Discours de réception de Mme Sylviane Agacinski

Le 14 mars 2024

Sylviane AGACINSKI

 

DISCOURS

DE

Mme Sylviane AGACINSKI

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Mesdames et Messieurs de l’Académie,

 

Un jour du printemps dernier, Hélène Carrère d’Encausse me dit en guise d’encouragement : « Vous verrez, Sylviane, vous vous ferez des amis à l’Académie. » Dès les premières visites, c’était déjà vrai. Plus tard, me raccompagnant, après ce qui deviendrait notre dernier rendez-vous, elle ajouta sans aucun accent pathétique : « Le malheur, voyez-vous, c’est de voir partir ses amis. »

Et puis, c’est elle qui est partie. Son absence jette une ombre sur l’instant solennel où vous me recevez. Vous me permettrez, j’en suis sûre, de dédier à Hélène le bonheur que j’éprouve aujourd’hui à vous rejoindre.

Le jour de sa réception, Voltaire évoquait la « noble origine » de l’Académie française en rappelant qu’elle avait pris naissance « dans le sein de l’amitié ». Sans la volonté du cardinal de Richelieu, le petit cénacle de lettrés qui se retrouvaient discrètement chez Valentin Conrart ne serait pas devenu l’institution prestigieuse qu’elle est restée. Mais l’Académie aurait-elle traversé les siècles et surmonté les secousses de l’histoire si elle n’avait pas su garder vivante cette noble origine ?

Pour l’honneur que vous me faites et au nom de l’amitié qui nous attend, je vous dirai ma gratitude en empruntant les mots de La Fontaine : « C’est le cœur qui vous remercie, et non l’esprit. »

Si la gratitude vient du cœur, la littérature suppose l’esprit, et donc la liberté, illustrée par tant de vos prédécesseurs.

Le lendemain même de mon élection, un inconnu croisé dans la rue me félicita chaudement, en soulignant, avec un peu de lourdeur peut-être, que mon futur fauteuil avait été celui de… Chateaubriand !

Je ne saurai jamais si ce compliment partait d’une bonne intention, mais le fait est que mon bonheur initial s’est transformé dans l’instant en confusion : comment oser partager un fauteuil avec ce géant de la littérature ?

Et comment n’en dire que quelques mots ?

Puisque c’est impossible, je saluerai singulièrement, en lui, cette souveraine liberté qui, après son élection en 1811, lui fit renoncer à sa réception plutôt que d’accepter la censure de son discours par l’Empereur. Chateaubriand rejoindra l’Académie après la Restauration.

Ce modèle est beau, mais il est d’une autre époque. Dans une société comme la nôtre, la liberté n’est pas étouffée par un despote ni par un régime totalitaire. La liberté de penser, d’écrire et de parler peut néanmoins être menacée, par exemple par des petits groupes d’activistes érigés en nouveaux censeurs. Chacun défend sa cause en imposant sa théorie et sa langue : certains mots sont bannis, d’autres sont imposés, et l’autocensure progresse.

D’une tout autre façon, la liberté serait en danger si, par exemple, on déléguait notre faculté de penser et de juger à un programme informatique fondé sur l’intelligence artificielle.

C’est un outil très utile. Il a réponse à tout, et vous pouvez même lui demander d’écrire des livres sur n’importe quel sujet.

Sa limite, c’est qu’il ne gère que des données déjà mises en forme. Et, du seul fait qu’il est désincarné, il est sans relation avec le monde : il n’éprouve rien, ni sentiment ni émotion, ni plaisir ni douleur, ni amour ni haine, ni joie ni chagrin – sans parler de l’humour auquel il est parfaitement imperméable.

Il vous répondra même, si vous lui posez la question : « Je n’ai pas d’âme. Je suis conçu pour répondre aux questions basées sur les informations que j’ai été formé à reconnaître. Je n’ai pas de conscience, de sentiments, ni d’expérience personnelle. » C’est très juste… mais il nous leurre encore en disant je, puisqu’il est sans conscience. Ainsi, ce système pourrait bien réaliser la complète disparition de l’auteur dont nous débattions jadis.

Revenons à l’Académie, où se sont succédé tant d’auteurs admirables.

L’histoire du fauteuil 19 mériterait d’être revisitée. Élu en 1746, le philologue Charles Pinot Duclos, par exemple, contestait le préjugé, c’est son mot, qui veut que les langues aient un génie particulier : non, nous dit-il, « les langues ont le génie de ceux qui les emploient ». Cette phrase aurait plu à notre cher Alain Decaux, défenseur passionné de la francophonie.

Mais je me permettrai aujourd’hui d’enjamber les siècles pour rejoindre directement le xxe, au moment crucial où, en 1960, l’Académie reçoit, au fauteuil 19, René Clair, l’homme qui incarnait le cinéma français depuis À nous la liberté et La Beauté du diable.

Moment crucial en effet, parce que l’écriture cinématographique trouvait ici sa place, à côté de la littérature dont souvent elle se nourrit.

Le cinéaste succédait au poète Fernand Gregh, un ami fidèle de Marcel Proust, profondément épris de la nature, de Verlaine et de Giono.

