Dire, ne pas dire

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Gourmand

Le 3 avril 2014

Extensions de sens abusives

Naguère était gourmand qui aimait manger abondamment. Par métonymie, on l’a employé comme adjectif avec des noms comme bouche, lèvres, regards, mines, etc. pour former des expressions marquant un fort désir de nourriture ou de plaisir charnel.

Mais on observe depuis quelque temps un renversement dans les expressions, puisque le gourmand n’est plus celui qui mange, mais ce qui est mangé. On parle maintenant de produits gourmands, de desserts gourmands, et de bien d’autres encore, quand il aurait suffi que ces produits ou desserts soient pleins de goût ou savoureux. Livre de cuisine semble alors une faute, qu’il faut combattre en employant, évidemment, livre gourmand. On ne suivra pas cette mode et l’on n’emploiera gourmand que pour qui aime les plaisirs de la table et de la chair.

 

On dit

On ne dit pas

De délicieuses pâtisseries

Des fruits savoureux, appétissants

Un café accompagné de mignardises

Des pâtisseries gourmandes

Des fruits gourmands

Un café gourmand

 

Impondérable

Le 3 avril 2014

Extensions de sens abusives

L’adjectif Impondérable est dérivé du latin pondus, « poids », et signifie « que l’on ne peut peser, dont le poids échappe aux mesures les plus précises » ; par extension, cet adjectif s’applique à ce qu’on ne peut prévoir, mais qui peut avoir une certaine importance. Le nom tiré de cet adjectif désigne donc un évènement que l’on ne peut ni mesurer ni préciser, mais dont les conséquences sont d’importance. On pourra parler des impondérables de la politique ou des affaires, mais on évitera d’affaiblir ce nom en en faisant un synonyme de souci, tracas, ennui, problème, etc.

On dit

On ne dit pas

Les petits soucis de la vie quotidienne

Les impondérables de la vie quotidienne

 

Adeline A. (Paris)

Le 3 avril 2014

Courrier des internautes

L’expression « au quotidien » est-elle correcte ?

Il semble qu’elle ait envahi la radio et la presse et qu’aucun journaliste, publicitaire etc. ne puisse plus s’en passer (et pourtant 9 fois sur 10 ces 2 mots pourraient être supprimés sans altérer le sens de la phrase).

Même mon paquet de sucre proclame qu’il « me facilite la vie au quotidien ».

Adeline A. (Paris, 28 janvier)

L’Académie répond

Cette forme est familière, mais elle n’est pas incorrecte. On la trouve dans notre Dictionnaire, à l’article Quotidien. Mais il est vrai qu’il convient de ne pas en faire un tic de langage et de l’employer quand, comme dans l’exemple que vous citez, elle ne sert à rien.

Donatienne de S. (Suisse)

Le 3 avril 2014

Courrier des internautes

Est-il correct d’utiliser le verbe manger dans une forme intransitive. Exemple : je vais manger. Je vais déjeuner me semble plus approprié. Merci de votre réponse

Donatienne de S. (Suisse, 28 janvier)

L’Académie répond

Manger peut s’employer de manière absolue.

Voyez ce que nous écrivons à ce sujet dans notre Dictionnaire.

Absolt. Prendre de la nourriture, des aliments. Avoir besoin de manger. Il n’a ni bu, ni mangé aujourd’hui. Il ne mange pas tous les jours à sa faim. Cet animal est resté trois jours sans manger. Manger de bon appétit, avec appétit. Il mange mieux, il a davantage d’appétit. On mange mal dans cette maison, la nourriture y est mauvaise. Manger froid, chaud.   Par ext. Prendre un repas, ses repas. Une salle à manger. Il mange plus souvent à son cercle que chez lui. Il a souvent mangé avec nous, à notre table.

Les aventures de la translittération

Le 6 mars 2014

Bloc-notes

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Les récents Jeux olympiques d’hiver et les tragiques événements d’Ukraine ont fait revenir régulièrement dans les journaux ou sur les écrans télévisés des noms de personnes ou de lieux transcrits du cyrillique. On a pu voir ainsi apparaître sur les écrans de télévision le nom de deux villes étranges : une certaine ville de « Sochi », à propos des Jeux, et celle de « Zhytomyr », à propos d’un épisode de la « révolution orange ».

