Discours pour l’inauguration de la place Maurice Genevoix, à Verdun

Le 23 juin 1984

Michel DROIT

Inauguration de la place Maurice GENEVOIX à Verdun (Meuse)
 

 

Bir Hakeim, Guadalcanal, Stalingrad, Monte-Cassino, quelqu’ait été l’ampleur des batailles que se livrèrent les hommes depuis la fin de la Ire Guerre Mondiale, dès que l’on veut, d’un seul mot, exprimer toute l’irrépressible horreur, mais aussi toute la surnaturelle grandeur de la guerre, tout l’aveuglant éclat, mais aussi toute la pathétique humilité que peut revêtir le sacrifice du soldat sur le champ de bataille, c’est d’abord le nom de Verdun qui, dans toutes les langues du monde, continue de résonner avec des accents d’apocalypse et de gloire également partagée entre vainqueurs et vaincus.

Pour mesurer ce que représenta, dans ses dimensions militaires et ses conséquences historiques, la bataille de Verdun, sans doute aurait-il suffi d’archives, de journaux de marche, d’historiens, de mémorialistes peut-être.

Mais pour deviner ce que fut Verdun, dans la chair et dans le cœur des hommes qui livrèrent ces combats cent fois recommencés, nous savons que nous n’aurions jamais appris le plus précieux de ce qu’il nous fallait connaître, si Maurice Genevoix n’avait pas été là pour le léguer à nos mémoires.

S’il n’avait pas été là avec son talent sans doute, mais avec tout ce qu’il avait payé de son sang. S’il n’avait pas été là avec tout ce qu’il avait payé de son sang et de la vision du martyre de ses camarades, sans doute, mais aussi avec son talent transcendé à l’avance, là où dans la fraternité des armes. Alain Fournier et de Louis Pergaud lui avaient, sans le connaître et donc sans le savoir, transmis ce relais de feu qui, sur tous les champs de bataille, a toujours été celui du soldat qui tombe à celui qui prend sa place. Non, des combats de Verdun, nous n’aurions pas appris le plus précieux de ce qu’il nous fallait connaître, si Maurice Genevoix n’avait pas existé.

Car à travers ses propres souffrances, à travers ses ardeurs et ses exaltations, à travers la fraternité qui l’unissait à ses compagnons d’armes, à travers la peur qui n’était étrangère à aucun des plus courageux – tant leur courage se mesurait, précisément, à la façon dont ils surmontaient cette peur - à travers la continuelle présence de la mort qu’il a su exprimer avec une telle pudeur, ce sont les souffrances, les ardeurs, les moments d’exaltation, la commune fraternité, la peur éprouvée par tous ses camarades que nous ressentons, et comment la mort était devenue pour eux la déesse exigeante dont ils avaient fini par admettre cette continuelle présence à leurs côtés, afin qu’elle y fut libre, à chaque instant, de faire son choix.

Cette mort du guerrier, ce visage dont elle venait éteindre les dernières lueurs, nul autre que Maurice Genevoix ne les a exprimés avec des mots plus simples et plus justes.

Et d’abord pour parler, dans Ceux de 14, du premier mort de la guerre, je veux dire du premier tombé à ses côtés, à propos duquel il écrit : « Cette sensation, ce vide persistant et glacé, tout proche, là où il avait un homme, je ne m’en suis jamais délivré ».

Ou bien encore, quand il rappelle Homère décrivant l’« ombre de la mort » qui, d’un guerrier « avait voilé les yeux » et qu’à son tour il dit lui-même : « L’instant de ce passage, cette ternissure qui monte inexorablement, qui fait d’un œil vivant cette membrane opaque et qui déjà s’affaisse, une sclérotique sur de l’humeur vitrée, ce retrait du regard qui mue ce visage d’homme, le temps d’une chute et d’un cri, en ce « memento mori » plus obsédant que le crâne décharné des sépulcres, chaque fois que je l’ai pu, mes doigts posés sur des paupières encore tièdes en ont dérobé l’horreur. Ce devait être mon dernier geste, dans un layon de la forêt meusienne, moins d’une minute avant d’être abattu par les balles d’un tireur allemand ».

