Dans un roman de Marcelle Tinayre récemment republié, La Veillée des armes, on assiste à cet échange entre une petite modiste et un commerçant qui refuse les gros billets. « Un billet de cent francs ? Je ne risque pas ! C’est pas demain la Sainte-Touche. » Autrement dit, le jour « de la paye » – forme et prononciation populaire de la « paie », le salaire.
Une petite recherche nous guide très vite vers Zola qui, dans L’Assommoir, au chapitre XII, évoque l’atmosphère d’un estaminet où, autour de Gervaise, on célèbre « la Sainte-Touche », « une sainte bien aimable, qui doit tenir la caisse au paradis ». On reconnaît le sens dérivé de « toucher » qui signifie recevoir, en particulier une somme d’argent : « sainte Touche » s’est évidemment forgé sur le modèle d’une autre sainte de fantaisie, beaucoup plus ancienne, et repérée dès le xvie siècle, « sainte Nitouche » (« sainte n’y touche »).
Dans son Dictionnaire de l’argot des typographes, publié en 1883 chez Marpon et Flammarion, Émile Boutmy, fondateur en 1872 de Sciences Po, donne de la Sainte-Touche cette définition : « Sainte-Touche. f. Jour de la banque. Cette expression, usitée presque exclusivement parmi les personnes attachées au Bureau, n’est pas particulière aux typographes ; elle appartient plutôt au langage des employés. » Même sens chez Léon Merlin, dans La Langue verte du troupier (1888). Dans le Dictionnaire d’argot de Georges Armand Rossignol (1901), elle désigne aussi le prêt. Et Napoléon Hayard, dans son Dictionnaire argot-français (1907), en restreint l’usage au monde populaire : « Le samedi est Sainte-Touche pour les ouvriers ».
On note aussi que, assez justement, la veille de la Sainte-Touche est dite Sainte-Espérance.
Enfin, Georges Quey et René Vermont sont les auteurs d’une pièce peu souvent jouée, Sainte Touche, « comédie en un acte » (1948) : il y a peu d’occurrences postérieures à cette date.
Sainte Touche rejoint ainsi toute une kyrielle de saints peu catholiques comme saint Pansard, cité dans le Dictionnaire historique de l’ancien langage françois de Jean-Baptiste de La Curne de Sainte Palaye (élu en 1758 à l’Académie française au fauteuil 6) : « Depuis le milieu du xvie siècle, le mercredi des Cendres était nommé jour de la Saint-Pansard, les trois jours gras précédents ayant contribué à développer la panse. » Exemple médiéval : « Les festes de saint Pansard, auquel temps un chacun sçait que fleurissent les mots de gueule. »
Ou saint Frusquin. Et de nouveau, Zola : « Gervaise aurait bazardé la maison ; elle était prise de la rage du clou, elle se serait tondu la tête, si on avait voulu lui prêter sur ses cheveux. C’était trop commode, on ne pouvait pas s’empêcher d’aller chercher là de la monnaie, lorsqu’on attendait après un pain de quatre livres. Tout le saint-frusquin y passait, le linge, les habits, jusqu’aux outils et aux meubles. » (L’Assommoir.)
« Frusquin » est évidemment à rapprocher de « frusques », mot qui désigne les vieux vêtements, et du verbe « frusquer » ou « se frusquer », s’habiller. Certains y reconnaissent le vieux verbe « frouchier », « frogier », « frouger », qui signifiait fructifier, profiter, gagner. (Francisque Michel, Études de philologie comparée sur l’argot, 1856) ; d’autres, simplement le « froc », robe de toile grossière que portaient les moines.
« Saint Frusquin » aurait été créé sur le modèle de saint Crépin, patron des cordonniers, le « saint-crépin » désignant, dans leur langage, l’ensemble de leurs outils. Venus de Rome, établis comme cordonniers à Soissons, saint Crépin et saint Crépinien furent torturés sur l’ordre de Maximien : on leur enfonça, entre autre des roseaux sous les ongles. Cause ou conséquence : ils sont aussi les patrons des gantiers...
Parmi les plus fantaisistes, et les plus évocateurs, on compte saint Pognon, dont le culte aujourd’hui est plus célébré que jamais ; ainsi que saint Fout l’camp, patron des lâches et des peureux, ou saint Grognon qui, à Bologne, est dit « Grugnan » en l’honneur de ceux qui « si mostrano scontenti del carnavale », « qui ne sont pas contents du carnaval ».
Jacques Merceron a publié en 2002, un Dictionnaire des saints imaginaires et facétieux. Dans ce livre pittoresque et savoureux, aux côtés de sainte Nitouche et de saint Frusquin, les plus répandus, il place « saint Goulipias, sainte Caquette, saint Langouret, sainte Guenille, saint Braillard, sainte Pissouse, saint Grelottin, saint Patouillat, sainte Troussecotte, saint Foulcamp, saint Tappedont et saint Frappe-Cul ». Et sainte Gobine comme saint Aval, « qu’on invoque au moment de faire un bon gueuleton ». Quant à saint Sylvain, parce que les femmes stériles l’honorent particulièrement, il est couramment rebaptisé saint Biroutin, saint Macou, ou encore saint Couillard.
Toujours avec Jacques Merceron, on constate en effet que la plupart de ces saints ont avec le corps, ses maladies, leur guérison, un lien purement mimétique, suggéré par leur nom : comme sainte Claire, censée guérir les maux d’yeux, ou saint Cloud les furoncles, dits « clous » du fait de leur forme « acuminée » (« en pointe »). Et c’est ainsi que saint Pancras est devenu saint Crampas pour s’être chargé de la guérison des crampes !
Nous nous arrêterons, car il faut bien conclure, avec et sur saint Fiacre, dont le nom est devenu celui d’un type de voiture à cause d’un loueur de la rue Saint-Fiacre à Paris. Mais lorsque saint Fiacre est invoqué en 1689 par Bossuet, au moment où Louis XIV devait subir l’opération de la fistule, c’est pour une tout autre raison : c’est au titre de guérisseur du « fic », une sorte de chancre à l’anus en forme de « figue » (« âcre » signifiant « pestilentiel »). Fiacre est d’abord le patron des jardiniers, parce qu’il cultivait des légumes pour les pauvres : sa consécration, si l’on ose dire, postérieure, ne lui vient qu’après un miracle. Accusé de sorcellerie, en proie au découragement, il s’était assis sur une pierre : elle se creuse aussitôt pour soulager son derrière et lui offrir un siège convenable.
Danièle Sallenave
de l’Académie française