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Il y a du louche

Le 6 avril 2018

Expressions, Bonheurs & surprises

Au xixesiècle, dans un de ses ouvrages, intitulé Les Femmes, Alphonse Karr écrivait : « Les yeux sont les fenêtres où l’âme et l’esprit viennent se montrer », citation devenue proverbiale sous la forme « les yeux sont les fenêtres de l’âme ». Cet extrait des Femmes fait étrangement écho à De l’homme, de Buffon, dans lequel on peut lire : « Les personnes qui ont la vue courte, ou qui sont louches, ont beaucoup moins de cette âme extérieure qui réside principalement dans les yeux. » Qui n’est pas déjà convaincu de cette correspondance entre les yeux et l’âme se penchera sur l’histoire du mot louche.

Apparu en français à la fin du xiie siècle sous la forme lois puis lousch, il signifie alors « qui ne voit pas bien ». Deux siècles plus tard, il qualifie des yeux « qui ne regardent pas dans la même direction » et, par métonymie, une personne affectée de ce handicap. Mais, peu à peu, louche va passer d’un sens purement physique à un sens moral. La transition de l’un à l’autre se fait au xviie siècle, d’abord par l’intermédiaire d’objets : le vin un peu trouble, puis les émaux dont la couleur est obscurcie par du noir de fumée, l’un et l’autre qualifiés de louches. Dans la quatrième édition du Dictionnaire de l’Académie française, en 1762, on étend le sens de ce mot à des objets immatériels : « On dit, qu’Une phrase, qu’une expression est louche, pour dire, qu’Elle n’est pas bien nette, qu’elle paroît se rapporter à une chose, & qu’elle se rapporte à une autre. » Un siècle plus tard, Littré distingue construction louche et construction équivoque : le sens de la première n’est pas suffisamment clair, la seconde se prête à plusieurs interprétations. Mais c’est Vaugelas qui avait établi le lien entre le regard et la phrase : « Il y a encore un autre vice contre la netteté, qui sont certaines constructions, que nous appelons louches, parce qu’on croit qu’elles regardent d’un costé & elles regardent de l’autre. »

Le vocabulaire servant à décrire les yeux ou le regard semble toujours empreint d’une connotation morale. On le voit aussi avec le nom qui désigne le mal dont souffrent les louches, le strabisme. Dans la quatrième édition du Dictionnaire de l’Académie française, on lit en effet à cet article : « Situation dépravée du globe de l’œil dans son orbite. Le strabisme rend louche, & fait regarder de travers ». L’exemple sera le même dans la cinquième édition, mais la glose sera légèrement différente : l’adjectif dépravé y est remplacé par vicieux. Dans ces mêmes éditions, les exemples qui illustrent les définitions de dépravé, glosé par « gâté, corrompu », et de vicieux, « qui a quelque vice, qui a des vices », sont pour l’essentiel moraux.

De l’adjectif louche ont été tirés deux substantifs homonymes. Louche peut en effet désigner une personne qui louche, cependant cette acception n’est guère dans l’usage, qui lui préfère louchon ; on la trouve bien chez Flaubert ou Zola, mais elle n’a jamais figuré dans notre Dictionnaire ; peut-être est-ce parce que son emploi au féminin était bloqué par l’ustensile homonyme, la louche. De plus, louche peut aussi désigner quelque chose de suspect, de peu honnête. Et la grammaire semble venir à l’appui de ce manque de rigueur puisque si l’on dit en effet quelque chose de louche comme quelque chose de suspect, de peu honnête, l’usage fait aussi de louche un substantif précédé d’un partitif aux contours incertains : Il y a du louche.

Semblable dégradation est arrivée à l’adjectif torve. Ce mot est d’abord un synonyme de louche. Il est issu du latin torvus, « qui a les yeux de travers », que les Romains rattachaient à torquere, « tordre ». Si torve a d’abord désigné un regard ou des yeux, il a vite pris le sens de « sournois » et a servi à vilipender ceux que l’on soupçonnait de bassesse, de fausseté, de méchanceté.

Comme cela arrive parfois, plusieurs mots peuvent désigner le même mal. C’est, par exemple, le cas pour les formes gibbeux et bossu. Louche et torve ont encore un synonyme : bigle. Ce dernier semble être formé à l’aide de l’ancien verbe biscler, « être bigle », et d’aveugle.