En 1982, le fauteuil 19 revient à Pierre Moinot, romancier remarquable et grand serviteur de l’État. Au côté d’André Malraux, il a su renforcer le système de soutien au cinéma français.

Après René Clair et Pierre Moinot, ce fauteuil semble avoir pris goût au cinéma puisqu’il accueille chaleureusement Jean-Loup Dabadie, en 2008. C’est ainsi que j’ai maintenant l’honneur de rendre hommage à un écrivain qui s’est illustré dans cet art, et que chacun s’accorde à décrire comme un homme délicieux.

Délicieux, autrement dit : charmant, séduisant – mots qui conviennent exactement à sa grâce naturelle, son humour, sa gentillesse, toujours, et son élégance. Vous l’avez connu mieux que moi, mais j’ai eu quelquefois le plaisir de le rencontrer, notamment dans cette île de Ré qu’il aimait tant.

Il y avait fait bâtir une maison, dessinée entièrement par lui-même, sur un terrain planté de chênes verts et de pins parasols. Enfant, c’est là qu’il grimpait aux arbres.

De cette île, il aimait tout, il connaissait tout : les ciels immenses, les couleurs de l’océan, les marées, les vents, le suroît et le noroît, les parcs à huitres, la pêche à pied, les grêles d’oiseaux sur les plages le soir, les arbres « coiffés en coup de vent », et l’art de manœuvrer ce petit voilier qu’on appelle là-bas un Cazavant. Retenez ce nom.

Jean-Loup Dabadie avait la prestance des sportifs de terrain et la partialité des sportifs de gradins.

Je me suis laissé dire qu’il avait trouvé à l’Académie quelques complices « allumés de sport » (c’est son mot) avec lesquels partager sa passion pour le rugby et le football.

Un jour qu’il écrit un scénario pour Yves Robert, il propose au réalisateur de réunir les personnages masculins du film sur un court de tennis. « Quoi de mieux, dira-t-il, que quatre garçons en culottes courtes pour retrouver l’enfance telle qu’on l’aime chez les hommes ? »

Vous le savez, son talent d’imitateur et de conteur de mille anecdotes piquantes donnait beaucoup de charme à sa conversation. Mais il se moquait de lui-même plus que des autres et il a toujours cultivé l’amitié, au point d’en faire, avec l’amour, un des thèmes récurrents de ses écrits.

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L’œuvre de Dabadie n’est pas tissée d’une seule pièce. Comment embrasser cet ensemble multiforme ?

Il aimait dire : « J’aurais détesté être spécialiste. » On le croit volontiers, car son écriture s’est illustrée dans divers genres littéraires. Il précisait néanmoins que cette écriture relevait d’un seul métier : celui de l’écrivain. Qui dit métier dit travail : notre auteur récusait l’inspiration et ne croyait qu’au travail acharné, isolé dans le silence, « les coudes sur la table ».

L’écrivain se voulait artisan, œuvrant un seul et même matériau, les mots.

Dévoreur de dictionnaires, il aura transité d’un genre littéraire à un autre : tour à tour romancier, journaliste, humoriste, auteur de chansons, dramaturge et adaptateur pour le théâtre, scénariste et dialoguiste pour le cinéma.

Dabadie était pudique et parlait difficilement de lui-même.

Il me faut pourtant évoquer les événements qui ont jalonné sa vie, même si l’on sait qu’ils ne conduisent pas à une œuvre par une sorte de nécessité secrète.

Bergson nous a justement guéris de cette illusion rétrospective qui nous fait regarder l’enfance comme une armoire déjà pleine de possibilités, dont, peu à peu, les portes devraient nécessairement s’ouvrir... À l’inverse, c’est l’œuvre qui donne son sens à une vie créatrice. C’est elle qui nous pousse, a posteriori, à rechercher les hasards biographiques qui lui auront été favorables.

Le premier de ces hasards, c’est la naissance. Jean-Loup vient au monde en 1938, à Paris, le 27 septembre, trois jours avant les accords de Munich. Ce monde marche vers une nouvelle catastrophe mais, ce jour-là, la vie continue. À la Une d’un quotidien : les menaces proférées la veille par « le chancelier Hitler », comme on disait, et une photo de Charles Trenet en train de tourner le film Je chante. Trenet n’a pas encore écrit la chanson préférée de Dabadie : L’Âme des poètes. Survient la déclaration de guerre, le père de Jean-Loup, Marcel, est mobilisé : il part pour une drôle de guerre et une longue captivité.

Son épouse Maddalena, d’origine napolitaine, mais que tout le monde appelle Netty, rejoint, avec son fils, la grande maison de ses beaux-parents, près de Grenoble. Pour elle, commence la longue attente du retour de l’homme qu’elle aime.

À quatre ans à peine, Jean-Loup lit couramment. Un jour où sa mère n’a pas reçu la lettre tant attendue de Marcel, l’enfant remarque sa tristesse, et il se fait fort de la consoler :

« Ne pleure pas, maman, je vais t’en écrire, moi, des lettres de papa[1] ! »

Simple mot d’enfant dont on sourit ? Ou signe précoce d’une vocation d’écrivain ? Je dirai plutôt : audace merveilleuse d’un enfant prêt à tout pour redonner le sourire à cette maman qu’il aime tant.

