Dire, ne pas dire

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Zéro, un et deux

Le 11 mars 2019

Bloc-notes

Zéro, un et deux

La résistance à la féminisation provient principalement d’hommes qui prônent la théorie du neutre et la distinction entre titre et fonction.

Mot d’origine latine, neutre désigne un mot sans genre : ni féminin, ni masculin. Je ne connais aucun terme dans ma langue dont on puisse dire qu’il appartient à cette tierce classe. Invention récente, issue de fortes têtes notoirement hostiles à la féminité, la théorie dite du neutre prétend que le masculin joue, en langue française, le rôle de ce neutre dont elle est privée. Neutre alors n’est pas pris dans le sens usuel, mais à son inverse : bivalent, il vaut ici pour les deux genres et peut ainsi prendre à loisir la place et la fonction du féminin.

À ma connaissance, cette théorie n’apparaît dans aucune grammaire ni quelque traité de linguistique. Enfant, je ne l’ai point apprise ni, devenu adulte et, partant, plus savant, rencontrée quelque part.

Bien documentée au contraire par grammairiens et linguistes, aussi ancienne et vénérable que la science hellénistique, il existe, en français, une sorte d’équivalent à ce prétendu neutre. Terme d’origine grecque, en effet, signifiant « commun », épicène désigne les deux genres en même temps ; il inverse plutôt le vrai neutre ou remplace son contresens. Une femme ou un homme disent équivalemment je, tu, toi, moi, nous et vous, pronoms épicènes, comme le sont les articles au pluriel des ou les. De même les prénoms Camille, Claude ou Dominique. Substantifs, maintenant : si vous ignorez le sexe du nouveau-né chez votre voisine, vous lui demandez : comment va votre enfant ? Le voilà plus tard adulte, devenu fonctionnaire, géographe ou cinéaste, entouré de collègues. Êtes-vous Corse ou Basque, Moscovite, Malgache ou Canaque ?

Dans un premier compte, les mots en question se présentent rarement, croit-on. Non, car de nombreux substantifs se réfèrent aux animaux, vivants sexués. Sauf ceux que nous élevons ou chassons, proches donc de nous et que nous déclinons en vache et taureau, porc et truie, sanglier ou laie… sans compter le tigre et la tigresse, nous disons communément une pie mâle ou un hérisson femelle. Dans le second cas, le masculin, en effet, désigne aussi un être féminin, mais dans le premier, le féminin désigne un mâle. Dans ce cas, il faudrait dire que le féminin joue le rôle de neutre et, d’une certaine manière, l’emporte sur le masculin. Voici le score équilibré !

La notion d’épicène peut donc calmer dix conflits picrocholins, idéologiques pour la plupart. Irénique ou pacifiste… deux adjectifs épicènes… notre dictionnaire équivaut alors et depuis toujours à un traité d’armistice.

Ladite théorie du neutre n’a pas cinquante ans ; toujours vivace, l’épicénat, si j’ose ainsi dire, approche les deux millénaires et s’applique à maintes langues, dont la nôtre.

Nouvel argument : il existerait des verbes neutres : il neige, il grêle. Au début du xxe siècle, Lucien Tesnière, linguiste français, classait parmi les zérovalents ces verbes climatiques, parce que leur sujet ne se réfère à aucun principe actif. Plutôt attentif au genre, je préfèrerais les nommer monovalents, puisque l’on ne dit ni ne dira jamais : elle gèle ou elle pleut.

Zérovalent, neutre signifie sans genre ; monovalent, pour qualifier les verbes, s’applique à un seul genre ; épicène enfin aux deux. Zéro, un, deux, tout est clair.

À cet inventaire sommaire, j’ajouterais volontiers l’invention d’une classe entière de mots épicènes : les termes en -eur sont, indifféremment, masculins ou féminins – une saveur, un honneur – mais on pourrait dire épicène leur ensemble comme tel, alors bivalent.

D’où le branle intéressant du féminin pour les masculins de cette classe ; au moins quatre degrés de liberté : actrice, prieure, glaneuse, demanderesse… Cette hésitation vient de ce que l’on n’en a pas vraiment besoin. Une expérience quasi décisive le confirme : lorsque les femmes arrivèrent peu à peu et rares dans la profession médicale, le terme doctoresse pointa dans l’usage. À mesure que leur nombre crût, il perdit de son importance et le mot docteur revient désormais souvent. Aucun inconvénient de dire et d’écrire docteur à Béatrice Dupont. Chère professeur, les mots en –eur sont aussi féminins.

