Réponse au discours de réception de Marcel Achard

Le 3 décembre 1959

Marcel PAGNOL

Réponse de M. Marcel Pagnol
au discours de M. Marcel Achard

DISCOURS PRONONCÉ DANS LA SÉANCE PUBLIQUE
le jeudi 3 décembre 1959

PARIS PALAIS DE L’INSTITUT

 

     Monsieur,

   Vous avez, Monsieur, dès les premiers mots de votre remerciement, affirmé que notre Compagnie avait renoncé depuis longtemps à une très ancienne tradition, selon laquelle l’Académicien chargé de présenter le nouvel élu l’accablait « d’une série » de « remontrances » et de « réprimandes », comme pour gâter tout le plaisir qu’il pouvait ressentir le jour même de son entrée solennelle à l’Académie.

     On voit bien que vous ne connaissez pas encore la douceur de nos mœurs. Non, Monsieur, cette coupole n’a jamais entendu de « remontrance », ni surtout de « réprimande » : tout au plus quelques traits ou quelques épigrammes, dont le but et l’utilité semblent vous avoir échappé.

     Tout d’abord, vous admettrez certainement qu’il convient de marquer une différence entre le panégyrique d’un prédécesseur défunt, et la présentation d’un nouveau confrère bien vivant. Votre exorde, qui eût voulu que je renonçasse aux critiques traditionnelles, exprimait donc le souhait qu’à l’éloge funèbre d’André Chevrillon, je répondisse par le vôtre.

     Ne soyez donc pas si pressé. Il est certain qu’un jour cet hommage vous sera rendu ; mais j’espère que celui qui aura le chagrin de le prononcer est encore sur les bancs du lycée : aujourd’hui, Monsieur, je me conformerai donc à la tradition, dont votre plaisante timidité semble redouter la malice, mais dont le but n’est pas de gâter votre plaisir : elle se propose seulement – non point d’abattre – mais de tempérer la superbe qui pourrait défigurer votre modestie à cause des éloges que je vais, selon l’usage, vous décerner pendant plus de quarante minutes, et peut-être aussi à cause de l’idée embellie que vous semblez avoir conçue de vous-même, en vous voyant dans ce costume que vous portez aujourd’hui pour la première fois, avec une élégance discrète et une satisfaction visible. Donc, Monsieur, vous aurez vos traits, car je vous vois en état de les supporter sans dommage, et peut-être avec profit.

     Je commencerai donc par vous dire que le plaisir que j’ai à vous accueillir sous cette coupole n’a d’égal que mon étonnement de vous y voir. Non point que votre talent n’ait mérité ce siège, qu’il est convenu d’appeler fauteuil, mais à cause de certain épisode de votre vie passée, que je me vois forcé de rappeler aujourd’hui.

     Tout le monde sait que Molière n’appartint pas à l’Académie, et l’on croit généralement (à cause des deux vers de Boileau) que notre Compagnie ne lui pardonna pas de s’être enfermé dans un sac pour y recevoir, en public, des coups de bâton. Or, Boileau, prince des critiques, parlait avec une grande légèreté d’une pièce qu’il n’avait certainement pas vue, car Molière, dans les Fourberies, n’a jamais joué le rôle de Géronte ; il jouait Scapin, et ces coups de bâton, c’était lui qui les donnait : exercice, en somme, honorable, et dans lequel excellèrent les grands seigneurs. Ce que l’Académie ne pardonna pas à Molière, ce fut tout simplement d’avoir fait le métier de comédien.

     Eh bien, Monsieur, je regrette d’avoir à rappeler ici que vous êtes monté vous-même sur les tréteaux. Non pas dans un salon, ou à la Cour, comme le fit notre Louis XIV, par simple divertissement, mais sur un théâtre public. Et quels rôles avez-vous interprétés ? Cinna ? Hernani ? Chatterton ? Point. Vous avez joué, Monsieur, le rôle d’un pitre de cirque, dans une pièce que vous aviez délibérément composée vous-même. J’en parle savamment, car je vous ai vu, la face enfarinée, le menton pointé, les pieds en dedans, imiter de votre mieux l’accent anglais du cirque ; je vous ai vu, dis-je, soulever de grands éclats de rire et des applaudissements prolongés en recevant, Monsieur, des coups de pied !...

     Combien de coups de pied ? 4.440. C’est vous qui l’avez avoué à l’envoyé d’une gazette qui ne se fit point faute de l’imprimer. Et des coups de pied où ? Au théâtre de l’Atelier, devant une foule chaque soir renouvelée.

     Votre cas était donc beaucoup plus grave que celui de Molière : vous voilà pourtant parmi nous, et je vais vous dire pourquoi.

     Tout d’abord, l’Académie a bien voulu déduire de votre passif le fait que cette carrière d’histrion fut courte, malgré votre scandaleux succès personnel. D’autre part, deux mois avant qu’il n’eût été parlé de votre candidature, un éminent critique de notre génération écrivit une petite phrase d’une grande importance :

     « À la première de Voulez-vous jouer avec moâ, en 1923, on vit un auteur débutant, Marcel Achard, tenir lui-même le principal rôle de sa pièce parce qu’on n’avait pas pu trouver un interprète à meilleur marché ».

     Voilà une raison des plus honorables, une raison touchante, je dirai presque pathétique et qui a fait grand effet.

     Enfin, je crois que Molière lui-même, en cette circonstance, a voté pour vous, et je vais vous dire comment.