Biscler, lui, est issu du latin populaire *bisoculare, proprement « regarder (oculare) deux fois (bis) ». À côté de ce verbe on trouvait la forme bisoculus. Cette dernière est à l’origine de l’ancien français viseuil, « qui louche », aujourd’hui sorti d’usage comme adjectif, mais conservé comme patronyme. Bigle présente en outre la particularité d’avoir un doublet populaire et dépréciatif, bigleux, par lequel il est peu à peu supplanté et dont le sens est passé de louche à myope.

Nous avons vu plus haut que les louches souffraient de strabisme, mais aussi qu’ils étaient soupçonnés d’avoir quelque tare morale. Ouvrir une encyclopédie nous amènera à moduler cette impression. On y trouve en effet un certain Cneius Sextus Pompeius, le père du grand Pompée, surnommé Strabo, « le louche ». Si ce dernier s’illustra par ses victoires militaires, il se déshonora par sa cupidité et ses déprédations. Quant à sa mort – il fut tué par un coup de tonnerre –, elle fut interprétée comme une punition des dieux et c’est pour cela que Cicéron l’appelait « l’homme haï des dieux », hominem diis perinvisum. Comme les lois de Numa, le deuxième roi de Rome, interdisaient qu’après pareil décès on donnât une sépulture au défunt, le peuple, après l’avoir tiré de son lit funéraire pour l’exhiber à travers la ville sur le dos d’un âne, jeta son cadavre dans le Tibre.

Mais à côté de ce Strabo, on trouve aussi, entre le strabomètre, l’appareil qui mesure le degré de strabisme, et la strabotomie, l’opération consistant à sectionner plusieurs muscles moteurs de l’œil pour remédier à ce mal, un autre « louche », Strabon, en grec Strabôn, que cette appellation n’empêcha pas de devenir un des plus grands géographes de l’Antiquité.

Catherine D. (France)

Le 6 avril 2018

Courrier des internautes

Bonjour,

Est-ce vrai qu’il n’y a pas de règles d’orthographe pour les noms propres ? Pourrait-on écrire alors Janson de Saillie au lieu de Janson de Sailly ?

Merci pour votre réponse,

Cordialement.

Catherine D. (France)

L’Académie répond :

Madame,

La formule est maladroite. On l’employait autrefois pour indiquer que l’on ne sanctionnait pas les élèves qui, dans une dictée, auraient fait une faute d’orthographe à un nom propre qu’ils pouvaient ne pas connaître. D’ailleurs, le plus souvent, le maître écrivait le nom au tableau.

Mais les noms propres ont une orthographe, et plus ces noms sont connus, moins on pardonne les fautes dans leur écriture. On sera indulgent pour une faute dans le nom d’auteur peu connu ; on le sera moins pour qui écrirait Victore Hugault.

Cordialement.

Dominique D. (France)

Le 6 avril 2018

Courrier des internautes

On utilise souvent, y compris dans la presse écrite ou parlée, les verbes : révolutionner, émotionner (ancienne forme du supin) ; pourquoi ne pas les remplacer par bouleverser ou émouvoir ? il est vrai que dans ce dernier cas la conjugaison est plus ardue.

Merci.

Dominique D. (France)

L’Académie répond :

Madame, Monsieur,

1. La forme révolutionner est correcte ; on peut l’employer pour signaler un fort changement quand on estime que bouleverser ne suffirait pas.

2. Nous partageons le point de vue de Remy de Gourmont, qui écrit dans Esthétique de la langue française (1899) : « L’on ne voit pas bien que la langue qui avait émouvoir ait fait, en acceptant émotionner, une acquisition ni très importante ni très belle. »

Cordialement.

