Réponse au discours de réception de M. Antoine Compagnon

Le 11 mai 2023

Pierre NORA

RÉPONSE

DE

M. Pierre NORA

au discours

de

M. Antoine COMPAGNON

 

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Monsieur,

Cher Antoine Compagnon,

J’ai le sentiment intime d’être ici aujourd’hui à la place d’un autre, d’un des nôtres récemment disparu, dont l’évocation s’impose, pour commencer, étant donné l’affection que nous avions tous les deux pour lui. Marc Fumaroli désirait passionnément votre entrée à l’Académie française. Vous partagiez avec lui une culture sans frontière, une curiosité intellectuelle toujours en éveil. Vous étiez pour lui un fils spirituel, un héritier naturel. Et il n’aurait laissé à personne, s’il était encore là, le bonheur de vous recevoir.

Je ne prétends pas me substituer à lui. Ma seule ambition est d’éclairer, aux yeux de ceux de nos confrères qui vous connaîtraient mal, la personnalité exceptionnelle de richesse et d’intérêts que vous représentez, – et la place unique que vous occupez dans ce qui fut, de Sainte-Beuve à Roland Barthes, une des plus vivantes traditions intellectuelles françaises, laquelle, sans vous, serait sans doute en perdition.

On me pardonnera de sacrifier les effets oratoires qui font le charme de nos discours académiques, au bénéfice de la simple pédagogie, notre vocation commune.

* * *

Premier point, qui vous distingue fortement : vous êtes un militaire en littérature. Un ingénieur, devrais-je plutôt dire, ou un scientifique. Mais non, militaire d’abord.

Cette fibre est peut-être chez vous moins active aujourd’hui qu’elle ne le reste chez notre confrère et ami François Sureau, colonel de réserve de la Légion étrangère ; mais elle est ancrée plus profondément dans votre lignée.

Quand on a, comme vous, un arrière-grand-père, fils de laboureur, devenu polytechnicien qui fit la guerre de 70 pour finir colonel du génie ; un grand-père saint-cyrien qui fit la guerre de 14 et termina colonel de cavalerie ; un père enfin, saint-cyrien, qui combattit de 1939 à 1945 en France et en Afrique du Nord, puis en Indochine, puis en Algérie, et fut général, sans jamais contrevenir à l’honneur et à la fidélité républicaine ; quand on a donc cet héritage, certains traits de ce que l’esprit militaire peut faire de mieux, vous sont ataviques : une grande réserve d’attitude et de manières, un sens du devoir, une énergie et une endurance physique à toute épreuve, une habitude de ne pas parler pour ne rien dire, une exigence et une discipline de soi.

Ces traits ont été entretenus par votre mère, dans cette famille de six enfants – dont je salue ceux qui sont là –, par votre éducation au prytanée militaire de La Flèche, par votre supériorité en mathématiques, qui vous a désigné pour le concours d’entrée à l’École polytechnique, d’où vous sortez à vingt-trois ans dans les Ponts et Chaussées.

Il suffit de lire, par exemple, le récit en vingt-cinq pages de la semaine que vous avez passée, l’année dernière, à Mourmelon, dans le 1er régiment d’infanterie de marine en manœuvre, pour comprendre ce que vous m’avez confié, tout fier d’atteindre encore votre cible à 600 mètres : « Quand j’arrive dans un régiment, je me sens chez moi. »

Mais voilà : ce scientifique est un boulimique de lecture, qui a avalé toute la Recherche du temps perdu en maths sup, un fou de littérature qui, à peine entré à Polytechnique, se lance dans une licence de lettres. Et bientôt dans une thèse de troisième cycle sur un sujet qui peut paraître étrange : l’usage de la citation. Il donnera lieu à un ouvrage au titre non moins étrange : La Seconde Main. Nous en reparlerons longuement.

Le lieu de cette conversion définitive aura été votre séjour de trois ans à la Fondation Thiers, grâce au professeur Robert Debré, ce grand médecin intéressé par ce scientifique happé par la littérature. Lieu étrange, lui aussi, que cette Fondation Thiers ; aujourd’hui disparue. Un hôtel du XVIe arrondissement, rond-point Bugeaud, qui accueillait une douzaine de pensionnaires venus de différentes disciplines pour avancer leur thèse, chacun pourvu d’une chambre et d’un bureau, valet de chambre à disposition, un peu à l’anglaise ; le tout disposé autour d’une grande balustrade qui donnait, au rez-de-chaussée, sur un large hall, un réfectoire et une curieuse salle de billard qui, comme toute l’institution, faisait ancien temps.