     Après sa mort, l’Académie ne tarda guère à regretter son intransigeance, mais il fallut attendre un siècle pour qu’elle avouât publiquement qu’elle se sentait diminuée par l’absence du plus grand auteur comique de tous les temps

     C’est, en effet, en 1778 que le buste de Molière fut installé dans la salle de réunion des Académiciens, et afin d’éclairer ceux qui auraient pu croire à une élection posthume, ce buste fut établi sur un vers de Bernard Joseph Saurin : « Rien ne manque à sa gloire il manquait à la nôtre. » Ce n’est pas un très beau vers français, et ce « manquait » ne dit pas très bien ce qu’il veut dire, mais il contient un aveu sincère, et d’une franche dignité.

     Ce marbre expiatoire occupe toujours une place d’honneur dans le Palais de l’Institut, mais l’Académie n’est pas délivrée pour autant de son regret, je dirais presque de son remords. C’est pourquoi, si elle avait repoussé votre candidature sous le seul prétexte que comme lui vous avez joué la comédie, on eût pu croire qu’elle confirmait ainsi son exclusion, et d’autre part, en vous accueillant, elle vous a habilement refusé l’honneur de vous mettre dans son cas.

     Après ces quelques traits préliminaires, dont vous ne semblez pas autrement affecté, il faut, Monsieur, que je vous remercie et que je vous félicite : votre hommage à la mémoire d’André Chevrillon a touché tous ses amis, c’est-à-dire toute notre compagnie.

     Sur un rivage rouge de la mer bretonne, et sur les lieux mêmes où il aimait à rêver, vous avez longuement lu et médité les trente volumes de son œuvre.

     De ces lectures et de ces réflexions, vous avez su tirer une vue d’ensemble et pour tous ceux qui ne l’ont connu qu’à la fin de sa longue vie, vous avez ressuscité son errante jeunesse et sa riche maturité. Vous nous avez montré qu’après Chateaubriand et avant les Tharaud, il eut le génie de ce que l’on appelle aujourd’hui « le grand reportage » et qui est un nouveau genre littéraire. Il fut ensuite le maître incontesté des études anglaises, qui devaient avoir une si grande influence sur les écrivains et les peintres de sa génération. Il fut enfin un philosophe lyrique, et la page que vous nous avez lue nous a rappelé qu’il fut un très grand écrivain.

     Vous avez dit que la qualité de son œuvre lui a épargné la popularité. ,Je ne suis pas certain qu’il l’eût repoussée, mais il est bien évident qu’il ne l’a jamais recherchée. Il n’a pas souhaité que ses livres fussent mis en vente dans les kiosques à journaux, sous ces couvertures coloriées que l’on appelle aujourd’hui « jaquettes » (fort heureusement pour ce mot qui était en voie de disparition) mais il était heureux de les savoir dans toutes les bibliothèques, et surtout de les voir dans les mains des étudiants : ils y sont encore, et ils y resteront.

     Je crois que votre discours servira sa mémoire, car vous n’avez pas composé un banal éloge funèbre, petit ouvrage de circonstance imposé par nos usages, mais une véritable étude critique, qui pourrait être la préface des œuvres complètes du maître disparu.

     C’est pourquoi j’attends avec une certaine inquiétude les éloges que ne manqueront pas de vous décerner les journaux, car je crains qu’ils ne soient assortis d’une surprise incongrue.

     Vous avez dit vous-même tout à l’heure que l’auteur comique, en France, a toujours été traité fort cavalièrement : il me semble que ce n’était pas assez dire. Notre époque met facilement au premier rang le roman physiologique, la pornographie philosophique, et surtout les auteurs ennuyeux, comme si l’épaisseur de l’ennui était l’exacte mesure de la profondeur de la pensée. Le corollaire de cette erreur, c’est qu’un auteur comique ne peut être qu’un plaisantin de bonne compagnie, et qu’on n’en peut attendre rien de plus que de plaisantes bouffonneries ou des gaudrioles relevées de quelques bons mots. Vous venez de prouver le contraire : d’ailleurs, tous ceux qui vous connaissent savaient déjà que si vous n’aviez pas été capable d’écrire vos propres ouvrages, vous eussiez pu juger ceux des autres, comme vous l’avez fait aujourd’hui avec tant de clarté, de science et de sympathie.

     J’ai maintenant le devoir de vous présenter à nos confrères, et de dire en peu de mots vos origines, et les principaux événements de votre vie.

     Je n’ai pas eu besoin, Monsieur, de faire de bien longues recherches, car il vous est arrivé de parler de vous-même en public (si bien que j’ai pu consulter le texte authentique d’une conférence de Marcel Achard sur Marcel Achard). Ces trente pages, dont on ne peut dire qu’elles soient une autocritique bien sévère, m’ont fourni, sans le moindre effort de ma part, tous les renseignements qui m’étaient indispensables.

     C’est cette source que je vais utiliser en me permettant toutefois de corriger certaines inexactitudes.

     Vous avez dit dans cette confession publique que vous étiez né à Lyon, ce que personne n’a jamais mis en doute : et il est bien vrai que c’est de Lyon que vous êtes parti, pour venir tenter votre chance à Paris, mais une petite enquête complémentaire m’a fait découvrir, à ma grande surprise, que vous n’êtes pas né dans la grande cité de Plancus.

     Vous avez vu le jour, Monsieur, dans la petite ville de Sainte-Foy, sur la rive droite du Rhône.

     J’y vois une première manifestation de votre chance, car si les édiles lyonnais oubliaient un jour d’inscrire votre nom sur la plaque bleue d’une rue, vous aurez du moins une chance d’obtenir, dans votre bourgade natale, une avenue bordée de marronniers, au fond de laquelle je vois, sur la place du théâtre, un buste, ou peut-être une statue : votre avenir posthume me semble donc assuré.