À la lettre, ni l’une ni l’autre de ces villes n’existent dans notre langue. « Sochi » et « Zhytomyr » sont la transcription, ou, mieux, la « translittération », anglaise du nom des villes russe et ukrainienne que l’on transcrit en français par « Sotchi » et « Jitomir ». C’est un phénomène qui est malheureusement assez fréquent aujourd’hui, et on ne compte plus, s’agissant du russe, les traductions contemporaines où fleurissent des « Masha » et autres « Natasha » qui surprennent extrêmement le lecteur de Tchekhov ou de Tolstoï – sans parler des « Solzhenytsin » qu’on n’est jamais arrivé ni à prononcer ni à reconnaître.

Pourtant, Sotchi et Jitomir, pour ne parler que de ces deux villes, ne sont pas des inconnues, tant s’en faut. Station balnéaire du Caucase, la ville de Sotchi, avec un t, a été décrite et célébrée par trois Prix Nobel de littérature, Ivan Bounine, Boris Pasternak et Joseph Brodsky. C’est à Sotchi qu’Ostrovski, venu y soigner sa polyarthrite aiguë, écrivit son livre fameux Et l’acier fut trempé..., etc.

Quant à la ville de Jitomir, en Ukraine, à 100 kilomètres de Kiev, son nom est présent dans toute l’histoire du xxe siècle. En 1997, quand on donne le prix du meilleur livre étranger à Mark Sergueievitch Kharitonov, qui y est né en 1937, pour son livre Un mode d’existence (Fayard). Plus récemment, quand sur toutes les chaînes de télévision on signale la naissance de deux animaux monstrueux : un porc et un veau à deux têtes. Jitomir est en effet la ville de Russie, maintenant d’Ukraine indépendante, la plus proche de Tchernobyl. Mais le nom de Jitomir avait déjà une bonne place dans l’histoire de la Seconde Guerre mondiale : la ville est un nœud ferroviaire et donc un enjeu de première importance dans la lutte que mènent les Russes contre l’envahisseur allemand. Un petit film (INA) retrace l’épisode très violent de sa conquête par l’armée allemande le 31 décembre 1943 : on y voit l’entrée d’une colonne de soldats dans Jitomir en ruines.

Quand les journaux et les télévisions l’appellent « Zhytomyr », ou quand ils oublient le t de Sotchi, cela témoigne évidemment du progrès de l’anglicisation de notre langue. Mais surtout, et plus gravement, cela témoigne d’un progrès dans notre oubli de l’histoire, ou dans notre indifférence envers elle.

La question de la transcription des langues ou caractères étrangers est trop vaste pour qu’on la résume d’un mot. Et d’abord de quoi parle-t-on ? De « transcription » ou de « translittération » ? S’agit-il d’une transposition lettre à lettre, ou de la restitution d’une prononciation? C’est à soi seul une histoire à part entière : au xviie siècle, on francise à outrance. La famille bretonne des « Kernevenoy » devient « Carnavalet ». L’anglais « Buckingham », « Bouquincam ». Et l’empereur romain « Titus » s’appelle « Tite » dans la « comédie héroïque » de Corneille, Tite et Bérénice.

S’agissant des caractères cyrilliques, la translittération a connu des évolutions qui suffisent à dater une traduction. Le « v » russe final, par exemple, prononcé « f », était translittéré avec deux « f » autrefois, et depuis 1960 il l’est par un « v ». Des variantes rivalisent parfois au petit bonheur la chance. Ainsi, avant que « Khrouchtchev » s’impose, on a connu « Kroutcheff », « Kroutchev » et même un puriste « Krouchiov » qui serait plus près de la prononciation du nom, en cyrillique « Хрущёв » ! Mais l’usage actuel d’une translittération de type anglais a une signification autrement inquiétante. Écrire « Zhytomyr » ou « Natasha » traduit une ignorance totale du référent de ces noms propres : qui a lu Guerre et Paix ne peut qu’écrire « Natacha ». Qui a lu Bounine ne peut écrire « Sochi », et qui connaît l’histoire de la Seconde Guerre mondiale, de la Russie, et de l’Ukraine, ne peut pas écrire « Zhytomyr ».

L’exactitude dans la translittération des noms de personnes et de lieux et le respect de sa propre langue devraient pourtant être une exigence de base dans la traduction : le monde de l’information semble pourtant en faire peu de cas. Le recours aux dépêches d’agences internationales rédigées en anglais est la règle dans les bureaux de presse où l’on travaille souvent dans la précipitation. Désinvolture, minceur du bagage culturel, soumission aux modes ? Si l’anglais s’impose en terrain francophone, ce n’est donc pas seulement en raison de sa puissance. C’est aussi en raison de notre faiblesse.

