Dire, ne pas dire

Aragnes, araignes et autres araignées

Le 11 juillet 2014

Expressions, Bonheurs & surprises

Les arachnides les plus communs sous nos latitudes sont les araignées, que l’on appelle encore, dans certaines régions aragnes ou araignes. La présence simultanée de formes en -a et en -ai est due à un problème de transcription de l’ancien français. Le latin aranea avait donné aragne, mais pour s’assurer que le lecteur prononce bien le groupe gn « gne », on faisait précéder ce groupe d’un -i- qui ne devait pas modifier la voyelle précédente. La graphie finit généralement par influencer la prononciation et l’aragne est devenue araigne, comme Michel de Montagne est devenu Michel de Montaigne, alors que l’on trouve encore la première forme dans les textes du XVIIsiècle. À araigne on a ajouté le suffixe -ée, que l’on retrouve dans enjambée, brassée, etc. pour désigner la toile tissée par cet animal. Puis, par métonymie, araignée a également désigné l’animal lui-même.

Dans ses Fables, La Fontaine emploie indifféremment araignée et aragne. Ainsi lit-on dans L’Araignée et l’Hirondelle : « … l’araignée autrefois tapissière / Et qui lors était filandière ».

Et quelques vers plus loin : « La pauvre aragne n’ayant plus / Que la tête et les pieds… »

Cette description rappelle celle que nous en fait Ovide dans Les Métamorphoses. Une jeune grecque, Arachné, qui s’enorgueillissait de la qualité de ses ouvrages de toile alla jusqu’à défier Athéna dans une épreuve de tissage. La déesse fut vaincue et, irritée d’un tel succès, déchira l’étoffe de sa rivale et la frappa à la tête. Ne pouvant supporter l’affront, Arachné se pendit. Athéna, émue, décida d’adoucir légèrement le destin de sa rivale : Vive quidem, pende, tamen improba, « Vis, mais reste pendue, misérable », ce qui entraîna la transformation d’Arachné en araignée.

Dans l’imaginaire, l’araignée semble toujours avoir eu cette double nature d’animal terrifiant et d’habile artisan (on rappellera à ce propos qu’en 1709, une paire de gants en soie d’araignée fut envoyée à l’Académie des sciences en même temps qu’on l’interrogeait sur la pertinence de l’élevage de ces animaux), qui fait que tantôt on la hait et tantôt on l’admire. Mais si on admire en elle l’habile artisan, il n’en reste pas moins que ses toiles sont d’abord des pièges. En raison de la patience avec laquelle elle attend, après les avoir tissées, qu’une proie vienne s’y prendre, l’araignée est devenue le symbole de ces personnes cauteleuses ourdissant continuellement, et avec la plus grande discrétion des rets où viendront se perdre leurs ennemis. On se rappellera ainsi que Louis XI était surnommé l’Universelle Aragne et que le personnage de L’Araigne (et non L’Araignée, comme on le lit parfois), le roman qui valut à Henri Troyat le prix Goncourt en 1938, ne sort pratiquement jamais de chez lui et intrigue pour anéantir les amours de ses sœurs.

La proie, celle que l’on veut détruire ou dont on veut se repaître, peut aussi être une proie dans une chasse amoureuse ; c’est ce qui fait écrire à Balzac, dans Le Contrat de mariage :

« Les naturalistes nous ont dépeint les mœurs de beaucoup d’animaux féroces, mais ils ont oublié la mère et la fille en quête d’un mari, […] ces petites araignées […] occupées depuis si longtemps à travailler leurs toiles sans y voir la moindre mouche… »

On retrouve ce jeu d’amour, de haine et de mort dans Notre-Dame de Paris, de Victor Hugo, quand Claude Frollo, qui assiste à la mise à la question d’Esmeralda, accusée de sorcellerie et de meurtre, se rend compte qu’il est lui aussi prisonnier de celle qu’il détient :

« Hélas ! Claude, tu es l’araignée. Claude tu es la mouche aussi, […] mouche aveugle, docteur insensé tu n’as pas vu cette subtile toile d’araignée tendue par le destin entre la lumière et toi, tu t’y es jeté à corps perdu et maintenant tu te débats, la tête brisée, les ailes arrachées, entre les antennes de fer de la fatalité. »

Le rapprochement entre l’araignée et la fatalité se double d’un rapprochement phonétique. Hugo donne souvent dans ce roman à la fatalité son nom grec, anagkê, qui est tout proche du nom grec de l’araignée, arakhnê. De plus, sans le savoir, Claude Frollo prédit la manière dont il va mourir puisqu’il aura la tête et les membres brisés après que Quasimodo l’aura précipité du haut de Notre-Dame.

Notons pour conclure que si cet animal nous semble effrayant, dangereux ou répugnant, on lui doit tout de même une danse, la tarentelle, supposée libérer de leur mal ceux qui étaient piqués par les tarentules.