Dire, ne pas dire

Recherche

Le discobole, la diabole et le symbole, la parabole

Le 5 janvier 2017

Expressions, Bonheurs & surprises

Le discobole, la diabole et le symbole, la parabole

Le discobole, statue attribuée au sculpteur athénien Myron, est une des œuvres les plus célèbres de l’Antiquité. Ce mot est emprunté, par l’intermédiaire du latin, du grec diskobolos, nom fort simple à analyser puisqu’il est composé à partir de diskos, « disque », et bolos, « qui lance », lui-même dérivé du verbe ballein, « lancer ». Plût au ciel que tous les noms français en -bole fussent aussi simples à comprendre (on écartera la guibole et la faribole car n’étant pas d’origine grecque). Mais dans nombre de cas, les formes grecques à l’origine des noms français avaient déjà des sens figurés bien éloignés du sens d’origine des éléments les composant.

Considérons d’abord le plus rare d’entre eux, la diabole. Ce nom nous vient, par l’intermédiaire du latin diabole, « menace », du grec diabolê, « accusation, calomnie ». Il s’agit d’une figure de rhétorique définie ainsi par le grammairien latin Julius Rufinianus dans son De figuris sententiarum et elocutionis (« Les Figures de phrases et d’élocution ») : Diabole, interminatio, & quasi denunciatio eorum quae futura sunt « Diabole : menace et presque annonce de ce qui va arriver ». Notre grammairien cite alors des auteurs chez qui on rencontre cette figure, comme Cicéron : Erit, erit illud profecto tempus, et illucescet aliquando ille dies… (« Mais un temps peut venir, oui, un jour peut arriver où… », Pro Milone, chap. 26), et Térence : Videre videor jam illum diem, quo hinc egens, profugiet aliquo militatum. (« Il me semble déjà voir le temps où réduit à la mendicité, il s’en ira porter les armes quelque part », Les Adelphes, III, 3, 30)

Force est de constater que cette diabole n’est pas, et de loin, ce que le verbe grec diaballein nous a laissé de plus connu. Le préfixe dia- signifie « en séparant, en divisant ». Diaballein a donc pour sens « disperser », puis « séparer, désunir » et enfin « calomnier ». De celui-ci dérive le nom diabolos, qui désigne d’abord un homme médisant, un calomniateur et, à partir de la Bible des Septante, le diable. Le latin l’emprunta sous la forme diabolus, et, dès les débuts de l’époque chrétienne, nomma ainsi le démon. De ce nom a été tiré l’adjectif diabolicus rendu célèbre par cette phrase de saint Augustin devenue proverbiale, mais souvent incomplètement citée : Humanum est errare, diabolicum est per animositatem in errore manere (« Il est humain de se tromper, mais persister dans l’erreur par arrogance, c’est diabolique »).

Dans cette même famille de termes ayant en commun le suffixe -bole, on trouve, à côté de ce qui divise, ce qui réunit avec le symbole, tiré du verbe sumballein, antonyme de diaballein, puisqu’il est formé à l’aide du préfixe sum qui indique la réunion, comme dans sympathie, syndicat, synthèse, etc. De ce verbe, dérive le nom sumbolon, qui désigne un signe de reconnaissance. Ces signes étaient généralement des tessons, des osselets ou des tablettes. Quand un voyageur et son hôte se séparaient, ils brisaient ces objets pour sceller leur alliance et en gardaient chacun une moitié. Cela leur permettait de se reconnaître plus tard, eux ou leurs descendants, puisque cette alliance, fondée sur l’hospitalité, était héréditaire. On lit ainsi dans Médée d’Euripide, aux vers 613-614 : « Je suis prêt à t’aider généreusement et j’enverrai à mes hôtes des signes de reconnaissance (sumbola) pour qu’ils te fassent bon accueil. » On appelait d’ailleurs aussi sumbolon l’objet au moyen duquel les parents reconnaissaient les enfants qu’ils avaient jadis abandonnés.

Un prêtre du ive siècle, Rufin, a montré, dans son Explication du symbole des apôtres, comment ce nom est entré dans le monde chrétien : « Le nom grec symbolon peut être traduit par indicium (signe de reconnaissance), mais aussi par collatio, (assemblage, rassemblement), c’est-à-dire ce que plusieurs rassemblent en une seule chose ; c’est ce que firent les apôtres. » En effet, le symbole des apôtres, aussi appelé Credo, est le regroupement en un seul texte des articles de leur foi. Par la suite, le nom français symbole ajouta à ces sens celui de figure ou d’image qui sert à représenter une réalité, le plus souvent abstraite. On ne s’étonnera pas que ce dernier sens soit assez proche de celui d’« emblème », puisque ce nom est tiré, lui aussi, du verbe grec ballein.

