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Duel employé au sens de Double

Le 13 décembre 2018

Extensions de sens abusives

Il existe deux noms duel en français. L’un appartient à la langue courante et désigne un combat singulier, au sens propre ou au sens figuré, entre deux individus. L’autre ressortit à la grammaire et désigne une catégorie de nombre qui, dans certaines langues, s’oppose au singulier et au pluriel et traduit la dualité par des désinences nominales et verbales spécifiques. On trouve ce duel en grec ancien, en sanscrit, et sous forme résiduelle en latin (comme le pronom ambo, signifiant « les deux ensemble »). À ces deux noms, il convient de ne pas ajouter une troisième forme du mot duel, qui serait un adjectif signifiant « double, qui présente deux aspects différents, voire opposés, dont l’un est dissimulé ». Cette extension de sens s’explique sans doute par l’influence des noms dualisme et dualité, voire de l’adjectif utilisé en mathématiques dual, « qui est lié à un autre élément par une relation de correspondance réciproque », mais elle n’en reste pas moins abusive.

On dit

On ne dit pas

Méfiez-vous de lui, il a un caractère double, une personnalité ambivalente

Méfiez-vous de lui, il a un caractère duel, une personnalité duelle

La semaine des quatre jeudis

Le 13 décembre 2018

Expressions, Bonheurs & surprises

Il fut un temps, pas si lointain, où le jour de repos en semaine pour les écoliers était le jeudi. Et, sauf pour les orphelins évoqués par Jacques Datin dans Les Boutons dorés ( « En casquette à galons dorés / En capote à boutons dorés / Tout au long des jeudis sans fin / Voyez passer les orphelins. ») ou pour les pensionnaires dont parle Pierre Michon dans ses Vies minuscules ( « Un jeudi que nous étions en promenade, une de ces mornes balades en rang, encadrées d’un pion, sorties dont bénéficiaient, paraît-il, nos poumons… »), ce jour était souvent considéré comme plus heureux que ceux où il y avait classe. Mais le jeudi n’avait pas été jour de repos de toute éternité. Avant la loi du 28 mars 1882, les élèves allaient en classe tous les jours sauf le dimanche ; ce ne fut plus le cas ensuite puisque l’article 2 de cette loi énonçait que les écoles primaires publiques vaqueraient un jour par semaine, en outre du dimanche, afin de permettre aux parents de faire donner, s’ils le désiraient, à leurs enfants l’instruction religieuse, en dehors des édifices scolaires. Le jeudi libre était institué, il le resta quatre-vingt-dix ans, jusqu’à l’arrêté du 12 mai 1972, dont l’article premier dit qu’« à compter de la rentrée scolaire de 1972, l’interruption des cours, prévue par la loi du 28 mars 1882 pour l’enseignement primaire et par l’arrêté du 27 juin 1945 pour l’enseignement secondaire, est reportée du jeudi au mercredi ».

Pendant presque un siècle, la semaine des quatre jeudis a donc été considérée par des générations d’écoliers comme une forme de paradis aussi désirable qu’inaccessible. Mais, contrairement à ce que croyaient ces derniers, cette fantastique semaine n’avait pas été créée pour les faire rêver. En effet, quand, du xvie au xixe siècle, on parlait de semaine des trois jeudis, ou même, auparavant, de semaine à deux jeudis, c’était pour dire avec plus de force « jamais ». D’ailleurs autrefois, la formule entière n’était-elle pas la semaine des trois jeudis, trois jours après jamais ? Si ce n’est donc aux écoliers que nous devons cette semaine prodigieuse, d’où vient-elle ? Sans doute du fait que jadis, le vendredi était jour de jeûne et que, parfois, la veille, on faisait bombance. On appelait d’ailleurs jeudi gras le jeudi qui précédait le mardi gras, et l’un et l’autre étaient jours de réjouissance. Mais c’est seulement quand les écoliers n’eurent plus classe le jeudi que l’expression la semaine des quatre jeudis se développa et s’installa dans la langue avec tout l’éclat de sa majesté, et c’est bien grâce à eux qu’elle crût et embellit.

