Réponse au discours de réception de Paul Morand

Le 20 mars 1969

Jacques CHASTENET

RÉPONSE DE M. Jacques CHASTENET

AU DISCOURS DE M. Paul MORAND

Prononcé dans la séance du 20 mars 1969

 

 

Monsieur,

À ce Doge de Gênes qui, au mépris des lois de sa République, s’était vu forcé de venir faire sa cour à Louis XIV, quelqu’un demandait ce qui l’étonnait le plus à Versailles :

– « C’est de m’y voir », répondit le Doge.

Que si quelqu’un me demandait ce qui aujourd’hui m’étonne le plus sous cette Coupole, je dirais : « C’est d’y voir Paul Morand pour la première fois. »

Voilà en effet bien longtemps que vous êtes célèbre. Peut-être vos poésies de première jeunesse ne furent-elles goûtées que de quelques délicats, dont, il est vrai, Marcel Proust. Mais, dès 1922, votre recueil de nouvelles Ouvert la Nuit fut lancé en fusée par un article de Léon Daudet et les feux d’artifice que vous tirâtes ensuite provoquèrent des salves d’applaudissements longuement retentissantes.

Sous des apparences, peut-être voulues, de négligence, sinon de paresse, vous êtes un grand laborieux et avez publié plus de soixante volumes dont aucun n’est tout à fait de la même façon que le précédent. Témoin impitoyablement lucide du moment présent, vous n’avez cependant jamais cessé d’être le pénétrant annonciateur du moment qui allait venir. Innombrables ont été très tôt les facettes de votre talent sans que ce talent jamais se démentît. L’âge venant, vous avez entièrement renouvelé votre manière et, tout en restant brillant, vous êtes devenu profond.

Non seulement un vaste public de lecteurs vous a suivi dans vos variations, mais, peut-être contre votre gré, vous avez pris figure de chef d’école, j’allais dire de chef d’escadron puisque vos disciples se qualifiaient volontiers de « hussards ». En dépit de ce que vous nous disiez voilà un instant, nombreux sont encore les jeunes qui, loin de vous récuser, se réclament peu ou prou de vous.

Tout cela vous donnait depuis bien des lustres vocation à faire partie de l’Académie française. Divers hasards, différentes traverses en ont retardé l’effet. Au moins la sérénité de bon ton avec laquelle vous avez accepté ce retard a-t-elle manifesté que vous n’étiez point cet un peu déplaisant « Homme pressé » qui fournit le titre d’un de vos romans.

Une des traditions de cette Compagnie – et où les traditions seraient-elles respectées sinon ici ? – veut que, dans la réponse au remerciement du nouvel académicien, soient esquissés les grands traits de sa biographie, comme s’il ne les connaissait pas mieux que quiconque.

Je vous rappellerai donc, Monsieur, que vous naquîtes à Paris vers la fin du dernier siècle, c’est-à-dire dans un autre monde. Votre famille, en partie d’origine artisanale, avait accédé à la bourgeoisie, terme qui alors n’était pas infamant, mais à une bourgeoisie lettrée et artiste. Votre Père, Eugène Morand, conservateur du Dépôt des Marbres, puis directeur de l’École des Arts Décoratifs était un de ces hommes complets comme en connut la Renaissance et dont l’espèce a presque disparu : humaniste, amateur de livres et de musique, peintre, ciseleur, aussi poète : il écrivit trois pièces en vers que joua Sarah-Bernhardt et donna, avec Marcel Schwob, du Hamlet de Shakespeare une traduction inégalée. Il était à la fois imprégné de classicisme et largement ouvert aux courants nouveaux. Ses familiers étaient les plus exquis représentants du symbolisme, du nabisme et du post-impressionnisme. Ce fut pour vous un rare privilège que d’avoir grandi dans un tel milieu. Votre turbulente jeunesse s’irrita pourtant de certain de ses maniérismes et vous en parlerez avec quelque dureté dans votre livre intitulé 1900. Je n’en suis pas moins assuré qu’il vous a durablement marqué.

Une autre tradition de nos réceptions académiques est celle qui veut, lorsque directeur et récipiendaire sont fort amis, que le premier abandonne une fois le, « Monsieur », et le « vous » d’étiquette pour risquer un prénom et le « tu ».