Voyons pour conclure les deux noms parabole, l’un et l’autre composés à l’aide de para, « à côté », et de ballein. Mais celui qui a trait à la Bible nous est venu par l’intermédiaire du latin, tandis que celui qui ressortit à la géométrie et à la balistique (encore un nom en lien avec ballein) nous vient directement du grec.

Nous nous intéresserons ici à la parabole biblique. Son nom remonte au grec parabolê, « action de lancer à côté », puis « comparaison ». Mais parabole n’est pas la seule forme que le latin parabola nous a laissée : le mot a aussi évolué de manière populaire et a donné un doublet beaucoup plus en usage, « parole ». Enfin, de parabola a été dérivé un verbe parabolare, qui a vite supplanté loqui, plus difficile à conjuguer, et qui est à l’origine de notre verbe « parler ».

Mehdi F. (Hong Kong)

Le 5 janvier 2017

Courrier des internautes

Je souhaiterais connaître l’orthographe du verbe aller afin de retranscrire les expressions suivantes:

Bon, aller (ou allez),

Ou simplement

Aller (ou allez),

Mehdi F. (Hong Kong)

L’Académie répond :

Dans ces cas, on a des impératifs et non des infinitifs.

On le voit en remplaçant le verbe aller par le verbe venir, par exemple. On dira Bon venez et venez et non Bon venir ou venir.

Éloge de l’alphabet

Le 1 décembre 2016

Bloc-notes

laferriere22.jpg
Éloge de l’alphabet.

Je voudrais faire, ici, un éloge de l’alphabet. Je ne parle pas de littérature, mais du simple fait de pouvoir exprimer des sentiments personnels en jouant avec ces vingt-six lucioles qui éclairent la page parfois ingrate. On n’a aucune idée de la puissance de ces lettres en apparence si fragiles et si discrètes qu’on ne se soucie plus de leur existence après un apprentissage pourtant dur. Elles nous consolent des malheurs du monde, nous allègent parfois de ces angoisses qui se transforment en cauchemars, car il suffit de se réveiller en sueur au milieu de la nuit pour griffonner une liste de choses à faire le lendemain pour se sentir immédiatement soulagé. On n’a qu’à penser que depuis des millénaires ces lettres de l’alphabet, dont le nombre et la forme varient selon les régions du monde, racontent nos émotions, traduisent nos pensées, nous permettent d’exprimer à distance des sentiments que nous n’oserions pas formuler en présence de l’autre. Mieux encore, ces lettres imposent un silence gorgé de fraîcheur dans ce monde parfois si bruyant. On n’a qu’à imaginer le vacarme assourdissant qu’on entendrait si, en ce moment même, un bon nombre de gens n’étaient en train d’écrire ou de lire. Deux opérations qui exigent un silence fécond ou fructueux, c’est selon. Ces lettres nous sont utiles dans notre vie quotidienne et nous pouvons les contraindre à des tâches dégradantes où les mots sont tronqués et les phrases vides de tout sens, elles seront toujours pimpantes comme des fleurs du matin. Même quand il y a des fautes à chaque mot dans une phrase, la lettre reste intouchable. Ces petites lettres de l’alphabet sont plus indémodables qu’une robe du soir. La première fois que je les ai vues autrement que sur une page de livre ou au tableau noir de ma première année d’école, c’était sur le visage ridé de ma grand-mère. Je prenais plaisir à les retrouver en m’approchant au plus près. Ces petites rides en se croisant forment des lettres finement ciselées. Certaines en majuscule comme le A ou le E, d’autres en majuscule et minuscule comme le V, le X ou le T. Le W était rare, mais je l’ai repéré sur sa nuque. Jamais visage n’a été lu aussi attentivement. Moi qui passe ma vie à lire et à écrire, il m’arrive de voir, sur une page, apparaître le visage si doux de ma grand-mère qu’il me pousse à manipuler les lettres avec douceur. Alors me monte au nez l’odeur du café qu’elle buvait pendant que je menais ces miraculeuses chasses à l’alphabet.

Je n’ai jamais pu dissocier la lecture de l’écriture, ni le voyage qu’elles facilitent. On lit pour quitter le monde dans lequel on se trouve et on fait de même en écrivant. Ce nouveau lieu fait partie des rares endroits du monde où l’on n’exige ni passeport ni visa pour y vivre. C’est un lieu universel qui n’appartient qu’aux lecteurs et aux écrivains, c’est-à-dire à ceux qui sont capables de suivre une idée ou un inconnu sans s’inquiéter du temps qu’il fait ni de la destination finale. Ceux qui ne savent pas lire, mais qui aiment rêver, se nourrissent de ces contes populaires qui sont parfois plus puissants que le texte écrit, car polis par les voix qui les ont portés jusqu’à nous. De toute façon ces récits du soir ne sont pas différents des romans qu’on trouve dans les librairies.