     Maintenant je dois reconnaître que Sainte-Foy n’est pas bien loin de Lyon, c’est dans les environs de la place Bellecour que vous avez passé votre enfance et votre jeunesse.

     Votre père, modeste commerçant, fut un peu inquiet, comme tous les pères du répertoire, lorsqu’il découvrit votre vocation littéraire. Cependant, il ne semble pas l’avoir bien énergiquement contrariée, si ce n’est par une tentative de vous faire entrer dans l’enseignement, ce qui n’eût pas brisé votre carrière littéraire, et il vous permit de fréquenter de jeunes Lyonnais qui avaient, eux aussi, l’ambition d’écrire. Vous avez dit, Monsieur : « De toutes les villes de France, Lyon est la mieux organisée contre la poésie. »

     Je vous crois sur parole, mais je crois aussi pouvoir dire qu’elle n’est pas organisée contre l’amitié, car vous devez beaucoup à l’affection et à la fidélité de vos amis lyonnais.

     Plusieurs d’entre eux vous avaient précédé sur la route de la capitale, où ils avaient déjà conquis de petites places dans le monde des lettres : c’est l’un d’eux qui vous conseilla de venir vous joindre à leur groupe. Il s’appelait – et il s’appelle toujours – Michel Duran. Évidemment, il n’avait pas encore fait représenter ces douze comédies qui ont obtenu de brillants succès sur les boulevards, mais il écrivait déjà dans les journaux. De temps à autre, il écrivait aussi des lettres, et voici en quels termes il vous adjurait :

     « À Paris, un talent comme le tien est toujours reconnu tout de suite ; c’est une question de secondes ! »

     C’était, avouons-le, d’un optimisme un peu exagéré. De cette exagération que les Lyonnais appellent volontiers Marseillaise. Mais c’était une belle phrase d’ami, qui fait autant d’honneur à celui qui l’a écrite qu’à celui qui l’a reçue, et qui se laissa persuader.

     Toutefois, les secondes lyonnaises furent encore plus longues que ne le sont – en général – les secondes marseillaises. Elles durèrent tout près de quatre ans.

     Vous trouvâtes à Paris vos amis tout prêts à vous aider. Pierre Scize, qui était déjà le rédacteur en chef de Paris Journal, vous ouvrit les portes du monde du théâtre.

     À la vérité, il ne put vous les ouvrir toutes grandes, et il faut reconnaître que votre entrée au théâtre du Vieux Colombier passa complètement inaperçue. En effet, vous n’y étiez ni dans la salle, ni en scène, ni dans les coulisses, ni dans les couloirs, ni dans les bureaux, ni même au contrôle : et pourtant, vous étiez là chaque soir. Votre buste – celui-là même dont on verra la reproduction à Sainte-Foy – était installé dans une niche, et n’était visible que pour les comédiens, et encore ne le regardaient-ils, d’un œil hagard, que dans ces moments de panique où leur mémoire les trahit. Vous étiez souffleur, Monsieur, et fort heureux d’avoir pu pénétrer sur une scène, fusse à la façon du diable dans Faust, c’est-à-dire à travers le plancher.

     Mais le très vif intérêt que vous portiez au spectacle, et aux gracieuses chevilles des comédiennes qui se reflétaient en gros plan dans vos lunettes, absorbaient toute votre attention : il vous arriva souvent d’oublier de tourner les pages du manuscrit, et de souffler aux défaillants des répliques de votre invention. D’autre part, les applaudissements et les bravos qui jaillissaient parfois de votre niche parurent incongrus à l’administrateur du théâtre, qui vous pria d’aller souffler ailleurs.

     C’est alors que sur les instances de Pierre Scize, Henri Béraud, autre gloire lyonnaise, vous fit entrer au journal de L’Œuvre, où un chef de service audacieux, et peut-être inconscient, vous confia la rédaction des Commentaires sur les Cours des Halles de Paris. Il ne nous reste malheureusement aucun témoignage concernant les effets de vos prophéties sur les variations de prix de la citrouille ou la raréfaction de l’aubergine, mais nous savons que vous rédigiez ces géorgiques avec une grande conscience professionnelle, ce qui vous permettait de rester jusqu’à huit heures dans un bureau chauffé, fort occupé par la lecture des journaux du soir.

     C’est à ce moment-là que j’eus le plaisir de vous rencontrer dans un déjeuner des Moins de Trente ans. Ce groupement réunissait des peintres, des écrivains, des comédiens, des journalistes, et son titre sonnait comme un défi aux oreilles des générations précédentes. Ce titre me paraît aujourd’hui bien naïf, car il eut justifié la candidature de tous les enfants des écoles maternelles, et d’autre part, il était absurde de mettre tout notre mérite dans le seul bien que nous étions assurés de perdre, et que nous avons en effet perdu depuis bien longtemps.

     Malgré la richesse de vos Commentaires sur le Cours des Halles, vous ne faisiez pas figure de nabab, et vous avez parlé, dans une de vos comédies, des fins de mois qui durent trois semaines.

     Je vous ai vu traverser sans amertume ces passages difficiles que les commerçants appellent pudiquement « une crise de trésorerie ». D’ailleurs, il faut bien reconnaître que le bon Murger et ses camarades avaient dévoré depuis bien longtemps tout le bifteck de la vache enragée, et que nous fûmes toujours en état d’entrer sans inquiétude dans des restaurants à 3 francs, et même à 3 fr. 50. Bien sûr, nous y étions serrés dans une foule, et nous y apprîmes à manger les coudes collés au corps, ainsi que le recommande la théorie militaire pour la position du pas gymnastique.

