Réponse au discours de réception de Georges Goyau

Le 15 février 1923

Alexandre RIBOT

Réponse au discours de Georges Goyau[1]

 

MONSIEUR,

Personne ne pouvait mieux que vous tracer une image fidèle dû confrère que nous avons perdu. Malgré des différences d’origine, de tempérament et de méthode, voire même certains contrastes, vous étiez, si j’ose dire, M. Denys Cochin et vous, de la même famille spirituelle. Peut-être ne vous seriez-vous pas rencontrés, n’était la foi catholique qui vous a rapprochés, n’était surtout la part que vous avez prise l’un et l’autre, en des heures difficiles, à la défense des intérêts de l’Église. La communauté des croyances religieuses crée des liens souvent plus solides et plus durables que ne le ferait la simple affinité des esprits et des caractères. M. Denys Cochin a toujours eu pour vous plus que de la sympathie, une amitié bienveillante dont vous avez reçu plus d’un témoignage. S’il avait pu prévoir que vous lui succéderiez dans notre Compagnie, ses vœux auraient été comblés, comme l’ont été ceux de ses amis et des membres de sa famille.

Votre éminent prédécesseur était — vous nous l’avez montré — un Parisien d’une espèce assez rare. Si loin qu’il remontât dans l’histoire de Paris, il trouvait quelque ancêtre qui avait siégé dans les conseils de la cité ou quelque grand-oncle qui avait fondé un hôpital auquel son nom reste attaché. Ce sont là, pour une famille, j’allais dire pour une dynastie de grands bourgeois, de véritables titres de noblesse.

La Revue des Deux Mondes a mis récemment sous nos yeux, en même temps qu’une lettre du père de M. Denys Cochin d’une si belle tenue et d’une si noble inspiration, quelques fragments de la correspondance de notre confrère avec les siens pendant la guerre de 1870-1871 et dans les années qui l’ont immédiatement suivie. Elles sont vraiment charmantes, dans leur fraîcheur et leur vivacité primesautière, ces lettres de première jeunesse. On y voit se dessiner les traits de la physionomie morale de notre confrère. L’âge leur ôtera quelque chose de leur grâce ; il ne leur enlèvera pas ce qui en fait le caractère original. Ce jeune homme de dix-huit ans s’est engagé dans un régiment de cavalerie. Il a tout l’entrain, toute l’insouciance du danger et toute la gaîté de sa race. Il s’impatiente de n’être pas envoyé tout de suite sur la ligne de feu. De quel pinceau d’artiste il a peint le passage d’un corps d’armée en retraite, par un jour d’hiver, sur un des ponts de la Loire ! Il ne croit pas à la victoire et il n’a pas une entière confiance dans la sincérité de ceux qui veulent poursuivre la guerre. Il a tort sans doute, mais il reflète ici les sentiments du milieu qu’il vient de quitter. Cela, ne l’empêche pas d’aller à la bataille avec joie. Il y a de la verve et du naturel dans le récit qu’il fait d’un engagement auquel il a assisté à côté du général Bourbaki. Il a vu les Prussiens s’enfuir devant nos soldats ; mais ce sourire de la fortune ne dure qu’un instant. Réfugié en Suisse, notre confrère est retenu comme prisonnier. La guerre est d’ailleurs finie ; à l’armistice succède une paix douloureuse qui pèsera lourdement pendant plus de quarante années sur la génération à laquelle il appartient. La France va se remettre au travail ; elle se relèvera si vite qu’elle inquiétera bientôt le chancelier d’Allemagne. L’Assemblée nationale, quoi qu’elle ait échoué dans ses tentatives de restauration monarchique, laissera le souvenir d’une de nos plus grandes assemblées. Le récit que M. Denys Cochin fait dans ses lettres d’une séance à Versailles est plein de vie et aussi de bon sens politique. Notre confrère n’a pas de préjugé en faveur de la monarchie. Son séjour à Versailles, écrit-il, lui a fait comprendre la Royauté, mais il lui a fait aimer aussi la République. Il refuse de s’incliner devant l’idole toute moderne de la monarchie de droit divin. « Saint Louis, dit-il, n’y croyait pas. Et puis la raison répugne trop à cette fiction d’un être que la naissance ou le suffrage élève au-dessus de tous les orages. L’histoire de notre siècle prouve que cela n’est plus possible. Charles X seul a occupé héréditairement le trône et Napoléon III n’a pas survécu trois mois à son plébiscite... Au fond, le changement permanent est plus stable que l’immobilité ; une roue est plus difficile à casser qu’un pieu. » Vous conviendrez, Monsieur, que M. Denys Cochin était assez loin, à cette époque, d’avoir la foi monarchique. S’il a, plus tard, été amené par ses méditations à mieux apprécier les avantages que peut offrir une monarchie constitutionnelle dans un pays demeuré fidèle à une dynastie nationale, il n’a jamais eu cette foi qui soulève les montagnes ; j’ai toujours pensé que si la République avait eu plus de ménagements pour l’Église catholique, notre confrère se serait assez aisément rallié à l’institution républicaine. Dans les dernières années de sa vie, c’était surtout, il me semble, par point d’honneur, par attachement personnel à des princes exilés qu’il persistait à se dire monarchiste, sans d’ailleurs faire la guerre à la République.