Nombre de récits font état du bonheur des écoliers quand arrivait ce jour. Ainsi dans Le Grand Meaulnes, François Seurel parle à plusieurs reprises de la joie qu’il éprouve à l’attente du jeudi. Cependant, cette brillante médaille pouvait avoir un revers plus terne qui venait gâcher le bonheur de ce jour béni : il y avait les devoirs. Dans le célèbre Problème des Contes du chat perché, les parents disent ainsi à leurs filles : « Vous y passerez votre jeudi après-midi, mais il faut que le problème soit fait ce soir. » Ce jeudi pouvait aussi être utilisé par l’instituteur pour préparer ses élèves, les uns au Certificat d’études supérieures, les autres au concours de l’École normale : Marcel Pagnol évoque à plusieurs reprises dans ses souvenirs d’enfance ces longues heures durant lesquelles son père le faisait travailler seul dans la grande salle de classe. Cette solitude pouvait rendre ce jour terriblement ennuyeux, particulièrement, semble-t-il, pour ceux qui habitaient dans l’école. Après le départ d’Augustin Meaulnes, François Seurel est ainsi « dévoré d’ennui » les jours sans classe.

Le plus souvent, le jeudi était tout de même un beau jour pour les écoliers et il en allait de même pour les maîtres ; c’était aussi pour eux, compte non tenu des corrections et des préparations, un jour de liberté et de repos, et dans Le Sagouin, de Mauriac, l’instituteur évoque le jeudi, « jour béni entre tous ».

Ajoutons pour conclure que si le jeudi était un jour à marquer d’une pierre blanche pour les écoliers, il l’est aussi pour les membres de l’Académie française, mais pour une raison inverse. De 1816 à 1910, ces derniers se réunissaient le mardi et le jeudi. Depuis 1910, ils ne se réunissent plus que le jeudi. Ainsi, pendant plus d’un demi-siècle, un même jour a vu s’égailler les enfants et se rassembler les académiciens, qui écrivaient dans la huitième édition de leur Dictionnaire : « La semaine des quatre jeudis, jamais », tandis que leurs prédécesseurs avaient écrit dans la première : « On dit proverbialement qu’une chose se fera, arrivera la semaine des trois Jeudis, pour dire, Jamais ».

Quand les poules auront des dents

Le 13 décembre 2018

Expressions, Bonheurs & surprises

Il existe, outre La semaine des quatre jeudis, d’autres expressions pour désigner ce qui n’arrivera jamais, comme Quand les poules auront des dents. Dans Le Petit Coq noir, Marcel Aymé détourne malicieusement le sens de cette formule avec l’aide d’un renard qui veut convaincre un jeune coq de venir vivre en forêt, avec toutes les volailles du voisinage parce que, bientôt, elles pourront s’y défendre : « Mon pauvre ami, tu te plains de n’avoir ni dents ni ailes, mais comment veux-tu qu’il en soit autrement ? Les maîtres vous tuent avant qu’elles aient poussé ! Ah ! ils savent bien ce qu’ils font, les gredins… mais sois tranquille, les dents viendront bientôt, et si drues que vous n’aurez à craindre, ni de la belette ni de la fouine. […] Il y aura quelques précautions à observer dans les premiers temps, mais vous n’aurez plus rien à craindre quand les poules auront des dents. »

Il se trouvera sans doute quelque esprit fort pour se moquer de la naïveté du petit coq éponyme. Agir ainsi serait oublier que le malheureux gallinacé était un précurseur, puisque, un demi-siècle après qu’on eut écrit son histoire, les paléontologues commencèrent à dire que ces poules descendaient des dinosaures, ou, mieux, étaient des dinosaures, et que celui auquel elles ressemblaient le plus n’était pas quelque paisible herbivore, mais le plus terriblement endenté des carnivores, le formidable tyrannosaure.