Nous sommes quatre, dans cette Compagnie, à avoir connu cette expérience. C’est là que je me suis lié d’amitié avec Marc Fumaroli, c’est là que vous, Antoine Compagnon, avez connu Pascal Ory.

Vous avez beau, cependant, avoir troqué l’uniforme pour la robe de professeur et l’épée pour la plume, vos antécédents vous ont marqué jusqu’à l’os. Et vous avez transformé, dans votre nouvelle activité d’universitaire, l’héritage dont vous êtes resté imprégné. Il y a sans doute en vous une passion retenue, une affectivité refoulée. Toute prête à s’exposer : qui croirait par exemple que cet honorable professeur à Columbia University, full professor à trente-cinq ans, écrivait en même temps le récit torride d’une passion physique pour une jeune Italienne, un texte rédigé avec la crudité subtile d’un écrivain-né ? Cela s’appelle Ferragosto, du nom de la chaude fête du 15 août dans la péninsule.

Ce que je voudrais seulement souligner ici, c’est la manière toute naturelle dont vous avez su déployer, dans votre activité d’universitaire, d’essayiste, de critique, d’annotateur et d’éditeur de textes multiples, des qualités de type militaire.

Vous êtes un des plus gros travailleurs que j’aie jamais connu. Votre écriture nette, précise, fluide, rend immédiatement accessible la mobilisation d’une érudition phénoménale, imprévue dans son renouvellement et dans ses coins les plus fouillés, balayés comme un champ de bataille.

Vos cours au Collège de France ont porté pour plus de la moitié sur ce que vous appelez « La guerre littéraire » et qui couvre au moins trois grands domaines : le lien entre la guerre et la grande littérature, de l’Iliade à Guerre et paix ; la guerre entre écrivains ; et les écrivains de la Première Guerre mondiale, qui firent l’objet en 2014 d’une belle anthologie.

Vos cours eux-mêmes sont des combats et l’Université votre patrie, que vous défendez avec un dévouement et un acharnement infatigables, dans toutes les institutions de soutien à l’enseignement et à la culture, comme le Haut Conseil de l’éducation et le Haut Conseil de la science et de la technologie.

Il y a même dans votre éloquence de conférencier, partout demandé, une redoutable efficacité qui est d’ordre militaire plus que littéraire. Pas d’effets de manche ni de morceaux de bravoure, mais une éloquence de rouleau compresseur, la voix égale, une éloquence de rase-campagne qui ne concède rien à l’ombre et couvre systématiquement le sujet. L’effet en est souverain. Au Collège de France, vous avez battu tous les records d’audience, de quoi rendre jaloux Bergson. Vous remplacez son unique salle remplie des légendaires femmes du monde par trois salles peuplées de 700 à 800 auditeurs, sans compter vos nombreux fidèles de podcasts.

Je dirais volontiers la même chose de vos livres, dont beaucoup se présentent comme des enquêtes, mais des enquêtes qui obéissent à une tactique très particulière. Elle consiste à prendre un sujet périphérique, marginal, négligé, et à montrer qu’il s’agit d’un sujet central et révélateur.

J’ai évoqué la citation. Est-il sujet plus extérieur à la littérature, emprunt, renvoi, parenthèse, et dont vous montrez, inspiré et servi par Montaigne – « Nous ne faisons jamais que nous entregloser » –, que c’est l’essence même de la littérature depuis l’Antiquité.

Bien d’autres exemples s’offrent d’eux-mêmes. Votre Brunetière ? Ce directeur de la Revue des Deux Mondes, académicien autodidacte n’a pas de quoi a priori attirer, ni justifier un livre. Autoritaire, conservateur, clérical, il fit tous les mauvais choix au moment de l’affaire Dreyfus et de la séparation de l’Église et de l’État. Ce libéral scruté de près permet pourtant d’éclairer, au tournant des xixe et xxe siècles, toute la palette des opinions, majoritaires, entre catholicisme, antidreyfusisme et antisémitisme, entre démocratie et anti-République, au nœud de la tourmente. D’autant que, comme toujours chez vous, l’acharnement archivistique finit par mettre au jour des trouvailles inattendues. Ici, c’est la correspondance de Flore Singer avec Brunetière, une grande dame de famille juive alsacienne qui permet d’enrichir ou de nuancer les positions publiques.

Et Bernard Faÿ ? Connu seulement par son action anti-franc-maçonne à la tête de la Bibliothèque nationale pendant la guerre qui lui valut les travaux forcés à la Libération, il attire votre œil pour avoir été, comme vous, professeur à Columbia et comme vous professeur au Collège de France.

Comment cet ami de Gide, de Lacan, de Picasso, de Gertrude Stein, a-t-il pu se livrer à des compromissions aussi basses avec la police et les SS ? On plonge dans un univers à la Modiano, cruel éclairage d’une sombre époque.

