Dire, ne pas dire

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Du grec ?

Le 1 juillet 2021

Expressions, Bonheurs & surprises

Dans la lettre XXX des Lettres persanes, Rica s’amuse des Parisiens qui s’exclament à son passage : « Il faut avouer qu’il a l’air bien persan. » Nombre de mots qui nous viennent du grec sont facilement reconnaissables, et l’on pourrait dire, nous aussi, à leur sujet « Il faut avouer qu’ils ont l’air bien grecs ». C’est particulièrement vrai quand ils contiennent les digrammes th, transcription de la lettre thêta, comme dans anathème ou théogonie ; ph, transcription de la lettre phi, comme dans philosophie ; ch, transcription de la lettre khi, comme dans choreute ; ou encore quand apparaît le bien nommé « i grec », y, comme dans analyse. Ces mots, nous les avons empruntés du grec, directement ou par l’intermédiaire du latin. On retrouve cet « air grec » dans des mots construits en français à l’aide de radicaux grecs mais qui n’existaient pas en grec ancien, comme hétérotherme, phacochère, chiromancien, nostalgie ou archéoptéryx. Mais nous ne sommes pas redevables aux Grecs que de ces formes plus ou moins savantes. Il est des mots, et ils sont nombreux, qui ont perdu leur vernis grec. Ce sont ceux que le latin et l’ancien français ont modifiés au point de les rendre parfois méconnaissables. Si les mots scialytique, « appareil qui supprime les ombres portées dans les blocs opératoires », formé à l’aide de skia, « ombre », et luein, « détacher », ou urodèle, qualifiant les batraciens qui, tels les tritons et les salamandres, conservent leur queue à l’âge adulte, formé à l’aide de ouros, « queue », et delos, « visible », font bien grec, il n’en va pas de même pour écureuil, « animal qui se fait de l’ombre avec sa queue », dans lequel les mots skia et ouros ne se retrouvent que dans les trois lettres -cur- (la finale -euil vient du diminutif latin -olus).

Nous savons qu’il existe des doublets linguistiques, en particulier quand, à partir d’une même forme latine, nous sont venus deux mots français, l’un d’origine populaire, l’autre d’origine savante, comme les couples poison-potion, évier-aquarium, poitrail-pectoral, etc. Le même phénomène s’observe avec les formes empruntées du grec et celles qui nous sont parvenues après un cheminement plus long. En passant de langue en langue, de bouche en bouche, elles se sont déformées jusqu’à être difficilement reconnaissables. C’est ainsi que si le grec sarkophagos, proprement « qui consume les chairs », est visiblement à l’origine de sarcophage, c’est à lui aussi que sommes redevables du nom cercueil ; si amugdalê est sans nul doute l’ancêtre d’amygdale, ce nom signifiait d’abord « amande » et c’est aussi de lui que nous vient ce mot. Daktulos, « dactyle » et, proprement, « doigt », désigne en poésie grecque et latine un pied composé d’une syllabe longue suivie de deux syllabes courtes (comme le doigt est composé d’une longue phalange suivie de deux courtes). Mais ce mot, par analogie de forme, est aussi à l’origine du nom « datte », fruit qui ressemble à un doigt. Doublets également que les formes, savantes : « crypte », « papyrus », « paradis », « lynx », et populaires : « grotte », « papier », « parvis », « once ». Il convient donc de se souvenir qu’il est des mots grecs qui se cachent sous des déguisements latins et il ne faut pas priver de leur origine première des formes qui nous semblent par trop uniquement latines ou uniquement françaises. Sachons donc, pour conclure, que, même s’il a perdu son ph, le « faisan » est le phasianos ornis, « l’oiseau du Phase », fleuve de Colchide sur les bords duquel s’est d’abord rencontré ce volatile, et que sous les « coings » se cachent les kudônia mêla, « les pommes de Kydonia », ville de Crète qui la première produisit ces fruits.

Arnaud G. (Saint-Jean-en-Royans)

Le 1 juillet 2021

Courrier des internautes

Bonjour,

Pourquoi certains grands esprits mettaient-ils la préposition de comme premier mot du titre de leurs ouvrages : De la démocratie en Amérique, Du contrat social, De la guerre ? Est-ce juste un moyen d’embellir un titre ?

