Dire, ne pas dire

Recherche

Andain

Le 5 mai 2014

Expressions, Bonheurs & surprises

Andain est un mot que l’on n’entend plus guère, mais qui abonde dans la littérature du xixe siècle et de la première moitié du xxe siècle. Il désigne chacune des lignes parallèles que forment dans un champ les céréales ou le foin coupés par un faucheur et tombés sur le côté. Marcel Aymé, un des grands peintres de la vie paysanne, l’évoque à plusieurs reprises au début de La Vouivre : « Arsène laissait derrière lui de maigres andains d’une herbe rêche […]. Vers huit heures du matin Arsène aiguisait sa faux lorsqu’il aperçut, à quelques pas de lui, une vipère glissant sur l’herbe rase entre deux andains… »

Le comte de Faverges, un physiocrate que l’on rencontre dans Bouvard et Pécuchet, explique à nos héros comment on doit traiter les andains : « Il exposa son système relativement aux fourrages ; on retournait les andains sans les éparpiller ; les meules devaient être coniques, et les bottes faites immédiatement sur place… »

Par extension, andain désigne aussi ce qui va être fauché, comme dans La Terre, de Zola : « Delhomme tourna un instant la tête, sans cesser de lancer et de ramener sa faux. Et il continua, couchant l’andain à coups pressés, laissant derrière lui le creux de son sillage. »

Quand ce nom est apparu en français, il désignait une mesure de longueur qui valait un pas, une enjambée. On lit ainsi dans un poème du xiiie siècle intitulé La Mort Larguece : « A mains d’un andain de moi ierent » (Elles se trouvaient à moins d’un pas de moi).

Au Moyen Âge et à la Renaissance, l’andain était aussi une mesure agraire qui variait d’un endroit à l’autre puisqu’il désignait la bande de terrain fauchée par un homme sur toute la longueur d’un champ.

Ce nom est issu d’une forme latine reconstituée *ambitanus, qui désignait déjà le pas d’un paysan, puis, par extension, la surface de blé ou de foin que l’on abattait d’un coup de faux. *Ambitanus est dérivé de ambitus, qui signifie « mouvement circulaire, pourtour », lui-même dérivé de ambire, « aller des deux côtés, aller et venir, entourer ».

De ce verbe sont tirés deux noms, ambitus, et ambitio. Ambitus, on l’a vu, désigne d’abord un mouvement circulaire, puis, par extension, dans le domaine politique, la brigue, les démarches illégitimes pour se faire élire, comme si l’on tournait constamment autour des électeurs. Cicéron déposa d’ailleurs une loi pour faire condamner ceux qui usaient de ces moyens illicites, loi appelée Lex Tullia (de Tullius, le nom de Cicéron) de ambitu.

Quant à ambitio, d’où vient le français « ambition », il désigne les manœuvres autorisés effectuées par qui veut remporter une élection, avec toujours cette idée de tourner autour des électeurs, de les fréquenter assidûment.

L’emploi du nom andain s’est peu à peu estompé en même temps que la réalité qu’il désignait. On le trouve pourtant encore dans le titre d’un roman écrit pendant l’hiver 1942-1943 : Trouble dans les andains. On y rencontre, entre autres, un personnage nommé Brisavion, ce qui est l’anagramme des nom et prénom de son auteur, un jeune ingénieur qui venait de terminer ses études à Centrale, et qui se nommait Boris Vian.

 

Delphine A. (France)

Le 5 mai 2014

Courrier des internautes

Il me semble avoir déjà entendu, voire employé, l’expression : « un double objectif ». Est-ce correct ? Et par ailleurs, peut-on dire : « un triple objectif », voire « un objectif multiple » ? Ou dit-on plutôt : « de multiples objectifs » ?

Merci d’avance pour votre réponse. Et merci pour ce service proposé par l’Académie française !

Delphine A. (France, 23 janvier)

L’Académie répond

Le nom objectif peut être accompagné de l’adjectif double, triple, etc.

On peut dire : En proposant d’isoler les appartements nous avons un triple objectif :

– créer de l’emploi,

– préserver l’environnement,

– faire des économies.

