Dire, ne pas dire

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Tenir le haut du pavé, tenir la corde

Le 7 novembre 2019

Expressions, Bonheurs & surprises

Il est plusieurs manières d’entrer dans un dictionnaire, comme il en est plusieurs de pénétrer dans une forêt. Dans les deux cas, on peut se laisser guider, panneaux indicateurs d’un côté, chapeaux et numéros de l’autre. C’est la solution à adopter si, pressé par le temps, l’on cherche quelque chose de précis, un lieu ou un sens particulier. Mais aurait-on le temps de musarder que plus rien ne nous interdirait de flâner jusqu’à nous perdre dans quelque grande futaie ou dans quelque sombre taillis, dans un lacis de sens particuliers ou dans un bosquet d’expressions cocasses. Le verbe tenir invite à ce type de promenade. On pourrait dire qu’il chasse de race, puisque son lointain ancêtre latin, tenere, entrait déjà dans nombre d’expressions, dont la moins célèbre n’est pas Teneo lupum auribus (« Je tiens un loup par les oreilles »), que l’on trouve dans le Phormion de Térence, qui faisait dire ensuite à son personnage : « je ne sais ni de quelle façon le lâcher, ni comment le retenir ».

Parmi les expressions françaises qui vont nous arrêter, voyons d’abord tenir le haut du pavé ; pour bien la comprendre, il faut se souvenir qu’avant de désigner un cube de pierre ou de bois, le nom pavé a désigné le revêtement d’une voie publique, puis la voie publique elle-même. Aux temps anciens, la partie centrale des rues, qui était plus basse que les côtés, servait fréquemment d’égout à ciel ouvert et il était plus facile de marcher sans se crotter sur les côtés, en bordure des habitations. Aussi un subtil jeu de préséances faisait-il que telle ou telle catégorie sociale avait priorité pour occuper, pour tenir ce haut du pavé. Les estimables progrès de la voirie ont fait qu’aujourd’hui, par extension, cette expression ne s’applique plus qu’aux personnes occupant dans quelque milieu une position dominante.

On trouve une autre position avantageuse avec l’expression tenir la corde. Celle-ci nous vient des courses de chevaux. Il arrivait que la course consistât à se rendre le plus rapidement possible d’un point à un autre, mais assez vite, il s’est agi de faire le tour d’un espace délimité par une lice ou simplement une corde, qui marquait le bord intérieur de la piste. Le cavalier qui occupait la position la plus proche de la corde avait moins de distance à parcourir que les autres. Cette expression s’est employée aussi dans le monde de l’athlétisme et du cyclisme sur piste ; par la suite le nom corde, pris en ce sens, s’est rencontré dans d’autres expressions comme passer à la corde, qui s’emploie quand un coureur profite de l’espace suffisamment important laissé entre le bord de la piste par celui qui le précédait pour s’y faufiler, ou être enfermé à la corde, que l’on utilise quand un coureur ne peut doubler celui qui le précède parce qu’un autre, qui court à son niveau, l’empêche de se décaler, et enfin partir à la corde, qui s’emploie quand le départ se fait dans virage à propos du coureur placé au plus près de la lice (ce qui constitue un léger handicap en athlétisme, en particulier pour les grands gabarits).

Concluons cette promenade avec le moins ragoûtant tenir le crachoir. Il arrivait souvent autrefois que, dans les bars ou cafés, une forte consommation d’alcool et de tabac, qu’il soit chiqué ou fumé, et un fort débit de paroles, favorisent le ptyalisme et que donc les clients crachent abondamment. Charles Trénet en rend compte dans Le Grand Café : « Par terre on avait mis de la sciure de bois / Pour que les cracheurs crachassent comme il se doit. » Mais, même s’il y avait aussi des établissements qui étaient pourvus de crachoirs, tenir le crachoir ne signifiait pas que l’on avait en main cet ustensile. La salive étant assimilée, par métonymie, à l’abondance de paroles qui la provoquait (on rencontre une image similaire avec tailler une bavette, expression dans laquelle bavette n’a pas à voir avec la pièce de bœuf mais avec un bavoir), tenir le crachoir (on trouve aussi parfois abuser du crachoir) avait donc pour sens « parler abondamment en conservant la parole, sans laisser la personne à qui l’on s’adresse s’exprimer ».

