Dire, ne pas dire

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Soudre

Le 6 février 2014

Expressions, Bonheurs & surprises

Le verbe soudre est semblable à ces patriarches des temps anciens qui ont disparu, mais ont laissé une vaste descendance. On le trouve encore en moyen français, en particulier dans la Ballade des pendus, de François Villon :

« Prince Jhesus, qui sur tous a maistrie, / Garde qu’enfer n’ait de nous seigneurie : / A luy n’avons que faire ne que souldre. / Hommes, icy n’a point de mocquerie ; / Mais priez Dieu que tous nous veuille absoudre»

Ce verbe est issu du latin solvere, qui signifie d’abord « détacher, délier », puis « payer, s’acquitter d’une dette », « désagréger, dissoudre » et, enfin, « résoudre, trouver la solution ». Les sens de solvere et de ses dérivés sont très variés ; ils le sont tellement que, pour en rendre compte, le français emploie deux formes de participe passé, l’un qui est emprunté du latin, l’autre qui vient directement du verbe français, et leurs sens diffèrent notablement. Ainsi on pourra dire que l’Assemblée est dissoute, sans que cela signifie qu’elle était dissolue, et que le souverain pouvait être absolu quand bien même il n’aurait pas été absout. Il en va parfois de même pour les noms puisque, à côté de l’absolution, existe l’absoute, un ensemble de prières dites par le prêtre au terme de la liturgie des défunts. De même, la soulte, « la somme qui, dans un partage, compense l’inégalité des lots », n’est pas la solution. Peut-être faut-il rappeler que le sens premier de solution est « séparation, rupture » et qu’une solution de continuité n’est pas, comme on le croit parfois et faussement, un moyen pour continuer quelque chose, mais l’interruption entre les parties d’un tout, auparavant continues. Cette expression apparaît au xive siècle dans le livre Chirurgie, d’Henri de Mondeville, le médecin de Philippe le Bel et de Louis le Hutin, et elle désigne une fracture dans laquelle les deux parties de l’os rompu ne sont plus en contact. Elle désignera, presque quatre siècles plus tard, sous la plume de Mme de Sévigné, une rupture entre deux personnes. Elle écrit dans une lettre du 14 juillet 1680 :

« Vous me demandez, ma Bonne, ce qui a fait cette solution de continuité entre La Fare et Mme de La Sablière. C’est la bassette ; l’eussiez-vous cru ? C’est sous ce nom que l’infidélité s’est déclarée ; c’est pour cette prostituée de bassette qu’il a quitté cette religieuse adoration. » (La bassette était un jeu de cartes fort en vogue à l’époque, où se jouaient de grosses sommes d’argent.)

La racine dont est tirée solvere est la même que celle que l’on trouve dans le gotique fraliusan, « perdre », un lointain ancêtre de l’anglais to lose, « perdre », mais aussi et surtout dans le grec luein, cher au cœur de tous les hellénistes, car c’est l’un des modèles qui servent à l’apprentissage des conjugaisons. Ce verbe a le même sens que le latin solvere et est à la base des formes françaises en -lyse ou en -lyte. On sait que l’analyse consiste à détacher les éléments d’un tout pour les identifier, que l’on effectue cette opération sur un corps chimique, sur une phrase ou sur une idée. Parmi les formes en -lyte, nous en retiendrons deux.

D’abord l’alyte. Sous cette dénomination savante se cache un mystérieux animal, plus connu sous le nom de « crapaud accoucheur ». Ces batraciens ont en effet une étrange particularité : le mâle conserve pendant six à huit semaines, en tresses autour de ses pattes arrière, les chapelets d’œufs pondus par la femelle. Il les gardera avec lui jusqu’à ce que, sentant l’éclosion proche, il s’installe dans une pièce d’eau où les petits pourront naître. Son nom alyte est emprunté du grec alutos, « qui ne peut être délié », parce que notre crapaud semble ne pouvoir être délivré de ces œufs avant que n’en sortent des têtards.

Ce suffixe se trouve aussi dans le nom Hippolyte. Ce nom, comme cela est très fréquent pour les patronymes grecs, a une signification. Avant d’être nom propre, le grec hippolutos est un adjectif qui signifie « qui détache les chevaux ». Ce sens fait particulièrement ressortir l’ironie cruelle de l’Hippolyte d’Euripide, puisque le héros meurt prisonnier des lanières qui entravaient ses chevaux et traîné par eux dans les rochers, et c’est bien parce que « celui qui détache les chevaux » ne les a justement pas détachés qu’il est mort. Les mots d’Euripide soulignent le retournement monstrueux qui est en jeu dans cet épisode, puisque si dans les derniers vers on entend le participe passé passif lutheis, « détaché, libéré », il ne qualifie pas les chevaux, mais Hippolyte lui-même.