Pour écrire ce discours j’ai tenté de remonter, comme un saumon le fait, jusqu’à la source originelle, les premières saveurs de l’écriture. C’était des lettres d’amour. Il faut deux choses pour écrire : une urgence et un secret. L’amour, le plus fort des sentiments, reste aussi le plus interdit dans une grande partie du monde. De plus l’expression de l’amour refuse les nuances. Il faut aller aux mots les plus purs, les plus nus. Plus la lettre est belle moins elle porte, car tout ce qu’on veut entendre de l’autre c’est Je t’aime. Si l’on pouvait écrire un livre qui porte en son sein un tel feu on serait poète. C’est si vrai que nos premières lettres d’amour sont souvent des lettres copiées de ces poètes. Je n’arrive pas à me rappeler quand j’ai quitté le visage de l’être aimé pour observer le paysage autour de moi. Tous ces gens qui m’entouraient et que je n’avais pas remarqués tant mon obsession de Vava était totale. Des tantes, des cousins, des voisins, et même des inconnus, semblent du brouillard de l’indifférence. Je les voyais enfin, et j’ai voulu tout de suite les croquer. Tant de caractères différents. Quelle profusion pour le jeune peintre d’Alphabetville. Aujourd’hui encore la balance n’a pas changé : d’un côté le visage de l’être aimé et de l’autre le reste du monde. Qui pèsera plus lourd ? Seules les minuscules lettres de l’alphabet connaissent la fin de l’histoire. Elles continuent à frétiller en cherchant à former des mots, des phrases, des pages et des livres que nous nous évertuons d’écrire ou de lire.

 

Dany Laferrière
de l’Académie française

Dépradation

Le 1 décembre 2016

Emplois fautifs

Dépradation

Dans la mythologie grecque, le monstre appelé Chimère était composé de trois animaux, un  lion, une chèvre et un dragon. Nous en avons un équivalent linguistique avec le mot inventé de toutes pièces dépradation, qui semble avoir emprunté à la fois aux noms dégradation, dépravation et déprédation. Le premier, dégradation, est un synonyme de « destitution » et désigne, par extension, la détérioration de quelque objet, concret ou abstrait ; le deuxième, dépravation, désigne le fait d’inciter au mal ; quant à la déprédation, il s’agit d’un pillage accompagné de destruction. Ce dernier nom, tiré du latin praeda, « proie », a été employé pour la première fois pour évoquer les exactions des hordes vikings et semble être celui auquel on substitue le plus souvent, et à tort, le monstrueux dépradation.

 

on dit

on ne dit pas

Le monument a souffert de nombreuses dégradations

Les déprédations commises par les envahisseurs

Le monument a souffert de nombreuses dépradations

Les dépradations commises par les envahisseurs

 

Dilemne pour Dilemme

Le 1 décembre 2016

Emplois fautifs

Dilemne pour Dilemme

Il existe peu de mots terminés par -emme en français. Les plus connus sont bien sûr femme et flemme, mais la prononciation atypique du premier et le caractère très familier du second les empêchent de servir de référence. Gemme, lemme et maremme appartiennent à des registres trop spécialisés pour prétendre jouer ce rôle. Sans doute est-ce pour cette raison que l’on hésite parfois sur l’orthographe du dernier, dilemme, que, par influence de l’adjectif indemne, on écrit trop souvent dilemne. On rappellera donc que la seule forme correcte est dilemme.

on écrit

on n’écrit pas

Les héros classiques sont souvent confrontés à de cruels dilemmes

Les héros classiques sont souvent confrontés à de cruels dilemnes

 

Subordination pour Subornation

Le 1 décembre 2016

Extensions de sens abusives

Subordination pour Subornation

Les noms subornation et subordination sont proches par la forme, mais de sens fort différents. La subornation est une action qui vise à faire agir quelqu’un contre son devoir. La subordination, quant à elle, est un ordre établi entre des personnes et qui fait que les unes dépendent des autres. Par extension, il peut s’employer à propos de choses. On parlera ainsi en taxinomie de la subordination des espèces aux genres, mais ce terme s’emploie surtout en grammaire pour évoquer la dépendance d’une proposition à l’égard d’une autre. Précisons également que seul subordination possède un antonyme formé avec le préfixe négatif in-, insubordination, qui désigne le fait de refuser d’obéir à un supérieur.