Vous avez, dans votre discours, parlé avec éloge du livre que M. Denys Cochin a publié, quelques années avant sa mort, sur le roi Louis-Philippe, livre intéressant à bien des titres, quoiqu’un peu hâtivement écrit. Vous n’hésitez pas à dire que si ce livre où « Louis XVI apparaît comme un libéral et Louis-Philippe comme un féal serviteur de la branche aînée, avait paru en 1873 au lieu de 1918, il aurait eu peut-être l’importance d’un fait historique et influé sur les destins de la causé monarchique en France ». Vous entendez sans doute que le comte de Chambord, par reconnaissance envers la mémoire de Louis-Philippe, aurait abdiqué en faveur du comte de Paris et incliné le drapeau de l’ancienne monarchie devant le drapeau tricolore, N’est-ce pas de la part d’un historien aussi prudent que vous l’êtes d’ordinaire une hypothèse un peu hardie ? Et si un livre de M. Denys Cochin avait pu produire un tel effet, ne faudrait-il pas vraiment crier au miracle ? Mais, en 1873, notre confrère était plus près de la République que de la Monarchie et nous ne saurons jamais si, faute d’avoir écrit son livre quarante-cinq ans plus tôt, il n’a pas involontairement ruiné dans notre pays les espérances d’une restauration monarchique.

M. Denys Cochin, à vingt ans, cherchait sa voie. Il faisait un court apprentissage de la diplomatie à Londres, auprès du duc de Broglie et les lettres qu’il écrivait à sa famille contiennent des notes fines et justes sur la société anglaise. Nous le trouvons peu après au Ministère de l’Intérieur où il a plus d’une occasion d’exercer avec quelque malice son esprit d’observation. Il sort du Ministère pour entrer au laboratoire de Pasteur, où il recueille les éléments de son premier livre, qu’il intitule L’évolution et la vie. La science ne l’a pas pris tout entier. Il la quittera pour entrer au Conseil municipal et ensuite à la Chambre des députés. C’est la philosophie qui l’a surtout attiré et à laquelle il est revenu le plus volontiers. De bons juges ont en particulière estime le livre qu’il a écrit sur Descartes. Vous avez rendu à son œuvre philosophique l’hommage qu’elle mérite. Si j’en avais le loisir, je vous reprocherais peut-être d’avoir un peu trop mêlé la science et la religion. Nous avons tous dans la mémoire les très belles pages où notre regretté confrère Émile Boutroux a montré que la science et la religion n’étaient pas des ennemies, à condition de ne confondre ni leurs domaines ni les critériums de vérité qui sont propres à chacune d’elles.

La politique guettait M. Denys Cochin ; il ne pouvait pas lui échapper. Le rôle qu’il y a joué fait le plus grand honneur à son caractère. Il a pu défendre avec une entière indépendance les causes qui lui étaient le plus chères, et non pas seulement celle de l’Église catholique, mais aussi celle de l’expansion de la France dont il a toujours été un partisan convaincu et passionné. Il a eu l’occasion de mettre au jour de belles qualités d’orateur. Ce que vous avez dit de sa façon, d’aborder et de tenir la tribune a été pris sur le vif. On était sous le charme d’une parole qui, tout en gardant le ton d’une conversation, élevée, plus que d’un discours, arrivait sans effort à la véritable éloquence. Quand il prenait en mains les droits et les libertés de l’Église catholique ou quand il s’indignait contre les atrocités commises par les Turcs en Arménie, il éprouvait cette joie de l’orateur de sentir que ceux-là même qui sont séparés de lui par leurs convictions ou par des intérêts de parti, sont forcés de l’écouter avec respect et de rendre hommage à la sincérité et à la noblesse de ses sentiments. Notre confrère n’avait pas un ennemi ; placé en dehors et au-dessus des compétitions, il attirait à lui les sympathies de tous ses collègues. Et pourtant, si enviable que parût être la position qu’il occupait, on sentait qu’il n’avait pas donné tout son cœur à la politique. Il y avait chez lui comme un désenchantement qui s’est traduit dans ces lignes un peu amères que vous avez pris plaisir à nous rappeler et où il rabaisse la politique à n’être que l’humble servante de la science. Un Colbert ne serait « qu’un respectable et utile intendant chargé de tenir la maison où travaille un Descartes ». Vous oubliez, après M. Denys Cochin, que Descartes a surtout vécu et travaillé dans son poêle, à Amsterdam. C’est peut-être que Colbert tenait mal la maison de France. Prenez garde, Monsieur, de trop diminuer le rôle de la politique. Que la science ait la première place après la religion et que les rois qui symbolisent la politique au portail de la cathédrale de Bourges soient relégués au dernier rang, cela me laisse indifférent comme toutes les questions de préséance, mais qu’un cardinal de Richelieu, voire un Sully ou un Colbert, ne fût pas entouré de la reconnaissance publique comme peut-être tel ou tel savant, cela ne laisserait pas que de m’inquiéter. Il n’y a pas moins de génie chez un grand politique que chez un grand savant. Le malheur est que les grands politiques sont plus rares que les grands savants, parce que la seule école de la politique c’est la politique elle-même et que nos sociétés démocratiques, comme d’ailleurs les monarchies d’autrefois, n’ont pas toujours la main heureuse dans le choix des hommes appelés à les gouverner.