Et que dire des Chiffonniers de Paris au xixe siècle, qui a eu un tel succès ? Ces inquiétants rodeurs de nuit qui hantent l’œuvre de Hugo, Daumier, Baudelaire, on ne les avait pas vus. Leur étude se révèle pourtant d’une richesse extraordinaire entre histoire et littérature, urbanisme et économie. Ces préposés aux déchets deviennent sous votre œil comme les piliers indispensables des progrès et de la modernité.

Il n’est pas jusqu’à votre récent Proust du côté juif, qui ne relève de cette manière d’attaquer les sujets par l’envers et de les renouveler. Il était jusque-là entendu que Proust, catholique par son père, était loin du judaïsme hérité de sa mère, et même, à travers les portraits peu flatteurs de Bloch, Rachel-quand-du-Seigneur, Nissim Bernard, était, en dépit de son engagement dreyfusien, proche de l’antisémitisme. Vous appuyant sur la lecture que les jeunes sionistes des années vingt ont faite de Proust, son image se renverse et c’est presque l’œuvre entière qui se pare d’une autre couleur.

Il faut, pour réussir ces petits miracles, le mélange d’une érudition impeccable, implacable, avec une sensibilité littéraire qui n’a cessé de vous habiter. De quoi est-elle faite, cette sensibilité littéraire ?

On peut la saisir à l’état pur, aux deux bouts de votre abondante production. Votre tout premier livre, Le Deuil antérieur, en 1979, est inspiré par la mort de votre mère, que vous avez perdue quand vous aviez quatorze ans, deuil réactivé par le suicide d’une amie très proche.

Et pour votre dernière année d’un enseignement au Collège de France auquel vous étiez très attaché, en 2020, poussé cette fois par votre fin de carrière et le deuil de votre compagne perdue, Patrizia Lombardo, vous avez choisi pour thème : comment finir une vie d’écrivain ? Comment « gagner la sortie » ? Un thème riche d’exemples, depuis Chateaubriand jusqu’à Proust, dont les spécialistes discutent furieusement pour décider si le mot « fin » écrit de la main de l’auteur signifiait ou non qu’il en avait fini.

Un thème qui, dans le livre issu du cours La Vie derrière soi, devient en sous-titre Fins, au pluriel, de la littérature. Ce pluriel charge le mot d’un sens beaucoup plus lourd : s’agit-il du but, ou du bout ? Montaigne posait déjà la question.

La Vie derrière soi est sans doute votre plus beau livre, où s’exprime votre vérité la plus profonde et la plus secrète. La littérature entretient pour vous un lien consubstantiel avec la mort, le deuil et la mélancolie. « De Montaigne à Roland Barthes, dites-vous, c’est son fil rouge ». C’est peut-être cette vérité qui a contribué à vous faire réprimer l’exercice de la littérature au bénéfice de la recherche, qui a converti vos élans affectifs en élans savants.

Sauf une fois. En 2012, vous vous êtes autorisé une plongée dans vos souvenirs de jeunesse, La Classe de rhéto. Vous racontez un moment décisif. Vous débarquez de Washington, où vous avait amené une affectation de votre père, pour entrer dans cet internat militaire où la vieille France forme ses futurs chefs, entre dortoirs et exercices militaires, entre bizutages cruels et règlements sévères, un monde brutal d’où émergent les valeurs qui ont dicté votre vie. « Dans mon roman, écrivez-vous, la rhéto a été un nœud fatidique. »

Il y a donc bien un roman d’Antoine Compagnon. Mais il s’est plutôt métabolisé en roman intellectuel.

* * *

Venons-en maintenant à l’exploration, à grands traits, de votre imaginaire intellectuel et littéraire. Il repose, en toile de fond de votre large culture (qui couvre la littérature anglo-saxonne et américaine), sur un trio crucial : Montaigne, Baudelaire et Proust. Tous trois sont arrivés dans votre vie dès votre jeunesse.

Baudelaire le premier quand votre professeur de français vous a lu des sonnets en classe qui vous ont transi d’émotion, puis donné à commenter le deuxième Spleen des Fleurs du mal – « J’ai plus de souvenirs que si j’avais mille ans… » –, vous vous êtes aussitôt lancé dans l’intégralité de l’œuvre.

Proust a suivi, je l’ai dit, en maths sup, donc en 1967. La date est intéressante : elle suit la parution de la Recherche du temps perdu en livre de poche, dirigé à l’époque par Bernard de Fallois, proustien de premier rang, un événement qui marque, après l’entrée de la Recherche dans la Pléiade, le début de la grande vague proustienne qui n'a cessé de grossir jusqu’à nous, l’an dernier.