La langue du ventre

Le 2 mars 2018

Bloc-notes

Je me souviens de mon étonnement à la découverte de Rabelais. J’ignorais que le ventre était admis dans les livres. J’ai ri aux éclats comme si lire ces mots me libérait de quelque prison linguistique. Le ventre occupait une place centrale dans son œuvre. Une envie folle de m’égarer dans une des poches de Gargantua. On n’a aucune idée de l’impact de Rabelais dans un pays où l’on ne mange pas à sa faim. Ah ! cette abondance ! Rabelais a tenté de garder, un temps, la littérature dans l’arrière-cuisine, avant qu’elle ne file vers ces salons où l’on cause plus qu’on ne mange. C’est là que le café affronta le thé dans un combat dont on n’a aucune idée aujourd’hui. Ces boissons s’adressent beaucoup plus à l’esprit qu’au ventre. Ah ! l’esprit et ses subtilités ! Ah ! le cœur et ses atermoiements ! Le ventre, lui, ne ment pas.

Dans le monde de Rabelais et ses amis, on parle fort, les blagues fusent, les mots sont parfois salaces. Cette grande vitalité qui me rappelle les jours de fête, peu nombreux, où l’on mangeait à ventre déboutonné. Une montagne de riz au centre de la table. On plaçait autour de ce soleil blanc les légumes (igname, manioc, patate douce, banane verte). Et, dans une petite assiette, l’avocat dont on se demandait si c’est un fruit ou un légume. La viande n’était ni variée, ni abondante. Une ratatouille d’aubergine. La soupe fumante de giromon précédait tous les plats. J’étais plutôt intéressé par les fruits (mangue, ananas, corossol, grenadine) et surtout la possibilité de courir partout sans se faire réprimander.

Le repas haïtien n’a pas bougé depuis près de deux siècles. Et les mots pour nommer les plats non plus. Quand on est sur une île la visite se fait rare et, comme on sait, c’est le visiteur qui souvent arrive avec un goût nouveau.

Cette langue du ventre s’enrichit de l’air du temps. Un rien l’habille. Un fruit peut changer de nom en traversant une frontière. L’ananas ne se mange qu’à midi en Haïti et le soir ailleurs. De plus on mange différemment suivant le paysage. Ce fut le cas quand je passai de Port-au-Prince à Montréal. Du chaud au froid. Tout avait changé dans l’assiette : le goût, l’odeur et la couleur de la nourriture. De même que l’heure du repas. En Haïti le grand repas est à midi, alors qu’il est à 18 heures au Québec. Point n’est besoin de parler du nom des plats. Je crois que le choc alimentaire fut aussi grand que celui de la température. Mais le Québec lui-même a connu sa révolution du goût au moment de l’Exposition universelle. Durant cet été de 1967, Montréal s’est ouvert au monde. Et les pavillons les plus visités étaient ceux qui proposaient de la cuisine exotique. Les Montréalaises s’y sont précipitées. Elles furent plus intrépides que les hommes, plus conformistes en matière alimentaire. Elles notèrent les recettes et subtilement glissèrent quelques plats inconnus dans le régime familial. Et tout en évitant de dépasser la ligne rouge où l’organisme se rebelle à toute tentative de le forcer. Les habitudes alimentaires ne sont pas différentes des habitudes linguistiques. La route des épices, comme celle des accents, se révèle parfois dangereuse. Peu à peu le fade, malgré certaines nuances discrètes, baisse les bras face à un déferlement d’épices. Des années plus tard l’odeur des épices remplacera celle des pins sous la neige. Les premiers immigrés qui arrivèrent dans les années 1970 (dont moi en 1976) furent ravis de retrouver certains goûts qu’ils étaient sûrs d’avoir perdus en quittant leur pays.

En 1990 je quittai Montréal pour Miami afin de retrouver la solitude nécessaire à l’écriture. Mais à chaque fois que je rentrai à Montréal pour la publication d’un livre, je remarquai un changement dans la configuration linguistique de la ville. Un quartier était occupé par un nouveau groupe, et, résultat, des odeurs nouvelles parfumèrent la ville. Les Montréalais prirent d’assaut ces minuscules restaurants aux saveurs d’ailleurs. L’univers olfactif s’élargissait, et avec lui le goût des mots nouveaux. Les Grecs offrirent au moins deux mots à la ville et au monde : souvlaki et baklava. On se disait qu’on n’arriverait jamais à les prononcer correctement. Aujourd’hui ils sont dans le langage populaire et on les trouve épatants (un clin d’œil à mon ami Jean d’Ormesson : le mot, pas la chose). Le baklava eut du mal à cause d’un excès de sucre, mais le mot est resté grâce à sa musique. Pour le menu chinois, capable d’offrir 92 plats à la fois semblables et différents, on évitera de retenir les noms pour garder le goût, submergés que nous sommes par cette gastronomie millénaire. Les Japonais sont arrivés, après l’Amérique latine et sa cuisine mexicaine qui brûle les palais, avec l’ambition de rafraîchir la bouche. Un mot sobre, net, bref comme un haïku est resté : le sushi. Ces cuisines millénaires se sont affrontées au début avant de s’associer face à la crise financière qui ne tarda pas. Le Vietnam, souple comme un bambou, a plié pour ne pas se casser. On afficha à la devanture des restaurants : cuisine chinoise, vietnamienne, thaï, coréenne. C’est ainsi qu’une ville se raffine par des saveurs qui traînent dans leur sillage des mots nouveaux. Pour le plaisir de la bouche et de l’esprit.