     Mais d’aussi bourgeoises misères ne m’autorisent pas à m’attendrir sur la dureté de vos débuts, et d’autant moins que vous aviez résolu le problème du logement d’une façon grandiose, et qui vous faisait des envieux : vous dormiez, Monsieur, dans un décor de Pirandello, sur la scène du théâtre de l’Atelier, et afin de payer un loyer que Charles Dullin n’exigeait nullement, vous aviez coutume de balayer cette scène chaque matin. Je vous ai surpris dans cet exercice, que vous exécutiez en dansant, et vous m’expliquâtes que ce petit ballet vous avait été inspiré par le nom même de l’instrument que vous teniez entre vos mains.

     Vous étiez jeune, tout vous faisait rire ou rêver ; et parce que vous attendiez la chance avec une confiance naïve, elle vint vous rendre visite au siège même de votre journal.

     Ce soir-là, après avoir mis un point final à une élégie sur les ravages du doryphore, vous étiez resté dans les bureaux déserts, le dos contre un radiateur, et vous lisiez, dans une chaude quiétude, la dernière édition de L’Intransigeant, lorsqu’une intéressante conversation frappa votre oreille.

     Edmond Hue, le secrétaire de la rédaction, disait à Robert de Jouvenel :

     – Je ne voudrais pas vous faire de peine, mais Brockdorff-Rantzau arrive ce soir à Versailles pour signer le traité de paix. C’est un événement considérable, et le journal n’a envoyé personne.

     – Il est un peu tard pour m’en parler, s’écria M. de Jouvenel. Vous savez bien que tous les rédacteurs sont partis !

     – C’est vrai, dit M. Edmond Hue, mais il reste Achard.

     – Vous plaisantez ? dit M. de Jouvenel.

     – Ma foi, dit Edmond Hue, les plénipotentiaires ne le recevront probablement pas, mais il nous apportera quelques échos, par les garçons de bureau ou les Agents de police. En tout cas, on l’aura vu là-bas, ce qui permettra d’inventer une interview...

     – On l’aura vu, dit M. de Jouvenel, s’il ne se trompe pas de train, d’heure, d’hôtel, et d’ambassadeur.

     – C’est là le danger, dit Edmond Hue. Mais je vais lui payer un taxi, et j’expliquerai sa mission au chauffeur.

     Or, tandis que vous rouliez sur la route de Versailles, et que vous composiez le premier couplet d’une chanson, votre voiture s’arrêta soudain, car deux personnes, les bras levés, dans la lumière des phares, lui barraient le passage.

     Ce monsieur et cette dame, c’étaient deux des plus célèbres journalistes du monde. Tom Topping du New York Times et Andrée Viollis du Petit Parisien. Leur voiture était en panne, et ils faisaient de l’auto-stop, bien avant l’invention de ce mot qui n’est d’ailleurs pas encore dans notre dictionnaire. Ils vous supplièrent de les mener à Vaucresson, où ils avaient un rendez-vous d’une importance capitale. Vous ne fûtes pas fâché de leur répondre qu’il vous était malheureusement impossible de les obliger, parce que vous étiez chargé d’une mission de confiance, et que l’on vous attendait à Versailles pour recueillir quelques déclarations de M. de Brockdorff-Rantzau. Alors, Tom Topping vous révéla que le diplomate allemand, pour fuir les journalistes, n’était pas descendu à Versailles, mais à Vaucresson ; que lui-même, Tom Topping du New York Times, connaissait le lieu de sa retraite, et qu’il avait obtenu une audience pour neuf heures précises. Sur quoi, Mme Andrée Viollis ajouta que si vous acceptiez de les transporter jusqu’au lieu du rendez-vous secret, vous n’auriez pas lieu de le regretter...

     C’est ainsi que dans le hall de l’hôtel, pendant qu’ils recueillaient les confidences du plénipotentiaire, vous eûtes le temps de terminer votre chanson avant que leur reconnaissance ne vous dictât le texte de la plus retentissante interview que L’Œuvre eût jamais publiée.

     Le lendemain matin, votre patron, M. Gustave Téry, vous fit appeler dans son bureau, et s’indigna qu’on eût si longtemps réduit à ergoter sur des légumes un magnétiseur capable d’extorquer des confidences d’un intérêt mondial à un ambassadeur plénipotentiaire ; il vous offrit sur-le-champ 2.000 francs par mois, plus dix sous la ligne, et vous chargea de confesser les personnalités les plus marquantes du monde des lettres et des arts.

     En ce temps-là, l’interview n’était pas encore le procédé le plus efficace pour ridiculiser ou compromettre les personnes assez naïves pour s’y prêter. Vous êtes allé rendre visite, avec une admiration préconçue mais sincère, à un certain nombre d’écrivains, de peintres, de comédiens, de directeurs de théâtre ; vous avez rapporté leurs propos avec une élégante exactitude, vous n’avez pas divulgué leurs confidences, et quand, pour orner votre article, vous disposiez d’un certain nombre de photographies, vous n’avez jamais choisi la plus ridicule.

     Cette honnêteté, éclairée par votre gentillesse naturelle, vous valut bientôt l’estime et l’amitié de personnalités importantes, au premier rang desquelles je citerai l’inoubliable Lugné Poe, qui flairait le talent à vingt pas. Sans que vous lui eussiez rien demandé, il vous commanda une pièce en un acte : ce fut La Messe est dite. Petite pièce, mais qui fit grand bruit à cause des huées qui accueillirent certaines répliques, et qui saluèrent longuement la chute du rideau. Charles Dullin, qui avait de l’amour-propre, supporta mal que son balayeur-poète allât faire ses fours ailleurs que chez lui, et il vous en commanda immédiatement un autre. Ce second ouvrage s’intitula : Celui qui vivait sa mort. Je n’en ai pas encore oublié les dernières répliques.

