Dire, ne pas dire

Chacunière

Le 6 mars 2014

Expressions, Bonheurs & surprises

Chacunière est un terme plaisant désignant le logis, l’habitation propre à tel ou tel. On le rencontre essentiellement dans des expressions dans lesquelles il est précédé de chacun. Ce nom semble avoir été écrit pour la première fois dans Pantagruel, de Rabelais (II, 14) : « Toute la ville brusle, ainsi chascun s’en va dans sa chascuniere. »

On le trouve aussi chez Montaigne (Essais, I, 257) : « Usage ancien, que je trouve bon a refreschir, chascun en sa chascuniere. » Ou encore chez Mme de Sévigné, dans une lettre du 15 décembre 1673 : « Les filles s’en vont chacune à sa chacunière. »

C’est à cette dernière, et non à Rabelais que l’on a longtemps attribué la création de ce nom. C’est encore ce que fait, en 1788, Jean-François Féraud dans son Dictionnaire critique de la langue française.

Si la création de ce mot est attribuée à Mme de Sévigné, c’est peut-être en raison du mépris dans lequel est tenu Rabelais à l’époque. Quelques années plus tôt, on pouvait lire dans Le Grand Dictionnaire françois, à l’article Rabelais : « […] Il a prodigué l’érudition, les ordures et l’ennui. Un bon conte de deux pages est acheté par des volumes de sottises. Il n’y a que quelques personnes d’un goût bizarre qui se piquent d’entendre et d’estimer tout cet ouvrage. Les gens d’esprit rient de quelques-unes des plaisanteries de ce Curé Médecin et méprisent le livre et l’auteur. On est fâché qu’un homme qui avait tant d’esprit, en ait fait un si misérable usage. C’est un philosophe ivre qui n’a écrit que le temps de son ivresse. »

Le mot Chacunière, au sens de « logis propre à chacun », était déjà considéré comme vieilli à l’époque de Mme de Sévigné. On le retrouve pourtant encore chez Théophile Gautier, dans Le Capitaine Fracasse.

De l’idée de foyer, on va passer, au xxe siècle, avec André Billy, à celle de jeune fille, jeune femme. On lit dans Introïbo : « Dans mon pays, dans le vôtre aussi, j’en suis sûr, chaque jeune homme a ce qu’on appelle sa chacunière”. »

Ce terme a l’avantage d’être suffisamment vague pour ne pas préciser exactement la relation qui unit cette chacunière au jeune homme : promise, fiancée, amoureuse.

On constatera avec regret un manque de la langue française, puisqu’à cette dernière chacunière ne correspond pas de chacunier. Ce phénomène n’est pas isolé : force est de constater, par exemple, que si l’adjectif substantivé promis se rencontre, c’est beaucoup moins que promise.

On trouve dans notre langue des noms de personne terminés par -ière, on en trouve aussi qui sont terminés par -ier, et il en est enfin qui prennent l’une ou l’autre de ces formes, selon que la personne dont on parle est un homme ou une femme.

L’inégale répartition du nombre de ces trois types de substantifs nous montre comment la morphologie nominale peut dessiner, justement par la présence de telle ou telle forme, le visage d’une époque et l’évolution des sociétés. On peut ainsi voir les professions ou états que les femmes pouvaient partager avec les hommes et ceux qui leur étaient interdits.

Mais, avant tout, voyons les rares formes françaises en -ière désignant des personnes auxquelles ne correspondent pas de formes en -ier. Á côté de la chacunière on trouvera une cigarière, une bouquetière et une lavandière, une douairière et une chambrière, en se rappelant que celle-ci est une femme de chambre et qu’elle a peu avoir avec le chambrier, qui était un officier chargé des appartements privés du souverain. Les dictionnaires nous apprennent que la forme substantivée de l’adjectif minaudier est rare au masculin, mais que le féminin, minaudière, ne l’est pas. À cette liste il aurait été possible d’ajouter, jadis, rosière, cette jeune fille, parangon de morale dont la conduite vertueuse était récompensée et signalée par une couronne de roses.

Mais les jeunes filles vertueuses étant devenues denrée trop rare, il a fallu, au moins dans le conte de Maupassant, créer un équivalent masculin pour ces introuvables rosières. C’est ce que fit notre auteur en 1887 avec Le Rosier de Mme Husson.

La balance entre les formes en -ier seul et les formes en -ier ou -ière correspond aux mœurs et aux us des temps où furent créés ces mots, mais la langue nous réserve parfois quelques surprises. On n’avait naguère que des cuirassiers, artificiers et autres armuriers, mais on peut aujourd’hui rencontrer des missilières. Si seuls les aumôniers ont charge d’une aumônerie, les aumônières se signalent par la générosité de leurs aumônes. S’il n’y a que des chameliers, il existe des ânières et des muletières. On ne rencontrait que des anecdotiers, des gazetiers ou des échotiers, mais on se souvient que Mme de Sévigné, à qui l’on a longtemps prêté la création de chacunière, était une grande épistolière et que l’on trouve aussi des potinières. Point de faisandière ou de fauconnière, mais des dindonnières, des oiselières et des braconnières. Des éclusières, certes mais on ne rencontre que des fontainiers. Pas de ferblantières ni de dinandières, mais des ferronnières.

On rencontre aussi des marbrières et des plâtrières, mais uniquement des plombiers et des bronziers. On découvre que massier est un nom uniquement masculin quand il désigne un huissier (autre nom sans féminin) ou un appariteur portant une masse lors de certaines cérémonies, mais que ce même nom est masculin ou féminin quand il désigne la personne ayant la gestion des fonds communs dans un atelier de peinture. De même le soldat du feu n’est que pompier alors que la personne qui fait les retouches dans les ateliers de couture est pompière ou pompier. On aura des femmes meurtrières, guerrières ou émeutières, mais elles seront luthiers ou ficeliers ou glaciers.

S’il existe des régatières, des batelières, des marinières et des plaisancières, on ne trouve en revanche que des piroguiers, des baleiniers et des gondoliers.

Mais si le nom chacunière est peu entré dans l’usage et que chacune ne s’est jamais rencontré, c’est parce que la langue avait déjà à sa disposition l’expression bien ancrée : Á chacun sa chacune.

Notons que si les mots, comme le font parfois les hommes, revendiquaient quelque quartier de noblesse, le mot chacun pourrait se prévaloir des plus lointains ancêtres : il fait en effet partie des mots les plus anciens de la langue française puisqu’on le trouve déjà dans les Serments de Strasbourg, où on lit ces mots prononcés par Louis le Germanique :

« Si salvrai eo cist meon fradre karlo et in aiudha et in cadhuna cosa, cum om per dreit son fradra salvar dift… » (… Je secourrai mon frère Charles par mon aide et en toute chose, comme on doit secourir son frère…).

Pour en revenir à chacun et chacune, on laissera à Molière le soin de conclure. Il emploie l’un et l’autre dans les derniers vers d’une de ses toutes premières pièces, L’Étourdi ou les Contretemps :

Mascarille : « Vous voilà tous pourvus : n’est-il point quelque fille / Qui pût accommoder le pauvre Mascarille ? / Á voir chacun se joindre à sa chacune ici, / J’ai des démangeaisons de mariage aussi. »

Anselme : « J’ai ton fait. »

Mascarille : « Allons donc et que les Cieux prospères / Nous donnent des enfants dont nous soyons les pères. »