Que pourrais-je dire après vous du rôle que M. Denys Cochin a rempli pendant la guerre ? Il s’est voué tout entier à la défense nationale. Il lui a donné deux de ses fils et un gendre. Effrayant sacrifice accepté avec fermeté d’âme pour le salut du pays ! J’ai vu de près notre confrère dans ces moments tragiques. Il avait gardé son calme et son aménité coutumière, mais on sentait que quelque chose était brisé en lui. Je l’ai revu dans ses derniers jours, plein d’activité d’esprit, ayant gardé le goût des conversations familières sur les sujets les plus graves, reprenant sa plume pour défendre les idées qui lui tenaient le plus au cœur, résolu à mourir debout, fidèle aux convictions de toute sa vie. Nous garderons de lui un souvenir affectueux qui ne s’effacera pas.

Vos débuts dans le monde, Monsieur, ont été tout autres que ceux de M. Denys Cochin. Fils unique d’une mère restée seule de bonne heure, vous avez été élevé avec une tendresse un peu inquiète qui s’accompagne souvent, en pareil cas, d’un sentiment très ferme et très élevé du devoir. Il ne semble pas que vous ayez laissé votre imagination, encore moins votre fantaisie se promener dans les sentiers de l’art, de la science et de la politique, avant de trouver votre véritable vocation. Vous avez fait vos premières études au lycée d’Orléans où vous avez eu d’excellents maîtres. Encouragé par eux, vous êtes venu passer quelques années à Paris, au lycée Louis-le-Grand, pour vous préparer à l’École normale. Vos camarades d’autrefois nous ont appris que vous écriviez le latin avec une véritable maîtrise. Vous n’aviez guère de goût, paraît-il, pour l’abondance cicéronienne et je reconnais volontiers que, si vous êtes devenu à votre tour assez abondant dans vos écrits, vous ne l’êtes pas de la même manière que Cicéron. S’il y a chez vous quelque redondance, c’est moins dans les formes littéraires que dans l’accumulation des faits et des arguments par lesquels vous voulez entraîner la conviction du lecteur. Vos préférences étaient pour Sénèque, et de fins connaisseurs croient reconnaître dans votre façon d’écrire, quand vous ne voulez pas vous borner à être clair et simple à la manière française, la trace de votre commerce assidu avec le philosophe latin.

Vous êtes entré le premier de votre promotion à l’École normale ; sorti le premier du concours d’agrégation d’histoire, vous avez été envoyé à l’École française de Rome. Il y avait alors sur le trône pontifical un grand pape, Léon XIII, et ce pape avait pour ministre le cardinal Rampolla. Notre ambassadeur près du Saint-Siège était le comte Lefebvre de Béhaine. C’était un homme de grande expérience, de jugement fin et sûr. Vous êtes la bonne fortune d’être admis dans son intimité, en même temps que Léon XIII vous honorait de sa bienveillance et que le Secrétaire d’État se plaisait à vous accorder de fréquents entretiens. L’heure était particulièrement intéressante pour un homme jeune comme vous et impatient de saluer une politique nouvelle, plus féconde en résultats que celle où s’étaient trop longtemps attardés l’épiscopat et le clergé français. Léon XIII avait fait venir à Rome le cardinal Lavigerie pour le charger de sonner en France le ralliement à la République sortie victorieuse des élections de 1889. Quelle figure curieuse et attachante que celle de ce grand évêque de l’Afrique française ! Homme d’action, habitué au commandement, plein d’ambition pour l’Église en même temps que pour la France, il ne s’embarrassait pas de difficultés secondaires. Il s’attachait par-dessus tout aux choses vivantes et qui ont de l’avenir. Il fit bravement et avec esprit ce que le Pape lui avait demandé de faire. L’effet ne fut pas tout ce qu’il avait espéré. Il y eut des résistances parmi les évêques et dans le monde catholique. Le pape eut besoin de patience et d’une habile diplomatie pour en venir à bout. Vous n’étiez pas encore devenu un des familiers du cardinal Rampolla ; mais avec une fougue juvénile vous vous êtes jeté dans la mêlée pour dire, sous le voile de l’anonymat, quelques dures vérités aux monarchistes impénitents. Ce petit livre intitulé du Toast à l’Encyclique, vous l’avez écrit en collaboration avec deux de vos amis dont l’un, le seul survivant, est aujourd’hui professeur au Collège de France. Vous avez rappelé ce temps de vos premières ardeurs dans un article qui a paru l’année d’avant la guerre « C’était, écriviez-vous, une date dans la vie de cette jeunesse que celle où un Vogüé célébrait un Léon XIII. Elle était fière d’un Lavigerie. Elle était orgueilleuse pour l’Église et plus pressée que Dieu lui-même de voir certains triomphes cordiaux et pacifiques. » N’y a-t-il pas dans ces dernières lignes, comme le remarquait récemment un de vos amis, quelque désillusion ? Il ne faut pas, Monsieur, être plus pressé que Dieu lui-même. L’action la plus politique, la plus commandée par les circonstances peut ne pas avoir de longtemps tous les résultats qu’on en espère. L’heure vient toujours où la sagesse recueille les fruits qu’elle a su attendre avec patience.