Je te dirai donc, mon cher Paul que j’ai gardé d’Eugène Morand un souvenir merveilleux. Lui et sa charmante femme, ta mère, étaient, vous le savez, Monsieur, fort liés avec mes propres parents. Je les voyais souvent chez ceux-ci et la courtoisie raffinée de votre père, l’élégance de ses gestes, la bienveillance qu’il témoignait au moutard que j’étais faisaient sur moi une impression qui n’est pas encore effacée.

Il essaya, sans aucun succès d’ailleurs, de faire de moi un aquarelliste. Sans doute est-ce quelques années avant cette malheureuse tentative qu’il faut situer la matinée enfantine que vous affirmez avoir eu lieu chez mes parents et où vous parûtes – c’était le beau temps de l’alliance russe– déguisé en jeune cosaque. Que cette matinée ait réellement eu lieu, je n’en veux point douter car votre mémoire visuelle est infaillible, mais j’avoue ne me la rappeler nullement. Peut-être, car j’ai un petit nombre de printemps de moins que vous, m’avait-on mis ce jour-là au lit.

Votre père voulait, disait-il, faire d’abord de vous un « homme heureux ». Il commença en vous ouvrant très vite les portes d’une Europe où, pourvu qu’on disposât de quelques ressources, même modestes, il faisait bon vivre. Vous étiez, reconnaissez-le, favorisé. Et pourtant vous estimiez ne pas l’être suffisamment, puisque ayant comparé votre main à celles de quelques camarades et n’y ayant pas distingué de ligne de chance, vous vous empressâtes, à l’aide d’un couteau, de vous en faire une.

On vous voit à Venise, qui est encore celle d’Henri de Régnier, à Munich, où vous avez comme précepteur, et presque aussitôt comme intime ami, un jeune normalien imbattable dans le 800 mètres plat et qui s’appelle Jean Giraudoux, à Oxford enfin où vous fréquentez pendant un an l’Université, une université encore quasi-médiévale, où les étudiants sont, les uns des sportifs, les autres des esthètes, jamais des travailleurs, toujours des gentlemen, où les filles ne sont point admises et où les commerçants font crédit.

Sans vocation bien précise mais tenté par le vaste monde et incité au labeur par Giraudoux, vous suivez les cours de l’École libre des Sciences Politiques dans la section diplomatique. Après deux ans de service militaire dans l’auxiliaire, vous présentez, d’abord le petit Concours des Affaires Étrangères, celui des vice-consulats, puis le grand Concours, celui des ambassades. Comme vous avez autant de facilité que d’intelligence, vous êtes successivement reçu aux deux, et au second major de promotion.

Après un bref passage au Quai d’Orsay qui vous fait apprécier du fameux Philippe Berthelot, bientôt secrétaire général, le plus scrupuleux comme le plus paradoxal des fonctionnaires, et de son futur successeur Alexis Léger, plus connu aujourd’hui comme le poète Saint John Perse – vous voici, en 1913, nommé attaché à l’Ambassade de France à Londres.

Elle est alors dirigée, depuis près de quinze ans, par Paul Cambon, l’habile négociateur de l’Entente Cordiale. Cambon, après avoir eu, sous le Second Empire, une jeunesse ardemment républicaine, est devenu nettement conservateur. Il ne sort que dans un coupé capitonné attelé d’un joli trotteur, refuse de se servir du téléphone, refuse aussi de dire un mot d’anglais. Un jeune attaché – ce n’était pas vous – frais émoulu du Concours lui ayant écrit pour lui annoncer son affectation à Londres, et ayant terminé sa lettre par « l’assurance de sa haute considération » Paul Cambon, après l’arrivée du garçon, lui rendit cette lettre d’un air dégoûté en ajoutant :

« Monsieur, je n’ai que faire de votre considération ; j’attends de vous du respect. »

De telles leçons forment la jeunesse. Vous n’auriez eu nul besoin de celle-ci car votre sens des nuances était déjà impeccable. Paul Cambon vous prend en amitié, entr’ouvre pour vous les trésors de son expérience et, surtout, vous initie aux arcanes de la vie britannique.

C’est de ce moment que date chez vous un goût très vif pour l’Angleterre et une intime connaissance de son peuple.