Tout cela sera repris dans la Phèdre de Racine, mais notre langue ne marque plus ces rapprochements, et le dramaturge, faisant parler Théramène, emploiera d’autres verbes :

« Sa main sur ses chevaux laissait flotter les rênes / […] / Dans les rênes lui-même il tombe embarrassé / […] / J’ai vu, Seigneur, j’ai vu votre malheureux fils / Traîné par les chevaux qu’il a nourris. »

 

Justine D. G. (France)

Le 6 février 2014

Courrier des internautes

Doit-on dire « une semaine après que je sois allée » ou « une semaine après que je suis allée » ?

Justine D. G. (France, 15 novembre)

L’Académie répond

Après après que, on doit utiliser l’indicatif. Voyez L’Âme des poètes, de Charles Trénet : « Longtemps, longtemps, après que les poètes ont disparu, leurs chansons courent encore dans les rues»

Certains auteurs, sans doute par analogie avec avant que, utilisent le subjonctif après après que ; ils font alors une faute de grammaire.

Au plaisir des mots, au plaisir de la grammaire

Le 6 janvier 2014

Bloc-notes

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De concert ou de conserve

Les deux expressions existent et ont à peu près le même sens.

La première vient de la musique et indique que, comme les instruments, les violons ou les flûtes s’accordent soigneusement pour sonner juste, des personnes travaillent de concert et elles organisent bien leur collaboration.

La seconde vient de la marine. C’est un vieux mot indiquant le soin que prenaient les navires de rester à juste distance l’un de l’autre et de profiter du vent sans se gêner : ils naviguaient de conserve pour « se conserver » et éviter les dangers…

Comme toujours l’étymologie est intéressante, puisqu’elle nous raconte l’histoire des mots.

Si de concert vient de la musique, c’est qu’il faut bien que les musiciens qui jouent ensemble se concertent pour que leurs instruments soient accordés et qu’ils suivent le même tempo.

De conserve, c’est qu’il faut bien que les marins prennent garde de ne pas se heurter, pour se conserver.

 

La concordance des temps

La concordance des temps n’est pas sans poser quelquefois de petits problèmes…

Quand la proposition principale est au passé, il est d’usage que les subordonnés qui la suivent s’installent dans le temps de la principale et se mettent donc, elles aussi, au passé. Ce n’est pas sans susciter quelques ambiguïtés.

« On m’a dit, Madame, que vous étiez une excellente cuisinière… »

La dame va-t-elle sursauter et répondre avec un peu d’aigreur :

« Mais je le suis toujours, Monsieur… »

Car cet imparfait peut exprimer le présent du temps où l’on parle, aussi bien que le passé révolu…Si cette personne avait déclaré « On me dit, Madame, », elle aurait évidemment terminé sa phrase par « que vous êtes ». Mais celui qui a prononcé ces mots avait un grand respect de la concordance des temps. C’était d’ailleurs une personne de grand talent, et pas seulement pour la cuisine : il s’agissait de Maurice Edmond Sailland, plus connu sous le nom de Curnonsky. Le fameux gastronome parlait très bien notre langue, et en goûtait toutes les saveurs. Il a donc dit : « On m’a dit, Madame, que vous étiez… »

 

Ils se sont battus à cor et à cris

On imagine deux malandrins en train de se donner des coups « sur le corps » en hurlant ; mais l’orthographe serait tout à fait inexacte et nous empêcherait de comprendre le vrai sens de cette expression.

Elle est très ancienne et nous vient de la chasse à courre. Lorsque les chasseurs cavalcadaient ici et là dans la forêt, sans se voir, ils communiquaient par des cris, mais surtout par des cors de chasse : cet instrument n’avait d’autre utilité que de donner à entendre des renseignements précis : à chaque situation correspondait une sonnerie, un air particulier.

On sonnait « La Royale » pour un cerf dix cors (un grand adulte) « Le Bien allé », si on le suivait, « Le Débuché », et enfin « L’Hallali ».

Ils se sont donc battus « à cor et à cris ».

 

Avant qu’il fût né et après qu’il fut grand…

Un simple accent circonflexe ici, mais pas là…

Est-ce bien grave ?

Eh bien, oui : c’est la justesse de ce que nous disons, c’est-à-dire ce que nous pensons, qui est en cause quand nous l’écrivons.