Léon XIII ne s’en était pas tenu à conseiller aux catholiques français de se réconcilier avec la constitution républicaine. Il songeait au rôle que l’Église pourrait jouer en abordant hardiment les problèmes sociaux nés du développement de l’industrie et devenus le tourment des législateurs. Des évêques comme Mgr Ireland aux États-Unis, le cardinal Manning en Angleterre, Mgr Ketteler en Allemagne, des laïques comme Albert de Mun en France et Decurtins en Suisse s’étaient vaillamment jetés dans le grand courant de l’action sociale. L’heure semblait venue pour le Souverain Pontife de parler de haut et de rappeler au monde le rôle que l’Église avait tenu aux siècles précédents dans le gouvernement moral dei sociétés. Aucun de nous n’a oublié l’émotion que produisit l’encyclique Rerum novarum sur la condition des ouvriers. Si l’Église se met résolument à la tête du mouvement qui entraîne les masses ouvrières, ne retrouvera-t-elle pas la puissance qu’elle avait autrefois et qu’adviendra-t-il des conquêtes de l’esprit moderne ? C’est la question que posait tous les jours avec une inquiétude sincère Eugène Spuller, le fidèle ami de Gambetta.

Ce qui était pour Spuller une cause d’anxiété, était pour vous, Monsieur, un motif de confiance enthousiaste. Vous avez écrit avec tout votre cœur, un livre le Pape, les catholiques et la question sociale, où on sent vibrer vos convictions les plus ardentes et vos espérances les plus intrépides. Vous partiez en guerre non pas seulement contre l’école libérale des économistes, contre les légistes, contre la Révolution française, mais aussi contre « certaine oligarchie de catholiques riches qui veulent qu’on n’entretienne les ouvriers que de leurs devoirs ». Que l’Église rompe avec eux, disiez-vous, elle sortira de cette crise plus pauvre, mais plus libre. Vainement ceux qui auront quitté l’Église, joints à ceux qui n’y étaient jamais entrés, s’efforceront-ils d’effrayer le peuple en lui signalant les empiètements du cléricalisme. Le peuple se demandera naïvement pourquoi l’Église retarda si longtemps ces sortes d’empiètements. Les nefs se rempliront et les masses qui feront la loi, supprimeront pour l’Église les innombrables entraves dont l’embarrassèrent les régimes anciens. « Jadis, ajoutiez-vous, les masses étaient catholiques, mais les légistes gouvernaient : de là les premières défaites de l’Église. Aujourd’hui les masses gouvernent, mais elles ne sont plus catholiques : de là les dernières défaites de l’Église. »

Peste ! Monsieur, quelle franchise et quel dédain des précautions oratoires ! Je ne m’étonne pas que dans certains milieux catholiques vous ayez pu passer pour un homme dangereux, quoique votre livre ait reçu l’approbation publique d’un cardinal français. Cette émotion est aujourd’hui calmée ; aussi puis-je, sans imprudence, remuer les cendres déjà refroidies de vos ardeurs de néophyte. Les légistes à qui vous voulez mal de mort sont habitués depuis longtemps à porter les péchés de la Royauté qu’ils ont fidèlement servie. Quant à la Révolution française, elle se défend encore assez bien contre les attaques qu’il est de mode de lui adresser. Nous avons connu autrefois des catholiques qui parlaient d’elle avec plus d’équité que les catholiques de la nouvelle école dont vous êtes un des représentants les plus brillants. Ils étaient plus près que nous de 1789 ; ils sentaient encore en eux le frémissement d’enthousiasme qui a fait tressaillir nos pères et qui s’est propagé jusqu’au delà de nos frontières. Nous sommes tous, que nous le voulions ou non, les fils de cette grande Révolution. Que seriez-vous sans elle, Monsieur, et que serions-nous tous ? Ce qui nous la rend particulièrement chère à nous Français, c’est qu’elle a, comme le rappelait naguère le confrère illustre que nous avons perdu, Ernest Lavisse, véritablement achevé l’unité de la nation française en fondant ensemble les anciennes provinces, en faisant de tous les Français les enfants d’une France tellement une et indivisible que, lorsqu’ils sont séparés d’elle par la violence, ils ne pensent qu’à revenir au foyer maternel. Comment oublier que c’est à la Révolution que nous devons l’égalité des droits civils, l’égalité devant l’impôt, les garanties de la liberté individuelle ? C’est elle qui, en remettant le pouvoir politique à la nation elle-même, a institué le droit public moderne et rendu impossible tout retour offensif de l’ancien régime.