Attention toutefois ! Il s’agit ici de l’Angleterre de votre jeunesse, de la mienne, de celle qui, ébranlée sous les coups de la première guerre mondiale, se disloquera sous ceux de la seconde : une Angleterre strictement hiérarchisée, conventionnelle sans raideur, régnant sur les sept mers et sur la cinquième partie des terres habitées, si assurée de sa supériorité qu’elle n’en fait jamais parade, amie de la litote, pragmatique, volontiers indolente, mais au besoin froidement et terriblement résolue.

Cette Angleterre était encore celle des belles demeures Tudor, des immenses pelouses soigneusement roulées et ombragées d’arbres centenaires, de la Cité maîtresse de la finance mondiale, l’Angleterre des Dons bienveillants, des cérémonieux maîtres d’hôtel, des vieilles filles passionnées d’ornithologie, l’Angleterre de ces gentlemen, dont vous écrirez « qu’ils vieillissent sans rides, avec des yeux d’enfants, avec cette souplesse que donne le sport et sans cette contraction que donne l’athlétisme ».

Cette superbe façade masquait, il est vrai, bien des misères. Au sortir des quatre années d’une héroïque tension, I’Angleterre leur portera largement remède en instituant le Welfare State – le bien-être pour tous – et il l’en faudra féliciter. Mais en même temps elle perdra son Empire et sa prépotence financière ; elle se continentalisera, elle sera envahie d’une bruyante jeunesse, envahie aussi de gens de couleur ; derrière les cheveux trop longs des garçons et les jupes trop courtes des filles, on n’y apercevra plus guère de chapeaux haut de forme. Il me semble que vous ne vous êtes pas bien consolé de cette transformation et que vous en voulez un peu à nos voisins d’avoir, en quelque manière, trahi votre amour.

Enlevé à Londres, on vous rencontre à Paris où, attaché au cabinet du Ministre, vous hantez un monde élégant et quelque peu frelaté. Vous êtes ensuite, pendant de courts moments, secrétaire d’ambassade à Rome puis à Madrid – la bienveillance de Berthelot vous vaut décidément des postes de choix. Mais Paris vous appelle, ce Paris cosmopolite, bruyant, fiévreux et exalté des lendemains de l’armistice de 1918. Vous y revenez comme chef de la section littéraire des Œuvres Françaises à l’étranger. C’est alors que vous publiez votre premier recueil de nouvelles sous le titre, bien d’époque, de Tendres Stocks avec une préface de Marcel Proust. Pendant quelques années vous n’allez guère cesser d’écrire et de voyager.

C’est en 1922, je l’ai déjà dit, que vous faites paraître Ouvert la Nuit, bientôt suivi de Fermé la Nuit, et de l’Europe Galante. Coups de cymbales, stridences de trompettes, déchirements de saxophones, martellements de xylophones. Images singulières, rapprochements inattendus, étourdissantes ellipses : un style entièrement inédit, fait, avec vous, irruption dans la littérature. Style qui, comme le jazz, comporte une mélodie syncopée contrastant avec une permanence rythmique. Le succès est prodigieux et ces livres sont unanimement salués comme l’expression même du monde nouveau-né de la guerre.

Ils le sont en effet, mais ce qu’on distingue mal alors est qu’en vous, à côté de l’infaillible observateur et de l’éclatant conteur existe déjà un moraliste.

Cet univers baroque que vous décrivez avec tant d’heureuse audace ne se dirige point, selon vous, vers une organisation plus rationnelle et meilleure : c’est avant tout un chantier de démolitions. En pleine euphorie des « années folles », vous devinez déjà les années qui ne chanteront pas. Plus tard, vous écrirez, à propos de cette partie de votre œuvre :

« Les défauts en sont visibles ; ce sont ceux du temps. La vision du monde n’en sort pas grandie, mais l’œil n’a presque rien laissé passer. Il n’est pas toujours vrai, comme le dit Gautier, que les livres suivent les mœurs ; il arrive qu’ils les annoncent. »

Aussi bien ne tardez-vous pas à être las de votre succès et surtout de vos imitateurs :

« Celui qui copie, écrirez-vous encore, va droit à ce qui est ornemental, artificiel, périssable. Je ne me suis débarrassé des bars, du jazz, de beaucoup d’images boursouflées et clinquantes que grâce aux pasticheurs. Dès qu’on s’est lu chez autrui deux ou trois fois, on devient incapable de recommencer ses tours. Continuer, ce serait imiter ses imitateurs. »

Aussi décidez-vous de renouveler votre manière et de parcourir le monde, moins en quêtes d’anecdotes curieuses que de situations significatives et de vérités universelles.