Arnaud G. (Saint-Jean-en-Royans)

L’Académie répond :

Monsieur,

Il s’agit d’un latinisme, conservé longtemps en français et dans d’autres langues (le titre original de l’ouvrage de Carl von Clausewitz, De la Guerre, est d’ailleurs Vom Kriege), en particulier dans la langue classique ou philosophique. Rousseau et plus encore Montesquieu étaient nourris de langue et de littérature latines, mais cette habitude a perduré au-delà du xviiie siècle. Ainsi Jean Jaurès soutint une thèse en latin intitulée De primis socialismi germanici lineamentis, proprement « Des premiers linéaments du socialisme allemand », que l’on traduit généralement par « Les Débuts du socialisme allemand », tandis que sa thèse principale, en français, avait pour titre De la réalité du monde sensible.

À tout latiniste débutant, on apprend à utiliser un ablatif précédé de la préposition de pour former les titres latins et on fait traduire le fameux De Bello Gallico, « La Guerre des Gaules », de Jules César. Par la suite, on lui enseigne que le titre peut-être une question ou la réponse à une question. Ainsi, en 1835, un jeune lycéen allemand nommé Karl Marx intitula sa composition latine de « maturité » (équivalent du baccalauréat), pour laquelle il obtint une très bonne note : An principatus Augusti merito inter feliciores rei publicae romanae aetates ? « Le principat d’Auguste peut-il être considéré à juste titre comme une des périodes les plus heureuses de la république romaine ? »

Nadine G. (Lyon)

Le 1 juillet 2021

Courrier des internautes

J’aimerais savoir s’il faut, ou non, une majuscule aux points cardinaux.

Nadine G. (Lyon)

L’Académie répond :

Madame,

Les noms des points cardinaux et de leurs composés (ainsi que midi, septentrion, orient, occident) prennent la majuscule lorsqu’ils désignent une région, une portion du territoire ou, par métonymie, leurs habitants : les pavés du Nord, les marches de l’Est, le soleil du Sud, l’Allemagne du Nord, l’Ouest américain, l’Afrique du Nord. Dans les autres cas (direction, orientation, exposition), ces noms gardent la minuscule : perdre le nord, façade exposée à l’est, aller vers le nord, la face ouest, le versant sud.

Absence de prépositions

Le 3 juin 2021

Emplois fautifs

L’usage des prépositions est une des caractéristiques de la langue française, et celles-ci sont d’autant plus nécessaires que le français n’est pas une langue à flexion. Malheureusement, depuis quelque temps, un jargon technocratique tend à supprimer ces prépositions et à juxtaposer des noms de manière étrange, et ce, même dans des documents à caractère officiel. Nous avons parlé, il y a peu, du malaise voyageur ; ce n’est hélas pas la seule raison de ralentir les passagers (et d’abîmer la langue française), puisque l’on nous informe parfois que ces retards sont provoqués par une panne réseau. Dans telle bibliothèque un panneau nous avertit accès cour interdit, tandis qu’ailleurs on nous propose des informations coronavirus. Aurait-ce vraiment été une perte de temps que de dire ou d’écrire panne de réseau, accès à la cour interdit ou informations sur le coronavirus ?

Faire que… suivi de l’indicatif ou du subjonctif ?

Le 3 juin 2021

Emplois fautifs

La locution verbale faire que… est suivie de l’indicatif quand elle introduit un constat, une conséquence. On dira ainsi : la porosité des sols fait que l’eau ne peut rester en surface ; son assiduité et son sérieux font qu’il a réussi brillamment son examen. Si le fait en question est à venir, on utilisera, en fonction du degré de probabilité qu'il se produise, l’indicatif futur ou le subjonctif présent : son assiduité et son sérieux feront qu’il réussira brillamment son examen ; la chance peut faire qu’il réussisse son examen. Mais la locution faire que… est toujours suivie du subjonctif quand elle a la valeur d’un souhait, d’une prière. C’est d’ailleurs ce qui explique que, d’une part, dans ces emplois le verbe est généralement à l’impératif : Mon Dieu, faites qu’il réussisse. Faites qu’il guérisse, qu’il revienne sain et sauf ; et que, d’autre part, il entre dans la locution : Fasse le ciel que… (fasse le ciel qu’il parvienne à bon port).

Ça se fighte pour On peut en débattre

Le 3 juin 2021

Anglicismes, Néologismes & Mots voyageurs

Le verbe débattre est dérivé de battre et, à l’origine, le préfixe dé- y avait une valeur intensive. Au xie siècle, débattre signifiait donc « battre fortement » et ce n’est que deux siècles plus tard que ce verbe a pris les sens de débattre, discuter, auxquels on pourrait ajouter celui de disputer. Il est donc inutile de remplacer ces verbes par l’anglais to fight, dans l’étrange monstre linguistique ça se fighte, employé en lieu et place de « cela se discute, on peut en débattre ». On n’emploiera pas non plus il y a du fight pour signaler un débat virulent, voire une rixe.