 

Dany Laferrière
de l’Académie française

Partager ce gâteau, partager cette idée

Le 2 mars 2018

Emplois fautifs

Le sens du verbe partager varie en fonction des compléments qu’il régit. Avec les noms concrets et la plupart des noms abstraits, partager, conformément à son étymologie, signifie « faire des parts, diviser ». On peut ainsi partager une galette, une terre, le pouvoir, des responsabilités, etc. Après le partage, la part qui reviendra à chacun sera plus petite que ce qui a été partagé. Mais quand partager a pour complément un nom abstrait désignant ce que l’on pense de tel ou tel sujet, comme idée, avis, opinion, il change de sens pour signifier « agréer, accepter, faire sien ». Et dans ce cas ce qui est partagé ne diminue pas. Je partage votre point de vue ne signifie donc bien sûr pas « j’en fais de plus petits morceaux », mais « je suis d’accord avec lui ». Cette différence de sens amène aussi une différence de construction, et si l’on dit « je voudrais partager cette tarte entre vous », où vous est complément de partager, on doit dire en revanche « je voudrais vous faire partager mon avis »,vous est sujet de partager.

Idée au sens de But, principe, etc.

Le 2 mars 2018

Extensions de sens abusives

Le nom idée est polysémique. Il peut désigner une notion abstraite et générale fournie par l’entendement : l’idée du bien, du beau. On peut aussi donner ce nom à toute représentation d’un être, d’une chose, d’un fait, d’un acte, etc., que se forme l’esprit : une idée claire, juste, exacte. Dans l’expression se bercer, se laisser bercer d’idées, « idée » a le sens d’ « illusion ». Ce mot peut aussi désigner l’esprit lui-même, dans un certain nombre de locutions et d’expressions, d’un emploi souvent familier. On dira ainsi en idée, « en pensée, en imagination », par opposition à en fait, dans les faits. Enfin au pluriel, on l’emploie pour évoquer les opinions, les convictions d’un individu ou d’un groupe : les idées politiques d’un auteur, des idées hardies, rétrogrades.

À ces sens déjà nombreux, on se gardera bien d’ajouter ceux de « but » ou de « principe », que l’on commence à rencontrer dans des tours familiers comme « c’est quoi l’idée du jeu ? », en lieu et place de « quel est le but, le principe du jeu ? »

on dit

on ne dit pas

Le but, c’est de ne plus avoir de cartes

Le principe, c’est de ne refuser personne

L’idée, c’est de ne plus avoir de cartes

L’idée, c’est de ne refuser personne

Intuitif au sens de Facile à utiliser

Le 2 mars 2018

Extensions de sens abusives

L’adjectif intuitif signifie « qui résulte, qui relève de l’intuition » ou « qui procède par intuition ». Il qualifie alors des notions abstraites liées à la connaissance, à la pensée, etc. On peut ainsi parler de connaissance intuitive, de certitude intuitive, de vérité intuitive, etc. Cet adjectif peut aussi s’appliquer à une personne qui a des qualités d’intuition, qui comprend, agit en étant guidée par l’intuition : une élève intuitive, un chercheur intuitif. On évitera d’ajouter à ces sens ceux de « facile à utiliser, d’un emploi aisé », que l’on rencontre de plus en plus pour signaler que l’on peut deviner facilement comment fonctionne tel ou tel appareil. On ne dira donc pas un ordinateur intuitif, mais un ordinateur facile à utiliser. Tout cela vaut également pour contre-intuitif.