Avant que quelque chose existe, ou ait lieu, on use du subjonctif, puisque cela n’existe pas encore, n’a pas eu lieu :

Je voudrais que cela soit, je souhaite que cela ait lieu, je rêverais que cela se produisît

Et donc :

Avant qu’il fût né…

Et puis le réel s’est installé, les choses désormais sont vraies : il est né, il a grandi, c’est un vrai petit homme ; et quand il fut grand… Le réel s’écrit à l’indicatif.

On peut même aller plus loin, de manière encore plus précise. Puisqu’il n’existait pas encore avant qu’il ne fût né, on peut renforcer cette irréalité à l’aide de ne.

Ce ne est facultatif, peut-être met-il en valeur l’impatience avec laquelle vous attendiez : Avant qu’elle n’arrive, je suis dans l’angoisse

Voltaire écrit « Le roi voulut voir le chef d’œuvre avant qu’il fût achevé. » : accent circonflexe, mais pas de ne. Sa majesté était peut-être moins impatiente qu’on ne le disait. Mais après qu’il l’eut vu, le roi manifesta sa gratitude.

Philippe Beaussant
de l’Académie française

Absence de liaisons après les adjectifs numéraux cardinaux

Le 6 janvier 2014

Emplois fautifs

Les adjectifs numéraux cardinaux sont, tout comme les articles, les adjectifs possessifs, démonstratifs, indéfinis, interrogatifs et exclamatifs, des déterminants et caractérisent le nom qu’ils précèdent. Ils sont donc étroitement attachés à ce nom et, phonétiquement, se lient avec lui quand celui-ci commence par une voyelle ou par un h muet. On dit deux (z)heures, cinq (k)ans, etc. Cette règle s’applique à tous les noms sans exception, et donc aussi au nom euro. Il est vrai que depuis l’écu, qui fut une monnaie utilisée pendant plus de cinq siècles, depuis Louis IX jusqu’à 1793, année où furent frappés les écus dits républicains, la France n’a plus eu de monnaie dont le nom commençait par une voyelle : francs, napoléons, louis, sous et autres livres ont peut-être contribué à faire oublier la nécessité des liaisons avec les numéraux. Ces liaisons sont néanmoins nécessaires y compris après vingt et cent qui, rappelons-le, prennent un s lorsqu’ils sont multipliés et non suivis d’un autre nombre (quatre-vingts ans mais quatre-vingt-deux ans ; deux cents livres mais trois cent quatre livres).

On dit

On ne dit pas

Un (n)euro, vingt(t)euros, cent(t)euros

Quatre-vingts(z)euros, sept cents (z)euros

Un / euro, deux / euros, vingt / euros

Quatre-vingts / euros, sept cents / euros

 

Contrôler au sens d’être maître

Le 6 janvier 2014

Emplois fautifs

Le nom contrôle est un dérivé de rôle, lui-même emprunté au latin médiéval rollus, désignant un morceau de parchemin qu’on conservait roulé sur lui-même. Le premier sens de rôle est celui de « liste inscrite sur un rouleau de papier ». Pour vérifier que ce qui était porté sur cette première liste était exact, on en établissait une deuxième, appelée « contre rôle », qui, par haplologie, a ensuite donné contrôle. On s’efforcera de garder à contrôle son sens originel de « vérification » et on évitera de lui donner, sous l’influence de l’anglais control, le sens de « maîtrise, conduite ou commandement ». Il en va naturellement de même pour contrôler qui signifie « vérifier » et non « se rendre maître de ». La confusion entre ces sens peut engendrer bien des malentendus. Ainsi dans Le Babélien, Étiemble écrit : « Je me suis laissé dire, à propos des sens de control, que si les Anglais ont bombardé Mers-el-Kébir en 1940, c’est par suite d’une méprise sur les sens différents du verbe anglais to control et du français contrôler. » Même si les conséquences de ces impropriétés ne sont, Dieu merci, pas toujours aussi dramatiques, on s’efforcera de ne pas donner à ces termes des sens qui ne sont pas les leurs. Est-il besoin de préciser que la locution anglaise under control est à proscrire en français ?