Mais il est vrai que l’usage préfèrera des objectifs multiples à un objectif multiple, même si, grammaticalement, cette dernière forme est correcte. Sachez que nous nous faisons un plaisir et un devoir de répondre aux questions qui nous sont adressées.

Commémorer le centenaire de la Première Guerre mondiale

Le 3 avril 2014

Emplois fautifs

Le verbe commémorer signifie « évoquer, célébrer la mémoire d’une personne, d’un évènement », et le nom anniversaire désigne une date qui rappelle le souvenir d’un évènement survenu une ou plusieurs années auparavant. Il est donc redondant et incorrect de faire d’anniversaire, ou d’un de ses équivalents comme centenaire, le complément d’objet de commémorer. On commémore un évènement et on fête ou on célèbre un anniversaire.

On dit

On ne dit pas

Célébrer le centenaire de la Première

Guerre mondiale

Fêter l’anniversaire de la Libération

Commémorer le centenaire de la

Première Guerre mondiale

Commémorer l’anniversaire de la Libération

 

 

Échanger des propos et non s’échanger des propos ou échanger

Le 3 avril 2014

Emplois fautifs

Le verbe échanger est un verbe transitif et doit donc être construit avec un C.O.D. Une mode se répand, qui consiste à l’employer absolument, mais c’est une incorrection. Rappelons d’autre part que le seul emploi pronominal correct de ce verbe est un emploi pronominal à valeur passive. On dira Ils échangèrent quelques paroles et non Ils s’échangèrent quelques paroles. Cette faute trouve probablement son origine dans la prononciation. Le s d’ils, qui doit être prononcé z dans ils échangèrent, a été assourdi à tort et prononcé s, comme dans Ils s’échangèrent.

On dit

On ne dit pas

Nous avons échangé quelques propos

Ils échangèrent des regards

Des compliments s’échangeaient

Nous avons échangé

Ils s’échangèrent des regards

Des personnes s’échangeaient des compliments

 

 

Sens dessus dessous, tourner les sangs

Le 3 avril 2014

Emplois fautifs

Sans et Sang sont homonymes. Dans Sens, le s final se fait entendre, sauf dans les formes sens dessus dessous et sens devant derrière. Dans ces expressions, la présence du nom sens est assez récente. On disait autre fois Ce en dessus dessous, c’est-à-dire que ce qui devait être dessus se retrouvait dessous. Ces deux mots, ce et en, ont été réunis en cen, que l’on a ensuite confondu avec l’ancien français sen, « chemin, sentier ». Quand sen est sorti d’usage et n’a plus été compris, on l’a remplacé par sens, mais en en conservant la prononciation. C’est cette prononciation qui explique que cette forme est parfois incorrectement orthographiée et que l’on peut lire Sans dessus dessous. Rappelons aussi que l’on doit écrire tourner les sangs et non tourner les sens, même si cette expression se trouve dans plusieurs nouvelles de Maupassant.

On dit et on écrit

On ne dit pas, on n’écrit pas

Mettre tout sens dessus dessous

L’angoisse lui tourne les sangs

Mettre tout sans dessus dessous

L’angoisse lui tourne les sens

 

Gourmand

Le 3 avril 2014

Extensions de sens abusives

Naguère était gourmand qui aimait manger abondamment. Par métonymie, on l’a employé comme adjectif avec des noms comme bouche, lèvres, regards, mines, etc. pour former des expressions marquant un fort désir de nourriture ou de plaisir charnel.

Mais on observe depuis quelque temps un renversement dans les expressions, puisque le gourmand n’est plus celui qui mange, mais ce qui est mangé. On parle maintenant de produits gourmands, de desserts gourmands, et de bien d’autres encore, quand il aurait suffi que ces produits ou desserts soient pleins de goût ou savoureux. Livre de cuisine semble alors une faute, qu’il faut combattre en employant, évidemment, livre gourmand. On ne suivra pas cette mode et l’on n’emploiera gourmand que pour qui aime les plaisirs de la table et de la chair.