Votre grand cheval de bataille contre la Révolution, c’est qu’elle a érigé en dogme trop absolu la liberté du travail, qu’elle n’a vu dans la société que des individus, sans liens entre eux, sans une organisation qui empêche les plus faibles d’être à la merci des plus forts. On oublie trop qu’en supprimant toutes les entraves à la liberté du travail et à la liberté de la circulation des produits à l’intérieur, la Révolution a donné un essor prodigieux à l’initiative individuelle, qu’elle a accru au delà de ce qu’on pouvait prévoir la richesse, la population et les forces du pays, et élevé la France, avant 1870, au premier rang des nations industrielles de l’Europe continentale. Ne disons pas trop de mal de l’individualisme. Les peuples les plus forts, les plus énergiques, sont ceux où les initiatives individuelles et lé sentiment de la responsabilité se développent le plus librement. La Révolution ne pouvait pas prévoir que l’expansion de l’industrie imposerait aux gouvernements qui lui ont succédé de nouveaux devoirs. Le législateur n’a pas attendu l’encyclique Rerum novarum pour prendre des mesures de protection nécessaires en faveur des femmes et des enfants employés dans les mines et dans les usines. On a hésité longtemps à fixer par la loi la durée de la journée de travail des hommes adultes. Mais le pas a été franchi, et on peut se demander aujourd’hui si la mesure n’a pas été dépassée et s’il n’y a pas quelque péril à habituer les travailleurs à attendre l’amélioration de leur sort de la loi plutôt que d’une libre discussion entre des associations professionnelles de patrons et d’ouvriers assez fortement constituées pour que les intérêts des uns et des autres soient défendus sur un pied d’égalité. Ce n’est pas de la liberté du travail poussée à l’excès que vient aujourd’hui le danger. Et alors, pourquoi s’obstiner à ces attaques rétrospectives contre la Révolution ?

Croyez-moi, Monsieur, ce n’est pas l’heure de chercher dans nos conceptions religieuses ou philosophiques des prétextes à des antagonismes plus artificiels que réels. Nous sommes en face de problèmes qui ne laissent pas que d’être redoutables. Ne nous flattons, ni les uns ni les autres, d’en avoir dans nos mains la solution. C’est par des efforts successifs, par des expériences répétées, par des ententes patiemment élaborées et surtout par les progrès de l’éducation que se fera peu à peu la réconciliation du travail et du capital. Il ne sera pas trop de toutes les bonnes volontés pour l’œuvre à accomplir. Elle exige de la patience, de la sincérité, du courage et aussi du désintéressement.

Au milieu de ces préoccupations, vous n’aviez pas cessé de vous livrer à des études historiques. Vous aurez, durant toute votre vie, cette originalité de pouvoir associer au culte de l’histoire le souci constant de l’action sociale mise au service de votre foi religieuse. Ce qui vous fait aimer l’histoire, c’est, avez-vous écrit quelque part, que « l’histoire passionne et qu’elle est calme ; qu’elle éloigne de la vie et qu’elle y ramène ; qu’elle éveille en nous le besoin de l’action dont elle nous montre la nécessité et les conditions ». Vous êtes tout entier, ce me semble, dans ces quelques lignes. Vous aimez le calme et la sérénité de l’homme d’études, vous goûtez la douceur du foyer domestique où se fait toujours sentir la bienfaisante influence d’une âme d’élite qui fut associée à vos travaux les plus sévères. Mais vous êtes aussi un homme de passion ardente pour les grandes causes que vous défendez. Vous avez besoin de sortir de votre retraite pour vivre de la vie de vos contemporains, pour vous mêler à eux dans ces réunions annuelles auxquelles on a donné le nom de « semaines sociales ». Vous êtes toujours prêt à faire une conférence, à écrire un livre ou un article sur quelque sujet qui occupe l’opinion. Cela ne vous empêche pas de nous donner de temps en temps un de ces grands ouvrages d’histoire religieuse qui ont fait ouvrages votre réputation. Dès votre sortie de l’École française de Rome, Brunetière, qui avait été un de vos maîtres à l’École Normale, réussit à vous attacher à la Revue des Deux Mondes, dont vous êtes devenu un des rédacteurs les plus importants. Il eut l’heureuse idée de vous envoyer en Allemagne pour y faire une enquête sur l’état du protestantisme et du catholicisme après la fin du Kulturkampf. Jamais enquête n’a été menée avec plus de conscience et une résolution plus ferme de tout voir et de tout dire. Vous avez voulu remonter jusqu’au début du XIXe siècle pour suivre pendant plus de quatre-vingts ans l’évolution du protestantisme et du catholicisme, et non pas seulement l’évolution de la vie religieuse, mais aussi celle de la politique dans ses rapports avec les diverses confessions, Vous ne vous êtes pas contenté de dépouiller les documents imprimés ou manuscrits qui ont été mis à votre disposition. Vous avez frappé à la porte des demeures épiscopales et des humbles presbytères pour recueillir des témoignages et des confidences qu’on ne vous a pas refusés. Vous êtes entré en relations avec les protagonistes opposés à Bismarck dans les luttes parlementaires. De cette vaste enquête qu’aucun Allemand n’avait osé entreprendre, vous avez tiré d’abord cinq volumes consacrés à l’histoire religieuse de l’Allemagne au XIXe siècle, puis quatre autres volumes sous ce titre : Bismarck et l’Église : le Kulturkampf. Œuvre de patiente érudition, mais aussi de psychologie, où le talent de l’écrivain fait oublier ce qu’il y a de trop sévère ou de trop abstrait dans certains de vos développements. La tâche vous a paru quelquefois assez dure à vous-même pour que vous ayez cru devoir parler des « ténébreuses broussailles de la politique religieuse contemporaine ».