on dit

on ne dit pas

Une tentative de subornation de témoins

La subordination du pouvoir exécutif au pouvoir législatif

Une tentative de subordination de témoins

La subornation du pouvoir exécutif au pouvoir législatif

 

Bouddha, bedeau

Le 1 décembre 2016

Expressions, Bonheurs & surprises

Bouddha, bedeau

L’un est le nom du fondateur d’une religion en Inde, l’autre était naguère l’ordonnateur des cérémonies dans les églises. Des milliers de kilomètres les séparent, et pourtant ils sont voisins linguistiquement et ont la même lointaine origine. Le Bouddha (Le Grand Dictionnaire universel de Pierre Larousse nous rappelle qu’il s’agit du surnom de Çakya-Mouni et que ce mot doit être précédé d’un article), c’est proprement « l’éveillé », un participe passé devenu patronyme. Ce participe passé est celui du verbe sanscrit bodhati, « être éveillé ; comprendre », lui-même formé à partir de la racine indo-européenne *bheudh- qui traduit à l’origine l’idée d’éveil, d’attention. La signification de cette racine s’est ensuite étendue et a permis de former, dans de nombreuses langues, des mots ayant trait aux notions d’information, d’apprentissage mais aussi d’observation et de surveillance.

En latin médiéval, le bedellus est un appariteur de tribunal ou un sergent, puis un appariteur de faculté. Ce terme a donné, en ancien français, bedel, qui a d’abord désigné un paysan légèrement armé à la solde de qui voulait l’engager et vivant de pillage (« entre ces Anglois avoit pillars et bidaux qui portoyent grans coustilles », peut-on lire chez Froissart), puis un officier municipal chargé de fonctions de police subalternes à l’intérieur des villes, telles que l’arrestation des voleurs et le maintien de l’ordre. Si le Dictionnaire de l’ancien français de La Curne de Sainte-Palaye nous apprend que les bedeaux « étaient des sergents d’ordre inférieur, de caractère aussi peu délicat que leurs missions », il nous apprend aussi que « l’Université de Paris avait quatorze bedeaux ou appariteurs à masse d’argent, deux par nation et par faculté. Le bedeau de la nation de France portait le titre de grand bedeau ». La masse et la verge furent aussi l’insigne distinctif du bedeau d’église. Car c’est essentiellement ce dernier que l’on connaît aujourd’hui, même s’il a disparu de notre paysage. C’est un personnage souvent évoqué dans la littérature du xixe siècle et de la première moitié du xxe. Dans Le Rhin, Hugo dresse un portrait peu flatteur des bedeaux, et des autres personnes attachées au service de l’église, custode, suisse, sacristain, etc. :

« Les prêtres devraient tenir les portes ouvertes [des églises], mais les bedeaux les ferment pour gagner trente sous. […] Vous sonnez, le guichet s’ouvre, le bedeau se montre. Vous demandez à voir l’église, le bedeau prend un trousseau de clefs et se dirige vers le portail. […] Pourboire. Vous voilà dans l’église, vous contemplez, vous admirez, vous vous récriez : Pourquoi ce rideau vert sur le tableau ? Parce que c’est le plus beau de l’église, dit le bedeau. Je voudrais le voir ! le bedeau vous quitte et revient avec un individu fort triste et fort grave, c’est le custode. Ce brave homme presse un ressort, le rideau s’ouvre, vous voyez le tableau. Le custode vous fait un salut significatif. Pourboire. En continuant vous arrivez à la grille du chœur. Le chœur est au suisse. Pourboire. Le suisse vous rend au bedeau. Vous passez devant la sacristie. Oh miracle ! elle est ouverte. Vous y entrez. Il y a un sacristain. Le bedeau s’éloigne avec dignité car il convient de laisser au sacristain sa proie… »

On comprend donc que, peu à peu, le bedeau ait perdu son image d’ordonnateur des cérémonies religieuses, pour devenir un symbole de bigoterie corsetée de conventions sociales, comme dans Les Flamandes de Jacques Brel :

« C’est ce que leur ont dit leurs parents,

Le bedeau et même son Éminence,

L’archiprêtre qui prêche au couvent… » 

