les dispositions nécessaires pour éviter un danger.

 

L’HISTOIRE

En termes de marine, le grain désigne une rafale de vent brusque et passagère, généralement accompagnée d’averse et bien souvent de grêle. L’emploi du mot grain en ce sens vient probablement de ce que les grêlons ont une forme de graine : ce serait une sorte de raccourci métonymique. On trouve en tout cas cette acception de grain dès la Renaissance.

L’expression veiller au grain est sortie du vocabulaire de la navigation pour entrer dans la langue courante et prendre un sens figuré (« surveiller ses intérêts ») dans le courant du xixe siècle.

 

D’AUTRES EXPRESSIONS

La marine nous a laissé beaucoup d’expressions liées au vent.

Aller contre vents et marées, au sens figuré de « poursuivre obstinément ses projets malgré les difficultés, les obstacles, les résistances », s’emploie depuis le xviie siècle. On notera qu’existait aussi l’expression contraire, aujourd’hui vieillie, Avoir vent et marée pour signifier que les circonstances nous sont favorables, facilitent nos projets.

Être vent debout contre quelque chose, quelqu’un, « lui être contraire, y être radicalement opposé », est une expression qui nous vient également de la navigation. Elle a pris ce sens figuré à la fin du xixe siècle. Au sens propre, elle signifiait que le vent venait de l’avant du navire, de la proue, donc face à lui (bout au vent, vent de bout, vent debout), condition de navigation difficile qui demande à l’équipage de se mobiliser pour résister ; on retrouve cette idée de résistance énergique au figuré : quand on est vent debout contre quelque chose, on met toute son énergie et sa force à s’y opposer.

Pour dire l’inverse, c’est-à-dire que le vent vient de l’arrière et pousse le bateau, on parle de vent arrière ou de vent en poupe. C’est l’origine d’une deuxième expression très courante et qui a pris un sens figuré dès la fin du Moyen Âge : avoir le vent en poupe, pour parler d’une personne dont les circonstances favorisent le succès.

 

POUR ALLER PLUS LOIN

Veiller vient du latin vigilare, lui-même dérivé de vigil, « éveillé, vigilant ». On y reconnaît la racine indo-européenne vig, « être vigoureux » : rester éveillé demande une certaine vigueur. Veiller et ses dérivés (réveiller, éveiller, surveiller, etc.) sont des mots populaires : importés par les soldats et les marchands romains, adoptés par le peuple colonisé, ils ont vu leur forme évoluer et s’éloigner progressivement de leurs étymons. Les mots en vig- (vigilance, vigueur, vigie, etc.) ont été empruntés à la fin du Moyen Âge : ils n’ont pas subi les transformations phonétiques qu’ont connues les mots plus anciens comme veiller et ses dérivés, et c’est pour cette raison qu’ils ressemblent davantage au latin. Cette racine indo-européenne vig se rencontre sous une forme wak, en francique, et est à l’origine de l’anglais to wake « se réveiller », to watch, « regarder avec attention, avec vigilance », et du français guetter et ses dérivés (guet, guetteur, aux aguets). À cette liste on peut ajouter échauguette. Ce nom désigne aujourd’hui une guérite construite en surplomb dans les châteaux forts, grâce à laquelle les hommes du guet disposaient d’une vue étendue sur les environs ; mais quand il est apparu dans notre langue, au xie siècle, sous la forme escalgaite, il signifiait « veille, surveillance ». Escalgaite est issu de *skarwahta, proprement « guet » (wahta), « fait avec une troupe » (skara). Enfin notons que c’est à l’anglais to wake (woke, woken au passé) que l’on doit les très contemporains woke et wokisme, qui renvoient à une volonté d’éveiller les consciences aux comportements discriminatoires.

Rappelons pour conclure qu’il existait une autre racine indo-européenne, *bheudh-, qui traduit à l’origine l’idée d’éveil, d’attention. La signification de cette racine s’est ensuite étendue et a permis de former, dans de nombreuses langues, des mots ayant trait aux notions d’information, d’apprentissage mais aussi d’observation et de surveillance. C’est à cette dernière que nous devons, entre autres, les noms bouddha, participe passé du verbe sanscrit bodhati, « être éveillé ; comprendre », et bedeau, issu du latin médiéval bedellus, « sergent chargé de veiller au maintien de l’ordre ».