     Le roi Charles Vl se penche sur son ami Gringonneur, qui agonise en scène, sans la moindre pitié, mais avec une curiosité insistante, il l’interroge : « Tu meurs. Alors, la mort comment est-ce ? Est-ce un repos ? Une torture ? Parle ! Finalement quelle est ton impression ? » « Mauvaise », dit Gringonneur. Et il mourait, sans autre explication.

     Cette fois, ce fut un aimable succès que la presse enregistre avec sympathie. Sur quoi, Charles Dullin vous donna le titre de Poète de la Troupe, et vous commanda une vraie pièce, une pièce en trois actes, et c’est en juillet 1923 que vous avez écrit : Voulez-vous jouer avec moâ, qui devait être créée le 18 décembre de la même année.

     À partir de cette date, l’histoire de votre vie, c’est celle de vos œuvres, que je connais toutes, et sans doute mieux que personne. Il en est quelques-unes qui ne me déplaisent pas, d’autres que j’aime, d’autres que j’admire, et il me serait facile de dire ici tout le bien que j’en pense.

     Mais comme je viens d’avouer l’amitié que je vous porte et depuis si longtemps, j’ai craint que mes éloges ne parussent inspirés par ce sentiment plutôt que par le véritable esprit critique. C’est pourquoi, au lieu d’essayer de juger moi-même vos ouvrages, j’ai cru qu’il valait mieux laisser parler les autres, c’est-à-dire les critiques dramatiques, dont les opinions auront plus de poids que la mienne. Ainsi, j’espère donner aux personnes qui me font l’honneur de m’écouter une idée exacte et sincère de la place que vous occupez sur la scène française.

     À la veille de la répétition générale de Voulez-vous jouer avec moâ, les rumeurs ne vous étaient pas très favorables : nous étions à la grande époque des frères Fratellini, qui étaient des clowns remarquables, et que l’on ne craignait pas de comparer à Shakespeare, ce qui ne faisait d’ailleurs de mal à personne. C’est pourquoi quelques esprits chagrins commencèrent à dire qu’un jeune poète qui accrochait sa Muse au char flamboyant de l’actualité faisait preuve de trop d’opportunisme, et avouait en même temps la pauvreté de son imagination.

     Mais dès la dixième réplique, Robert de Flers donnait le signal des éclats de rire, et la soirée fut vraiment triomphale. C’était vous qui jouiez le rôle principal, comme je l’ai déjà dit : je dois reconnaître que le public des générales vous fit un double succès, que la presse confirma.

     Notre confrère Fernand Gregh disait :

     « M. Marcel Achard a écrit une parade de clowns qui a l’agrément d’une pièce littéraire. Il a nourri sa clownerie et lui a donné un sens. Telles scènes de sa pièce sont délicieuses par l’imprévu de la drôlerie et quelquefois la profondeur abrupte des répliques. »

F. GREGH (Nouvelles Littéraires).

     Régis Gignoux proclamait que vous aviez réussi « l’une des plus belles opérations de la fantaisie moderne, d’une légèreté et d’une jeunesse radieuse ». Tandis que Fernand Vandérem, que nous considérions comme un critique redoutable, écrivait :

     « C’est Marivaux, chez Médrano. »

     Alfred Savoir, qui régnait alors sur le théâtre du Boulevard, voulut rassurer le public, tout en proclamant la qualité de l’ouvrage, et disait dans Bonsoir :

     « C’est un chef-d’œuvre, mais vous rirez ! »

     Enfin, Paul Gordeaux donnait le ton de la soirée.

     « Un directeur aux abois (Charles Dullin), engageant pour monter cette comédie son dernier billet de cent francs ; les « moins de trente ans » massés dans la salle pour soutenir de leurs acclamations l’auteur, membre de leur joyeuse et bruyante association ; les pontifes de la critique, désarmés par la candide audace du poète et, peu à peu, charmés par une fantaisie railleuse si généreusement répandue, entrant dans le jeu allègre, libre et cocasse de cette parade de cirque qui, de scène en scène, se muait en un petit chef-d’œuvre drôle, subtil et neuf. À minuit, la partie était triomphalement gagnée, l’Atelier était sauvé et Marcel Achard célèbre.

     Le public, le grand public, confirma le jugement de la critique unanime : la pièce fut jouée deux cents fois ; c’était à cette époque un très grand succès, dont se fussent contentés Édouard Bourdet ou Robert de Flers, et vous n’aviez pas encore vingt-deux ans !

     C’est alors que Louis Jouvet, qui avait quitté le Vieux Colombier pour la Comédie des Champs-Élysées, vous commanda à son tour une pièce, et la direction de votre journal ne put pas refuser un congé de trois mois au confesseur de M. de Brockdorff-Rantzau, devenu par surcroît un auteur célèbre. C’est donc à la campagne que vous avez composé Malbrough s’en va-t-en guerre.

     C’est à propos de cet ouvrage que vous avez écrit vous-même :

     « La réussite de Voulez-vous jouer avec moâ m’avait donné, du métier d’auteur dramatique, une idée un peu sommaire. Je me disais : « On passe trois mois à la campagne, on écrit en riant, et les critiques disent que vous avez fait un chef-d’œuvre ! Je devais être assez rapidement amené à corriger cette conception. »

     Votre pièce fut assez bien accueillie par la critique, et Louis Jouvet en donna quatre-vingts représentations, ce qui était en somme honorable. Mais à cause de la brillante réussite de vos débuts, vous n’avez vu, dans ce demi-succès, qu’un demi-échec, et trente ans plus tard, vous disiez encore :

     « De toutes mes pièces, c’est peut-être celle qui a fait le plus de bruit. En tombant ! »

     Cette blessure à votre amour-propre fut pour vous un bienfait des Dieux, car avec tousse la modestie et l’application d’un débutant, vous vous êtes remis au travail, et en deux ans, vous nous avez donné trois comédies : Je ne vous aime pas, La vie est belle, et La Belle Marinière.