Le fait d’appartenir à la Carrière et l’intelligente sympathie de Berthelot vous facilitent ces voyages. Oserais-je dire que vous n’êtes pas exactement un fonctionnaire modèle : apparitions très brèves à votre bureau, fort longs congés, sinueux détours pour gagner vos postes d’affectation... On pourrait alors dire de vous ce que vous alliez écrire à propos de Valery Larbaud : « Ce moine du tiers ordre de la littérature, pour le retenir en France, il eût fallu l’attacher avec des cordages, comme les églises manuélines. » Tant mieux d’ailleurs, puisque ces loisirs dérobés et ces périples compliqués nous valent d’assez éblouissantes pages. Ce qu’on y remarque d’abord, sous l’éclat de la forme, c’est que vous n’y cherchez jamais ce pittoresque, cette couleur locale, dont le début du siècle avait été si féru. Vous vous attachez plutôt aux ressemblances qu’aux dissemblances et, tels les grands auteurs du XVIIe siècle, plutôt au général qu’au particulier.

Significatif est le titre donné par vous à l’un des meilleurs parmi vos livres de cette époque : Rien que la Terre. L’avion a déjà incroyablement raccourci les distances et la radio – on ignore encore la télévision – commence à répandre ses ronronnements par-dessus les frontières. Cette meilleure connaissance qu’ont les peuples les uns des autres ne fait, à votre avis, que les pousser à se haïr. Aux rivalités nationales et sociales vont se superposer des rivalités raciales et vous prévoyez « une lutte des races pour les meilleurs climats comme il y a une lutte des classes pour la possession des richesses ». Vous ajoutez, qu’en dépit de la facilité croissante des relations « il faudra toute une éducation, des saints, des martyrs, pour que des individus ordinaires puissent vivre en commun s’ils ne parlent pas la même langue ».

À côté de la petitesse de la terre, vous dénoncez son rapide surpeuplement et la hargne persistante de ses habitants. Peut-être est-ce un besoin d’évasion hors de cette prison qui explique la fascination exercée sur tant de nos contemporains par les espaces intersidéraux, fascination qui, aujourd’hui, provoque des prodiges techniques. Ces prodiges, vous les avez prévus. N’annonciez-vous pas, dès 1926 un Mayflower interplanétaire « décollant à l’aube vers Saturne chargé des derniers Blancs ».

En 1927, vous épousez une femme remarquable, la princesse Soutzo, née Hélène Chrissoveloni. Cette heureuse union, non plus que la mort de votre père survenue l’année suivante, ne freine pas votre besoin de déplacement. Peut-être, pourtant, allez-vous faire d’un peu plus longs séjours en France, spécialement dans la forêt de Rambouillet, où vous avez une demeure et où vous pouvez vous livrer à votre exercice favori, l’équitation.

Vous êtes en effet, Monsieur, un grand cavalier : cavalier de plein air, intrépide sauteur de gros obstacles, et cavalier de manège, habile à obtenir par le plus léger déplacement d’assiette, la plus moelleuse action des rênes et la moindre pression des jambes, les plus difficiles changements de pieds, les plus rares galops ralentis. Aussi bien y a-t-il, dans votre silhouette quelque chose qui décèle l’homme à cheval.

Votre intime connaissance de cet art très noble qui a nom Haute École, vous la manifestez en 1936 dans la nouvelle intitulée Milady, fascinante histoire de l’amour nourri pour sa jument par un écuyer retraité du « cadre noir » de Saumur. La pertinence des termes, la fermeté de la forme, la parfaite adhérence du style aux pulsations de l’homme et de la bête, une émotion sous-jacente et des frémissements à peine perceptibles font un chef-d’œuvre de cette nouvelle inspirée à la fois par l’œil et par le cœur. Milady marque dans votre œuvre un tournant admirablement pris.