Et c’est la même chose pour l’introduction de certains mots anglais dans notre lexique. Ils ne seraient nullement nécessaires si nous connaissions mieux notre langue.

Danièle Sallenave
de l’Académie française

Abréviations des adjectifs numéraux

Le 6 mars 2014

Emplois fautifs

L’abréviation des adjectifs numéraux est souvent source d’erreurs. Ces abréviations sont parfois allongées, sans doute par volonté de bien faire et par souci de lisibilité, plus qu’il n’est nécessaire. Rappelons donc que premier et première s’abrègent en 1er et 1re, que second et seconde s’abrègent en 2d et 2de, et que toutes les autres formes s’abrègent en : 3e, 5e, 100e, etc. Ces adjectifs numéraux ordinaux peuvent tous prendre la marque du pluriel et, dans ce cas, on ajoutera un s dans l’abréviation : « Les 2es Jeux olympiques d’été eurent lieu à Paris en 1900. »

On écrit

On n’écrit pas

La Ire et la IIde République

La classe de 2de

La 8e femme de Barbe-bleue

La Ière et la IInde République

La classe de 2nde

La 8ème femme de Barbe-bleue

 

Soi-disant pour prétendu

Le 6 mars 2014

Emplois fautifs

La locution adjectivale Soi-disant signifie « qui se prétend tel ». On ne doit donc l’employer qu’avec des êtres vivants susceptibles de parler et de dire quelque chose les concernant. Si l’on peut donc dire : « Le soi-disant avocat était un escroc », on ne peut dire : « La soi-disant broche en or n’était qu’un bijou de pacotille. » N’oublions pas non plus que soi-disant ne peut être employé que pour évoquer une personne qui revendique telle ou telle qualité, tel ou tel état, et non pour évoquer une personne à qui on les prête. Rappelons enfin que disant est invariable et que soi, pronom personnel, ne saurait être confondu avec son homonyme soit.

On dit

On ne dit pas

Un prétendu tableau de maître

 

Le prétendu coupable était innocent,
celui que l’on accusait était innocent

Les soi-disant infirmières

Un soi-disant tableau de maître

 

Le soi-disant coupable était innocent
 

Les soi-disantes infirmières

 

 

Traiter au sens d’insulter

Le 6 mars 2014

Emplois fautifs

Le verbe Traiter peut avoir des noms de personne comme complément direct ; il signifie d’abord et généralement « agir de telle ou telle manière avec quelqu’un ». On dira ainsi : « Notre hôte nous a traités royalement. » Traiter signifie aussi par extension « insulter », mais, dans ce cas, il doit obligatoirement être construit avec un nom attribut du C.O.D : « Il a traité son voisin de cafard. » La construction sans attribut est incorrecte avec ce verbe. Rappelons que, à l’inverse, le verbe Insulter ne doit pas être suivi d’un attribut du C.O.D.

On dit

On ne dit pas

Il me traite d’idiot, de lâche, d’assassin, etc.

Il m’a insulté

Il me traite

Il m’a insulté de voleur, de voyou, etc.

 

Introduire au sens de présenter

Le 6 mars 2014

Extensions de sens abusives

Le verbe Introduire, quand il a pour complément un nom de personne, peut signifier « faire entrer une personne dans un lieu » (on les introduisit au salon), « faire admettre dans une société, auprès de quelqu’un » (il souhaite que je l’introduise auprès de vous, dans notre cercle). On dira d’une personne qui a ses entrées dans tel ou tel milieu qu’elle y est bien introduite. Mais on évitera d’ajouter à ces sens celui du faux-ami anglais introduce, « présenter », même si celui-ci, comme le français introduire, est emprunté du latin introducere, « conduire dans ».

On dit

On ne dit pas

Elle l’a présenté à ses parents

Elle l’a introduit à ses parents

 

Académie et immortalité

Le 6 mars 2014

Expressions, Bonheurs & surprises

Si l’on cherchait le mot Académie dans un dictionnaire de rimes, on le trouverait en bien triste compagnie, avec les mots endémie, épidémie et pandémie, et il n’est pas certain que le nom lipidémie, plus connu sous la forme lipémie, « taux des lipides sanguins», égaierait beaucoup cette peu riante liste.