     « Ces ouvrages, avez-vous écrit pudiquement, ont eu des fortunes diverses », – c’est-à-dire que leur succès, pourtant des plus honorables, ne put satisfaire votre ambition, qui était grande, et ne se contentait déjà plus d’un centième – et vous ajoutiez : « C’est seulement en 1929 que j’eus l’impression d’exister. »

     Voici donc ce qui s’est passé en 1929.

     Il y avait à cette époque une sorte de Compagnie de jeunes auteurs, qui étaient presque tous des journalistes. Les uns travaillaient pour Comœdia, sous la direction d’André Lang, qui faisait de touchants efforts pour avoir l’air d’un homme mûr, afin d’honorer son titre de rédacteur en chef. Les autres – dont vous étiez, Monsieur – s’alignaient sur les balcons de Bonsoir, et ils poussaient de grands cris ou des éclats de rire pour attirer l’attention des passants.

     Nous n’étions pas encore bien riches.

     Par bonheur, nous avions un Mécène, et ce Mécène avait notre âge, et il écrivait des comédies pour les théâtres du Boulevard... Sa fortune nous paraissait inépuisable, car il traversait, avec la sérénité d’un tank, des additions de cinq cents francs, et il mettait à notre disposition, pour nos réunions, un véritable appartement. Quand je dis véritable, je veux dire vaste, car il était l’œuvre d’un décorateur de théâtre d’avant-garde, et ne ressemblait à rien de vrai.

     Sous un plafond tapissé de feuilles d’or, on voyait d’abord divers guéridons, et de petites tables très basses qui arrivaient des Arts Décoratifs. Ces meubles étaient composés de coins agressifs, réunis (comme à regret) par de petits ronds, qui en formaient le centre. Au milieu, un bloc immense, un parallélépipède parfaitement plein, rendait perplexes les nouveaux venus : ils ne pouvaient deviner que c’était la table, dans laquelle étaient encastrées douze chaises : elles s’y emboîtaient si exactement que la pression atmosphérique suffisait à maintenir la cohésion de l’ensemble. Cependant, pour les extraire de leur logement, il suffisait d’un couteau de cuisine : mais quand on avait vu les sièges, on comprenait que leur créateur, soucieux avant tout de l’exactitude de leur emboîtage, n’avait jamais pensé, fût-ce une seconde, à l’usage que l’on pourrait en faire, et la raideur de leur accueil autorisait le visiteur à s’asseoir, sans façon, par terre.

     C’est en ce lieu féerique que l’amour du théâtre et de la conversation nous retenait parfois jusqu’à l’aube, nous parlions de nos œuvres futures : chacun racontait en toute confiance l’intrigue de sa prochaine pièce, et celui qui avait fini d’écrire un acte, le lisait à la compagnie assise en rond sur le tapis.

     Nous étions tout le contraire d’une Société d’admiration mutuelle. Le lecteur était souvent interrompu par des bâillements concertés, des ronflements simulés, ou des encouragements ironiques.

     Alors, il demandait, sur un ton un peu sarcastique :

     – Et vous qui êtes si forts, qu’est-ce que vous feriez à ma place ?

     On lui conseillait d’abord d’aller travailler au déchargement des wagons, ou de faire de la politique. Puis, après ces plaisanteries d’usage, chacun disait son mot, en toute sincérité. On présentait des critiques, des remèdes, des solutions. Et parfois même, l’un des railleurs allait s’asseoir devant la table monumentale, et rédigeait en hâte une ébauche de la scène qu’il proposait.

     De ces cris et de ces querelles fraternelles, un certain nombre d’œuvres de cette époque sont sorties plus riches, plus claires, mieux agencées ; j’en ai moi-même tiré grand profit, comme il m’est arrivé de donner d’excellents conseils. C’est ainsi que dans l’une de ces soirées j’eus l’honneur de collaborer à l’un de vos ouvrages.

     Vous veniez de nous lire une pièce tendre et brillante dont il était facile de prévoir le succès, et qui reste, après trente ans, aussi jeune et aussi fraîche qu’au soir de sa mémorable répétition générale. Tandis que la larme à l’œil et le verre en main, nous disions tour à tour notre enthousiasme, je vous demandai tout à coup :

     – Est-ce que tu as choisi un titre ? (car il m’arrive de vous tutoyer en d’autres lieux).

     Alors, avec la fierté qui convient à l’auteur d’une trouvaille, et dans un silence attentif, vous avez dit :

     – Au secours !

     Presque toute la compagnie admira l’originalité de ce choix, mais je me permis de dire :

     – Je ne vois pas le rapport de ce titre avec ta pièce.

     Vous me répondîtes, sur le ton d’un homme d’expérience qui parle à un enfant :

     – Tu ne comprends donc pas que ce titre attirera les gens ? Quand on appelle « au secours », tout le monde accourt !

     J’eus alors le cynisme de répliquer :

     – Tu te fais de grandes illusions. Quand on appelle « au secours », bon nombre de gens pressent le pas, en feignant de n’avoir pas entendu ; d’autres s’élancent à toute vitesse, comme par erreur, dans une autre direction. Seuls accourent quelques curieux, précédés d’ailleurs par la police. Non, ce titre ne me plaît pas. Le public aime les vainqueurs. On ne sort pas le soir après dîner, en famille, ou avec une fiancée, pour courir au secours de quelqu’un que l’on ne connaît pas.