L’expression Aux calendes grecques exprime également cette idée. Nous savons grâce à Suétone qu’Auguste utilisait déjà ce tour et qu’il étonnait : « Dans sa conversation journalière il employait maintes fois certaines locutions curieuses ; maintes fois, par exemple, lorsqu’il veut faire entendre que tels débiteurs ne s’acquitteront jamais, il écrit qu’ils s’acquitteront aux calendes grecques (ad calendas graecas) » (Auguste LXXXVII). On rappellera en effet que les calendes appartenaient au calendrier romain, qui leur doit son nom, et non au calendrier grec. C’est Rabelais qui, dans Gargantua, a introduit cette expression en français, pour se plaindre de certaines lenteurs de la justice, « Les magistrats sur ce point firent vœu de ne plus se décrotter, maître Jeannot et ses partisans firent vœu de ne plus se moucher jusqu’à ce que fût rendu l’arrêt définitif. Ces vœux leur valurent d’être demeurés jusqu’à présent crottés et morveux, car la cour n’a pas encore débrouillé toutes les pièces du procès. L’arrêt sera prononcé aux prochaines calendes grecques, c’est-à-dire jamais. »

La littérature antique aimait beaucoup mettre en scène des phénomènes censés ne jamais pouvoir se produire. Elle en fit même un procédé littéraire, les adunata, proprement, « les choses impossibles ». C’était une figure fort courante dans la poésie amoureuse où l’on voyait, par exemple, l’amant promettre à sa belle que l’on verrait voler les poissons avant qu’il ne cessât de l’aimer. On l’employait aussi pour louer le talent surnaturel d’un artiste. On lit ainsi dans Les Bucoliques, de Virgile (chant VIII), quand le narrateur évoque les chants et les combats des bergers Damon et Alphésibée : « La génisse charmée oublia pour les entendre l’herbe des prairies ; les lynx s’arrêtèrent, saisis de leurs accords ; les fleuves suspendirent leurs cours et se reposèrent » ou encore : « On va voir les griffons s’unir aux cavales, et désormais les daims timides iront avec les chiens se désaltérer à la même source. » On retrouve ce même procédé pour évoquer un grand malheur laissant supposer que l’ordre du monde était bouleversé. On lit ainsi dans Médée, d’Euripide (410) : « Les fleuves sacrés remontent à leur source » ou dans Thyrsis, de Théocrite (132 et ssqq.) : « Maintenant, buissons et ronces, portez des violettes ; narcisses, fleurissez sur les genévriers […] ; que le pin donne des poires ; que le cerf harcèle les chiens. »

Le recours à ces adunata pour dire « jamais » est commun à nombre de langues : le russe dit « quand l’écrevisse sifflera sur la montagne », l’allemand « wenn Ostern und Pfingsten auf einen Tag fallen » (« quand Pâques et la Pentecôte tomberont le même jour »). Nos amis anglais, pour évoquer ce type de situation, disent « when pigs fly » (« quand les cochons voleront »). Nous avons commencé avec Marcel Aymé, c’est avec lui qu’il faut conclure, puisque, grâce à lui, ce prodige est arrivé. Dans La Buse et le Cochon, il nous conte l’histoire d’un porc sur le corps duquel, pour qu’il échappe au couteau de ses maîtres, un bœuf fort savant et quelque peu sorcier, adapte des ailes arrachées peu avant à une buse : « Le cochon fit trois pas à leur rencontre, et déployant ses belles ailes neuves, s’éleva gracieusement dans les airs. […] Les yeux ronds et la bouche ouverte, ils regardaient leur cochon qui volait en rond au-dessus de la cour, tantôt les ailes battantes, s’élevant plus haut que les cheminées de la maison, tantôt planant et descendant jusqu’à effleurer les cheveux blonds des deux petites… »

Sébastien D. (France)

Le 13 décembre 2018

Courrier des internautes

Je m’interroge sur la prononciation du mot mot « moins » dans l’exemple suivant :

« Il fait moins chaud aujourd’hui. »

Cela se prononce-t-il « moins » comme dans une opération mathématique « cinq moins deux est égale à 3 » ou « moinsse » (avec un son CE en plus ? Excusez-moi, je ne connais pas la phonétique) ? Les deux prononciations sont-elles acceptables ?