On dit

On ne dit pas

Nous maîtrisons la situation

La limitation des naissances

Nous sommes maîtres de la région

La situation est sous contrôle

Le contrôle des naissances

Nous contrôlons la région

 

Informer une décision

Le 6 janvier 2014

Emplois fautifs

Le verbe informer est polysémique. On l’emploie avec un sens très précis en philosophie : l’âme informe le corps, c’est-à-dire qu’elle lui donne une forme déterminée. En droit, il se construit intransitivement et signifie « conduire une instruction en matière pénale » : le juge d’instruction est tenu d’informer. Mais son sens le plus fréquent est celui de « mettre au courant quelqu’un de tel ou tel fait ». Dans ce dernier cas, le complément d’objet direct du verbe est une personne. On évitera de construire ce verbe avec un complément d’objet direct inanimé en lui donnant le sens de « motiver, justifier, argumenter » qu’a parfois l’anglais to inform, et l’on préfèrera user de l’un de ces verbes ou de périphrases contenant les noms information ou explication.

On dit

On ne dit pas

Motiver une décision

Donner des informations justifiant un choix, expliquer un choix

Informer une décision

Informer un choix

 

Adresser au sens d’aborder

Le 6 janvier 2014

Extensions de sens abusives

Le nom anglais address a, entre autres sens, celui d’« abord ». A man of good address désigne un homme à l’abord distingué. Le sens correspondant du verbe to address est celui d’« aborder (une personne) ». Par extension, ce verbe anglais admet un complément d’objet inanimé et s’emploie pour évoquer un sujet, un point qu’on vient à traiter. Bien que ce soit le français adresser qui se trouve être à l’origine du verbe anglais, il n’a jamais eu cette signification particulière, propre à l’anglais. On se gardera donc bien de confondre les sens des verbes anglais et français et l’on préfèrera le verbe aborder qui, lui, admet des compléments d’objet animés et inanimés, comme dans « aborder un passant », « aborder un rivage », « aborder un sujet difficile ».

On dit

On ne dit pas

Aborder un problème, une question

Adresser un problème, une question

Madic (France)

Le 6 janvier 2014

Courrier des internautes

J’ai entendu pour la première fois le mot « natalophobie », désignant la peur de Noël. Est-ce que ce mot existe vraiment, ou est-ce une farce ?

Madic (France, 25 novembre)

L’Académie répond

Il s’agit d’un jeu de mots. De nombreuses personnes s’amusent à former des noms composés à partir de racines grecques ou latines. Les formes avec les suffixes -phobie et -philie semblent particulièrement productives. Mais ce type d’agglutination, assez fréquent dans la langue scientifique, ne correspond pas à l’usage du français courant, qui préfère les tours prépositionnels. Certaines langues comme le grec ou l’allemand ont plus recours à la soudure de différents composants.

C’est ce qui explique que l’allemand a des mots de plus de trente lettres dont le fameux

Rindfleischetikettierungsüberwaschungsaufgabenübertragungsgesetz, mot de 63 lettres qui signifie simplement « loi sur le transfert des obligations de surveillance de l’étiquetage de la viande bovine » !

On regrettera la disparition de ce mot, apparu dans le cadre de la lutte contre la maladie de la vache folle et victime d’un changement de législation européenne en 2013.

Ajoutons pour conclure que natalophobie, mélange de grec et de latin est un monstre. Il aurait fallu écrire genethliophobie.

J’ai mis un bonnet rouge au vieux dictionnaire

Le 5 décembre 2013

Bloc-notes

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Je tiens d’abord à préciser que j’enseigne aux États-Unis depuis quarante-sept ans et que donc je ne suis pas, et de loin, un ennemi de la langue anglaise. Dont je respecte et admire les littérateurs, poètes, écrivains, savants et philosophes.

Mais il s’agit ici des langues en général.

Il existe six mille langues parlées dans le monde, dont plus de la moitié ne jouissent pas encore de l’écriture. Chiffre impressionnant, une langue meurt tous les quinze jours. Les experts pensent qu’en 2100, il n’en restera plus que six cents.

Cette question rejoint celle de la biodiversité. Les espèces vivantes meurent, nos langues suivent cette même destruction.

D’autre part, le monde a toujours ressenti le besoin d’une langue de communication. Dans l’Antiquité, le grec a servi de koinè, c’est-à-dire de langue commune aux marins, aux commerçants et aux savants. Synagogue est un mot grec et non hébreu ; pyramide est un mot grec et non égyptien.

Plus tard, le latin devient, et cela pour des millénaires, la langue universelle du droit, de la science et de la médecine – les travaux mathématiques de Riemann sont encore en latin, et même la thèse de Bergson. Cela dura jusqu’à Vatican II, où l’Église catholique fit retour aux langues vernaculaires ; de sorte qu’au Vatican, aujourd’hui, tout le monde parle anglais.