on dit

on ne dit pas

Un appareil photo d’un emploi aisé

Ce nouveau téléphone est très facile à utiliser

Un logiciel peu pratique

Un appareil photo intuitif

Ce nouveau téléphone est très intuitif

Un logiciel contre-intuitif

Le capitaine ou le chevalier (d’industrie)

Le 2 mars 2018

Expressions, Bonheurs & surprises

Le nom chevalier est généralement valorisé en français. On lui adjoint souvent, grâce à Bayard, la locution sans peur et sans reproche, mais aussi les adjectifs preux ou vaillant. On l’appelle errant quand on l’imagine, à l’image du célèbre chevalier à la triste figure, parcourant le monde en quête de quelque aventure, à la recherche de veuves et d’orphelins à défendre, et servant quand il se met tout entier au service de la dame de ses pensées (dans cet emploi il a supplanté cavalier, auquel il est d’ailleurs lié étymologiquement). L’adjectif qui en est tiré, chevaleresque s’applique à ce qui est plein de noblesse, de grandeur d’âme. Le fait que chevalier soit le moins élevé des titres nobiliaires et des ordres honorifiques, loin de le desservir, ajoute à ce nom une forme de simplicité de bon aloi. Et n’oublions pas que ceux qui possédaient ce titre avaient tout de même quelques privilèges, comme l’autorisation de porter bannière ou de placer une girouette sur leur manoir. Le nom capitaine appartient, à l’origine, à un monde proche, celui de l’armée : c’est un chef militaire qui se bat à la tête de ses hommes (d’ailleurs ces deux noms, capitaine et chef, remontent plus ou moins directement au même nom latin, caput, « tête », et au Moyen Âge ce capitaine était aussi appelé chevet et chevitaine). La littérature a fait la part belle aux uns et aux autres, puisque, à côté des chevaliers de la Table ronde, chers à Chrétien de Troyes, et du Chevalier de Maison-rouge, de Dumas, on trouve la Vie des hommes illustres et des grands capitaines, de Brantôme, le Capitaine Fracasse, de Théophile Gautier et les Capitaines courageux, de Rudyard Kipling.

Dans l’usage le plus fréquent, ces deux noms semblent donc à peu près égaux en dignité, même si l’un et l’autre entrent parfois dans des locutions moins glorieuses. On appelait ainsi chevaliers de la proie ou chevaliers de proie des soldats pillards vivant de rapine et extorquant leurs biens aux malheureux qui avaient l’infortune de croiser leur chemin, et on appelait aussi capitaine le chef d’une bande de brigands. Capitaine et chevalier semblent donc aller toujours de conserve.

Tout change cependant si on leur donne comme complément le nom industrie. Le capitaine d’industrie est un entrepreneur ou un homme d’affaires à succès, alors que les chevaliers d’industrie ou, comme on le lisait dans la première édition du Dictionnaire de l’Académie française, les chevaliers de l’industrie, sont « ceux qui n’ayant point de bien vivent d’adresse, d’invention ». On lisait dans ce même ouvrage que vivre d’industrie, c’est « vivre de finesse, de filouterie ». Ces chevaliers d’industrie pouvaient d’ailleurs être de vrais chevaliers ou appartenir à quelque autre rang nobiliaire. Michelet nous l’apprend dans Louis XIV et le duc de Bourgogne, le tome xiv de son Histoire de France. On y lit ceci : « Des professions nouvelles commencent pour la noblesse ; d’innombrables tripots, aux tournois de leurs tapis verts, voient jouter la chevalerie nouvelle ; un mot a enrichi la langue : chevalier d’industrie. » Dans son Dictionnaire critique de la langue française, au siècle précédent, Féraud précisait que ces personnages vivaient « ordinairement aux dépens des sots ». Formule qui convient parfaitement pour décrire nombre de héros picaresques, comme Lazarillo de Tormes ou Buscon de Quevedo (qui fut le premier à être appelé, par Furetière, chevalier de l’industrie), ou, plus récemment, le héros du roman de Thomas Mann Bekenntnisse des Hochstaplers Felix Krull, « Les Confessions du chevalier d’industrie Félix Krull ».