Elle s’est rendue compte qu’elle s’était rendu coupable

Le 3 octobre 2019

Emplois fautifs

On sait que l’accord des verbes pronominaux dépend, le plus souvent, de la fonction du pronom complément dans la proposition où se trouvent ces verbes. On distingue ainsi Elle s’est lavée, phrase où le pronom s(e) est complément d’objet direct du verbe laver, d’Elle s’est lavé les mains, où ce même pronom est complément d’objet indirect du verbe. Il en va de même avec le verbe rendre et l’on se gardera bien de confondre Elle s’est rendue à la ville et Elle s’est rendue coupable d’une petite indiscrétion, phrases dans lesquelles le pronom s(e) est complément d’objet direct du verbe rendre, d’Elle s’est rendu compte, où le pronom s(e) est complément d’objet indirect de ce même verbe.

On écrit

On n’écrit pas

Les élèves se sont rendus en classe

Elles se sont rendues indispensables

Ils se sont rendu compte du danger

Les élèves se sont rendu en classe

Elles se sont rendu indispensables

Ils se sont rendus compte du danger

Je pensais que je viendrai

Le 3 octobre 2019

Emplois fautifs

Il existe différentes formes de futur : le futur simple, le futur antérieur, le futur proche – qui se construit avec le verbe aller, employé comme semi-auxiliaire (Le train va partir dans trois minutes) –, mais aussi un futur du passé encore appelé futur dans le passé. Ce dernier s’emploie dans des subordonnées pour situer une action à venir par rapport à un verbe principal au passé, comme dans : Il savait qu’il partirait demain. Ce futur, comme on le voit, emprunte ses formes au conditionnel présent. On prendra bien garde à ne pas le remplacer par un futur simple. Si l’oreille nous avertit d’une faute éventuelle à la troisième personne (on perçoit l’erreur dans il savait qu’il partira demain), il n’en va pas de même à la première personne du singulier où la différence entre le son -ai [é] du futur et le son -ais [è] du conditionnel ne se fait plus guère entendre. Rappelons donc que l’on doit écrire je savais que je viendrais et non je savais que je viendrai puisque l’on dit il savait qu’il viendrait et non il savait qu’il viendra.

Partager autour d’un sujet

Le 3 octobre 2019

Emplois fautifs

Nous avons vu naguère que le verbe échanger devait avoir un complément d’objet et que le construire absolument était incorrect. Le verbe partager accepte lui cette construction (Partager en frères, apprendre à partager, etc.), mais on ne doit pas lui donner le sens d’« échanger des propos » ou de « discuter ». On rappellera d’ailleurs que dans une conversation on ne partage pas son point de vue, ses idées, son opinion, mais on cherche à les faire partager à son interlocuteur, c’est-à-dire que l’on fait en sorte que celui-ci les fasse siens.

On dit

On ne dit pas

Les acteurs sociaux ont abordé le sujet du handicap

Nous vous invitons à venir discuter du livre d’Untel

Les acteurs sociaux ont partagé autour du handicap

Nous vous invitons à venir partager autour du livre d’Untel

Être confortable au sens de Se sentir à l’aise

Le 3 octobre 2019

Anglicismes, Néologismes & Mots voyageurs

Au sujet de l’adjectif confortable, Charles Nodier a écrit dans son Examen critique des dictionnaires : « Confortable est un anglicisme très intelligible et très nécessaire à notre langue, où il n’a pas d’équivalent ; ce mot exprime un état de commodité et de bien-être qui approche du plaisir, et auquel tous les hommes aspirent naturellement, sans que cette tendance puisse leur être imputée à mollesse et à relâchement de mœurs. » Rappelons que l’on ne doit pas utiliser cet adjectif, qui ne peut qualifier que des objets, pour parler de personnes, et qu’on ne peut donc pas lui donner le sens d’« à l’aise ».

On dit

On ne dit pas

On est vraiment bien, vraiment à l’aise sur ce canapé

Maîtrisez-vous bien cette notion, cette théorie ?

On est confortable sur ce canapé


Vous sentez-vous confortable avec cette notion, cette théorie ?