 

On dit

On ne dit pas

De délicieuses pâtisseries

Des fruits savoureux, appétissants

Un café accompagné de mignardises

Des pâtisseries gourmandes

Des fruits gourmands

Un café gourmand

 

Impondérable

Le 3 avril 2014

Extensions de sens abusives

L’adjectif Impondérable est dérivé du latin pondus, « poids », et signifie « que l’on ne peut peser, dont le poids échappe aux mesures les plus précises » ; par extension, cet adjectif s’applique à ce qu’on ne peut prévoir, mais qui peut avoir une certaine importance. Le nom tiré de cet adjectif désigne donc un évènement que l’on ne peut ni mesurer ni préciser, mais dont les conséquences sont d’importance. On pourra parler des impondérables de la politique ou des affaires, mais on évitera d’affaiblir ce nom en en faisant un synonyme de souci, tracas, ennui, problème, etc.

On dit

On ne dit pas

Les petits soucis de la vie quotidienne

Les impondérables de la vie quotidienne

 

Adeline A. (Paris)

Le 3 avril 2014

Courrier des internautes

L’expression « au quotidien » est-elle correcte ?

Il semble qu’elle ait envahi la radio et la presse et qu’aucun journaliste, publicitaire etc. ne puisse plus s’en passer (et pourtant 9 fois sur 10 ces 2 mots pourraient être supprimés sans altérer le sens de la phrase).

Même mon paquet de sucre proclame qu’il « me facilite la vie au quotidien ».

Adeline A. (Paris, 28 janvier)

L’Académie répond

Cette forme est familière, mais elle n’est pas incorrecte. On la trouve dans notre Dictionnaire, à l’article Quotidien. Mais il est vrai qu’il convient de ne pas en faire un tic de langage et de l’employer quand, comme dans l’exemple que vous citez, elle ne sert à rien.

Donatienne de S. (Suisse)

Le 3 avril 2014

Courrier des internautes

Est-il correct d’utiliser le verbe manger dans une forme intransitive. Exemple : je vais manger. Je vais déjeuner me semble plus approprié. Merci de votre réponse

Donatienne de S. (Suisse, 28 janvier)

L’Académie répond

Manger peut s’employer de manière absolue.

Voyez ce que nous écrivons à ce sujet dans notre Dictionnaire.

Absolt. Prendre de la nourriture, des aliments. Avoir besoin de manger. Il n’a ni bu, ni mangé aujourd’hui. Il ne mange pas tous les jours à sa faim. Cet animal est resté trois jours sans manger. Manger de bon appétit, avec appétit. Il mange mieux, il a davantage d’appétit. On mange mal dans cette maison, la nourriture y est mauvaise. Manger froid, chaud.   Par ext. Prendre un repas, ses repas. Une salle à manger. Il mange plus souvent à son cercle que chez lui. Il a souvent mangé avec nous, à notre table.

Les aventures de la translittération

Le 6 mars 2014

Bloc-notes

sallenave.jpg
Les récents Jeux olympiques d’hiver et les tragiques événements d’Ukraine ont fait revenir régulièrement dans les journaux ou sur les écrans télévisés des noms de personnes ou de lieux transcrits du cyrillique. On a pu voir ainsi apparaître sur les écrans de télévision le nom de deux villes étranges : une certaine ville de « Sochi », à propos des Jeux, et celle de « Zhytomyr », à propos d’un épisode de la « révolution orange ».

À la lettre, ni l’une ni l’autre de ces villes n’existent dans notre langue. « Sochi » et « Zhytomyr » sont la transcription, ou, mieux, la « translittération », anglaise du nom des villes russe et ukrainienne que l’on transcrit en français par « Sotchi » et « Jitomir ». C’est un phénomène qui est malheureusement assez fréquent aujourd’hui, et on ne compte plus, s’agissant du russe, les traductions contemporaines où fleurissent des « Masha » et autres « Natasha » qui surprennent extrêmement le lecteur de Tchekhov ou de Tolstoï – sans parler des « Solzhenytsin » qu’on n’est jamais arrivé ni à prononcer ni à reconnaître.