En situation de chômage, en situation de handicap

Le 3 juin 2021

Extensions de sens abusives

Une certaine langue technocratique, on l’a vu, semble oublier nos prépositions mais ce n’est hélas pas le seul grief que l’on puisse lui faire. Elle a aussi la fâcheuse habitude d’ajouter des mots qui ne semblent pas avoir d’autre utilité que de donner une manière de vernis scientifique aux propos tenus. C’est ainsi que les locutions au chômage ou en chômage sont fréquemment remplacées par en situation de chômage. Peut-être y a-t-il une volonté de ne pas dire il est chômeur et de ne pas faire de ce nom une qualité inhérente à tel ou tel ; mais dans ce cas, ajouter en situation de est inutile puisque chômage désigne déjà un état, une situation. Notons qu’en situation de… se rencontre aussi avec une valeur euphémistique dans la locution en situation de handicap, employée de plus en plus en lieu et place de l’adjectif handicapé.

Je vous joins le contrat signé au lieu de Je vous adresse, je vous envoie le contrat signé

Le 6 mai 2021

Emplois fautifs

Le verbe joindre peut avoir de nombreux sens : « être contigu à » (les terrains qui joignent la rivière), mais cet emploi est aujourd’hui désuet ; « approcher deux choses l’une de l’autre pour qu’elles se touchent ou se tiennent » (joindre des tôles avec des rivets, joindre les mains en signe de supplication) ; « réunir deux ou plusieurs choses pour former un tout » (joindre les pièces justificatives au dossier, joindre l’utile à l’agréable) ; « unir, allier deux personnes, deux familles » (ils sont joints par les liens du sang, se joindre aux manifestants). Dans tous les cas, on joint une chose à une autre, de même nature ou de nature proche, ou une personne en joint une autre. Il convient de ne pas ajouter à ces sens ceux de « faire parvenir, adresser, envoyer ». Rappelons cependant que vous trouverez ci-joint… est correct.

on dit

on ne dit pas

Je vous fais parvenir le document signé, je joins le document signé à mon envoi

Vous devez joindre une lettre de motivation à votre dossier, m’adresser une lettre de motivation

Je vous joins le document signé


Vous devez me joindre une lettre de motivation

On ne peut arrêter les gens de… pour On ne peut empêcher les gens de…

Le 6 mai 2021

Emplois fautifs

Le verbe arrêter peut avoir pour complément d’objet un nom de personne et signifier « bloquer, interrompre dans sa progression ». On dit ainsi La police a arrêté les manifestants à l’entrée de l’avenue, et cette phrase signifie qu’elle les a empêchés d’aller plus avant dans cette avenue, ou Les arrières ont arrêté les avants adverses, c’est-à-dire qu’ils ont mis fin à leur attaque, qu’ils les ont empêchés de poursuivre cette attaque. Ces deux tours sont corrects, mais il convient de ne pas les mêler. Si l’on peut dire arrêter quelqu’un, arrêter quelque chose et empêcher quelqu’un de faire quelque chose, la tournure arrêter quelqu’un de… est incorrecte.

on dit

on ne dit pas

Des barrières arrêtaient la foule, empêchaient la foule de passer

On ne peut pas empêcher les gens d’être mécontents

Des barrières arrêtaient la foule de passer


On ne peut pas arrêter les gens d’être mécontents

Une journée gagnée ou Une journée de gagnée ?

Le 6 mai 2021

Emplois fautifs

Le problème intéressait déjà la toute jeune Académie française et, à ce sujet, Littré écrit : « Les sentimens étaient partagés. Les uns disaient qu’il fallait toujours mettre le de ; les autres, qu’il était mieux de le supprimer : l’usage était aussi peu uniforme que les opinions. » Après avoir signalé qu’il s’agissait de constructions partitives, Littré ajoutait : « Des grammairiens modernes ont prétendu qu’il n’était pas correct de dire : il y a eu cent hommes de tués, et que le de devait être supprimé. La question avait déjà été agitée du temps de Vaugelas, qui déclarait que le de est appuyé par de bons auteurs. Aujourd’hui l’usage l’a consacré, usage qui d’ailleurs n’a rien d’inexplicable grammaticalement. »

Thomas Corneille, quant à lui, considérait que, quand le substantif précédait l’adjectif ou le participe, on ne devait pas utiliser la préposition de ; dans les autres cas, on devait l’employer, et particulièrement quand le pronom en tenait la place du substantif : il y eut cent hommes tués, mais il y en eut cent de blessés.

De nos jours, on continue à employer de avec le pronom en. Dans les autres cas, l’usage et les grammairiens acceptent l’emploi ou l’omission de cette préposition.

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