Montaigne est venu, pour vous, par Jean-Yves Pouilloux, un de ces grands professeurs, dont vous suiviez les cours en licence de lettres. On était déjà, en ces années 1970-1971, en plein « retour au texte », un des thèmes favoris de la Nouvelle critique. Ce n’est donc pas le Montaigne classique qui vous a attiré, le sceptique, l’épicurien, l’humaniste, mais la singularité de la fabrication des Essais, ce genre nouveau. Vous vous demandez toujours, je cite, « comment un livre est fait, ce qu’un livre a dans le ventre, comme on démonte le moteur d’une voiture pour comprendre “comment ça marche” ». Fin de citation. Une vraie préoccupation d’ingénieur.

Ces trois auteurs, vous ne les avez jamais quittés. Indépendamment des références permanentes dont toute votre œuvre est parsemée, vous leur avez consacré des cours, des conférences, et surtout, à chacun, plusieurs livres.

Ici c’est Montaigne, le plus tard venu, qui s’impose d’abord, parce que c’est à lui que vous avez consacré vos deux premiers livres de recherche et d’érudition. Deux ans après La Seconde Main, où Montaigne occupe une place de choix, arrive Nous, Michel de Montaigne. Partant de la remarque que Montaigne cite une seule fois son nom dans un des plus anciens textes des Essais, mais deux fois, écrits de sa main sur le manuscrit final, dit de Bordeaux, il s’agit pour vous de réfléchir au passage du nom sans consistance au nom d’auteur. Autrement dit, une analyse rétrospective de l’appropriation du nom et de l’invention de l’auteur, à travers l’écriture des Essais. L’interrogation sur l’auteur – « Qu’est-ce qu’un auteur ? », la fameuse conférence de Michel Foucault – était dans l’air du temps.

Un troisième ouvrage sur Montaigne et l’allégorie suivra treize ans plus tard. En partant de l’usage que fait Montaigne de l’allégorie et des allégories dont il a été lui-même l’objet depuis quatre siècles, vous posez le problème plus général des deux appréhensions possibles d’une œuvre littéraire opposant l’« allégorie » à la « philologie ». L’allégorie qui tire le texte à nous, révèle ses actualités successives, ce qu’il a encore à nous dire. La philologie, au contraire, le remet à sa place, le tient à distance, le reconduit aux circonstances historiques qui l’ont vu naître et à l’intention d’un auteur. « Allégorie et philologie sont inséparables », écrivez-vous, « elles tracent le cercle herméneutique de la critique littéraire. » Nous sommes en 1993, votre religion est faite. La formule condense ce qui est alors devenu votre propre méthode d’approche des textes littéraires.

Vous n’en avez cependant pas encore fini avec Montaigne. En 2012, Philippe Val, alors directeur de France Inter, vous suggère de faire une série de courtes interventions quotidiennes de quatre minutes pour occuper les mois de juillet et d’août. Vous choisissez Montaigne. Réunies, sur la proposition cette fois d’Olivier Frébourg, l’audacieux directeur des éditions des Équateurs, ces émissions deviennent Un été avec Montaigne, une formule originale qui vous a fait connaître du grand, du très grand public : plus de 200 000 exemplaires vendus ! Ce triomphe vous poussera à récidiver deux ans plus tard, avec Baudelaire, puis avec Pascal et même – Oh surprise ! – avec Colette, ce qui prouve la diversité incroyable de vos curiosités et de vos attachements. Un été avec… est devenu votre marque de fabrique.

Votre rapport à Baudelaire est d’un ordre tout différent.

C’est ce qu’il a baptisé « modernité » qui retient le plus votre attention, dans le mélange qu’il a pour elle d’attirance et d’horreur. Vous avez consacré l’un de vos cours au Collège de France, en 2012, à « Baudelaire moderne et antimoderne ». Le thème incarne pour vous l’ « ambivalence » essentielle du poète des Fleurs du mal et du Spleen de Paris, sa « dualité », sa « réversibilité ». La modernité baudelairienne se caractérise par sa récalcitrance à toutes les formes du monde moderne : le nationalisme bourgeois, l’urbanisme haussmannien – « Paris change plus vite, hélas, que le cœur d’un mortel » –, la fraternité quarante-huitarde, la démocratie, en un mot le progrès, l’idée du progrès, ce « fanal obscur » ; une modernité symbolisée par la presse, la photographie, le bruit, la ville. Baudelaire les abhorre en même temps qu’il s’en délecte. Il fait des bassesses aux directeurs de journaux pour placer sa prose, et même ses vers ; il ne se refuse pas à poser pour les plus grands photographes.