Et là, tout à coup, parmi ces mots qui savent si parfaitement ramener l’apocalypse d’une bataille sans merci à l’ombre de la mort sur le visage d’un homme, voici comme le bouquet sylvestre de ces autres mots, de ces quelques mots, « un layon de la forêt meusienne ». Voici, tout à coup, la nature qui reprend ses droits, la nature éventrée, lacérée, soufflée par cet orage de feu et de fer, mais qui n’en demeure que plus présente, plus précieuse encore. Telle qu’en elle-même.

Car cette guerre, pour l’essentiel, était l’affaire des hommes de la terre. Ils se battaient pour elle, pour ce qui vit dessus, pour ce qui dort dessous, pour ses arbres, pour ses blés, pour les enfants qu’elle nourrit, pour les fleurs qu’elle offre au poète, pour le paysage qui inspire le peintre, pour le chant du laboureur, pour la prière au pied du calvaire planté au carrefour de deux chemins ruraux.

Or, Maurice Genevoix était l’homme de la terre, au sens le plus total du terme, homme de la terre et de l’eau, c’est-à-dire de cette terre du Val-de-Loire qui n’est elle-même que dans son parfait accord avec l’eau du fleuve et que nous ne verrions pas non plus comme nous la voyons aujourd’hui si, aux secrètes pulsations de ses rives, de ses plaines, de ses côteaux et de ses bois, notre ami n’avait su ajouter celles des mots sortis de son cœur beaucoup plus que de son imagination, afin de mieux conférer à cette nature, déjà si parfaite dans toutes ses harmonies, son destin d’œuvre d’art.

Ainsi, est-il frappant de constater à quel point, chez Maurice Genevoix face à la guerre, l’existence de la nature, l’innocence et la paix de celle-ci ne sont jamais absentes de ce qui en est pourtant la négation absolue.

« La feuillaison nouvelle, écrit-il dans 30 000 jours, flottait par les sous-bois, en nappes étales d’un vert tendre que blondissaient des coulées de soleil. La fusillade déchiquetait les pousses neuves, lentement tournoyantes, avant de se poser sur terre. Je m’étais arrêté, au passage, près d’un de mes hommes qui mourait. Il venait d’être atteint par un éclat d’obus qui lui avait déchiqueté une cuisse. Ses camarades l’avaient adossé à un arbre... ».

Tout à l’heure, avec Mme Maurice Genevoix et ses enfants, nous parcourions cette bouleversante campagne meusienne où la nature porte à jamais les stigmates de l’affreux holocauste dont elle fut l’impassible témoin, en un temps où le sort du monde était lié à des noms tels que Douaumont, les Éparges, la tranchée de Gallon.

Vingt morts français par mètre courant de front.

Est-ce clair ?

Et j’essayais d’imaginer, moins les combats eux-mêmes, dont la sanglante ampleur défiera toujours l’imagination, que la descente vers l’arrière, vers le tout proche arrière, de ceux qui venaient d’être relevés, et s’éloignaient pour quelques jours très brefs de ce qui, jamais et nulle part, n’avait autant mérité de s’appeler la ligne de feu.

Ils émergeaient, non pas de cette grandiose horreur pour toujours intégrée à leur sang, mais de la torpeur où les avaient jetés les premiers sommeils au sortir de l’enfer. Ces sommeils, comme l’écrivait mon père. Jean Droit, qui était, lui aussi, à Verdun, ces sommeils « frères mineurs de la mort ».

Ils marchaient vers le Sud, face au soleil. Et dans les villages mutilés quils traversaient, d’autres hommes, qui avaient souvent moins de 20 ans, les regardaient passer... Alors tout en recensant d’un coup d’œil déjà habitué à de telles évaluations, les effectifs dérisoires de ce qui restait de leurs pauvres sections, ces jeunes hommes dévisageaient ces survivants pour essayer de deviner, au-delà de leurs regards venus d’un autre monde, ce à quoi pouvait bien ressembler cet empire de la mort, pour l’instant seule terre promise à leur 19 ans... Ils cherchaient sur ces visages, comme arrachés à l’au-delà, soit l’énigme de leur propre destin, soit le regain de force nécessaire à leur jeune courage.