Ce parti doit changer son logiciel

Le 3 octobre 2019

Extensions de sens abusives

Un logiciel est un ensemble structuré de programmes informatiques remplissant une fonction déterminée et permettant l’accomplissement d’une tâche donnée. On parle ainsi de logiciel de traitement de texte, de logiciel éducatif, du logiciel d’exploitation d’un ordinateur. On évitera d’abuser de l’image qui consiste à faire de logiciel un équivalent de « manière de penser, de voir le monde » ou d’« ensemble d’idées », fût-ce pour évoquer des groupes, des partis, des institutions qu’on juge en décalage avec leur époque ou avec la situation actuelle. Plutôt que de dire que tel ou tel parti « doit changer son logiciel », on pourra dire qu’il « doit se renouveler », « envisager différemment l’avenir », « s’adapter au monde actuel ».

C’est dans l’a.d.n. de l’équipe

Le 3 octobre 2019

Extensions de sens abusives

Désoxyribonucléique ! C’est là un bel octosyllabe, peu employé en poésie et assez difficile à retenir pour les non-initiés, mais formidablement utilisé quand il est sous sa forme abrégée (précédé d’acide, lui aussi abrégé), A.D.N. De la même manière qu’il convient de ne pas abuser des métaphores informatiques, on évitera d’emprunter trop systématiquement au vocabulaire de la biologie quand des locutions déjà validées par l’usage sont à notre disposition.

On dit

On ne dit pas

Le dépassement de soi est une caractéristique majeure de notre équipe

L’antiracisme est une valeur fondamentale de notre parti 

Le dépassement de soi fait partie de l’A.D.N. de notre équipe

L’antiracisme est dans l’A.D.N. de notre parti

Lantiponner, pondre, accoucher

Le 3 octobre 2019

Expressions, Bonheurs & surprises

De la deuxième édition de son Dictionnaire, parue en 1718, à la septième, parue en 1878, l’Académie française a eu comme entrée le verbe lantiponner, qu’elle glosait ainsi : « Tenir des discours frivoles, inutiles et importuns » et qu’elle illustrait de cet exemple : Il ne fait que lantiponner, au lieu de venir au fait. Littré, en 1873, écrivait peu ou prou la même chose dans son Dictionnaire de la langue française et éclairait le sens de ce verbe par cette citation du Médecin malgré lui, de Molière : « Hé ! tétigué ! ne lantiponnez pas davantage, et confessez à la franquette que vous êtes médecin. »

Ce verbe, nonobstant le fait qu’on l’écrive avec un a, est composé à l’aide de l’adjectif lent et d’une forme populaire poner, issue du latin ponere, qui signifie « poser », mais qui est aussi à l’origine de « pondre ». On ne s’étonnera donc pas que Littré ajoute que ce « mot de paysans » signifie « quelque chose comme pondre lentement ». Dans lantiponner, poner ne s’utilise pas avec son sens propre de « faire un œuf », mais au figuré pour signifier « prendre une décision, adopter tel ou tel parti », puis « produire, engendrer une, œuvre intellectuelle ou artistique », des sens qu’a, depuis le xiiie siècle, son équivalent français courant, pondre. Dans cet emploi, ce dernier a une légère valeur péjorative, qui amène à penser que ce qui est pondu n’est ni très original ni de très bonne qualité. Nous avons un témoignage de ce travail de tâcheron dans une des Lettres à l’Étrangère de Balzac : « C’est encore une cinquantaine de colonnes qu’il faut avoir pondues pour la fin du mois. » La piètre valeur de ces productions, Maurice Martin du Gard l’évoque quand, dans ses Souvenirs autobiographiques, il écrit au sujet de certains de ses confrères : « Ils se laissent aveugler par un apparent devoir immédiat et, pour pondre des articles utilitaires dont il ne restera rien, ils négligent leur vrai devoir, qui, semble-t-il, serait de poursuivre leur œuvre d’écrivains. » Dans Les Faux-monnayeurs, Gide fait dire à l’un de ses personnages, qui passe le baccalauréat : « Je ne sais pas si ce que j’ai pondu sera du goût des examinateurs. » Le dérivé, assez rare, pondeur est également péjoratif, comme en témoigne ce texte tiré des Œuvres posthumes de Verlaine, dans lequel l’auteur peint ainsi Alphonse Daudet : « ce crotteur de riens, le pondeur de petits articles faussement précieux sur de vraies banalités ». Pour donner la vie, les oiseaux pondent, les humains accouchent. Il était donc normal que le verbe accoucher connaisse pareille extension de sens. Notre Dictionnaire en rend compte, qui signale que ce verbe signifie aussi, figurément et familièrement, « créer non sans peine un ouvrage de l’esprit » qu’il illustre par cet exemple : « Accoucher d’un médiocre drame historique ». On accouche aussi d’un axiome dans le Journal des Goncourt, d’un livre dans Les Caves du Vatican, de Gide ou d’un modeste petit traité dans Pitié pour les femmes, de Montherlant. Accouchement aussi dans Les Femmes savantes quand Trissotin présente à son public énamouré : « Hélas, c’est un enfant tout nouveau-né, Madame. / Son sort assurément a lieu de vous toucher, / Et c’est dans votre cour que j’en viens d’accoucher. »