À la fin de la guerre, « papa et maman », comme il les appellera toujours, s’installent à Paris et travaillent l’un et l’autre. Marcel Dabadie entame une carrière de parolier qui l’occupe entièrement.

Jean-Loup restera vivre chez ses grands-parents jusqu’à l’âge de douze ans. Cette situation particulière est peut-être une chance, car l’habitude qu’il prend d’envoyer de longues lettres à ses parents lui donne le goût de l’écriture. Mais pour une autre raison aussi.

Enfant précoce, Jean-Loup fait merveille à l’école et apprend le piano. Mais ce n’est pas avec la Marche turque qu’il acquiert une connaissance approfondie de la musique, c’est grâce à la voix de son grand-père, Clément.

Dentiste de profession, Clément dirige en effet l’Orphéon de Grenoble et participe aux spectacles en tant que ténor semi-professionnel. Le soir, à la maison, il répète son rôle pour une prochaine représentation de La Bohème ou de Tosca. Avec l’âge, cet homme talentueux ne perd pas sa voix, mais sa vue baisse, au point qu’il a de plus en plus de mal à lire ses partitions : Jean-Loup se fait alors un plaisir de les déchiffrer pour lui, en vérifiant scrupuleusement que le chanteur ne commet aucune erreur. Grâce à cet exercice délicat, le jeune garçon maîtrise parfaitement le solfège et prend goût à la musique. Enfin – c’est là sa chance – il acquiert une sensibilité extrême au timbre unique de chaque voix, sensibilité qui jouera un rôle déterminant dans sa façon d’écrire.

De retour à Paris, l’adolescent poursuit brillamment ses études au lycée Janson-de-Sailly et, en 1956, nouveau hasard, un ami de ses parents lui suggère de faire un stage comme aide-régisseur au festival d’Avignon. Il découvre le théâtre dans sa forme alors la plus novatrice, celle du T.N.P. de Jean Vilar. Cette année-là, Gérard Philipe joue Le Prince de Hombourg, de Kleist. C’est un tel éblouissement que, en rentrant, le jeune homme annonce triomphalement : « Papa, maman, c’est le métier que je veux faire ! » À quelle place ? Il n’en sait rien encore.

Il entre à la Sorbonne, après une khâgne au lycée Louis-le-Grand, et s’enthousiasme pour les cours de Jacqueline de Romilly sur Thucydide. Comment imaginer qu’il la rejoindrait un jour sous cette Coupole ?

Mais l’étude de la littérature ne lui suffit pas : comme son ami Philippe Sollers, il rêve de devenir écrivain. Il quitte l’Université pour se consacrer à l’écriture romanesque, fort de la confiance inconditionnelle de sa mère : « J’étais son petit Mozart. Pour elle, je ne pouvais faire que mieux que tous les autres[2]. »

Je croyais connaître un peu les écrits de Jean-Loup Dabadie, mais la lecture de son premier roman, Les Yeux secs, écrit à dix-huit ans, m’a laissée interdite. La narratrice, Annette, est une jeune Parisienne aussi délurée que naïve. Elle se jette dans les bras de Guillaume, un beau trentenaire aperçu en galante compagnie à une terrasse de café. Elle raconte : « Je lui plante dans le regard deux prunelles d’un bleu sûr, dont je connais la candeur mensongère. »

Ce tout premier amant la fait « fondre dans le plaisir », écrit-elle, mais, le lecteur l’avait deviné, Guillaume est un gigolo désargenté, doublé d’un « lâche de grande envergure ». Il la laisse rapidement tomber. L’amoureuse désespérée se réfugie dans l’île de Ré, bien sûr, où elle tente de mourir « par curiosité ». Elle se pend si maladroitement qu’elle se rate, décide de sécher ses larmes, et transforme son humiliation en un désir de vengeance implacable sur les garçons qu’elle croisera sur son chemin. Sa première victime est un jeune paysan stupide qu’elle séduit méthodiquement et conduit à sa perte. Elle assouvira finalement sa vengeance sur Guillaume lui-même, l’objet de son amour déçu.

La scène finale est prodigieuse : Annette manœuvre son Cazavant avec une telle virtuosité que Guillaume bascule dans les vagues et coule à pic. Sa vengeance est consommée. Elle sourit à l’idée que, le lendemain, le journal local parlerait d’un « nouveau drame de la mer ».

Ce roman est un chef-d’œuvre de style et d’humour noir.

Si j’étais éditrice, j’aimerais republier ce texte aujourd’hui introuvable.

Le redoutable personnage d’Annette me fait penser à d’autres héroïnes vengeresses, comme Laura dans le drame de Strindberg, Père, qui fait passer pour fou un mari qui abusait de son pouvoir légal. Avec le malheur de ce père anéanti, Strindberg voulait montrer l’autre face du drame conjugal et prendre à contre-pied le féminisme triomphant d’Ibsen dans Maison de poupée.