Cathédrale, chaire et chaise

Le 1 décembre 2016

Expressions, Bonheurs & surprises

Cathédrale, chaire et chaise

Ces trois mots, qui semblent classés par ordre décroissant de majesté, ont un ancêtre commun. Ils remontent tous les trois, par l’intermédiaire du latin cathedra, au grec kathedra. Celui-ci est dérivé de hedra, « siège », nom grec de même racine indo-européenne et de même sens que le latin sedes. En grec ancien, kathedra n’avait rien de particulièrement majestueux : il désignait le plus souvent un siège à dossier, mais aussi parfois un banc de rameurs. C’est en passant du grec au latin que ce nom va gagner ses lettres de noblesse. Cathedra va devenir le siège du professeur, sa chaire : Georges Dumézil fut le titulaire de la chaire de civilisation indo-européenne au Collège de France. De ce nom est dérivé l’adjectif cathedrarius que l’on rencontre dans la locution cathedrarii oratores, « les maîtres d’éloquence », qui enseignaient de leur chaire professorale et que l’on distinguait des orateurs qui allaient plaider au tribunal. Cathedra s’est maintenu en français moderne dans l’expression ex cathedra pour évoquer un cours fait en chaire, mais aussi pour qualifier toute parole prononcée par le pape de la chaire de saint Pierre, c’est-à-dire en qualité de souverain pontife. On appelait d’ailleurs, au xixe siècle, cathédrarchisme la doctrine qui accordait au pape l’infaillibilité quand il parlait ex cathedra. L’adjectif cathédral apparaît au xiie siècle dans des expressions comme église cathédrale ou siège cathédral, traduction des formes latines ecclesia cathedralis et sedes cathedralis, et c’est au xviie siècle qu’il se substantive au féminin et prend le sens qu’il a encore aujourd’hui.

Mais cathedra avait aussi évolué parallèlement dans la langue populaire pour donner le doublet chaire qui pouvait être ce que nous appelons aujourd’hui une chaise. C’est d’ailleurs avant que le r de chaire ne s’affaiblisse en z pour donner chaise, que nos amis anglais nous ont emprunté ce mot, en l’amputant de son e final. Jusqu’au xviie siècle, chaire et chaise sont en concurrence. On lit ainsi dans la première édition du Dictionnaire de l’Académie française : « Chaire, ou Chaise. Siège ayant ordinairement un dossier, & quelquefois des bras ». Il est ensuite précisé que ces mots ne s’emploient pas toujours l’un pour l’autre et qu’ils ont des emplois spécialisés : « Dans le domaine religieux, on n’emploie que chaire : chaire épiscopale, chaire du saint Siège. Le siège d’où prêchent les prédicateurs et d’où enseignent les professeurs est généralement appelé chaire : Monter en chaire. » Notons avec intérêt la proximité entre les noms chaire et siège, puisque le premier remonte, par l’intermédiaire d’une forme médiévale siègier, au latin sedes, qui a le même sens et la même étymologie que le grec hedra, d’où est tiré, comme on l’a vu, cathedra. Dans l’usage courant, dès cette époque, chaise est plutôt dévolu au quotidien. On lit ainsi dans cette même édition : « Chaise, Est aussi un siège où l’on se met pour faire ses necessitez naturelles. On l’appelle chez les Princes, Chaise d’affaires. On appelle aussi, Chaise, Une espece de siège fermé & couvert, dans lequel on se fait porter par deux hommes. Chaise de place. Chaise de particulier. Il se fait porter, il va en chaise. Porteur de chaise. »

L’hésitation entre ces deux formes avait déjà été évoquée un peu plus tôt par l’académicien Vincent Voiture : « Quelques-uns disent encore chaire pour chaise, sans qu’on se moque d’eux : il vaut mieux dire chaise. » De grands écrivains de son temps en témoignent. Dans Les Femmes savantes (V, 3), Molière fait dire à Martine : « Les savants ne sont bons que pour prêcher en chaise. » À l’inverse, Régnier écrit dans ses Satires (X) : « Et chacun en son rang se met dans une chaire / ou s’assied sur un banc. » Un siècle plus tard, en 1788, Jean-François Féraud écrira encore, dans son Dictionnaire critique de la langue française : « Il est peut-être inutile d’avertir de prendre garde à ne pas confondre chaire avec chaise : les ignorans le font pourtant quelquefois. Ils disent la chaise du Prédicateur, et donez-moi une chaire. »

Le nom chaire va ensuite évoluer : s’il peut encore parfois désigner un siège réservé à de hauts personnages (la chaire du pape), il désigne surtout aujourd’hui une stalle élevée où monte le prédicateur pour prêcher. Il désigne aussi, par métonymie, les discours qui y sont prononcés : l’éloquence de la chaire, le style de la chaire. Au xviie siècle, pour reprocher à ses adversaires de prêcher l’hérésie, on disait qu’ils étaient « assis dans la chaire du mensonge, de pestilence ». On lit ainsi dans Athalie, de Racine (III, 4) :

« Vous, malheureux, assis dans la chaire empestée,

Où le mensonge règne et répand son poison. »

Peut-être est-ce parce que le « genre de la chaire » fut en son temps un genre littéraire à part entière que le nom chaire n’eut pas l’heur d’entrer dans le titre d’une œuvre littéraire, contrairement à cathédrale et à chaise, grâce aux pièces de T. S. Eliott, Meurtre dans la cathédrale, et de Ionesco, Les Chaises.