Second débat. Qu’il faille distinguer entre le titre et la fonction, partage qui donne à celles qui s’élèvent dans l’échelle sociale un titre au masculin, cela fait rire aux larmes, puisque, en forme de ballon de rugby, ledit principe s’annule vers les hautes dignités : reine, papesse, impératrice… ainsi qu’au voisinage du peuple : infirmière, factrice… alors que, gonflé en son ventre mou, il faudrait lui obéir en disant : Madame le Secrétaire perpétuel ou Madame le Professeur d’Oncologie… Comment ne pas deviner, sous ces préceptes pseudo- grammaticaux, les idéologies au nom desquelles combattent des pugnaces, gourmands de combats. Les affrontements alimentent les idéologies et nourrissent, en retour, les conflits. Pour entrer en science, il faut quitter ce cercle enchanté ; certes cela ne suffit pas, mais reste nécessaire.

Car cette bataille rappelle plaisamment les vieux mythes où les mâles volent aux femmes même la fonction, éminemment maternelle, d’engendrement : Jupiter accouche d’Athéna par la cuisse ; par la côte, Adam donne naissance à Ève… Entre la féminisation et ce type de rapt, choisissez ! Grâce à la reine dont j’admire la couronne et à l’institutrice qui m’a tout appris, j’ai choisi. Je dis donc à ma Perpétuelle Madame la secrétaire – encore un mot épicène – et la Professeur.

Oublions donc neutre et titres.

Mythe de nouveau. Reine des Amazones, Hippolyte, à cheval avec ses compagnes d’armes, rencontre Thésée, le héros labyrinthique, pour tenter de signer un traité et que s’apaise enfin la guerre entre les sexes. Étincelante de magnificence, une toile de Carpaccio m’enseigna l’évènement. J’appris alors de lui que la seule règle reste, en toutes occasions, de respecter la splendeur, là celle de l’image, ici celle de la langue et, en dessous d’elle, sa musique ; tendez l’oreille à tout féminin nouveau, riez des cacophonies, suivez l’harmonie.

Au conflit pérenne dont souffrent les femmes et les hommes depuis le commencement du monde, l’on peut, à loisir, préférer l’amour et, pour le déclarer, la grammaire et la beauté.

 

Michel SERRES
de l’Académie française

Entre deux choix

Le 11 mars 2019

Anglicismes, Néologismes & Mots voyageurs

La langue anglaise emploie volontiers choice, « choix », quand notre langue veut le nom possibilité ou un nom de même sens. Il convient de respecter les particularités propres à ces deux langues et de ne pas faire passer maladroitement dans l’une ce qui doit être réservé à l’autre. On se gardera donc bien de dire entre deux choix, quand c’est entre deux possibilités qu’il faudrait employer (rappelons d’ailleurs que deux choix supposeraient quatre possibilités), ou d’utiliser des formes comme plusieurs choix, de nombreux choix, etc.

On dit

On ne dit pas

Toutes les possibilités vous sont offertes

Y a-t-il d’autres solutions ?

Nous avons un vaste choix de couleurs

Vous avez le choix entre toutes ces offres

Tous les choix vous sont offerts

Y a-t-il d’autres choix ?

Nous avons de nombreux choix de couleurs

Vous avez tous les choix

Regrets et Remords

Le 11 mars 2019

Extensions de sens abusives

Le remords est le sentiment de culpabilité que l’on éprouve quand on a commis une faute ou, comme on pouvait le lire dans la sixième édition du Dictionnaire de l’Académie française, le « reproche violent que le coupable reçoit de sa conscience », alors que le regret c’est le « déplaisir d’avoir perdu un bien qu’on possédait, ou d’avoir manqué celui que l’on aurait pu acquérir ». Ce dernier peut aussi désigner, par affaiblissement, la contrariété que l’on a à faire ce qui nous déplaît ou déplaît à autrui. On en a un témoignage avec l’expression à regret, « avec répugnance, sans plaisir », popularisée par la locution l’abbaye de monte-à-regret, qui, dans l’argot des voleurs et depuis Mandrin, a désigné la potence puis la guillotine.