Cette contradiction personnelle emblématise une attitude qui va beaucoup plus loin, jusqu’à Flaubert, lequel, comme Courbet et Manet en peinture, inaugure avec Baudelaire ce culte du nouveau sur lequel est fondé le classicisme de leur modernité. « Au fond de l’inconnu, pour trouver du nouveau. » La tradition de l’éternel nouveau, le conformisme du non-conformisme est devenu le cercle vicieux de toute avant-garde. À ces contradictions de la tradition moderne, vous consacrez un essai qui part de Baudelaire pour y revenir en conclusion. Les Cinq Paradoxes de la modernité, en 1990. Vous en fouillez les étapes successives : le prestige du nouveau et l’enthousiasme futuriste, que suivent la manie théoricienne, les débuts de l’abstraction et le surréalisme, pour finir avec le « post-modernisme » qui, comme dit son nom, entérine la perte du nouveau.

Ce thème ne vous quittera plus. Quinze ans plus tard, Les Antimodernes, de Joseph de Maistre à Roland Barthes, examine quelques grandes figures antimodernes, du xixe au xxe siècle, qui illustrent cette résistance à la modernité, laquelle traverse toute la modernité et en quelque manière la définit. Non les conservateurs ni les académiques, ni les réactionnaires, mais ceux qui, à travers leurs réticences ont été, précisément, le sel de la modernité. À noter que Baudelaire, l’idéal-type de l’antimoderne, ne figure pas dans la galerie. Il n’a pas de chapitre parce qu’il est partout.

Comprenons-nous mieux, à cette lumière, le titre au premier regard hermétique que vous avez donné au recueil de vos chroniques allègres et pétillantes au Huffington Post, le tout nouveau site d’information en ligne : Petits spleens numériques ? Comme tout le monde, vous voyez dans les nouvelles technologies le naufrage menaçant la culture qui nous a tous formés, mais en même temps, vous en faites votre miel. L’univers numérique n’a pas de secret pour le polytechnicien que vous êtes resté. Vous fréquentez d’ailleurs moins les bibliothèques que les arcanes des archives digitales. Et le feu dans lequel vous avez jeté votre dernier manuscrit à la main a été un feu de joie baudelairien.

Quant à votre investissement dans l’œuvre proustienne, il se concentre autour des années 1985-1987 et repose sur deux types d’expériences très différentes : l’édition critique de Sodome et Gomorrhe, que vous confie Jean-Yves Tadié, directeur de la nouvelle édition d’À la recherche du temps perdu dans la Pléiade, et le livre que vous tirez de votre thèse d’État de lettres, Proust entre deux siècles. Ce double travail a eu, dans votre rapport à Proust, une importance capitale.

Pour la comprendre, il faut rappeler que dans ces années-là, l’image de Proust connaît un renouvellement profond qui partage les proustiens en deux camps : schématiquement dit, « la droite » et « la gauche ». Vous avez vous-même mis le fait en lumière dans le savant article que vous m’avez fait l’amitié d’écrire sur la Recherche comme « lieu de mémoire littéraire », en 1986.

Des ouvrages comme Proust et les signes, de Gilles Deleuze, ou la thèse de Jean-Yves Tadié, Proust et le roman, ont contribué à arracher Proust à sa mondanité bien enracinée, à son snobisme aristocratique, à sa frivolité insensible à la question sociale. Un autre Proust a émergé de la dissociation établie entre l’auteur et le narrateur, avec l’attention aux techniques du roman, à l’encyclopédisme littéraire de la Recherche, au traitement du temps, à la montée en puissance de la psychanalyse. Un Proust intellectuel qui lui ouvrait la jeunesse et le grand public de gauche, jusque-là réticents ; et même apparaissait, au lieu d’un Proust ringard, un Proust d’avant-garde.

C’est dans ce climat qu’est né votre Proust entre deux siècles. Comme souvent chez vous, la simplicité du titre est riche de plusieurs significations. En premier lieu, il marque l’intérêt de confronter Proust à son époque, à l’histoire. Proust a trente ans en 1900, il a donc vécu plus de la moitié de sa vie dans le xixe siècle. Que doit-il à son temps, qu’a-t-il apporté au xxe siècle ? Pareille question paraissait incongrue à Roland Barthes dont vous passiez pour le disciple le plus proche, et dont nous allons rappeler dans un instant le rôle qu’il a joué dans votre vie.

L’« entre-deux-siècles » va beaucoup plus loin. L’expression désigne la double nature de la Recherche du temps perdu, les deux lectures dont elle relève, contradictoires et complémentaires. Une lecture réaliste, qui renvoie au xixe siècle, et une lecture expérimentale, qui projette Proust dans le xxe siècle – un roman de la société et un roman du roman, un Proust-Balzac et un Proust-Blanchot.