Vous n’avez pas le loisir de poursuivre longtemps cette veine. Surgissent bientôt ces années noires dont vous avez fait pressentir la venue. La guerre, la défaite. Vous avez, aux termes d’un très long congé, réintégré la Carrière, et 1940 vous trouve à Londres, chef de la Mission de guerre économique. Lors de la malheureuse rupture des relations diplomatiques franco-britanniques, vous rentrez en France en même temps que le personnel de notre ambassade. Ne faisant pas partie de ce personnel, peut-être agiriez-vous sagement en restant en Angleterre, mais vous supportez mal la pensée d’un exil vraisemblablement durable. Comme nombre de Français, parmi les plus honnêtes et les plus patriotes, vous vous demandez alors où est le devoir, où l’honneur, et comment servir le plus utilement le pays.

Après trois ans d’une inaction qui vous pèse vous croyez pouvoir accepter la direction successive de deux postes diplomatiques d’importance, Bucarest et Berne. Cela va vous valoir, lors de la Libération, de véhémentes attaques.

Que cette acceptation n’ait pas eu des motifs d’ambition vulgaire me paraît prouvé par le fait qu’elle eut lieu à une date où la partie était à peu près jouée et la défaite allemande quasi certaine. Que les attaques dont elle fut l’occasion n’aient pas été fondées en droit, l’arrêt du Conseil d’État en témoignera qui, en 1953, annulera, avec effet rétroactif, la révocation dont vous avez été frappé.

L’épreuve pour vous n’en est pas moins douloureuse et, en attendant cet arrêt réparateur, vous vivez, tantôt en Suisse, tantôt en Espagne, tantôt au Maroc, des heures souvent amères.

Heures pourtant nullement infécondes. Vous voyez se réaliser vos plus mélancoliques anticipations, vous assistez au complet effondrement de la civilisation à laquelle vous étiez attaché ; mais en même temps, voici qu’apparaît en vous un homme nouveau : le psychologue habile à démonter les ressorts les plus cachés du comportement humain, le spéléologue des abîmes de l’inconscient, l’historien aussi expert en résurrections du passé. Sans rien perdre en surface de son brillant, votre talent gagne les profondeurs et vous gagnez en humanité.

Votre évolution s’accomplit sans que vous sacrifiiez rien aux goûts du jour. Votre style a acquis une fermeté toute classique et vous connaissez trop bien les ressources de la bonne langue française pour ne pas fuir les néologismes dont la prétention ne fait trop souvent que masquer le vague et l’incohérence de la pensée qu’ils habillent.

Vous êtes aussi trop bien élevé et trop fataliste pour clamer sur les toits cette absurdité de l’univers qu’une certaine philosophie croit avoir découverte, mais dont vous vous doutez depuis longtemps, et pour en appeler contre elle à une révolte qui ne saurait être que stérile car l’absurde est, par définition, incorrigible. N’avez-vous pas, voici déjà longtemps écrit : « Tout ce qui doit arriver doit être agi ? » Mais votre pessimisme, ainsi que votre fatalisme, restent de bonne compagnie et se laissent deviner plutôt qu’ils ne s’exhibent.

C’est le cas dans cette hallucinante nouvelle que vous donnez en 1946 sous le titre Le Dernier jour de l’Inquisition et où l’on assiste au diabolique combat de deux hérédités raciales à l’intérieur d’un même personnage.

C’est également le cas dans le roman Le Flagellant de Séville qui date de 1951. Ce Flagellant est peut-être votre œuvre la plus construite ; c’est en tout cas celle où vous avez mis le plus de vous-même. Elle s’ordonne autour de l’occupation d’une grande partie de l’Espagne par les troupes de Napoléon et de l’insurrection que cette occupation suscite. L’histoire est pleine d’épisodes affreux et sanglants que vous n’avez, hélas ! pas inventés ; on y voit, dressés les uns contre les autres, les Espagnols avant tout passionnés pour la jalouse indépendance de leur patrie et ceux qui croient qu’une influence libérale, fût-elle étrangère, pourrait arrêter cette même patrie sur la pente de la décadence. Vous montrez, dans la description et l’analyse du drame, une entière objectivité et l’on peut même parfois se demander si votre sympathie ne va pas plutôt à l’intransigeante Marisol qu’à son mari, l’inquiet et tourmenté Don Esteban...