Flore D. (France)

Le 11 mars 2019

Courrier des internautes

Est-ce un pléonasme de parler d’une « tartine de pain » ?

Le sujet fait débat.

Flore D. (France)

L’Académie répond :

Il est vrai que la tartine est une tranche de pain, mais il est vrai aussi qu’elle est généralement définie par l’aliment dont elle est couverte : beurre, confiture, chocolat, etc. ; donc tartine de pain peut souligner l’absence de cet aliment. Dans ce cas ce n’est pas un pléonasme vicieux. On trouve tartine de pain chez de bons auteurs comme Loti, Zola, Balzac, etc.

De plus il arrive que pain soit suivi d’un adjectif ou d’un complément qui en précise la nature : tartine de pain noir, de pain bis, de pain blanc, de pain de seigle, etc.

Justine D. (France)

Le 11 mars 2019

Courrier des internautes

Un doute persiste depuis un certain temps concernant la locution restrictive « ne... que ». J’entends régulièrement « Il ne fait que de se tromper ». Après diverses recherches, impossible d’obtenir une réponse définitive et sure.

Ne dit-on pas « Il ne fait que se tromper » ?

D’avance merci de m’éclairer sur ce point.

Justine D. (France)

L’Académie répond :

La forme ne …que de… est classique et Richelet la recommandait dans son Dictionnaire (1680).

Mais dans la langue d’aujourd’hui, il est plus naturel de dire il ne fait que se tromper.

Paul D. (France)

Le 11 mars 2019

Courrier des internautes

J’aimerais savoir quelle règle s’applique lorsque dans la phrase : « As-tu son innocente vidéo ? », nous utilisons le déterminant masculin « son » alors que le nom « vidéo » féminin ?

Je vous remercie par avance pour votre réponse.

Paul D. (France)

L’Académie répond :

Devant un nom commençant par une voyelle ou un h muet, les adjectifs possessifs ma, ta, sa deviennent mon, ton, son pour éviter l’hiatus.

Mon amie et non ma amie

Ton épée et non ta épée

Son oreille et non sa oreille.

Son habitude et non sa habitude

La guerre du propre contre le commun

Le 8 février 2019

Bloc-notes

Sauf le nôtre, nos dictionnaires usuels séparent les noms propres toponymes, patronymes des communs. Envahissement, les premiers s’emparent des seconds.

Selon une vénérable tradition française, nous n’achetons plus depuis longtemps du vin, mais du bordeaux, du graves, toponymes, mieux, du Smith Haut Lafitte, patronyme. De même, les marchés n’offrent pas du fromage, mais du livarot, saint-nectaire ou roquefort, toponymes. Cet usage ancien se retrouva, plus récemment, dans la vente des automobiles, qui ne présente plus des voitures, mais des Renault, Citroën ou Toyota. Dans ce domaine les noms propres ont supprimé les noms communs.

Dans des magasins géants, la grande distribution précipita le phénomène. En ces lieux, vous ne trouverez plus des mouchoirs, mais des Kleenex, de la sauce tomate, mais du Ketchup. Il peut même arriver que le nom du produit manque sur l’emballage, chose qui gêne parfois les courses, surtout lorsqu’on arrive pour la première fois en pays étranger dont on connaît les langues, non les concurrences commerciales. Les marques prennent toute la place de sorte que l’on ne sait plus ce que l’on achète. Ainsi des noms propres chassent-ils les noms communs.

Cette guerre devient une dérive massive des langues. Preuve : les copies de nos élèves, les romans contemporains regorgent de marques. Comment qualifier cette substitution ?

J’ai passé ma jeunesse dans des pensionnats. À la rentrée des classes, ma mère cousait sur mon linge mes initiales au fil rouge. Coutume qui permettait, passé la buanderie publique, de reconnaître chemises et chaussettes, mes propriétés. Ce linge est à moi parce qu’il est marqué. J’use de ce mot à dessein. Une marque désigne une propriété. Les mots sont-ils des marques sur les choses sans nom ?