D’un tout autre ordre est votre choix de l’édition critique de Sodome et Gomorrhe. Il amène à mettre l’accent sur la part jusque-là moins connue et moins explorée de l’œuvre, l’homosexualité. Si l’on fait crédit au témoignage d’André Gide dans son Journal de mai 1921, que vous citez en annexe, Proust lui-même lui aurait confié la veille qu’Albertine s’appelait Alfred et comment il avait travesti les garçons de Cabourg en jeunes filles en fleurs de Balbec. À la lumière de cette interprétation, c’est l’œuvre entière dont plus de la moitié est dédiée plus ou moins explicitement à l’« uranisme » comme on disait alors, c’est l’œuvre entière qui se colore d’une intention homosexuelle.

Cette édition critique vous a consacré comme le grand spécialiste de Proust, avec Jean-Yves Tadié. Jusqu’à l’année dernière, où des trois expositions du centenaire de Proust, vous avez été le co-commissaire de la plus importante, « La fabrique de l’œuvre » à la Bibliothèque nationale de France, et le conseiller scientifique de « Proust, du côté de la mère », au musée d’Art et d’Histoire du judaïsme. Et même si vous n’avez pas été associé à la troisième –« Proust, un roman parisien » –, il n’est pas exagéré de dire que, de ce centenaire en apothéose, vous avez été l’âme.

* * *

Dans la cristallisation de votre personnalité intellectuelle, la rencontre avec Roland Barthes a joué un rôle déterminant. Au point que l’on pourrait coiffer cette dernière partie de mon propos d’un titre : Théorie et histoire littéraire.

Vous l’avez-vous-même racontée, cette rencontre, dans un petit livre passionnant, en 2015, soit trente-cinq ans après la mort de Barthes – l’âge qui vous séparait ! Vous l’avez intitulé L’Âge des lettres. D’abord parce qu’il est fondé sur votre correspondance – dernière époque où l’on s’écrivait beaucoup, même entre Paris et Paris. Ensuite et surtout parce que, dans l’alternative qui vous tenaillait entre votre avenir d’ingénieur et la carrière des Lettres, c’est Barthes, sans vous orienter directement, qui vous a fait basculer des Sciences aux Lettres, et dans les Lettres, vers la critique plutôt que vers la création.

Vous l’avez connu quand vous avez postulé à son séminaire de 1974 et vous l’avez fréquenté assidument jusqu’en 1977, date des commencements de son cours au Collège de France. Il était connu du grand public depuis sa fameuse querelle avec Raymond Picard, le grand spécialiste du xviie siècle à la Sorbonne. Celui-ci, choqué par le livre de Barthes, Sur Racine, y était allé d’un pamphlet très argumenté, Nouvelle Critique ou nouvelle imposture, auquel Roland Barthes avait répondu par Critique et vérité. Deux textes majeurs de l’époque.

La notoriété de Barthes avait grandi dans les années soixante-dix, qui l’ont vu coup sur coup publier L’Empire des signes, Sade, Fourier, Loyola, Nouveaux Essais critiques, Roland Barthes par Roland Barthes et Fragments d’un discours amoureux où vous apparaissez, Antoine Compagnon, sous vos initiales. C’est pendant ces années que Barthes s’éloigne peu à peu du formalisme structuraliste et sémiologique pour s’engager dans une subjectivité plus assumée. Ce qui vous attirait cependant chez lui, avant même votre participation au séminaire, c’était l’ambition affichée d’une « science de la littérature », qui paraissait unir vos deux vocations.

Vous décrivez avec une verve réjouissante ce festival de l’esprit qu’était le Paris des années soixante-dix. Et l’on vous voit, encore jeune polytechnicien, précoce et affamé d’avant-garde, courir d’un cours de linguistique de Nicolas Ruwet à un cours de Bernard Dort sur Berthold Brecht ; d’un cours de Foucault à un autre de Lacan, dévorant les rayons de « La Joie de lire », cette librairie du bas du boulevard Saint-Michel, qui a fait la culture d’une ou deux générations.

Chose curieuse : vous avez été proche de Fumaroli et élève de Barthes. Deux esprits les plus opposés qu’on puisse rêver – sans être inféodé ni à l’un ni à l’autre.

Barthes ne vous a pas entraîné dans son sillage intellectuel, vous êtes resté vous-même. Il a été pour vous un « maître », dites-vous, « non pas un maître à penser, mais quelque chose comme un maître d’atelier, un maître artisan, un maître compagnon ». Auprès de lui, qu’avez-vous appris ? Je vous cite : « La discipline, le métier, le tour de main ».