     Ce cynisme vous indigna, et vous vous étonnâtes que des propos d’une telle bassesse pussent être prononcés devant une aussi généreuse compagnie, qui vous approuva d’ailleurs par quelques huées à mon adresse : cependant, dès le lendemain, votre pièce s’appelait Jean de la Lune.

     C’est évidemment l’une de vos œuvres majeures, et son succès fut éclatant.

     Gaston de Pawlowski, dont l’audience était grande, et les jugements parfois cruels, concluait ainsi son article :

     « Le rare mérite de M. Marcel Achard est de nous avoir restitué cette verve et ce dialogue comique véritable qui apparente l’auteur aux plus grands classiques d’autrefois. »

     M. Pierre Brisson, qui réservait d’ordinaire sa louange à Racine ou à Molière, fut tout à coup séduit, et n’hésita pas à le dire dans son feuilleton du Temps.

     « L’esprit de M. Marcel Achard ne peut inspirer qu’une vive amitié. Il apporte au théâtre un style libre et léger qui porte la marque la plus personnelle et la plus séduisante. Dans ses premiers ouvrages, il paraissait ignorant de la qualité vraie de sa fantaisie. Cette ingénuité d’aspect qui reste une des grâces de son talent est devenue très consciente. La comédie que nous venons d’entendre en apporte le témoignage. »

     Le délicat Gérard Bauer, dans les Annales, n’était pas moins élogieux :

     « J’aime ces œuvres dont on rejoint aisément la rêverie qui les composa ; j’aime ces personnages qui apparaissent sous les traits du quotidien en gardant encore les reflets d’une existence antérieure, celle de la songerie qui les accueillit, et leur donna lentement leur réalité ; j’aime les pièces de M. Marcel Achard pour ces dons qui me sont sensibles et qui sont, à vrai dire, la poésie.

     Enfin, notre bon maître Fortunat Strowski, de l’Institut, qui avait enseigné les Belles-Lettres à la Sorbonne, et que la fréquentation quotidienne des classiques avait rendu difficile, expliquait fort clairement les raisons de son enthousiasme :

     « Il y a des dessins, disait-il, qui semblent confus et vains, tant qu’on ne les regarde pas sous l’angle voulu. Mais, dès qu’on a trouvé le point de perspective, la confusion s’évanouit et, à sa place, une fleur apparaît ou un visage vivant.

     « Jean de la Lune est le frère de ces dessins. Un papotage délicat, des répliques telles qu’en peut écrire M. Marcel Achard, c’est le premier aspect confus ; mais dès l’instant où le point de perspective nous est révélé, un drame profond et admirable nous entraîne vers le triomphe de la tendresse sans égoïsme, de l’amour sans jalousie, de la clairvoyance sans amertume et de la poésie sans parole. »

     Le succès de cet ouvrage fut si grand et si durable que les critiques et échotiers commencèrent à vous appeler « le charmant auteur de Jean de la Lune » avec une constance si opiniâtre, qu’elle finit par vous faire craindre que le tendre Jean de la Lune ne dévorât Marcel Achard.

     C’est sans doute pour lutter contre cette menace, et en manière de protestation, que de 1930 à 1939, vous avez donné au théâtre six pièces nouvelles : Mistigri, Domino, Petrus, La Femme en blanc, Le Corsaire, et Colinette.

     Il me semble que Domino et Le Corsaire sont celles qui reçurent et qui méritèrent l’accueil le plus chaleureux.

     Domino, c’est le Chandelier 1931, mais son romantisme est bien loin de celui de Musset.

     Devant sa Jacqueline, qui s’appelle Lorette, il ne tremble pas, il ne bégaie pas, il ne chante pas non plus. Il accepte sans sourciller une rémunération de 500.000 francs, et déclare que pour ce prix-là, il irait bien jusqu’à reconnaître un enfant naturel. C’est pourquoi Paul Reboux n’hésitait pas à dire :

     « Dans Domino – pièce à laquelle décidément il convient d’attacher de l’importance dans l’histoire de l’Art Dramatique – l’auteur s’atteste réaliste en même temps que poète. »

     Mais votre réalisme n’allait pas jusqu’à la noirceur et Maurice Martin du Gard pouvait écrire :

     « M. Marcel Achard aime la vie, ne voit pas tout en noir, et n’exerce pas de représailles sur ses héros ; il fait la part des choses, il sait observer ce qu’il y a de charmant, d’ailé, d’un peu drôle et d’un peu mélancolique aussi dans chacun de nous. Il y a dans tout ce qu’il fait un fond de santé bien sympathique, et les pires aventuriers qu’il engage dans son répertoire ont tous quelque chose de tendre et d’humain et un idéalisme qui n’évoque jamais rien de niais. »

     Avec Le Corsaire, monté par Louis Jouvet, vous avez écrit un ouvrage véritablement romantique puisqu’il s’agit d’une histoire d’amour qui se poursuit à travers la réincarnation des deux personnages principaux. Ce fut aussi un beau succès, et qui charma la sévérité d’Henry Bidou.

     « Dans Le Corsaire que M. Achard vient de donner à l’Athénée, l’auteur a assemblé sur la scène ce qu’il a pu trouver de plus irréel dans la vie : le cinéma, cette vie de fantômes éclairés et d’êtres vivants, plus chimériques encore, les pressentiments, les hantises, les ordres des morts, toute 1a vie trouble et profonde qui échappe à la raison ; Mlle Ozeray, mal délivrée du rêve, peint sur son visage, et armée des forces terribles de silence ; M. Jouvet inquiet comme un lièvre au bord d’un sillon, porte-parole d’un génie spasmodique. De tout cela, M. Achard a fait la pièce la plus séduisante.