 

L’orthographe : histoire d’une longue querelle (3)

Le 3 novembre 2016

Bloc-notes

sallenave.jpg
3. Au xviiie siècle

 

En 1771, Voltaire, militant pour une simplification de l’orthographe, posait que l’écriture étant « la peinture de la voix », elle se devait de lui être ressemblante. Plus facile à dire qu’à faire : probablement impossible et passablement dangereux. Rien n’interdirait en effet d’appliquer à Voltaire, aujourd’hui, sous couleur de respecter sa consigne, les pratiques en usage pour les textos, ce qui donnerait « Je c o ci di kandid kil fo kulti v notre jard1. » Ce qui aurait pour inconvénients, entre autres, l’étrangeté absolue d’une langue venue de nulle part, et l’impossibilité de distinguer par exemple entre le verbe « sais » et le possessif « ses ». Voir là-dessus les judicieuses remarques du site « Sauvez les lettres » d’août 2007.

Voltaire entendait autre chose, comme en témoignent les grands changements qui ont lieu avec l’entrée des Philosophes à l’Académie : une simplification raisonnable. Dans l’édition de 1762 de son Dictionnaire, des lettres inutiles sont supprimées : le h d’autheur et d’authorité. Des consonnes muettes disparaissent, le d d’adjouster, d’adveu et le b de debvoir. Reste cependant quelques inutilités dans sculpteur et baptême. Voltaire fait adopter l’orthographe ai au lieu de oi (françois, anglois), et fait corriger les formes verbales j’estois, je feroi, je finirois, etc.

Mais peu de temps après survient ce que les manuels appellent « la tourmente révolutionnaire », qui n’est pas sans avoir de grands effets et sur la langue et sur la manière de l’écrire. La préface de la 5e édition du Dictionnaire de l’Académie en témoigne.

En réalité, la 5e édition était terminée depuis 1793, mais l’Académie ayant été dissoute par la Convention nationale le 8 août 1793, la publication effective du Dictionnaire avait été reportée. En 1795, un Institut national des sciences et des arts est créé par le Directoire et réparti en trois classes, dont celle de la Littérature et des Beaux-Arts. La nouvelle édition du Dictionnaire, incluant le « Supplément contenant les mots nouveaux en usage depuis la Révolution », est publiée en 1798, mais non par des membres de l’Académie : par « des Hommes-de-Lettres, que l’Académie Françoise auroit reçus parmi ses Membres, et que la Révolution a comptés parmi ses partisans les plus éclairés ».

La préface de cette édition fixe au Dictionnaire une mission : celle de définir les mots que requiert la « Nation » – le mot est ancien, mais employé ici dans un sens nouveau, et pour cela doté d’une majuscule. C’est désormais la Nation qui « sanctionne ces définitions en les adoptant, et ne s’en écarte point dans l’usage des mots ». Le Dictionnaire a une fonction législative, car « les lois de la parole » sont « plus importantes peut-être que les lois même de l’organisation sociale ». Et seuls disposent de cette « espèce d’autorité législative » des hommes qui ont à la fois « l’autorité des lumières auprès des esprits éclairés, et l’autorité de certaines distinctions littéraires auprès de la Nation entière ». De nouvelles simplifications orthographiques sont introduites, ainsi qu’un glossaire des termes révolutionnaires : mais l’essentiel n’est pas là. C’est une nouvelle langue qui émerge, la 5e édition est à la transition des mondes, elle incarne le passage entre le langage de l’Ancien Régime et celui de la nouvelle République.

Dès lors, ce qui est clair et vaut jusqu’à nos jours, c’est un glissement vers le politique. En matière d’usage, l’autorité, c’est la Nation, le peuple éclairé, et non plus la « meilleure partie de la ville et de la cour ». À cela s’ajoutera, très rapidement, une autre mission, fixée, celle-là, par les progrès et l’extension du système éducatif : l’école, avec ses besoins propres, et ses propres demandes.