Pourtant, Sotchi et Jitomir, pour ne parler que de ces deux villes, ne sont pas des inconnues, tant s’en faut. Station balnéaire du Caucase, la ville de Sotchi, avec un t, a été décrite et célébrée par trois Prix Nobel de littérature, Ivan Bounine, Boris Pasternak et Joseph Brodsky. C’est à Sotchi qu’Ostrovski, venu y soigner sa polyarthrite aiguë, écrivit son livre fameux Et l’acier fut trempé..., etc.

Quant à la ville de Jitomir, en Ukraine, à 100 kilomètres de Kiev, son nom est présent dans toute l’histoire du xxe siècle. En 1997, quand on donne le prix du meilleur livre étranger à Mark Sergueievitch Kharitonov, qui y est né en 1937, pour son livre Un mode d’existence (Fayard). Plus récemment, quand sur toutes les chaînes de télévision on signale la naissance de deux animaux monstrueux : un porc et un veau à deux têtes. Jitomir est en effet la ville de Russie, maintenant d’Ukraine indépendante, la plus proche de Tchernobyl. Mais le nom de Jitomir avait déjà une bonne place dans l’histoire de la Seconde Guerre mondiale : la ville est un nœud ferroviaire et donc un enjeu de première importance dans la lutte que mènent les Russes contre l’envahisseur allemand. Un petit film (INA) retrace l’épisode très violent de sa conquête par l’armée allemande le 31 décembre 1943 : on y voit l’entrée d’une colonne de soldats dans Jitomir en ruines.

Quand les journaux et les télévisions l’appellent « Zhytomyr », ou quand ils oublient le t de Sotchi, cela témoigne évidemment du progrès de l’anglicisation de notre langue. Mais surtout, et plus gravement, cela témoigne d’un progrès dans notre oubli de l’histoire, ou dans notre indifférence envers elle.

La question de la transcription des langues ou caractères étrangers est trop vaste pour qu’on la résume d’un mot. Et d’abord de quoi parle-t-on ? De « transcription » ou de « translittération » ? S’agit-il d’une transposition lettre à lettre, ou de la restitution d’une prononciation? C’est à soi seul une histoire à part entière : au xviie siècle, on francise à outrance. La famille bretonne des « Kernevenoy » devient « Carnavalet ». L’anglais « Buckingham », « Bouquincam ». Et l’empereur romain « Titus » s’appelle « Tite » dans la « comédie héroïque » de Corneille, Tite et Bérénice.

S’agissant des caractères cyrilliques, la translittération a connu des évolutions qui suffisent à dater une traduction. Le « v » russe final, par exemple, prononcé « f », était translittéré avec deux « f » autrefois, et depuis 1960 il l’est par un « v ». Des variantes rivalisent parfois au petit bonheur la chance. Ainsi, avant que « Khrouchtchev » s’impose, on a connu « Kroutcheff », « Kroutchev » et même un puriste « Krouchiov » qui serait plus près de la prononciation du nom, en cyrillique « Хрущёв » ! Mais l’usage actuel d’une translittération de type anglais a une signification autrement inquiétante. Écrire « Zhytomyr » ou « Natasha » traduit une ignorance totale du référent de ces noms propres : qui a lu Guerre et Paix ne peut qu’écrire « Natacha ». Qui a lu Bounine ne peut écrire « Sochi », et qui connaît l’histoire de la Seconde Guerre mondiale, de la Russie, et de l’Ukraine, ne peut pas écrire « Zhytomyr ».

L’exactitude dans la translittération des noms de personnes et de lieux et le respect de sa propre langue devraient pourtant être une exigence de base dans la traduction : le monde de l’information semble pourtant en faire peu de cas. Le recours aux dépêches d’agences internationales rédigées en anglais est la règle dans les bureaux de presse où l’on travaille souvent dans la précipitation. Désinvolture, minceur du bagage culturel, soumission aux modes ? Si l’anglais s’impose en terrain francophone, ce n’est donc pas seulement en raison de sa puissance. C’est aussi en raison de notre faiblesse.

Et c’est la même chose pour l’introduction de certains mots anglais dans notre lexique. Ils ne seraient nullement nécessaires si nous connaissions mieux notre langue.

Danièle Sallenave
de l’Académie française

Pages