Tout serait-il mauvais dans cette industrie ? Non, ce même Féraud ajoute en effet qu’« On dit, dans un sens moins odieux, que la nécessité est la mère de l’industrie », une idée que l’on trouve exprimée en termes presque semblables dans Les Lettres d’Amabed, de Voltaire, « … l’envie d’avoir du poivre donne de l’industrie et du courage », ou dans Histoire de ma vie de Casanova, « le besoin rend industrieux ». Étonnamment cet adjectif industrieux semble lavé de tous les péchés qui pouvaient s’attacher à industrie. Peut-être est-ce parce qu’on l’emploie souvent pour qualifier des animaux, que l’on imagine étrangers aux turpitudes humaines, généralement présentés comme des exemples et non comme des repoussoirs ; aussi ne s’étonnera-t-on pas de trouver cet adjectif industrieux accolé aux noms abeille, fourmi ou castor, tous animaux dont on se plaît à signaler et à louer la sagesse et l’application, le zèle et la persévérance, qui ne vivent pas de filouterie, mais étonnent par leur ingéniosité et leur organisation sociale. On lit ainsi dans un numéro de L’Abeille, une revue d’entomologie de l’abbé de Marseul : « Voyez l’abeille industrieuse/Moissonner son riche butin/Et faire œuvre merveilleuse/Du suc de la fleur et du thym. »

Quant au sens actuel d’industrie, on le rencontre dans le Dictionnaire de l’Académie française, à partir de la sixième édition, en 1835 : « Industrie se dit aussi des arts mécaniques et des manufactures en général, ordinairement par opposition à l’agriculture. L’industrie est pour les États une source abondante de richesses. » Quatre ans plus tard, dans son Cours de philosophie positive, Auguste Comte créait la locution révolution industrielle, quand il évoquait « les nombreux copistes qui souffrirent jadis de la révolution industrielle produite par l’usage de l’imprimerie ». On retrouve industriel, employé comme nom d’abord dans le sens de « chevalier d’industrie », dans un article consacré au chemin de fer du Grand Dictionnaire universel de Pierre Larousse, où l’on peut lire : « Avant que la police ne se décidât à faire sérieusement la chasse aux bonneteurs qui encombraient les trains de chemins de fer, au retour de Longchamp, de Maisons ou de Chantilly, les jours de courses, ces industriels étaient d’une audace vraiment extraordinaire. » Ces industriels, quoique roturiers, semblent descendre en droite ligne des chevaliers d’industrie évoqués par Michelet et leur ressemblent beaucoup plus qu’au capitaine d’industrie dont il a été question plus haut, même si aujourd’hui, c’est ce dernier que l’on appelle un « industriel », c’est-à-dire « une personne qui possède ou qui dirige une entreprise industrielle ».

Dresser le portrait pour Brosser le portrait

Le 1 février 2018

Emplois fautifs

Le nom brosse peut désigner un pinceau plat, généralement large, en soies de porc, de martre, dont se servent les artistes peintres pour étendre les couleurs ou les vernis sur la toile. On en a tiré le verbe brosser, qui signifie proprement « peindre à la brosse par larges touches », puis « faire une ébauche rapide » et, figurément, « décrire dans les grandes lignes, à larges traits ». On dira ainsi brosser un décor, brosser un paysage, un portrait. Le verbe dresser, lui, signifie « préparer, arranger, disposer selon les règles » (dresser une table) et, s’agissant de choses qui exigent soin et précision, « exécuter, établir » (dresser le plan d’un ouvrage, une liste, un inventaire), et, particulièrement, « rédiger dans la forme prescrite » (dresser la minute d’un acte, une contravention). On se gardera de confondre ces deux verbes et l’on se souviendra que l’on ne dresse pas un portrait mais qu’on le brosse. Si l’on craint de ne savoir lequel employer, on en appellera à Prévert et à son célèbre Pour faire le portrait d’un oiseau.

Supputer au sens de Supposer

Le 1 février 2018

Extensions de sens abusives

Le verbe supputer est emprunté du latin supputare, « soupeser, calculer » et il signifie « estimer à quel chiffre monte une somme ; évaluer une quantité d’après certaines données » : Il faut supputer à combien monte la dépense annuelle. On ne doit donc pas en faire un synonyme pompeux de supposer, penser, croire, etc.

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