Dans le rapport qu’il fit au nom de l’Académie pour justifier la récompense accordée à votre premier volume sur le protestantisme en Allemagne au XIXe siècle, Gaston Boissier vous a félicité d’avoir exposé sans les affaiblir les systèmes les plus contraires à vos opinions, de ne montrer de colère ni contre les personnes ni contre les doctrines. Il saluait d’avance en vous un maure des études religieuses. Que pourrais-je ajouter, Monsieur, à un pareil éloge ? Vous mettez en plein relief l’antinomie interne dont souffre la religion réformée et qui dérive de son principe même. Les réformateurs n’ont pas eu la pensée d’établir dans l’Église chrétienne rien d’analogue à la libre pensée ; mais l’exemple qu’ils ont donné a été plus fort que leurs intentions. Qu’on leur en fasse un reproche ou un point d’honneur, ils ont introduit dans le monde religieux la liberté de croire et le droit d’examiner ce qu’on croit ; mais peut-il y avoir une Église sans une définition de la foi, sans un symbole accepté par tous les fidèles ? La rigueur avec laquelle vous posez cette question ne vous empêche pas de reconnaître qu’il y a, au sein du protestantisme, de très belles âmes et de grands exemples de dévouement à l’action sociale. Vous ne pouvez parler sans émotion de ce qu’a fait en Allemagne la « mission intérieure », dont la première inspiration est venue d’Alsace. Vous allez jusqu’à écrire que « la Réforme, en invitant les consciences de ses fidèles à prendre contact avec l’au-delà d’une façon immédiate et directe, développe--dans les âmes religieuses qui sont capables de cette spontanéité un esprit d’initiative et une allégresse de courage qui leur sont un merveilleux soutien pour les aspérités de l’action ». Il ne faudrait pas presser beaucoup de telles paroles pour en faire sortir une apologie de l’esprit de la Réforme, si vous ne vous hâtiez d’ajouter qu’en développant dans les âmes d’élite une religiosité d’élite, la Réforme tend à les faire sortir de l’Église officielle. Elles deviendraient d’autant plus étrangères au protestantisme proprement dit qu’elles seraient plus protestantes. Il n’y aurait pas de place dans l’Église de tous pour ceux qui sont capables de se faire eux-mêmes leur christianisme.

L’histoire du catholicisme en Allemagne au XIXe siècle, telle que vous la présentez, est une étude très fouillée et très vivante des conditions dans lesquelles une Église tombée presque au dernier degré de la faiblesse et de la pauvreté peut, grâce à un effort courageux et à une politique avisée, se relever, reprendre le terrain perdu, former un parti puissant et discipliné, inquiéter un ministre comme Bismarck, lui tenir tête résolument et, après une lutte de dix années, l’obliger à une paix qui la remette en possession de la plupart de ses franchises d’autrefois. En dehors de l’intérêt du drame lui-même, on y recueille des leçons de psychologie autant-que de politique, et même des aperçus d’un assez haut goût sur l’appui qu’à un certain moment l’Église catholique a trouvé dans une certaine floraison du romantisme en Allemagne. Je ne puis vous suivre dans les développements de cette histoire de près d’un siècle. De 1850 à 1870, deux grands faits la dominent, l’acheminement vers l’unité de l’Allemagne et l’apparition au grand jour de la question sociale. Vous leur avez consacré deux chapitres particulièrement intéressants. Celui sur la préparation de l’unité allemande nous montre les catholiques tiraillés entre leur loyalisme envers la monarchie, que leurs représentants poussent jusqu’à voter les crédits militaires refusés à Bismarck par les autres partis, et leur répugnance à voir se former une grande Allemagne, à l’exclusion de l’Autriche catholique, sous l’hégémonie de la Prusse protestante. Si dur, si cruel même que vous soyez envers la politique de l’empereur François-Joseph, vous ne pouvez que partager les sentiments des catholiques allemands. Sadowa a été pour eux un coup de foudre. Ils ont été un moment désemparés. « Le monde sent mauvais », murmurait l’un d’eux, qui devait être le principal lieutenant de Windthorst dans les luttes du Kulturkampf ; « après avoir bien raisonné, je suis occupé à me courber progressivement sous ce que Dieu permet ; qui sait quelles sont ses fins ? Attendons avec patience, je me jette sur un sofa et je lis des romans ; si seulement j’en avais de bons ! »