L’intrigue d’un second roman, Les Dieux du foyer, est plus complexe. Gilles, dix-huit ans, et sa sœur aînée découvrent la liaison de leur père et son désir de quitter sa famille. Gilles se bat d’abord furieusement contre l’effondrement du monde magique de l’enfance, avant d’assumer son inexorable chagrin :

« Vous dites, écrit-il, il n’en mourra pas le crétin. Non, j’en vivrai, je vivrai de cette désillusion où se dédit mon adolescence […]. Quelque chose était poignardé en nous : de loin, cela n’y paraîtra pas. »

Le roman n’est pas autobiographique, mais comment ne pas entendre, dans cette désillusion, un écho du malheur que fut, pour Jean-Loup lui- même, la séparation de ses parents et le départ de son père pour une autre vie ? La dédicace imprimée en tête du livre – « À Marcel D. » – se lit comme un reproche à peine crypté à ce père, déserteur du foyer. Peut-être l’écriture répond--elle au besoin de ne pas laisser paraître nos blessures les plus inguérissables.

Dabadie prendra ses distances avec ses premières œuvres : « ça n’a pas marché », dira-t-il, « mes romans » ont été publiés « à l’insu du public » et sont restés « à l’abri du succès ». La formule est drôle, mais pas tout à fait juste. Ses livres sont assez bien accueillis par la critique, mais l’auteur ne se satisfait pas d’un succès d’estime et renonce à l’écriture romanesque. Hélas.

C’est alors que Pierre Lazareff, grand patron de presse et grand lecteur, remarque le jeune auteur et l’initie au journalisme. « C’est le seul métier que j’ai appris », dira Dabadie. Il publie notamment dans Le Nouveau Candide, La Parisienne, Arts et Spectacles – où il rencontre Paul Guimard, François Truffaut, Jacques Laurent et Roger Nimier.

Dans ce milieu littéraire, il fait la connaissance d’une romancière talentueuse, Geneviève Dormann, qu’il épouse en 1964. Leur fille s’appellera Clémentine, en souvenir de Clément. Clémentine Dabadie a reçu ici même, l’année dernière, le prix Anna de Noailles pour son roman Dog.

Quelques années plus tard, Jean-Loup Dabadie se remarie avec une élégante journaliste, future administratrice de l’Académie Goncourt. Ils ont deux garçons, Clément, à nouveau, et Florent.

J’ai connu Marie Dabadie, dont la maison était à trois pas de la nôtre, sur le port d’Ars-en-Ré. Marie s’est en allée au début de cette année. Elle a rejoint Gisèle Casadesus et Philippe Sollers dans le petit cimetière de notre village.

La maison de Jean-Loup se situe dans le village voisin. Il faut dire que sur cette île, l’esprit de clocher n’a pas disparu, mais on arrive à le surmonter.

C’est là que j’ai eu la chance de rencontrer Véronique Dabadie, épouse de Jean-Loup depuis1997 : leur harmonie était visible. Véronique m’a aimablement laissée consulter la riche biographie de Jean-Loup qu’elle vient d’écrire avec Françoise Piazza.

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Mais revenons à ce jeune homme dont le journalisme ne peut satisfaire l’ambition littéraire.

Je ne sais s’il faut s’en étonner, mais sa veine comique s’éveille à l’époque du service militaire.

Un soir à Tarbes, au tout début de son service dans un régiment de parachutistes, Dabadie s’ennuie et regarde la télévision. Hasard favorable s’il en est, il aperçoit Guy Bedos et l’envie lui vient d’écrire des sketches pour lui. Il les envoie au comédien, qui les interprète aussitôt à l’antenne, et le succès est immédiat. Ainsi s’amorce une longue collaboration entre Dabadie, Bedos et Sophie Daumier.

Les comédies en miniature de Dabadie ne sont pas seulement drôles, ce sont aussi des satires plus ou moins acides de la bêtise et des mœurs d’une époque, animées par des personnages-types, comme le boxeur, ou le dragueur.

Il est difficile de raconter un sketch, surtout en ce lieu, mais vous vous souvenez peut-être de « La drague » ? Sur le fond sonore d’un slow langoureux, une jeune femme nunuche danse, à contre-cœur, avec un macho (les deux mots sont dans le Dictionnaire de l’Académie). En voix off, on suit le monologue intérieur de l’un, et de l’autre. Lui (de plus en plus entreprenant) : « Elle en peut plus, j’la rends dingue la poulette, vas-y Jeannot, faut savoir s’imposer. » Elle : « Mais il est malade ce type ! quel pot d’colle ! Des excités comme ça, merci bien ! »

Dans « Bonne fête, Paulette », le même genre de garçon conclut son monologue par cette fine observation : « Les filles intellectuelles, faut pas croire, c’est la barbe ! Sorti de l’intelligence et de la culture, elles n’ont pas grand-chose dans la tête… »

Toujours au temps de son service militaire, Dabadie exploite sa veine comique de façon nettement moins professionnelle. Après Tarbes, il rejoint Saumur. Nous sommes en 1962, après la fin de la guerre d’Algérie – et je ne voudrais pas vous dissimuler une scène canularesque, révélatrice du mauvais esprit de trois copains officiers de réserve : Josselin de Rohan, Jean-Loup Dabadie, et Lionel Jospin. Selon des informations de première main, le trio avait achevé consciencieusement sa formation, lorsque, avant son départ, il est autorisé à bizuter la nouvelle promotion. Ce n’était pas prudent :

Rohan-Chabot, excellent cavalier, fait monter à cheval des jeunes gens inexpérimentés, tout en leur lançant des grossièretés que je qualifierai de viriles ; Jospin joue un capitaine implacable, jugulaire-jugulaire ; et Dabadie, le plus extravagant des trois, incarne un lieutenant spécialiste en explosifs : muni d’une petite fiole de nitroglycérine, il en projette des gouttelettes qui explosent aux pieds des nouvelles recrues sidérées.