On constatera avec amusement que les lois de la biologie n’empêchent pas que si l’on pond une œuvre ou si on en accouche, on en revendique la paternité et non la maternité.

Les productions de l’esprit et du corps se retrouvent encore liées dans l’expression familière, tirée de la langue des journalistes, Pisser de la copie, c’est-à-dire « fournir dans l’urgence beaucoup de texte, de nombreux articles », et qui, par extension, s’emploie aussi en parlant d’écrivains. De là a été tiré le nom pisse-copie pour désigner celui qui produit articles ou livres en grande quantité, sans souci de la qualité.

Aliénor D. (France)

Le 3 octobre 2019

Courrier des internautes

Je souhaiterais savoir s’il est possible de dire « les » + substantif singulier « et » substantif singulier. Par exemple : « Je donne mes nom, adresse et numéro de téléphone pour que vous puissiez me contacter ».

Le cas échéant, je suis preneuse de la règle générale.

Aliénor D. (France)

L’Académie répond :

C’est ce que l’on doit faire. On écrit ainsi tu honoreras tes père et mère. Quand un déterminant commande deux noms singuliers ou plus, il se met au pluriel. Notez qu’un substantif au pluriel peut commander également deux adjectifs au singulier : Les littératures anglaise et française…

Arnaud D. (France)

Le 3 octobre 2019

Courrier des internautes

Chercheur, généticien, j’entends depuis une dizaine d’années tous mes collègues utiliser le mot trait pour désigner un caractère (au sens de caractéristique individuelle) d’un organisme. J’ai le sentiment profond qu’il s’agit d’un anglicisme car le mot anglais désignant un caractère est trait. Et comme il existe en français l’expression « trait de caractère » je suis persuadé que le glissement a été encore plus aisé. J’aimerais beaucoup avoir votre éclairage sur ce sujet, et je vous adresse ma demande tout simplement car on peut aimer les sciences et sa langue.

Bien sincèrement.

Arnaud D. (France)

L’Académie répond :

Monsieur,

En français, le mot trait désigne depuis le xviie siècle une manière d’agir qui est le reflet d’une qualité ou la marque d’un caractère. Ce sens est toujours présent dans la locution que vous mentionnez : « un trait de caractère ». Ce mot désigne de façon plus générale, depuis le xviiie siècle, un élément caractéristique qui permet de reconnaître une chose ou une personne.

Comme vous le signalez, le mot trait souffre en biologie de l’existence de son homologue anglais trait, que l’on traduit le plus souvent par « caractère », bien que de nombreux ouvrages français de biologie emploient tout de même trait.

Dans le langage courant, il n’y aucun obstacle à l’utilisation absolue, bien que peu courante, du mot trait pour désigner une caractéristique, comme dans la phrase « les grands traits d’un courant littéraire ».

En biologie, on préfèrera le mot « caractère » au mot trait, comme cela est conseillé par la base de données France Terme, élaborée par le ministère de la Culture. On y trouve notamment l’équivalent français de l’abréviation Q.T.L. : « QTL, quantitative trait locus : Locus à caractère quantitatif. Locus dont les allèles ont des effets différents et mesurables sur un caractère quantitatif. »

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