Mgr Ketteler ne lisait pas de romans, mais il s’empressait d’écrire à ses fidèles « qu’il fallait aller avec une joyeuse confiance à la rencontre de toutes les nouveautés » pour échapper au pessimisme et « à cette triste habitude de croire toujours que c’en est fait du monde si Dieu ne le dirige pas d’après nos courtes vues humaines ». L’évêque de Mayence sentait venir l’orage du Kulturkampf et il voulait mettre à l’abri son troupeau de fidèles catholiques. Loin de l’en blâmer, vous l’en félicitez. Sans doute, du point de vue de la politique, vous avez raison. Ce qu’on a appelé, de nos jours, d’un mot nouveau « l’opportunisme » a été de tous les temps. S’il faut, suivant la parole de l’apôtre, qu’il y ait dés hérétiques, il n’est pas moins nécessaire qu’il y ait à certains jours des évêques comme Mgr Ketteler qui sachent « fléchir au temps sans obstination ». On peut souhaiter qu’ils y mettent une certaine légèreté de main et, s’il est possible, une certaine élégance. Vous avez écrit, à propos de cette évolution de Mgr Ketteler, une phrase qui m’a un peu surpris : « Lorsque les événements, avez-vous dit, échappent à la direction de l’Église et se déroulent contre son gré, l’Église, à moins qu’ils ne visent directement sa constitution, les accueille sans retard. Ce n’est pas une tolérance ni même une acceptation, c’est la constatation de certaines réalités acquises, auxquelles elle met son visa, comme Dieu a mis le sien. » J’imagine que Léon XIII, s’il eût été encore de ce monde, vous eût remontré doucement que l’Église se garde d’enfermer sa politique dans une formulé. Elle sait se plier aux circonstances et en tirer parti ; mais elle évite avec soin d’élever à la hauteur d’une doctrine cette facilité à s’adapter aux situations nouvelles.

La réponse de Bismarck aux avances de Mgr Ketteler a été le Kulturkampf. Heureusement pour elle, l’Église catholique n’avait pas attendu que le socialisme eût fait en Allemagne des progrès inquiétants pour sentir le besoin d’aller au devant des aspirations des travailleurs. Lorsque éclata la lutte qui s’annonçait entre elle et le Chancelier, l’Église était prête. Elle avait solidement groupé autour d’elle les masses catholiques qui devaient lui rester fidèles jusqu’à la dernière heure. Toute cette partie de votre livre est singulièrement instructive et attachante.

Vous vous êtes délassé du grand travail que vous veniez d’accomplir, en publiant deux volumes où vous avez raconté l’histoire de Genève, la Ville-Église, comme vous l’appelez, Ce livre, m’avez-vous dit, est celui que vous êtes le plus satisfait d’avoir écrit. Votre jugement ne vous a pas trompé, Il y a dans cette œuvre plus de vigueur concentrée, un style plus égal et plus soutenu que dans vos précédents écrits, Vous opposez dans un contraste saisissant la Genève de Calvin, miracle de volonté et d’énergie dans son austérité et son étroitesse, et la Genève moderne qui s’ouvre largement à toutes les confessions et devient une sorte de terre neutre où se préparent désormais les ententes entre les peuples. Vous avez écrit, en guise d’épilogue, une cinquantaine de pages où vous étudiez le caractère genevois tel qu’il est sorti de cette longue formation. C’est à mon avis un essai remarquable d’analyse psychologique et qui, du point de vue littéraire, mérite les suffrages des juges les plus difficiles.