Ajouterai-je que, dans ce livre touffu, mille détails manifestent une connaissance rarement égalée en France du caractère espagnol ?

En 1954, réintégré dans tous vos droits, vous célébrez votre étroite reprise de contact avec la France par la publication d’un roman qui surprend : Hécate et ses chiens. Le sujet en paraît fort scabreux, mais on a fait depuis, dans le genre érotique, bien mieux ou bien pis. Ce qui, selon moi, est remarquable, c’est que, dans ce cheminement le long des méandres les plus troubles, les plus fangeux, les plus marécageux de la luxure, jamais vous n’employez un mot cru, jamais vous ne risquez de descriptions tant soit peu libidineuses, jamais vous ne donnez une image précise de ce « pêle-mêle sexuel » dont vous parlez ailleurs. Tout se passe en discrètes équivoques, en allusions noyées dans la pénombre. Vous êtes, il me faut le répéter, encore que ce ne soit plus aujourd’hui un compliment, vous êtes, Monsieur, terriblement bien élevé.

J’ai dit que, dans la seconde partie de votre carrière, vous avez été attiré par l’Histoire. À vrai dire elle n’a jamais été tout à fait absente de vos œuvres. Elle paraît dans les tableaux que vous avez brossés de plusieurs grandes villes et, derrière vos motifs les plus contemporains, on devine un arrière-plan solidement établi sur le passé. Toutefois il vous arrive maintenant de traiter de sujets proprement historiques, ou, plus précisément, de biographie historique. Vous le faites avec rigueur, ne négligeant aucun document, aucune source, mais aussi avec ce don de vie qui vous est particulier et qui fait trop souvent défaut aux tenants de l’Histoire « non-événementielle » (Excusez le barbarisme ; il est, comme beaucoup d’autres, fort à la mode aujourd’hui dans les milieux les plus sérieux).

Vous avez fait une intéressante expérience ; celle de présenter sous forme d’action dramatique quelques-unes de ces biographies. À la différence des auteurs de drames romantiques, vous n’y avancez rien que de certain. Votre Isabeau de Bavière est, à cet égard, une belle réussite. Vous vous y montrez, non seulement chroniqueur scrupuleux, subtil psychologue, exact évocateur des mœurs de l’époque, mais costumier averti. On se demande où vous avez été quérir cette minutieuse connaissance des modes vestimentaires à la charnière du maléfique XIVe siècle et de cette aube de la Renaissance que fut le XVe. Si vous n’aviez pas été diplomate et écrivain vous eussiez pu être un grand couturier.

Depuis vous avez renoncé à la forme théâtrale et vos biographies historiques sont des récits. Des récits ou plutôt des portraits criant de ressemblance. Ceux que vous avez peints de Fouquet, du duc de Reichstadt, de Marie-Louise sa mère, du dernier empereur Habsbourg et de sa famille, tout dernièrement encore de Sophie-Dorothée de Celle, l’amante de Kœnigsmarck : autant de pièces de collection.

Je viens, bien superficiellement, d’évoquer votre œuvre et, à travers cette évocation, peut-être a-t-on pu deviner quelque chose de votre personne.

Difficile devinette d’ailleurs car vous ne vous livrez guère. Vous avez, ancré en vous, le goût du silence. En un temps où, dans le monde entier, l’air retentit de clameurs, où la contestation roule avec fracas d’écho en écho, où la raison risque de se noyer dans des torrents de salive, vous restez, le plus souvent, aimablement taciturne. Aux questions les plus pressantes, vous ne répondez guère que par un discret sourire et un geste de gentillesse. Vous fuyez les interviews et redoutez, vous venez de l’avouer, les manifestations oratoires. Un de vos plus récents livres, n’a-t-il pas pour sujet le mystère entourant un homme qui fit grande carrière sans jamais se départir de son mutisme ? Et ce livre n’est-il pas intitulé Tais-toi ?

L’habitude est aujourd’hui dans cette Compagnie d’éviter, autant que possible, de faire succéder l’un à l’autre deux hommes de même profession, voire deux esprits d’analogue inclinaison.