Si on le cherchait dans un Gradus des procédés littéraires ou quelque autre ouvrage de rhétorique, on l’y trouverait encore. Mais ce serait, probablement, à l’article Cacophonie, et l’on pourrait lire le célèbre quatrain qu’écrivit Perceval-Grandmaison contre la candidature de Victor Hugo à l’Académie française, quatrain qui n’est resté dans les mémoires que parce qu’il montre, par l’exemple, ce qu’est la cacophonie, et que voici :

« Où, ô Hugo, huchera-t-on ton nom ? / Justice, enfin, que faite ne t’a-t-on ? / Quand à ce corps qu’Académie on nomme, / Grimperas-tu de roc en roc, rare homme ? »

Voilà de bien tristes prémices, mais l’histoire et l’étymologie de ce nom nous apporteront des faits plus réjouissants.

D’abord parce que, avant de désigner la gardienne de la langue française, le nom Académie a désigné un jardin situé à Athènes où, au début du ive siècle avant Jésus-Christ, enseigna Platon. Cette forme de patronage horticole explique peut-être la proximité, montrée par les mots, qui existe entre langues et plantes. Celle-ci s’est traduite par un grand nombre de titres d’ouvrages, le plus souvent à vocation pédagogique, parmi lesquels le fameux Jardin des racines grecques, que fit paraître Claude Lancelot en 1660 ou, plus près de nous, cette charmante Flore latine des dames et des gens du monde, ou clef des citations latines que l’on rencontre dans les ouvrages des écrivains français, de Pierre Larousse.

On n’oubliera pas non plus que langues et plantes sont classées par familles, certaines connues et nombreuses, comme la famille indo-européenne pour les langues ou celle des Cucurbitacées, pour les plantes, d’autres moins, comme la famille finno-ougrienne ou celle des Fagacées.

L’Académie, akademia, ou akademeia, était donc un jardin, ainsi nommé car il appartenait à un certain Akadémos. Ce nom, nous apprend le célèbre Bailly, était à l’origine une forme issue du béotien, un des dialectes parlés dans la Grèce ancienne, wheka-damos. Les tours et détours des langues sont parfois bien curieux, qui font que toutes les sociétés savantes appelées académies ont un nom qui vient du béotien, et que ce mot, quand il n’est plus un nom désignant une langue, mais un adjectif, est ainsi présenté dans le Dictionnaire de l’Académie française : « Lourd et grossier, comme l’étaient les Béotiens au dire des Athéniens », définition illustrée par ces exemples : Se heurter à un public béotien. Il a parlé devant des béotiens.

Ce nom, wheka-damos, ou akadémos en grec classique, désigne celui qui a les faveurs du peuple. On ne peut que se réjouir de ce rapport étroit, étymologique et originel entre l’Académie et le peuple, de ce rapport consubstantiel qui les unit. C’est un témoignage de plus de la force du lien existant entre les peuples et leur langue. C’est pour affermir ces liens qu’a été créée l’Académie française. Fénelon, parlant de la Grèce, a bien rendu compte de cette intrication entre un peuple et sa langue, lui qui écrivait : « Chez les Grecs, tout dépendait du peuple, et le peuple dépendait de la parole. »

Intéressons-nous maintenant au nom Immortalité, puisque la devise de l’Académie française est « À l’immortalité », en hommage à l’immortalité de la langue française. Il convient sans doute de préciser que cette devise et le vœu qu’elle contient ne sont pas aussi superfétatoires qu’il pourrait y paraître puisque, depuis que cette devise a été choisie par l’Académie, les langues qui ont disparu se comptent en centaines, voire en milliers.

La devise de l’Académie étant À l’immortalité, on a appelé, par extension, les académiciens les immortels, extension favorisée par le fait que leur nombre ne diminue jamais.

Les Immortels, ce syntagme nous ramène encore vers la Grèce puisque c’est aussi la traduction de hoi athanatoi, nom que les Grecs donnaient, dans l’Antiquité, à la garde personnelle des rois de Perse, garde forte de dix mille hommes d’élite, et qui avait cette particularité que, quand l’un d’entre eux mourait, il était aussitôt remplacé, ce qui permettait que le nombre des soldats restât constant.

Les académiciens français ont conservé ce type de fonctionnement pour que leur nombre soit, peu ou prou, toujours de quarante, avec toutefois cette importante différence dans le mode de recrutement des soldats de la garde du roi de Perse et celui des gardiens de la langue française : chez ces derniers, on élit un successeur à celui qui vient de mourir ; chez les premiers, ceux qui étaient amenés à prendre les places laissées vides par ceux qui périssaient étaient choisis avant que ces décès ne surviennent.