     Puis, c’est la guerre, et pendant les tristes années de l’occupation, parce que vous n’aviez plus envie de rire, vous n’avez fait jouer qu’une pièce, Mademoiselle de Panama. C’est une œuvre forte et colorée et que le public apprécia ; mais Jean de la Lune veillait ; il se permit d’intervenir, et jusque dans les articles de la critique.

     En 1946, le grand succès d’Auprès de ma Blonde l’intimida pendant deux années entières, puis : Nous irons à Valparaiso, une brillante comédie jouée à l’Athénée, et reprise immédiatement aux Ambassadeurs, le repoussa dans les coulisses d’où il menaçait de ressortir : mais pour le remettre à la raison, et le renvoyer à sa place, qui est au premier rang du théâtre contemporain, il fallut la triomphale création de Patate, qui va commencer dans quelques jours sa quatrième année de succès.

     Molière, après Plaute, a mis en scène l’avarice, et de cette passion si basse, qui a été la cause de tant de tragédies et de crimes, il a fait une comédie qui touche parfois à la farce. Vous, Monsieur, vous n’avez pas craint d’écrire une pièce sur une passion plus basse et plus vile encore : l’envie, mère d’une haine sordide, et qui est comme une lèpre du cœur. L’entreprise était périlleuse : c’est pourtant votre plus brillante réussite Vous nous avez rencontré un personnage aigri, qui remâche sans cesse des griefs imaginaires, qui rêve de cruelles vengeances, et qui réussit à réduire à merci son ennemi. Et ce personnage en somme ignoble, vous l’avez rendu si ridicule et si absurde qu’il finit par constater lui-même son ridicule et son absurdité.

     La grande nouveauté de cet ouvrage, c’est que pour la première fois peut-être, le personnage principal en est un couple d’amis, et que comme dans les grandes œuvres classiques, l’intrigue nous importe peu, et que tout l’intérêt est dans les caractères. De plus, c’est, de toutes vos pièces, celle qui révèle le plus clairement votre style et votre manière : je crois que c’est votre chef-d’œuvre, et peut-être un chef-d’œuvre tout court.

     Toutes ces citations ont souligné la valeur de chacune de vos pièces : mais les critiques les avaient vues, au cours des années. De plus, ils étaient pressés par l’actualité, et ils n’ont pu porter un jugement sur l’ensemble de votre théâtre, et c’est pourquoi je me vois forcé de proposer le mien.

     Et tout d’abord, vous n’êtes pas un littérateur qui a écrit des comédies, comme le firent Balzac, Flaubert ou Anatole France. Ces très grands écrivains furent péniblement déçus quand ils virent les beautés de leurs ouvrages s’effacer aux feux de la rampe, tandis que les vôtres, qui brillent si agréablement sur la scène, perdent à la lecture une partie de leur éclat : c’est là un grand mérite que je leur reconnais.

     En effet, le langage du théâtre se compose d’abord d’attitudes, de gestes, d’expressions de visage et d’intonations, qui précisent, qui aggravent, qui atténuent ou parfois contrarient le sens des mots. Sauf par quelques indications de jeux de scène, toujours sommaires, la partie la plus vivante d’une œuvre théâtrale n’est pas écrite, et pour un profane, le texte d’une vraie comédie est presque aussi difficile à lire que la partition d’un quatuor. C’est pourquoi tant de lecteurs se trompent sur la valeur de nos ouvrages : ils ne savent pas qu’un manuscrit de théâtre n’est qu’un projet de représentation

     Vous le savez mieux que personne, parce que vous êtes un homme de théâtre véritable : votre talent n’a pas eu à monter sur la scène, parce que c’est là qu’il est né.

     Maintenant, dans quel genre peut-on classer votre œuvre ?

     On vous a très souvent entendu parler de Labiche, avec une admiration si chaleureuse qu’elle semblait le désigner comme votre modèle et votre maître. Il est bien vrai que l’auteur du Chapeau de paille d’ltalie fut un maître, mais sans aucun doute ce n’est pas le vôtre.

     Dans son théâtre pétillant de gaîté, fondé sur des quiproquos, des situations inextricables, et dont le comique naît souvent d’une logique qui aboutit à l’absurde, il serait bien difficile de trouver un grain de poésie. Or, c’est la poésie qui est le charme de votre œuvre, et le secret de sa réussite. Une poésie légère, non pas écrite et comme surajoutée, mais qui est la source même de votre inspiration, et comme la couleur de vos personnages. Poésie parfois tendre et délicate, parfois franchement burlesque... C’est pourquoi la critique a si souvent parlé d’Ariel, et s’il fallait apparenter Voulez-vous jouer avec moâ à quelques grande œuvre classique, ce n’est pas à La Cagnotte que je penserais, mais plutôt – je le dis à voix basse – au Songe d’une Nuit d’Été.

     Certes je ne vous lance pas le pavé de l’ours, car je ne prétends pas que vous eussiez pu écrire Hamlet ou Le Roi Lear ; non, vous n’êtes pas un autre Shakespeare. Je dis seulement que vous avez parfois retrouvé le ton de ses œuvres légères, telles que Le Songe, La Mégère, ou Le Conte d’Hiver. Ce n’est pas un petit éloge.

     Un dernier mot, qui a son importance, et qui vous montrera l’élégance et la courtoisie de nos traditions ; il en est une selon laquelle tous les candidats admis dans notre compagnie, dès qu’ils sont élus, l’ont été à l’unanimité.

     C’est donc au nom de tous, Monsieur, que j’ai eu aujourd’hui l’honneur de vous souhaiter la bienvenue parmi nous.