Vous n’avez donc pas été enfermé dans la Nouvelle critique, mais c’est avec elle que vous avez fait votre apprentissage.

Cette Nouvelle critique, pour en rappeler brièvement les principes de base, reposait sur l’idée, proclamée à la fois par Barthes et Foucault, de la « mort de l’auteur », qu’est-ce à dire ?

Jusque là, l’histoire littéraire classique du xixe siècle, encore dominante, celle de Sainte-Beuve et de Gustave Lanson, avait établi à l’évidence que la compréhension d’une œuvre consistait dans la recherche du sens que lui avait voulu son auteur. Il y avait un lien consubstantiel entre l’œuvre et l’auteur.

C’est ce lien que nie la Nouvelle critique. Pour elle, l’œuvre – disons plutôt le « texte » – existe en soi, sans contingences, retirée de toute « situation » (mot sartrien), sans lien avec le contexte ou l’histoire qui l’a produite. Ce refus de tout psychologisme amène à privilégier l’approche formaliste du texte, qui se donne de lui-même à explorer, jusqu’aux excès interprétatifs et abus d’abstraction.

Or, vous, Antoine Compagnon, vous êtes resté aussi pénétré de la tradition classique de la critique qu’imprégné de la Théorie de la Nouvelle critique.

Vous racontez plaisamment dans L’Âge des lettres vos infidélités apparentes à Barthes que les orthodoxes vous ont reprochées. La rencontre, par exemple, tout jeune professeur à la Sorbonne, de cette vieille dame distinguée, professeur de français à Neuilly, qui vous demande le sujet du cours de l’année, et qui pousse des hauts cris en s’entendant répondre : « Sainte-Beuve » – « Un ancien élève de Barthes qui nous bassine avec Sainte-Beuve ! » comme disent vos étudiants !

Pour qui voudrait comprendre la nature de votre pratique et la logique de votre chemin personnel, je conseillerai la lecture de la courte postface que vous avez faite, en 2016, à la réédition en poche de La Seconde Main.

Vous y affirmiez qu’en pleine époque de la Théorie littéraire, vous marquiez déjà vos réserves. C’est vrai. Votre projet de départ était très personnel, et fort ambitieux : quels rapports les livres entretenaient-ils avec ceux qui les ont précédés ?… Et vous mettiez cette ambition qui vous taraudait plus en rapport avec l’histoire littéraire classique, soucieuse des « sources » et des « influences », qu’avec les abstractions de la théorie critique. La citation, cet objet littéraire curieux et négligé, n’était qu’une toute petite partie du projet initial, qui reste votre interrogation permanente : qu’est-ce que la littérature ?

Il n’empêche. Il suffit de feuilleter La Seconde Main pour constater que la linguistique, la logique, la phénoménologie, la philosophie et la sémiologie y trouvent la première place ; ce qui apparente quand même fortement votre livre à la Théorie littéraire, plus qu’à l’histoire littéraire.

Étape suivante de votre parcours qui suit de quatre ans seulement La Seconde Main, et qui vous montre conquis à l’histoire littéraire, La Troisième République des lettres. Mieux encore, l’ouvrage est pour l’essentiel consacré à l’inventeur et au pape de l’histoire classique de la littérature, Gustave Lanson pour qui, je cite : « L’œuvre doit se connaître d’abord dans le temps où elle est née, par rapport à son auteur et à ce temps. »

Gustave Lanson !… C’est à travers lui que nous nous sommes rencontrés vous et moi, cher Antoine, vous souvenez-vous ? Il y a cette année quarante ans…

Il se trouve en effet que dans mes premiers travaux d’historien, en pleine époque de la Nouvelle histoire, j’avais exhumé l’œuvre fondatrice et la personnalité centrale de celui qui incarnait l’histoire contre laquelle s’est construite la Nouvelle histoire, Ernest Lavisse. Il est l’auteur de la version canonique de l’histoire de France, jusqu’à l’école des Annales de Lucien Febvre et de Marc Bloch. Or Lanson est à l’histoire littéraire française ce que Lavisse a été à l’histoire nationale. Les deux hommes ont établi la méthode critique, écrit chacun à leur façon le « roman national ».

Voilà donc notre nouveau confrère devenu un pur historien, croyez-vous ? Un historien critique de la critique ? Sauf qu’il a fait suivre cette première moitié du livre, parodiquement intitulé « L’homme et l’œuvre », formule attachée à la méthode Lanson, d’une seconde partie intitulée « Qu’est-ce que la littérature ? », consacrée à une réflexion qui balise le terrain de Flaubert à Proust, les deux incarnations de la « littérarité » ; c’est-à-dire votre éternelle question.