Ces Grecs anciens, à qui nous devons le nom académie, avaient deux adjectifs signifiant « immortel ». Ambrosios, d’où est tiré le nom ambroisie, la nourriture qui confère l’immortalité, et athanatos, que l’on retrouve dans l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert sous la forme Athanates pour désigner les gardes du roi de Perse. Athanatos est composé du préfixe privatif a- et de thanatos, « la mort », à laquelle les Anciens associaient hupnos, « le sommeil », remplacé de nos jours par érôs, « le désir ». Ambrosios est composé à l’aide de ce même préfixe privatif et d’une vieille racine indo-européenne signifiant « mourir ».

Ces deux adjectifs ont aussi donné chacun un prénom, Athanase et Ambroise. Ils furent illustrés par deux fameux Pères de l’Église. Entre mille autres choses, le premier consacra sa vie à la lutte contre l’arianisme et le second baptisa saint Augustin. Un autre religieux du nom d’Ambroise eut un sort plus funeste : archevêque de Moscou pendant la peste de 1771, il fit retirer d’une chapelle une image de la Vierge, à laquelle la foule attribuait de nombreuses guérisons mais qui, en raison du grand concours de peuple qu’elle provoquait, propageait le mal de manière effrayante. Ses ouailles en délire l’accusèrent de sacrilège, l’arrachèrent à son autel, et ceux-là même dont il avait la charge spirituelle le massacrèrent.

Religieux encore, mais de fiction cette fois, le terrifiant héros du Moine de Lewis, le prieur des capucins de Madrid, se nomme Ambrosio. Monstre d’orgueil, il commettra crime sur crime et, pour échapper à la mort, conclura un pacte avec Satan. Mais ce refus de mourir va être cause de la longueur de son châtiment, puisque, après qu’il fut précipité par Satan sur des rochers où son corps s’est fracassé, pendant sept longs jours la vie refuse de le quitter, comme si son nom Ambrosio, « Immortel », empêchait qu’un prompt trépas vienne mettre un terme à ses souffrances : il gît, les os brisés, brûlé par le soleil, dévoré par des milliers d’insectes tandis que des aigles viennent continûment lui arracher des lambeaux de chair, rongé par une soif atroce à deux pas d’une rivière à laquelle ses membres rompus ne peuvent le porter.

Pour finir sur une note plus optimiste, on se souviendra que le père de la chirurgie, qui, s’il ne donnait pas l’immortalité, réussissait à tout le moins à prolonger les vies s’appelait Paré et avait pour prénom Ambroise. C’était aussi, à une époque où les traités médicaux étaient écrits en latin, et un siècle avant la naissance de l’Académie française, un ardent défenseur du français ; n’écrivit-il pas dans une de ses préfaces, encouragé en cela par Pierre de Ronsard : « Je n’ai voulu escrire en un autre langaige que le vulgaire de nostre nation, ne voulant estre de ces curieux, et par trop supersticieux, qui veulent cabaliser les arts et les serrer sous les loix de quelque langue particulière. »

Pour conclure avec cette immortalité, rappelons que deux futurs académiciens la firent figurer dans un titre de leur œuvre. Un poème fameux des Méditations de Lamartine est intitulé L’Immortalité, et, environ un siècle plus tard, le premier ouvrage publié par Georges Dumézil avait pour titre Le Festin d’immortalité, étude de mythologie comparée indo-européenne, ouvrage qui traitait, en particulier, de l’ambroisie.

Nul doute que les travaux de ce dernier ont illustré la langue française et ont contribué à la rendre immortelle. Mais, dans son rapport aux langues, Georges Dumézil est, en quelque sorte, doublement immortel, lui qui s’est aussi illustré en sauvant de la disparition une langue du Caucase, l’oubykh, dont il fut l’avant-dernier locuteur, et dont il assura la survie en publiant, en 1931, La Langue des Oubykhs et, en 1957, Contes et légendes des Oubykhs. Ainsi, grâce aux travaux de celui qui n’était pas encore académicien, et malgré la mort, en 1992, de Tevfik Esenc, le dernier locuteur oubykh, cette langue aux quatre-vingt-trois consonnes est assurée, elle aussi, d’une forme d’immortalité.

 

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