Sébastien D. (France)

L’Académie répond :

Devant un mot commençant par une voyelle ou un h muet, le s final se prononce comme un z. Il n’est pas moins-z-aimable que son frère ; L’air était moins-z-humide hier.

Cela étant, on entend parfois ce s final dans certaines régions, en particulier dans le Sud-Ouest, mais il s’agit là d’exceptions par rapport à la norme.

Le -s final de moins ne se fait jamais entendre devant un mot commençant par une consonne ni quand ce mot est en fin de phrase. Dans ces cas, moins se prononce toujours comme la deuxième syllabe de témoin.

Alerter sur sans complément d’objet direct

Le 8 novembre 2018

Emplois fautifs

Alerter, qui signifie « prévenir d’un danger en donnant l’alerte », est un verbe transitif direct : Alerter l’opinion, les pompiers, un médecin. Ce verbe peut aussi être suivi d’un complément indirect introduit par sur ou contre. Il convient cependant de ne pas faire de ces tours un tic de langage, mais plus encore de ne pas considérer que la présence d’un complément indirect autorise l’omission du complément direct.

On dit

On ne dit pas

Alerter l’opinion sur les dangers de ce produit

Alerter sur les dangers de ce produit

Il en va de pour Il y va de

Le 8 novembre 2018

Emplois fautifs

Les locutions Il en va de et Il y va de sont correctes et s’emploient régulièrement en français, mais elles n’ont pas le même sens. Il y va de, qui généralement s’emploie seul, signifie, lorsque l’on évoque une situation dangereuse : « il s’agit de, c’est cela qui est en jeu » : Ne goûtez pas ce breuvage, il y va de votre vie. Ce n’est pas le sens d’Il en va, qui s’emploie avec un adverbe ou une locution adverbiale, comme de même ou ainsi ou, au contraire, autrement, différemment, et signifie « il en est » : Les navires sont de plus en plus grands ; il en va de même des avions. On veillera donc à ne pas utiliser l’une de ces formes en lieu et place de l’autre.

On dit

On ne dit pas

Ne faites pas affaire avec lui, il y va de vos économies

L’automne a été très chaud, il en allait bien autrement l’an dernier

Ne faites pas affaire avec lui, il en va de vos économies

L’automne a été très chaud, il y allait bien autrement l’an dernier

Forwarder

Le 8 novembre 2018

Anglicismes, Néologismes & Mots voyageurs

Le verbe anglais to forward a de nombreux sens, et entre autres celui de « transférer ». Il est construit à l’aide de racines qui ont servi à former le latin fores, « porte », mais aussi « situé à l’extérieur », et vertere, « tourner, retourner ». On pourrait donc trouver à cette forme une lointaine parenté avec des mots français ; mais cela ne justifie pas que l’on use et abuse, dans notre langue, de l’étrange forwarder, un anglicisme bien inutile, puisqu’on l’emploie en lieu et place de transférer, et que ce dernier est attesté depuis plus de six siècles dans la langue française.

On dit

On ne dit pas

Transférer des documents

Forwarder des documents

Fondamental au sens de Grand, important, primordial

Le 8 novembre 2018

Extensions de sens abusives

L’adjectif fondamental a essentiellement deux sens : il qualifie ce qui sert de base, d’assise à un système, à une institution. On parle ainsi de lois fondamentales. Il qualifie aussi ce qui tient au fond, ce qui est essentiel. On parlera ainsi de la pièce fondamentale d’un procès, ou d’erreur fondamentale, qui fausse toutes les conséquences d’un raisonnement. Mais on doit bien se garder de faire de fondamental un équivalent, voire un superlatif, d’adjectifs comme grand, important, primordial…, car cela constituerait un dévoiement de sens. On dira donc une victoire importante et non une victoire fondamentale.