L’humoriste avouera plus tard : « Il n’y a pas de rire sans une certaine cruauté[3]. »

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Grâce au succès de ses premier sketches, l’écrivain s’oriente vers un nouveau public : il n’écrira plus pour être lu, mais pour être entendu, joué ou chanté par la voix de ses interprètes. Il dira souvent : « Je n’écrirais pas sans eux. »

C’est ainsi qu’il devient « écrivain de spectacle », selon l’excellente formule de François Truffaut.

Cette orientation le conduit au théâtre et, en 1967, il écrit La Famille écarlate, une comédie grinçante, aussitôt montée au Théâtre de Paris grâce à Pierre Brasseur. Le célèbre comédien joue un père mutique et mystérieux, face à une famille aux rancœurs accumulées : épouse, fils et belles-filles, tous cherchent le meilleur moyen de le supprimer. Le comique sarcastique de cette pièce résulte en particulier du contraste extrême entre les conciliabules assassins auxquels nous assistons et le ton familier, banal, presque badin, sur lequel ils sont tenus.

Déconcerté, Bertrand Poirot-Delpech se demande dans Le Monde[4] si l’auteur « ne cherche pas à battre les records anglo-saxons d’humour macabre ». Il n’en conclut pas moins son article en écrivant : « Un dramaturge est né. »

Il a raison. Dabadie aime le théâtre et le théâtre l’aime. Son talent dramatique ne perd rien de sa verve mais il s’adoucit pour se déployer dans l’art d’adapter très librement des comédies étrangères, comme Le Vison voyageur ou Double mixte. Non seulement il exploite toutes les ressources de notre langue pour restituer l’humour britannique de Ray Cooney et John Chapman, mais c’est un virtuose du dialogue : il maîtrise parfaitement cette logique d’engrenage qui, d’une réplique à l’autre, entraîne les personnages et les pousse à révéler leurs secrets.

Je pense notamment à Quelque part dans cette vie, d’après Israël Horovitz, et plus encore à Deux sur la balançoire, d’après William Gibson, pièce créée d’abord à Paris par Luchino Visconti. Elle est jouée par Nicole Garcia et Jacques Weber, dans l’adaptation originale de Dabadie, qui reçoit à cette occasion le Molière du meilleur adaptateur d’une pièce étrangère.

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Parallèlement, l’écrivain conquiert un nouveau public en explorant un autre genre littéraire : la chanson.

En 1886, le jour de sa réception, le journaliste Édouard Hervé annonçait à ses confrères : « Aujourd’hui vous faites entrer ici le journal populaire. »

Avec René Clair, on a dit que le cinéma entrait à l’Académie.

Et lorsque Jean-Loup Dabadie y fut reçu à son tour, le compositeur et chanteur Julien Clerc déclara : « Avec lui, ce qui arrive sous la Coupole, c’est la chanson. »

Ce n’était pas faux, puisque le nouvel élu lui-même attribua malicieusement son élection à l’influence discrète, sur ses futurs confrères, de leur épouse, voire de leurs enfants, admirateurs fervents de ses chansons.

Mieux encore : un jour, dans l’escalier qui descend vers cette salle où nous sommes, Dabadie entendit derrière lui quelqu’un fredonner « On ira tous au Paradis » : ce n’était pas la voix de Michel Polnareff, mais celle de monseigneur Dagens, qui faisait résonner, presque sous la Coupole, une des célèbres chansons de Dabadie.

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L’écrivain n’avait pas décidé de devenir parolier.

Un jour, Serge Reggiani lui demande d’écrire pour lui les paroles d’une chanson. Il s’inspire alors de la voix et du jeu de l’acteur pour écrire Le Petit Garçon, paroles consolantes qu’un père adresse un soir à son fils après que sa mère est partie. Mise en musique par Jacques Datin, la chanson est un succès, et beaucoup d’autres vont suivre.

Le matériau de notre parolier n’est pas seulement l’ensemble des mots d’une langue, c’est leur substance sonore, phonique, telle que seule une voix humaine nous la fait entendre. La voix de ses futurs interprètes est, littéralement, l’instrument dont il joue, au point qu’il se compare à un musicien qui intériorise le timbre des instruments pour lesquels il compose, et qui « devient hautbois quand il écrit pour le hautbois ».

Ses instruments à lui s’appellent Régine, Yves Montand, Barbara, Jacques Dutronc ou Michel Sardou…

Dabadie aime surtout les chansons d’amour, mais il écrit, pour la voix de Juliette Gréco, une chanson d’humour. Elle s’appelle Ta jalousie et, malheureusement, je ne peux que vous en lire quelques vers :

« Les d’où viens-tu ?
Les que fais-tu ?
Les où vas-tu ainsi vêtue ?