À l’âge classique, le français joua ce rôle, aujourd’hui l’anglais l’a remplacé. Qui sait si, demain, en raison de la densité ou du poids démographiques, le mandarin ou l’urdu ne prendront pas le relais ?

Mais j’écris le relais : a-i-s ! Tout le monde critique l’enseignement, qu’il faut réformer tant il est mauvais, dit-on, sans s’apercevoir que la fonction pédagogique est aujourd’hui assurée plus par les affiches, la publicité et les médias de tous ordres que par l’école. Comment voulez-vous qu’un instituteur enseigne à ses élèves comment écrire le mot relais, alors que les gosses le voient écrit tous les matins, en passant devant la gare : a-y ?

Et puisque nous sommes à la gare, disons un mot de la décision de la S.N.C.F. de mettre des cours d’anglais à la disposition de ses clients de première classe. Voilà une excellente idée ! Qui deviendra meilleure encore quand sera prise la décision complémentaire de mettre des cours de français à la disposition des voyageurs de seconde classe. Tant il reste vrai que la classe riche ou dominante se distingue des autres, par l’habit, la nourriture et les mœurs, mais aussi et surtout par la langue. Elle parlait latin quand le peuple parlait français : Molière se moque de ce tic chez les juristes et les médecins. Elle parla français quand le peuple rural parlait breton, gallo, alsacien, picard, basque, franco-provençal, catalan ou gascon. À la veille de la guerre que nous n’appellerons plus « guerre de 14 », 51 % des fantassins ne parlaient pas français, mais une langue régionale, de sorte qu’il fallut composer les régiments selon les provinces pour que les combattants se comprennent entre eux.

Rien n’a changé aujourd’hui. Les publicitaires, les financiers, tous leaders ou managers, ne veulent pas parler la langue du peuple. Ils parlent anglais, comme jadis ils parlaient latin ou grec.

Pendant que le français devient la langue des pauvres – la langue du peuple – la langue de la seconde classe.

Bonne idée donc de mettre des cours de français en seconde classe.

Alors, le peuple rira au comique de Molière, pleurera d’émotion aux poèmes de Verlaine, se passionnera aux récits de Maupassant, goûtera les chansons de Brel, le Belge, ou de Brassens le Sétois, bref, nagera dans la culture, pendant qu’en première classe, les riches apprendront le marketing, le merchandising, le leadership, bref, toutes les techniques à faire du fric, en trompant et tondant le plus souvent les voyageurs de la seconde classe.

Mais, comme les Bretons, ceux-ci peuvent aussi mettre le bonnet rouge. Victor Hugo l’avait même déjà dit : « J’ai mis, disait-il, un bonnet rouge au vieux dictionnaire. »

D’où mon idée, aussi simple que douce.

J’en appelle aux voyageurs de la seconde classe : qu’ils n’achètent jamais un produit désigné en anglais ; qu’ils n’obéissent jamais à toute publicité rédigée en anglais ; qu’ils n’entrent jamais dans « un shop », mais toujours dans une boutique ; qu’ils n’aillent jamais voir un film dont le titre n’est pas traduit…

…qu’ils fassent la grève douce de la langue.

Croyez-le bien : dès que baissera d’un point le chiffre d’affaires  de ces parleurs d’un sabir qu’eux-mêmes ne maîtrisent pas, ils reviendront vite à notre langue qu’ils assassinent et mettent en danger.

 

Michel Serres
de l’Académie française

Développer au lieu de mettre au point

Le 5 décembre 2013

Emplois fautifs

Le verbe développer signifie d’abord « débarrasser de ce qui enveloppe », puis « faire croître, donner de la force, de l’ampleur à quelque chose ». Il convient de ne pas lui donner, faute qui malheureusement tend à se répandre, le sens de « mettre au point ». En effet cette locution verbale s’emploie pour évoquer les réglages et les retouches qui permettront le bon fonctionnement d’un moteur, d’une machine et, plus généralement, d’un dispositif complexe. On dira ainsi qu’on développe une idée, c’est-à-dire qu’on lui donne de l’ampleur, alors qu’on met au point un plan, c’est-à-dire qu’on en règle les derniers détails. Si certains noms peuvent être compléments de ces deux formes, une argumentation par exemple peut être développée ou mise au point, on veillera à ne pas confondre ces dernières. On évitera également d’employer l’anglicisme Développer un cancer.

 

On dit

On ne dit pas

Développer l’industrie aéronautique

Mettre au point un système de freinage

Mettre au point l’industrie aéronautique

Développer un système de freinage

 

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