On dit

On ne dit pas

Révéler des détails importants

Révéler des détails fondamentaux

Cou tordu et Coup tordu

Le 8 novembre 2018

Expressions, Bonheurs & surprises

Il se passe d’étranges choses dans notre langue, qui font que, par on ne sait par quel mystérieux tour de passe-passe, un nom peut changer de graphie, selon que le verbe auquel il se rattache est à une forme active ou au participe passé. Prenons ainsi le verbe tordre, que l’on emploiera à l’infinitif ou à l’impératif ; donnons-lui un complément d’objet direct, qui pourrait être le nom cou. On dira très facilement Je vais lui tordre le cou et Tords-lui le cou. Nous pouvons, pour ce faire, nous mettre sous l’autorité de grands auteurs comme Verlaine, dans son Art poétique : « Prends l’éloquence et tords-lui son cou ! », idée reprise par Cendrars, dans Bourlinguer : « Et j’ai tordu le cou à la muse pour ne jamais l’entendre crier, geindre et bonimenter. » Mais il arrive aussi que l’on torde des cous de manière beaucoup plus concrète et ce sont alors souvent des volailles qui sont les victimes de l’opération. En témoignent Zola, dans La Faute de l’abbé Mouret : « J’espère qu’on ne va pas garder ces oiseaux, s’écria Frère Archangias. Ça porterait malheur... Il faut leur tordre le cou », ou Proust, qui, dans Le Côté de Guermantes, évoque « la rudesse insensible de la paysanne qui arrache les ailes des libellules avant qu’elle ait l’occasion de tordre le cou aux poulets. » Le passage des volatiles à l’homme se fait vite. En témoignent ces lignes de Mathurin-Joseph Brisset : « Si tu dis un mot, si tu fais un geste, lui dit-il avec fureur, je te tords le cou comme à un poulet. »

Mais ces cous tordus ont eu aussi une signification plus imagée. Cette locution désignait en effet jadis les faux dévots, qui, comme on le lit dans le Dictionnaire de Trévoux, « affectent de faire les torticolis, pour faire croire qu’ils sont ensevelis dans une profonde méditation ou dans une espèce d’extase ».

Le plus souvent en effet, même si on rencontre l’expression « cou tordu », ces personnes étaient désignées par leur nom d’origine italienne, torticolis, mot emprunté de torti colli, pluriel de torto collo, « faux dévot, bigot », expression que l’on retrouvait aussi sous les formes collo torto et torticollo, qui toutes signifient proprement « cou tordu ». C’est Rabelais qui, dans Pantagruel, a introduit, en français, le mot torticolis avec le sens de « faux dévot », d’abord comme nom, puis comme adjectif. On le rencontre en effet dans la scène où Panurge replace la tête coupée d’Épistémon sur le corps de ce dernier :

« Adoncques nettoya tresbien de beau vin blanc le col, et puys la teste [...] : apres les oingnit de je ne scay quel oignement : et les ajusta justement vene contre vene, nerf contre nerf, spondyle contre spondyle, affin qu’il ne feust torty colly, car telles gens il hayssoyt de mort : ce faict, luy feit a lentour quinze ou seze poinctz dagueille, affin qu’elle ne tumbast derechief : puys meit a lentour ung peu dung onguent que il appeloyt ressuscitatif. »

Ce sens de « faux dévot, hypocrite » s’est maintenu assez longtemps en français, et on lisait encore dans les 5e, 6e et 7e éditions du Dictionnaire de l’Académie française (de 1798 à 1878) : « Ne vous fiez pas à ces torticolis. »

Quant au sens de « contracture douloureuse du cou », il ne viendra que vingt ans après le Pantagruel, en 1562.