Et si c’était à cela que, tout à l’heure, je pensais d’abord, c’est bien parce que j’imaginais que ces hommes – j’allais dire ces enfants -quand ils voyaient arriver le lieutenant Genevoix, marchant à la tête des lambeaux de sa compagnie, devaient éprouver soudain la sensation de voir passer la fraternelle vérité sur ce qui les attendait.

Rien de plus, mais rien de moins que la vérité, dans les yeux et sur les traits de ce chef, mais aussi de cet homme qui n’était jamais leur aîné que de 5 ou 6 ans...

Et si leurs regards arrivaient un instant à croiser le sien, il me semble que ce devait être, au fond, beaucoup de tendresse et comme une sorte de perception de la fatalité ressemblant presque à une rassurante sérénité qu’ils pouvaient lire chez celui qui revenait d’un univers où l’épouvante était devenue chose presque banale.

« Puisque je suis encore là, devaient paraître leur dire ces yeux et ces traits, puisque je suis encore là, tu t’en sortiras peut-être aussi... Et si tu n’en sors pas, la prochaine fois ce sera peut-être mon tour... En attendant, je pense à toi comme à un frère cadet inconnu, auquel je voudrais tant pouvoir léguer un peu de ce que je sais de plus que lui, pour l’aider à mieux surmonter ce que je connais et qui, à présent, l’attend ».

Et il est vrai qu’ils étaient en train d’apprendre, ces jeunes hommes, qu’on pouvait aussi, par chance, revenir de Verdun. Et, mesurant leur gravité précoce, l’officier qui passait aurait sans doute pu dire ce que l’Empereur dictait, à Sainte-Hélène, sur ses conscrits de 1813 : « L’honneur et le courage leur sortaient par tous les pores ».

Maurice Genevoix détestait le pathétique. Je veux dire les mots à lesquels il  parfois qu’on se laisse aller à tenter de l’exprimer.

Et pourtant sa vocation d’écrivain est bien née du choc avec l’inhumain.

Mais, voyez-vous, je crois que c’est aussi de ce choc, non point que prit naissance, car ses germes étaient en lui depuis toujours, et même déjà les premières pousses, mais enfin que fut précipitée l’éclosion de cette humanité simple, naturelle, attentive, généreuse, malicieuse aussi, bien souvent, qui le nourrissait comme la sève nourrit l’arbre – et qui nourrissait son talent – faisant ainsi que nous l’aimions tant.

Et 60 ans plus tard, c’est d’ailleurs bien cela, que des millions et des millions de Français allaient découvrir sur leur écran de télévision, de telle sorte que Maurice Genevoix deviendrait le premier grand écrivain de notre littérature à entrer vivant dans des millions et des millions de demeures, comme un ami fraternel, c’est-à-dire comme un homme beaucoup plus encore que comme un écrivain.

Aujourd’hui, partout en France, et dans les pays de la francophonie, le souvenir de Maurice Genevoix est donc chez lui. Jusque dans les plus humbles foyers.

Mais s’il est une ville à laquelle, par le sang versé, par le cœur  prodigué, par le talent consacré, par le témoignage apporté, son nom est plus encore qu’à une autre attaché, c’est bien Verdun.

Permettez-moi donc, Monsieur le Maire, au nom de l’Académie française où il fut, pour ses compagnons, durant plus de 35 ans, le plus assidu et le plus amical des confrères, et durant 15 ans l’inoubliable Secrétaire perpétuel, permettez-moi de saluer l’initiative prise par votre Conseil municipal d’associer le nom et la mémoire de Maurice Genevoix à cette place, à ce lieu hautement symboliques, eux-aussi, du sacrifice de ses camarades, puisque cette place, puisque ce lieu, étaient, aux heures les plus sombres et meurtrières de la gigantesque bataille, comme l’un des porches conduisant au sacrifice, par lequel arrivaient à Verdun ceux qui allaient mourir.