Aussi avez-vous été élu pour remplacer Maurice Garçon, dont vous venez de faire l’éloge en termes excellents, mais qui ne vous ressemblait guère.

En attendant que j’y revienne, permettez-moi, Monsieur, de vous féliciter d’une initiative : celle d’avoir évoqué le souvenir des académiciens qui, jusqu’à Garçon, se succédèrent sur ce onzième fauteuil que vous occupez maintenant. La plupart de ces prétendus Immortels sont bien oubliés, mais peut-être vos paroles ont-elles, un court instant, donné à leurs ombres un semblant de vie comme faisait, dans l’Antiquité, le sang des taureaux égorgés sur la tombe des héros.

Retournons, si vous le voulez bien, à votre éminent prédécesseur. Talent, culture, bon goût et entière bonne foi mis à part – tout cela était incontestable chez vous deux – vous apparaissiez assez différents l’un de l’autre.

Vous êtes taciturne ; Maurice Garçon parlait bien, beaucoup et ne craignait pas les éclats de voix. Vous n’avez, venez-nous de nous révéler, jamais mis les pieds au Palais ; lui en était une illustration. Vous avez passé une bonne partie de votre existence hors de France ; lui était plutôt sédentaire et, ses meilleurs voyages, il les faisait dans son cabinet de travail, parmi les livres et entouré d’amis bien choisis. Vous êtes au fond un pessimiste ; lui était au fond un optimiste, car il avait le culte du Droit et, qui dit culte du Droit dit croyance dans la Justice et le Progrès. Ce furent probablement ce culte et cette croyance qui le déterminèrent pendant la dernière guerre à prendre, selon votre expression, un autre chemin que le vôtre. Il se montra inébranlable opposant, puis actif résistant mais, la Libération venue, il s’employa de toute sa science juridique, de toute son autorité, de tout son cœur, de toute sa générosité, à freiner les excès d’une épuration trop souvent menée à l’encontre des règles les plus élémentaires du Droit.

Il était cependant un terrain où Maurice Garçon et vous pouviez vous rencontrer et où vous vous êtes, en effet, rencontrés : le terrain de la magie, le domaine du Diable.

Je ne saurais, je crois, rien ajouter à ce que vous venez si élégamment d’en dire. Ceci pourtant, peut-être.

Vous m’avez semblé suggérer, – mais je puis me tromper – que Maurice Garçon croyait au Diable, alors que vous, vous n’y croyez pas. Je me permets de me demander si ce ne serait pas plutôt le contraire : votre prédécesseur était rationaliste dans les moelles et peut-être, curieux de tout comme il le manifestait, sa profonde science démonologique lui était-elle un divertissement, un échappatoire hors de ses dossiers professionnels et une sorte de violon d’Ingres, au même titre que son art de prestidigitateur. Vous, au contraire, vous avez trop vécu dans des pays où les maléfices sont monnaie courante, où le mauvais œil est partout braqué, où les créatures de l’ombre se mêlent quotidiennement aux humains, pour pouvoir catégoriquement nier l’existence d’un Esprit du Mal. On n’écrit pas Magie Noire, on n’écrit pas surtout Le Dernier jour de l’Inquisition, Le Flagellant de Séville et Hécate et ses chiens si on ne croit pas un peu, fut-ce inconsciemment, au Diable.

Sans doute aurons-nous, au cours des prochains jeudis, l’occasion d’éclairer ce point important car, vous vous en apercevrez vite, c’est moins le nécessaire travail du Dictionnaire que la conversation et l’échange des idées qui font l’agrément de nos réunions hebdomadaires.

À la différence de nombre de jeunes écrivains, qui ensuite s’en sont repentis, vous n’avez jamais moqué notre Compagnie. En 1936, dans un article consacré à la réception de Georges Duhamel, vous écriviez :

« L’Académie Française, microcosme complet, cellule exquise, à peine plus grande qu’une famille (sans elles il n’y aurait pas de fils prodigue). »

Fûtes-vous un fils prodigue ? Je me permets d’en douter. En tout cas vous voici désormais membre de cette famille. Vous y êtes, au gré de beaucoup, tard venu ; soyez-y, Monsieur, le très bienvenu.