De cou, ou de son ancienne forme col, on a tiré l’accolade, mais aussi la colée, ce grand coup que, lors de l’adoubement, le parrain assénait du plat de la main ou de l’épée sur le cou ou l’épaule du jeune aspirant chevalier. Cette colée nous intéresse puisqu’elle réunit nos deux homonymes, cou et coup. Après le cou tordu, voyons maintenant le coup tordu. On a dès le xixe siècle des occurrences de cette locution, mais les textes où on les trouve montrent nettement qu’il s’agit de coquilles pour « cou tordu » : « Dabo […] se tua d’une chute que fit son cheval […]. Ceux qui vinrent pour le tirer de dessous le cheval lui trouvèrent le coup tordu » (Œuvres complètes de madame la comtesse de Genlis). On lit aussi dans un numéro de 1845 de L’Ami de la religion, au sujet des exactions commises par des Turcs contre des chrétiens : « Les uns ont un bras coupé à coups de yatagan, un œil enfoncé ; […] ceux-ci ont le coup tordu ; ceux-là la tête à moitié fendue. »

Le vrai « coup tordu » n’apparaît qu’au xxe siècle ; dans Le Musée des gallicismes, Ernest Rogivue le définit comme « un procédé malhonnête à l’égard de quelqu’un », en précisant que ce tour est vulgaire. Il est vrai que, si le nom coup peut être accompagné de compléments particulièrement valorisants, comme le coup d’éclat, le coup de chapeau (que l’on se gardera bien de confondre avec le coup du chapeau, « le fait de marquer trois buts dans le même match de football »), le coup du roi ou le coup de maître cher à Rodrigue, on a aussi, à l’inverse, le coup en vache, le coup bas, le mauvais coup et le sale coup, le coup fourré, le coup de poignard dans le dos, le coup en douce, qui désigne quelque action sournoise, voire le coup de p..., pour reprendre la terminologie sartrienne, tout cela sans oublier le coup d’État ou l’historique coup de Jarnac.

On notera pour conclure que l’on trouve une répartition assez semblable à celle que l’on a avec nos cou (ou col) et coup, quand l’on remplace le verbe tordre par monter puisque l’on a, d’une part, les expressions se monter le cou et se monter du col et, de l’autre, un coup monté.

Verbes défectifs : je closis et je traisis, il appert

Le 8 novembre 2018

Expressions, Bonheurs & surprises

L’adjectif défectif existe depuis le xive siècle ; à l’époque il signifiait « défectueux ». C’est depuis le xviie siècle qu’on le trouve dans la locution nominale verbe défectif où il signifie « auquel il manque certaines formes » ou « dont certaines formes sont inusitées ». Parmi les malheureux verbes qui sont touchés par ce problème figurent clore et traire. Du premier on lit dans l’actuelle édition du Dictionnaire de l’Académie française qu’« aux temps simples, il n’est plus guère usité qu’au singulier du présent de l’indicatif ». C’est pis encore que ce qu’on lisait dans l’édition de 1798 du même Dictionnaire, puisqu’à cette époque survivaient le futur simple et le conditionnel présent : « Ce verbe […] n’est en usage qu’aux trois personnes du singulier du présent de l’indicatif, […] au futur de l’indicatif, Je clorai, et au conditionnel présent, Je clorois. » Cette disparition progressive de formes jadis existantes transformait peu à peu ces verbes en verbes de seconde zone. On ne s’étonnera pas que Littré, qui fut lexicographe, académicien, mais aussi député puis sénateur républicain, se soit battu pour essayer de rétablir leurs droits d’usage aux formes disparues. Il écrit donc, dans une remarque à l’article clore de son Dictionnaire : « Des grammairiens se sont plaints qu’on laissât sans raison tomber en désuétude plusieurs formes du verbe clore. Pourquoi en effet ne dirait-on pas : nous closons, vous closez ; l’imparfait, je closais ; le prétérit défini, je closis, et l’imparfait du subjonctif, je closisse ? Ces formes n’ont rien de rude ni d’étrange, et il serait bon que l’usage ne les abandonnât pas. » Ce n’était hélas qu’un vœu pieux : fermer et clôturer étaient passés par là, qui amenaient clore à n’être bientôt plus qu’une évanescente silhouette.