Les t’as vu l’heure ?
Les dis-moi tout !
Ces quatre fleurs,
Ell’s viennent d’où ?

Baisse un peu ta jalousie,
Elle me fait de l’ombre
Je n’y vois plus dans notre vie
Il fait bien sombre

Que reste-t-il de notre humour ?
Et est-ce ainsi que meurt l’amour ?»


J’aime beaucoup cette chanson.

Dabadie est avant tout écrivain, et non pas auteur-compositeur, c’est à dire chansonnier, comme on disait au xixe siècle.

« Le propre du chansonnier, écrit Sainte-Beuve, c’est que la parole chez lui soit à peu près inséparable de l’air. Un poëte lyrique a du nombre, de l’harmonie, de la mélodie ; mais le chant proprement dit, l’air, il faut que cela dans la chanson accompagne, inspire, comme d’un seul et même souffle, la parole, et ne fasse qu’un avec elle[5]. »

Alors, comment faire pour que les paroles et l’air ne fassent qu’un, lorsque le parolier et le musicien sont deux ?

En laissant de côté le cas où le chansonnier met de nouvelles paroles sur un air populaire déjà connu de tous, qu’on appelait jadis un timbre, on peut dire que le poème est en général écrit d’abord et que le musicien compose l’air ensuite.

Plus rarement, le poète écrit des paroles sur une musique originale déjà composée.

Grâce à sa culture musicale, Jean-Loup Dabadie savait écrire de l’une et l’autre façon.

Pour ceux de ses interprètes qui sont aussi compositeurs, il n’écrit pas les paroles en premier. Michel Polnareff, par exemple, lui envoie sur cassette un air qu’il chante ou fredonne sans mots. Julien Clerc lui joue au piano un air de sa composition et lui en donne l’enregistrement. Le compositeur a confiance en son poète : « Il n’est pas musicien, dit-il, mais il est musical. »

Dabadie écoute la musique en boucle, parfois longuement, attentif à son atmosphère et à son rythme, compte les syllabes nécessaires, jusqu’à ce qu’il trouve les paroles capables d’épouser si intimement la musique qu’elles sembleront venir d’un seul souffle – comme le voulait Sainte-Beuve.

Le parolier écrit ainsi, en tandem avec ses compositeurs, de magnifiques chansons comme Lettre à France, Femmes, je vous aime, et Ma préférence…

Le talent singulier de mettre une musique en poème est rare, mais l’histoire de l’art lyrique en offre quelques exemples.

En le recevant à l’Académie, votre confrère Frédéric Vitoux fit un parallèle fort éclairant entre l’œuvre de Jean-Loup Dabadie et celle du dramaturge et librettiste Henri Meilhac, auteur (avec Ludovic Halévy) de plusieurs livrets pour Jacques Offenbach. En effet, Meilhac, lui aussi, suivait de très près la musique et les indications du compositeur.

En remontant plus loin dans le temps, j’ai rencontré Philippe Quinault, grâce, je dois le dire, à l’histoire du fauteuil 29 que nous devons à Amin Maalouf, notre Secrétaire perpétuel. Dramaturge, Quinault était aussi le librettiste de Lully, notamment pour ses tragédies en musique. Comme le soulignait Charles Perrault, Quinault avait le talent de mettre des paroles sur les airs de danse de Lully.

Sans entrer dans la Querelle des Anciens et des Modernes, rappelons que Racine et Boileau reprochaient à la poésie du « tendre Quinault » de chanter avant tout l’amour et ses plaisirs, ce qui ne déplaisait pas à Louis XIV, mais trahissait le genre grave et noble du poème tragique. Le cœur n’était plus le courage, comme chez Corneille – Rodrigue as-tu du cœur ? – mais le sentiment amoureux placé au-dessus de tout, et les œuvres de Quinault et Lully semblaient aussi pernicieuses que l’opéra italien, coupable de compromettre l’innocence des femmes.

Dans la satire X sur les femmes, Boileau se moque ainsi des maris imprudents qui conduisent leur chaste épouse à l’opéra. Elles y apprennent en effet :

« […] Qu’on n’a reçu du ciel un cœur que pour aimer
Et tous ces lieux communs de morale lubrique
Que Lulli réchauffa des sons de sa musique… »

Ses compositeurs laissaient à notre parolier plus de liberté que Lully et Offenbach n’en accordaient à leurs librettistes. Mais, à l’Académie, Dabadie aura pris place dans la lignée de Quinault, Houdar de La Motte, Alexandre Duval, Meilhac, Halévy, Flers et Caillavet – et bien sûr Eugène Scribe.

Scribe, justement, fit ici même un bel éloge de la chanson, expression libre du peuple, bien avant la liberté de la presse.

Votre Compagnie s’est intéressée à la chanson, en tant que forme brève de poésie. Elle aurait volontiers accueilli le chansonnier Béranger, et plus tard Georges Brassens, excellent poète et musicien. Il se déroba à cet honneur, mais Brassens avait à l’Académie des admirateurs fervents, comme Marcel Pagnol, Joseph Kessel, Marcel Achard et René Clair, et le petit joueur de fluteau accepta de bon cœur, tout en restant chez lui, le Grand Prix de poésie qui lui fut attribué en 1967.

