L’onglet « Emplois fautifs » de la rubrique Dire, ne pas dire a de nombreux ancêtres. Au nombre de ceux-ci, on trouve le livre d’Étienne Le Gal, paru en 1925, intitulé Ne dites pas… Mais dites… et sous-titré Barbarismes-solécismes-locutions vicieuses ; l’ouvrage que fit paraître Jean Ménudier en 1677, à Iéna, et au titre pour le moins détaillé, L’Art de faire des lettres, des billets et des compliments, ou les Étrangers trouveront dequoi fournir à une conversation serieuse & galante, & ou ils pourront apprendre en peu de tems par regles et par exemples, à faire toutes sortes de lettres & de billets & les difficultés de nôtre prononciation & de nôtre construction & plusieurs remarques curieuses ; et, enfin et surtout, un relevé de fautes établi au IIIe siècle avant Jésus-Christ par un grammairien latin sous le nom d’Appendix Probi (la liste de Probus), et qui fait depuis des générations le miel de tout apprenti philologue. Pour les anglicismes et néologismes, nous avons également depuis 1964 le fameux Parlez-vous franglais ? de René Étiemble.
Cela étant, à côté de ces publications savantes, on aurait tort d’oublier les ouvrages de fiction qui font droit au génie d’une langue. Le plus célèbre étant sans doute Le Mariage de Figaro, de Beaumarchais, qui vante la langue anglaise et sa merveilleuse économie. Figaro y explique en effet au comte le pouvoir quasi universel de l’interjection God-dam : « Diable ! C’est une belle langue que l’anglais ! il en faut peu pour aller loin. Avec God-dam, en Angleterre, on ne manque de rien nulle part. » Cet argument, agrémenté de quelques nuances, est repris, mutatis mutandis, en faveur du latin, dans Les Livres de Jakob, du prix Nobel de littérature, Olga Tokarczuk. Elle y met en scène un personnage, le révérend père Chmielowski, qui écrit, un quart de siècle avant Beaumarchais, cette lettre à la louange du latin :
« Vous me demandâtes, Madame, pourquoi ce latin ? À l’exemple des autres personnes du beau sexe, vous vous dites favorable à impliquer davantage notre langue polonaise dans les écrits. Je n’ai rien contre le polonais, mais comment pourrait-on formuler les choses, Madame, alors que pour tant de mots il défaille !
N’est-il pas préférable d’utiliser le terme Rhetoricae que de devoir écrire “art de la belle parole”, et Philosophia qu’“amour de la sagesse”, ou Astronomia plutôt que “science étoilée” ? Cela prend moins de temps et le langage ne s’en trouve pas altéré. […] Voudriez-vous utiliser “Chambre à coucher” plutôt que Dormitoir ? Je ne pourrais le croire. […] Le latin permet de s’entendre partout dans le monde. Seuls les païens et les barbares évitent la langue latine. »
Vigueur de la concision et universalité d’un côté, défaillances ou formes ampoulées de l’autre. Que l’on remplace le latin par l’anglais et le polonais par le français, le révérend père Chmielowski par quelque inconditionnel de l’usage de l’anglais en France et ce sont, à quelques détails près, les mêmes mots qui pourraient être employés.
Que les inconditionnels du français se rassurent cependant, puisque l’on constate que le polonais, malgré ses défaillances et ses lourdeurs supposées, a plutôt bien résisté au latin. Tout cela permet d’espérer que, en dépit de tous les manques et imperfections qu’on lui prête parfois, le français ne disparaîtra pas au profit de l’anglais.