Lorsque j’achète une voiture, nulle trace de mon nom ne figure sur la carrosserie ; au contraire Renault ou Toyota y est gravé en grandes lettres. Donc le véhicule est moins à moi, l’acheteur, qu’il ne reste au constructeur, qui profite même de cette aubaine car, gratuitement, j’afficherai partout sa publicité. D’une certaine manière, il me vole.

La marque, c’est le vol. Un vol dont l’acheteur est certes victime, mais il s’agit surtout, à mes yeux, d’un viol de la langue. À leur profit, les noms propres volent les noms communs, dont les termes parlent d’eux-mêmes : ceux-ci désignent le bien commun ; ceux-là se réfèrent à la propriété. Une marque pose donc la question du droit de propriété et la résout en s’appropriant une chose commune.

Autant il est facile de trouver l’origine du mot marque et sa fonction linguistique dans le droit de propriété, autant la date de son apparition historique sur le marché reste, à ma connaissance, inconnue.

Sauf que, feuilletant un vieux grimoire de l’époque hellénistique, je découvris que les putains d’Alexandrie sculptaient en négatif leur nom et leur adresse sous les semelles de leurs sandales et les imprimaient ainsi en marchant sur le sable de la plage. Marchant, elles marquaient.

Leurs clients les suivaient à la trace. La publicité, rien de plus rationnel, fut inventée par les filles publiques. Comment nommer le titulaire d’une marque ? Un fils, en droite ligne, de ces putains alexandrines.

Michel Serres
de l’Académie française

12 ou 13 kilos ou de 12 à 13 kilos mais 12 ou 13 personnes

Le 8 février 2019

Emplois fautifs

Pour exprimer une approximation on peut, quand on parle de choses qui peuvent être divisées, utiliser le tour de…à… ou la préposition ou. Ainsi on dira aussi bien ce chien pèse douze ou treize kilos que ce chien pèse de douze à treize kilos, puisque ces kilos peuvent être divisés en unités plus petites. Il n’en va pas de même quand on évoque ce qui est indivisible, en particulier des êtres vivants. On ne dira donc pas il y avait de douze à treize invités, mais uniquement il y avait douze ou treize invités. Cette remarque ne vaut bien sûr plus, même s’agissant d’êtres vivants, si les deux nombres donnés ne se suivent pas : Il y avait déjà de vingt à trente personnes quand il est arrivé.

Aux quatre coins du globe

Le 8 février 2019

Emplois fautifs

Un globe est une sphère et ce nom se trouve surtout dans l’expression « globe terrestre », employée pour désigner la Terre, expression que l’on réduit le plus souvent à « globe ». Nos représentations figurées de notre planète sont des globes mais plus encore des planisphères. Les uns sont en trois dimensions, les autres en deux. On s’efforcera donc de ne pas appliquer le vocabulaire utilisé pour la description des cartes à celle des globes et l’on essaiera de ne pas parler des « quatre coins du globe », une sphère n’ayant, par définition, pas de coin. L’expression aux quatre coins de la Terre est, quant à elle, scientifiquement tout aussi inexacte, mais elle a pour elle l’ancienneté et le fait qu’elle date d’un temps où l’on imaginait notre planète comme étant plate. On évitera aussi la forme aberrante : Aux quatre coins de l’hexagone.

Tu as vu ce qu’il a dit

Le 8 février 2019

Emplois fautifs

On s’accorde généralement pour faire de la vue le principal de nos sens, et le verbe voir est souvent considéré comme celui grâce auquel nous percevons le monde. Cela se traduit par le fait qu’il se rencontre dans de très nombreuses tournures où l’on pourrait logiquement attendre un autre verbe de perception. Littré rend compte de ce point dans son Dictionnaire ; il y écrit en effet, à l’article Voir : « Apprécier par quelqu’un des sens : Voyez si ce vin est bon. Voyons si cet instrument est d'accord. Il faut voir si cela n'est pas trop chaud. Voyez si c'est la même odeur. » Ces formes, qui ont la caution de l’illustre lexicographe, sont bien sûr parfaitement acceptables, mais il convient d’éviter celles où voir se substitue à un autre verbe plus précis et qui conviendrait mieux. On évitera donc de dire tu as vu ce qu’il a dit ou tu as vu comme la cave empestait le moisi, phrases auxquelles on préfèrera tu as entendu ce qu’il a dit ou tu as senti comme la cave empestait le moisi.

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