L’un des bonheurs de Jean-Loup Dabadie, vous le savez, fut de se consacrer sans compter à la Commission des prix de théâtre, de cinéma et de chanson, décernés sous cette Coupole. Il avait à cœur d’encourager en particulier les nouveaux talents grâce au Prix du jeune théâtre. Depuis 1988, la Grande Médaille de la chanson a été remise ici, chaque année, à un auteur-compositeur, parmi lesquels figurent Barbara, Jean-Jacques Goldman, Pierre Perret, Alain Souchon et Anne Sylvestre…

D’autre part, notre parolier reçut quant à lui le grand prix Vincent-Scotto (en 1972), le grand prix de la Sacem (en 1984) et le Grand Prix de la chanson française (en 2000).

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Les écrits pour le cinéma, comme scénariste et dialoguiste, forment un autre et imposant versant de l’œuvre de notre auteur.

Là encore, il écrit « à l’oreille ». Dès qu’il connaît la distribution des rôles d’un film, il cherche à accorder ses phrases à la voix de ses interprètes. « Lorsque les acteurs s’emparent de mes mots, explique-t-il, je les ai déjà entendus. »

L’écrivain va jusqu’à théoriser sa méthode en récusant l’idée que l’acteur vient toujours après l’auteur. Pour lui, « les acteurs sont les souffleurs des auteurs ».

En dépit de ce paradoxe, l’auteur est loin de renoncer à son autorité, car, si l’on en croit ses interprètes, une fois son texte écrit, il le défend âprement, au point qu’il est difficile de lui faire changer une phrase, ou même un mot !

Scénariste, il emprunte ses sujets aux romanciers qu’il admire, comme Paul Guimard et Claude Néron. Il travaille en équipe pendant de longs mois avec chaque réalisateur, notamment : Jacques Poitrenaud, depuis les années 1960, Yves Robert, Jean Delannoy, Philippe de Broca, Claude Pinoteau, Claude Sautet de 1970 à 1983, et Jean Becker après 2010.

« Faire rire est un art difficile et noble », disait Dabadie.

Un soir de vague à l’âme, je n’hésiterais pas à revoir la comédie policière parfaitement farfelue, La Tête du client, réalisée en 1965 par Jacques Poitrenaud, et dont Dabadie écrit les dialogues. Il donnera libre cours à sa veine comique, notamment avec Yves Robert. Interprété par Jean Rochefort, le film Courage, fuyons s’ouvre sur une citation de Jules Renard qui résume à la fois l’intrigue, et la philosophie du personnage : « N’écoutant que son courage, qui ne lui disait rien, il se garda d’intervenir. » Si je m’autorisais une confidence, je pourrais quant à moi me reconnaître dans cette autre phrase de Jules Renard : « Une fois que ma décision est prise, j’hésite longuement. »

Dabadie cultivait, avec autant de succès, l’union du léger et du grave, du comique et du mélancolique – si bien que Michel Piccoli, un de ses grands interprètes, le qualifia d’auteur mélancomique.

Ce mot convient bien, par exemple, aux dialogues de Salut l’artiste, qui jouent savamment des différences de ton et de style entre les scènes les plus burlesques et celles où se révèle le désenchantement des personnages. Tournée par Yves Robert, l’histoire est celle de deux acteurs joyeux et insouciants qui vivotent grâce à la figuration et la post-synchronisation. Mais, progressivement, leurs déboires, hautement comiques, contrastent de façon saisissante avec la solitude pathétique de l’un (Marcello Mastroianni), séducteur partagé entre deux femmes qui le quittent l’une et l’autre, et la désillusion professionnelle de son ami (Jean Rochefort) reconverti dans la publicité.

Le cinéma de Claude Sautet, c’est le spectacle éclatant d’une France d’après 1968, auquel les acteurs, la musique de Philippe Sarde et les dialogues de Dabadie donnent un charme puissant.

Max et les ferrailleurs, César et Rosalie, Garçon ! comme Vincent, François, Paul… et les autres ou Une histoire simple, sont autant de films mélancomiques, en effet, dans lesquels l’humour se glisse sans cesse au milieu du drame. Comme dans la vie.

Dabadie traite subtilement les relations entre hommes et femmes. Même si la complicité entre hommes, au sein d’une bande de copains, structure ses scénarios plus que les relations entre femmes, les textes sont dépourvus de tout dualisme simplificateur et témoignent d’une même empathie de l’auteur pour ses personnages, masculins ou féminins. Chacun d’eux nous touche par sa part de fragilité, comme Max (Piccoli), l’inspecteur manipulateur pris à son propre piège. L’écrivain n’en souligne pas moins l’asymétrie des points de vue : les hommes quittent rarement le masque d’une virilité assumée, soucieuse de ne pas perdre la face. Mais face à un échec professionnel ou sentimental, ils sont désarçonnés, et le masque se fissure. Les femmes se laissent attendrir par ceux qu’elles aiment ou qui les aiment. Souvent moqueuses, elles se sentent libres avant tout, et quand un couple commence à se défaire, ce sont elles qui partent.