En 1788, le grammairien Domergue a déjà proposé une réforme de l’Académie, afin qu’elle s’augmente d’une « classe de théoriciens » et d’une « classe de grammairiens » s’ajoutant à celles des « écrivains » et des « amateurs ». En 1791, il fonde et préside la « Société des amateurs de la langue françoise », qui va se consacrer à cette « régénération de la langue » que l’époque impose, avec un « Dictionnaire vraiment philosophique de notre idiome ». Et il poursuit par-delà les épisodes révolutionnaires, adressant à Napoléon en 1805 une lettre sur la réforme de l’orthographe (Napoléon aurait eu grand besoin de réformer la sienne).

Le mouvement s’amplifie à partir de la Restauration, c’est une pluie de propositions visant à la simplification de l’orthographe. 1827-1828 : une « Société pour la propagation de la réforme orthographique » reçoit 33 000 lettres d’adhésion. Paraît ensuite un Appel aux Français (1829), où on lit que « L’éqriture n’a été invantée qe […] pour pindre la parole ». (Voltaire, tes mânes en ont-elles frémi ?) Son auteur L.-C. Marle, grammairien né à Tournus en 1795, était cependant plus prudent qu’il n’y paraît ici : il avait commencé par proposer des réformes de détail, comme la suppression des consonnes doubles, de certaines lettres étymologiques. Car, disait-il avec une sagesse qu’il conviendrait d’imiter, « il ne faut renvoyer personne à l’école ; il faut que celui qui savait lire avant la réforme sache lire après la réforme à quelque degré qu’elle soit arrivée ».

Les évènements de 1830 mettent fin à toute initiative de réforme. Mais dès 1833, Guizot, promoteur des premières lois sur l’enseignement primaire, prend une première mesure qui institue l’orthographe comme épreuve du brevet des maîtres. La loi Guizot, note André Chervel dans son article « L’école républicaine et la réforme de l’orthographe (1879-1891) », « correspond aux exigences nouvelles apparues dans les profondeurs de la société française ». Il s’opère en effet « dans tout le pays une transformation décisive, encore mal connue, du monde de l’instruction primaire : les maîtres d’école se lancent dans l’étude de l’orthographe. »

L’Académie se voit ainsi, deux ans plus tard, avec sa 6e édition, investie « d’une responsabilité qu’elle n’avait jamais eue […] : car les imprimeurs, en particulier, font de l’orthographe du Dictionnaire de 1835 l’étalon suprême du français écrit ». Or, selon Nina Catach, c’est « une erreur dont encore à l’heure actuelle, nous payons doublement les frais, par le mauvais choix de l’étalon, et par le principe même d’un étalon en la matière ». En effet, les lettres dites grecques, qui avaient été réduites au xviiie siècle, sont réintroduites dans cette 6e édition. Par exemple : anthropophage, diphthongue, rhythme. Et d’importantes modifications ont lieu en matière d’orthographe grammaticale : adoption des lettres « ramistes » (cf. « Une longue querelle », 2), de la graphie « voltairienne » en ai (« avais », au lieu de « avois »), rajout du t dans les pluriels en ant (« enfants » au lieu d’« enfans »).

La question de la simplification de l’orthographe est dès lors une question récurrente : en 1837, Émile Littré propose des régularisations et simplifications. Combattu avec passion par Mgr Dupanloup pour son positivisme athée, Littré est élu à l’Académie en 1871. Dans son propre dictionnaire, composé entre 1863 et 1873, il souligne les inconséquences de l’orthographe française et propose des changements : les académiciens ne soutiennent pas ses propositions de réforme. La 7e édition du Dictionnaire de l’Académie (1877-1878) n’introduit que quelques tolérances.

Or ces questions vont de nouveau se poser lorsque Jules Ferry arrive au ministère de l’Instruction publique, le 4 février 1879. Le 10 février il nomme Ferdinand Buisson à la Direction de l’Instruction primaire. « C’est au cours de ces années décisives, note André Chervel dans l’article déjà cité, « que se joue le sort de l’orthographe dans l’enseignement primaire et sans doute aussi dans l’opinion publique. Le nouvel enseignement du français qu’on préconise pour l’école primaire implique qu’on impose des bornes strictes à l’enseignement de l’orthographe ».