Le cas de traire est un peu différent et plus triste car ce verbe, qui n’a plus aujourd’hui de passé simple (que Littré appelle le « prétérit défini »), en avait deux en ancien français :

tres ou trais ; tresis ou traisis ; trest ou traist ; tresimes ou traisimes ; tresistes ou traisistes ;

trerent ou trairent. Et ce n’était pas tout, traire avait aussi plusieurs formes d’indicatif présent, d’imparfait, de futur, etc.

Mais notre pauvre verbe a été, comme clore et tant d’autres, victime de visées expansionnistes des verbes du premier groupe, et traire, dans la plupart de ses sens, s’est vu, peu à peu, remplacé par tirer. N’était-il pas malheureux de voir, au fil du temps, s’effacer un verbe qui pouvait signifier tout à la fois « ressembler », une idée exprimée familièrement en français par « tirer sur » (un vert qui tire sur le jaune), ou « du côté » (pour le caractère, il tire du côté de son père), mais aussi « avoir des rapports sexuels » (on trouve ainsi dans les Poésies morales et historiques, d’Eustache Deschamps : « Maris puet à sa femme traire/ Et la femme avec son mari/ Pour hoirs avoir… » « Le mari peut avoir des rapports avec sa femme, et la femme avec le mari pour avoir des héritiers… »), ou « mener à bien », souvent dans l’expression traire à bon chief. Quant à l’expression traire a chevaux, elle signifiait « écarteler » et traire aux avirons, « ramer ». On retrouve ces deux verbes dans l’expression familière tirer le portrait dans laquelle portrait est le participe passé substantivé de portraire.

Mais si traire est encore vivant, c’est aux vaches qu’il le doit, puisque l’on dit encore traire le lait, ou, par métonymie, traire les vaches ; mais même dans cet emploi, dans de nombreuses régions, peut-être à cause de la difficulté de la conjugaison, peut-être en raison de proximité de sens, on ne disait pas traire, mais tirer le lait ou tirer les vaches, une locution attestée dès la fin du xve siècle. Notons à ce propos que s’agissant d’une femme, on dit toujours qu’elle tire son lait et jamais qu’elle trait son lait.

Traire se lisait encore chez Froissart, conjugué à l’imparfait : « Les archers anglois traioient si ouniement et si roidement que à peine ne s’osoit nul apparoir » (Les archers anglais tiraient en si grand nombre et si bien que personne n’osait se montrer). Si nous avons choisi cette citation parmi de nombreuses autres phrases, où l’on trouve traire à ce temps, c’est parce l’on y trouve aussi apparoir, moins rare à la troisième du singulier de l’indicatif présent, appert. Ce dernier verbe pourrait être aujourd’hui le parangon des verbes défectifs. Il lui manque encore plus de formes qu’à des verbes comme neiger ou pleuvoir qui, s’ils n’existent qu’à la troisième personne du singulier, sont susceptibles de varier en mode et en temps – à côté d’il neige ou il pleut, on pourrait avoir on voulait qu’il neigeât ou qu’il plût. Et pourtant que de formes nombreuses au Moyen Âge. Elles l’étaient tant qu’on lui comptait trois infinitifs, apparoir, aparir et apparer. De plus, ce verbe, qui signifiait « paraître, apparaître », mais aussi « montrer, faire voir », était conjugué à toutes les personnes, à tous les modes et à tous les temps, et ce, avec une variété de formes extraordinaires. On avait ainsi, rien que pour la troisième personne du singulier du subjonctif présent, aparege, appaire, aparoige, aparesse, apierge, aperche, appere, apere ou encore, dans des formes qui conservaient le t d’origine du latin, appeiret et aperget.

Que conclure de ces étranges disparitions, sinon qu’il appert que clore et traire sont bien mal en point, et que, mutatis mutandis, l’on pourrait étendre aux verbes du troisième groupe ce que disait Paul Valéry au sujet des civilisations dans La Crise de l’esprit, « nous savons maintenant qu’ils sont mortels ».

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