Comme dans ses chansons, Dabadie sait dire avec pudeur l’absence et l’abandon.

Dans Une histoire simple, Marie (Romy Schneider) retrouve dans un restaurant son amant Serge (Claude Brasseur). Elle était enceinte de lui mais elle ne l’aime plus. Il ne veut pas comprendre : a-t-il été trop absent ? La réponse tombe, très dabadienne : « C’est quand tu es présent que tu me manques le plus. » D’une voix tranquille, elle annonce à Serge qu’elle le quitte et qu’elle a déjà renoncé à l’enfant. Elle lui murmure, au milieu d’un brouhaha : « Je t’attendais, je ne t’attends plus. Je l’attendais, je ne l’attends plus. »

Pour Les Choses de la vie, d’après Paul Guimard, Dabadie écrit le scénario et les dialogues. Cette œuvre poignante ne se rattache ni à la comédie de mœurs ni au drame sérieux. Elle appartient entièrement au tragique.

Dans un premier temps, dialogues et images révèlent une relation sensuelle et heureuse entre Pierre et Hélène (Piccoli et Schneider). Mais les mots d’amour de Pierre sont peu à peu démentis par ses longs silences. Au creux de ses dialogues, Dabadie donne au silence tout son poids de non-dit, le poids des choses que l’on cache, à l’autre ou à soi-même, et qui vous trahit.

Hélène, comme le spectateur, n’a pas de mal à percevoir dans les silences de son amant le symptôme d’un blocage qui l’empêche de s’engager réellement, avec elle, dans une vie nouvelle. Il est paralysé par l’attachement nostalgique à la vie heureuse qui était la sienne avec sa femme et son fils.

Dans un deuxième temps, Pierre part pour un voyage de travail. Il roule à grande vitesse au volant de son Alfa Romeo Giulietta Sprint. En voix off, on suit le monologue intérieur au cours duquel il ne cesse de tergiverser.

Tantôt il se remémore les jours lumineux de son passé, tantôt il rêve d’un bonheur futur avec Hélène… jusqu’au moment subit où surgit devant lui un camion : il a calé sur la route, à droite, tandis qu’une bétaillère arrive à gauche. L’accident est brutal, inévitable, fatal. Confusément, Pierre se croit sauvé par les ambulanciers. Mais non. Le destin aura mis fin à l’indécision de sa vie.

Je ne voudrais pas quitter notre écrivain sans évoquer un film qui illustre l’alliance intime de l’esprit et de la langue, à savoir La Tête en friche, inspiré du roman de Marie-Sabine Roger. Avec Jean Becker, Dabadie collabore au scénario, et il écrit les très beaux dialogues du film, interprété par Gisèle Casadesus et Gérard Depardieu.

Nous assistons à la rencontre improbable, sur le banc d’un parc, de Germain, personnage rustique et illettré, avec Margueritte, une vieille dame subtile qui ne vit que de littérature. Sa nouvelle amie entreprend de lui lire à haute voix, sur ce banc, des pages de Camus, de Gary et de Supervielle. Elle lui offre aussi un dictionnaire « pour voyager d’un mot à l’autre ». Peu à peu, avec les mots, l’esprit de Germain s’ouvre et il s’émerveille de voir le monde autrement.

Avant elle, dit-il, je vivais dans le brouillard.

Oui, quelles que soient ses formes, la littérature nous fait sortir de l’opacité du monde.

Mesdames et Messieurs de l’Académie,

La vie de Jean-Loup Dabadie fut celle d’un homme amoureux des mots, c’est à dire aux prises avec ces mots qui lui échappent et qu’il cherche anxieusement. Il exprimait son idéal modestement : trouver un éclat de bonheur en écrivant, réussir à mettre un mot devant l’autre, pour que la phrase se tienne, retirer quelques mots d’amour à « la pagaille des mots ».

Depuis la naissance du cinéma parlant, les images ont besoin de voix et de paroles. Le cinéma et la littérature devaient s’unir, comme Marcel Carné et Jacques Prévert en leur temps, ou ne faire qu’un, comme Jean Cocteau ou Marcel Pagnol, au début des années 1930.

Dabadie est l’un des éclatants successeurs de ces auteurs pionniers qui avaient l’amour du cinéma, de la littérature et de la langue française.

Le cinéma ne prendra pas la relève de la littérature. Mais avec ses moyens propres, il a offert une nouvelle carrière à cet art d’écrire qui fait l’objet de tous vos soins.

« Ce n’est pas ma personne qui compte, disait Jean-Loup Dabadie, c’est mon travail. »

Oui, mais celui que vous avez connu fut, tout ensemble et d’un seul souffle, l’auteur accompli d’une œuvre multiforme et l’homme de cœur et d’amitié. C’est pourquoi vous l’avez tant aimé.

 

 

 

[1] Voir Véronique Dabadie et Françoise Piazza : Jean-Loup, tant d’amour (à paraître).

[2] Le Figaro, 10 février 2009.

[3] Entretien avec Philippe Bilger.

[4] Le Monde, mars 1967.

[5] Sainte-Beuve, Portraits contemporains, t. 5, 1846-1869, p. 63.