Vous venez d’ajouter à votre œuvre déjà si considérable et à d’innombrables écrits de polémique que je n’ai pas même le loisir de citer, un livre qui achève de mettre en lumière vos meilleures qualités. Un de nos plus éminents confrères vous a demandé d’écrire pour la grande histoire qu’il a entreprise de la nation française, la partie qui concerne l’histoire religieuse de notre pays. Ce travail eût dépassé les limites d’un volume de grand format, si vous ne vous étiez pas oblige vous-mêmes à une concision qui contraste un peu avec l’abondance de vos précédents écrits. Vous avez tenu à expliquer que vous vous étiez attaché à faire l’histoire de la vie religieuse en France plutôt que l’histoire de la religion dans ses rapports avec la politique et avec le développement de la vie nationale. Vous vous êtes ainsi condamné — et c’est vraiment dommage — à ne pas donner une image tout à fait complète de ce qu’a été l’Église catholique française à travers les siècles. Quoi qu’on pense de sa constitution, de l’action qu’elle a exercée sur les générations, de l’empreinte qu’elle a laissée sur les esprits et les caractères, l’église gallicane, avec ses évêques et ses docteurs, avec son clergé des villes et des campagnes, avec ses missionnaires et cette foule d’œuvres où domine l’inspiration d’un saint Vincent de Paul, a fait grande figure dans l’histoire du monde. Vous avez pris le parti de symboliser en quelque sorte chaque époque dans un des personnages qui l’ont le mieux représentée. Certains de vos chapitres peuvent passer, à cet égard, pour des chefs-d’œuvre. Tel, par exemple, le tableau que vous faites de la vie de saint Bernard, de l’immense influence qu’il a exercée sur son temps, de son œuvre si puissante dans sa diversité. Vous n’avez pas cherché à vous dérober au devoir de juger avec sévérité les fautes et les crimes qui ont été commis au nom de la religion. Vous êtes impartial autant que peut l’être un homme de fortes convictions, qui ne perd jamais de vue les intérêts du catholicisme. Je vous reprocherais un peu, si le temps ne me pressait, d’avoir manqué de sympathie et même d’équité envers les hommes de Port-Royal. Vous semblez croire que le jansénisme a été l’une des causes de l’impiété qui s’est développée au XVIIIe siècle. Vous avez quelque peine à pardonner à Pascal d’avoir joué au père Escobar et aux autres casuistes le mauvais tour de traduire en français des pages qui ne devaient être lues qu’en latin et par des confesseurs. Je ne demande pas mieux que de croire, sur votre témoignage, qu’Escobar était un excellent homme qui aurait pu achever ses jours à Port-Royal en compagnie des Arnauld et des Lemaitre ; mais cela ne m’empêche pas d’admirer ces âmes de Port-Royal et de penser que la France n’aurait eu qu’à gagner s’il y avait eu plus d’hommes de cette trempe, désagréables aux puissances du jour, pleins d’aspérités, ayant des étroitesses de doctrine, mais se tenant debout et résistant fièrement à toutes les séductions comme à toutes les menaces.

Pourquoi, Monsieur, avez-vous abrégé plus qu’il n’était nécessaire les pages que vous avez consacrées à l’histoire religieuse contemporaine et pourquoi n’avez-vous pas placé à la fin de cette œuvre remarquable à tant de titres un tableau de ce que sont les diverses Églises en France après leur séparation d’avec l’État ? L’Église catholique, pour ne parler que d’elle, a accepté courageusement l’épreuve de la liberté. Réduite à ses seuls moyens, s’étant elle-même privée du patrimoine que les paroisses et les évêchés avaient reçu de la libéralité des fidèles, parce qu’elle n’a pas vu de suffisantes garanties dans l’institution des associations cultuelles qu’elle a pourtant acceptées dans d’autres pays, elle a de la peine à assurer son recrutement devenu déjà difficile avant la séparation. Mais elle a trouvé dans la liberté un ressort nouveau et aussi des clientèles nouvelles dans les grandes villes où chaque paroisse qu’elle réussit à édifier appelle une foule de fidèles qui auparavant l’ignoraient. Quel que soit, l’avenir des croyances religieuses en France, une Église qui compte dans le passé tant de gloires, qui inspire tant de dévouements, qui fait vivre en paix tant de consciences, qui soulage et console tant de souffrances, ne peut pas ne pas tenir une grande place dans notre société. Souhaitons, Monsieur, que la guerre, en révélant à tous qu’il n’y a pas deux Fronces, mais une seule patrie capable de réunir tous ses enfants dans un même élan, dans un même effort de sacrifice, ait appris aux Français à être moins injustes les uns envers les autres. Souhaitons de tout notre cœur que les luttes d’autrefois ne reprennent pas leur ancienne violence. Il y a quelque chose de changé depuis la séparation. L’État doit ignorer désormais les Églises et leur refuser tout privilège. Comment pourrait-il leur opposer un refus quand elles ne se réclameront que du droit commun ? Sur ce terrain de la liberté et du respect mutuel de toutes les convictions, pourquoi tous les Français ne pourraient-ils pas un jour se donner la main ? Ce vœu d’une réconciliation dans la liberté, je l’ai formé à toutes les époques de ma vie. Je me suis séparé parfois de mes amis pour défendre une cause qui me paraissait liée à l’intérêt de la patrie elle-même. Quoique j’approche du terme d’une carrière déjà longue, je ne désespère pas de voir la France victorieuse et toujours menacée rassembler ses forces, écarter les querelles qui ne peuvent que l’affaiblir et, sans rien abdiquer des principes de la société moderne, se reposer enfin sur l’union sincère de tous les hommes de bonne volonté.

 

[1] M. Alexandre Ribot étant mort le 13 janvier 1923, son discours a été lu par M. Joseph Bédier, chancelier.