Le sujet du dernier des trois livres importants qui scandent votre parcours où vous vous affirmez vous-même, se déduit presque logiquement des deux précédents. C’est l’histoire critique de la Nouvelle critique, sous le titre Le Démon de la théorie, en 1998. Vous deviez bien en arriver là !

Il n’a rien de polémique, le ton est même plutôt nostalgique. « Que reste-t-il de nos amours ? » dites-vous en introduction. Après la frénésie des années soixante et soixante-dix, les recherches théoriques n’ont pas connu de développement majeur. Elles se sont implantées, en revanche, à tous les niveaux de l’Éducation nationale, pour y faire, dans les vingt années du siècle dernier, les dégâts que l’on sait. « Un candidat, dites-vous, qui ne saurait pas dire, en ces années, si le bout de texte qu’il a sous les yeux est « homo » ou « hétérodiégétique », « singulatif ou itératif », « à focalisation interne ou externe », ne sera pas reçu, comme autrefois il fallait reconnaitre une anacoluthe d’une hypallage et savoir la date de naissance de Montesquieu ». La narratologie et la linguistique ont fait les mêmes ravages dans le secondaire sur l’appétit de la littérature que la Nouvelle histoire, si riche de renouvellement au niveau de la recherche des années cinquante à soixante-dix, a fait, appliquée au secondaire, sur le récit historique et le respect de la chronologie.

C’est aux piliers du sens commun que la Nouvelle critique n’a pas réussi à abattre que vous consacrez les sept chapitres du Démon de la théorie : la notion-même de « littérature », les notions d’auteur, de lecture, de style, d’histoire littéraire, de valeur « comme propriété objective au canon littéraire ». Vous faites comprendre à votre lecteur, dès le début, qu’il y a dans cette effervescence radicale et brève un phénomène très français, une crise de rattrapage dans un pays qui n’avait connu rien de semblable au formalisme russe, au cercle de Prague, au New Criticism anglo-américain, à l’école de Genève. Ce retard, cet isolement et l’intensité de la réaction sont une spécificité nationale – que l’on peut mettre en parallèle avec les Trente glorieuses de la croissance économique.

Vous avez donc adopté définitivement, pour comprendre la littérature dans son contexte, une démarche historique, mais dans le contexte, précisément, d’une discipline historienne profondément enrichie, dilatée, métamorphosée par l’Histoire nouvelle dont vous êtes le contemporain.

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Chers confrères, Mesdames et Messieurs, j’ai commencé cette Réponse à Antoine Compagnon avec le sentiment de n’être là qu’un remplaçant, un homme de la « seconde main ». Je la termine avec le sentiment de n’avoir pas eu le temps de rendre justice à la variété et à l’ampleur de l’œuvre de notre nouveau confrère.

J’ai trop peu parlé par exemple, de son énorme travail d’exhumation d’Albert Thibaudet, le critique littéraire le plus important et le commentateur politique le plus intelligent de l’entre-deux-guerres, dont il a édité, annoté et longuement préfacé les deux forts volumes de Réflexions sur la littérature et Réflexions sur la politique. Je n’ai pas parlé, non plus, de L’Esprit de l’Europe, le volumineux collectif qu’il a signé avec Jacques Seebacher. Ni non plus de sa réédition des Cahiers de Barrès, pourvue d’une forte introduction sur cet auteur trop oublié, et dont le centenaire de la mort, à la fin de cette année, risque de n’avoir pas l’éclat de celui que vient d’avoir celui de Marcel Proust. Et pas davantage de cette riche préface aux romans de Colette dans la Pléiade qui vient de sortir.

J’espère cependant en avoir dit assez pour vous faire comprendre ce que sa personnalité – qui conserve sa part d’énigme – a de puissamment original et l’intérêt de son parcours.

Ce parcours a mené Antoine Compagnon au croisement de trois grands courants intellectuels qui se sont nourris les uns des autres : d’une part, la vieille tradition classique de la critique et de l’histoire littéraire, dans ce qu’elle a de plus solide ; d’autre part, la Nouvelle critique qu’il est bon d’avoir traversée et dont Compagnon a gardé ce qu’elle avait de plus vivant, une conscience de la littérature à défaut d’une science ; enfin les apports de la Nouvelle histoire qui a tant fait depuis le Rabelais de Lucien Febvre pour élargir à la littérature les dimensions de l’histoire.

Cette place centrale vous rend unique, mon cher Antoine, Elle vous met au cœur des intérêts dont l’Académie est dépositaire, la langue, la critique, la littérature. Elle rend votre arrivée dans cette compagnie précieuse, nécessaire, attendue.

Vous m’avez dit un jour que le souvenir le plus fort de vos jeunes années militaires était l’amitié. Vous allez la retrouver ici.