C’est au fond dans cette redoutable question de la norme en matière de langue, que la place et le rôle de l’Académie sont en cause, et en jeu ; et il est clair que pour André Chervel ils sont abusifs. Et brouillent la perception qu’on a communément de l’école de Jules Ferry : pour André Chervel, Jules Ferry ne souhaite pas qu’elle soit centrée sur l’orthographe. « La rénovation pédagogique ne peut en effet s’imposer dans les écoles que si l’orthographe et la grammaire s’y font plus petites. » Ce qu’annonce, en 1880, la lettre de Jules Ferry aux inspecteurs primaires et aux directeurs d’écoles normales : « Aussi, Messieurs, ce que nous vous demandons à tous, c’est de nous faire des hommes avant de nous faire des grammairiens ! [...] Oui, vous avez compris qu’il faut réduire dans les programmes la part des matières qui y tiennent une part excessive ; vous avez compris qu’aux anciens procédés, qui consument tant de temps en vain, à la vieille méthode grammaticale, à la dictée – à l’abus de la dictée – il faut substituer un enseignement plus libre, plus vivant et plus substantiel [...]. C’est une bonne chose, assurément, et même une chose essentielle, pour les maîtres-adjoints, que d’apprendre l’orthographe. Mais il y a deux parts à faire dans ce savoir éminemment français : qu’on soit mis au courant des règles fondamentales ; mais épargnons ce temps si précieux qu’on dépense trop souvent dans les vétilles de l’orthographe, dans les règles de la dictée qui font de cet exercice une manière de tour de force et une espèce de casse-tête chinois. »

André Chervel poursuit : « Pendant dix-sept ans, F. Buisson mènera pied à pied la lutte pour tenter de desserrer l’emprise de l’orthographe sur l’instruction primaire et pour venir à bout des résistances. Pour cela, il lui faudra réduire la place de cet enseignement dans les programmes, mais surtout limiter l’effet pervers de la dictée du certificat et du brevet sur les pratiques des maîtres à tous les niveaux. Devant les résistances rencontrées, et en désespoir de cause, il enverra, le 27 avril 1891, une circulaire de tolérances orthographiques, mesure littéralement inouïe pour un ministère chargé par la loi non de modifier l’orthographe mais de l’enseigner. »

Mais selon lui, ce sont les écoles normales, novatrices sur bien d’autres points, qui vont constituer un « noyau dur de la résistance à toute réforme de l’orthographe au tournant du xxe siècle ». Il faudrait se demander les raisons de ce soutien paradoxal à l’Académie. Car il y a peut-être là une convergence qui vaudrait qu’on y réfléchisse un moment. En tout cas l’Académie tient bon : elle ne réagit pas lorsqu’elle reçoit en 1889 une pétition émanant de la « Société de réforme orthographique » portant les signatures de 7 000 personnes. La pétition demandait, en vue de « simplifier l’orthographe », la suppression des accents muets (où, là, gîte, qu’il fût), celle de quelques signes muets (rythme, fils, faon), et qu’on uniformise dixième et dizaine, genoux et fous. Pas davantage lorsque Léon Clédat, docteur ès lettres, suggère de simplifier les règles de l’accord du participe passé, de façon, il est vrai, un peu compliquée !

Mais le mouvement est en marche, et de nouveau le conflit menace entre elle et l’instruction publique : en 1900, deux membres du Conseil supérieur de l’instruction publique, Henri Bernès, agrégé des lettres et Paul Clarin, agrégé de grammaire, demandent à former une commission composée de deux membres de chaque degré scolaire – enseignement primaire, secondaire et supérieur – pour « préparer la simplification de la syntaxe française dans les écoles primaires et secondaires ». Le 1er août 1900, les décisions de la commission sont publiées dans le Journal officiel sous le titre d’« Arrêté relatif à la simplification de la syntaxe française ». Il s’agit de tolérer des graphies qui s’éloignent de la norme, c’est-à-dire de ne pas les compter comme des fautes. L’Académie proteste par la voix de Ferdinand Brunetière : « C’est la première fois que le gouvernement s’occupe de régenter la langue française et qu’il tient si peu de compte de ce qu’on peut regarder comme un droit de l’Académie. »

À suivre.

Danièle Sallenave
de l’Académie française

Avoir beaucoup de choses à penser

Le 3 novembre 2016

Emplois fautifs

Avoir beaucoup de choses à penser

Le verbe penser peut avoir un complément direct et signifie alors « concevoir par la pensée » : L’architecte a pensé le bâtiment en fonction des contraintes du terrain. Il peut aussi avoir un complément indirect et signifie alors « prendre pour objet de réflexion », « avoir l’esprit occupé par quelqu’un ou quelque chose », et l’on dira par exemple penser à la vie, à l’amour, aux soucis quotidiens. Il convient de ne pas mélanger ces deux tournures, et si de nombreux points nous encombrent l’esprit, on dira Il y a beaucoup de choses auxquelles je dois penser, et non J’ai beaucoup de choses à penser, à moins, bien sûr, qu’il s’agisse d’objets qu’il faille concevoir par la pensée.

Pages