RÉPONSE
DE
M. Pascal ORY
au discours
de
M. Raphaël GAILLARD
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Monsieur,
Vous êtes le seizième. Quinze médecins (entendons par là : quinze docteurs en médecine) ont déjà été reçus dans notre Compagnie, depuis Marin Cureau de La Chambre, élu en 1634, jusqu’à Jean-Christophe Rufin, élu en 2008.
Un tel chiffre pourrait, au fond, paraître assez élevé, dès lors qu’il existe au sein de l’Institut une Académie des sciences et hors de l’Institut une Académie de médecine – celle où, il y a dix jours, notre consœur Florence Delay vous remettait votre épée. La réponse est pourtant simple. Elle tient dans une formule bien connue, qui remonterait au mois d’août 1944 quand, suivant la légende, Georges Pompidou entra dans le cabinet du général de Gaulle parce que celui-ci cherchait « un normalien sachant écrire » : les médecins de l’Académie française auront tous entretenu un rapport privilégié à l’écriture. Et le premier de ces médecins-sachant-écrire est, en effet, Cureau de La Chambre lui-même, dont la date d’entrée à l’Académie française signifie qu’il en fut l’un des membres fondateurs. « Médecin par quartier du roi », suivant son titre officiel, il était surtout le médecin du chancelier Séguier, qui allait devenir, huit ans plus tard, le second protecteur de l’Académie, après Richelieu et avant Louis XIV lui-même.
Au reste, ce n’est pas qu’un médecin-sachant-écrire ; c’est aussi un moderne, puisqu’il fait clairement le choix du français contre la tradition d’une médecine qui continue à parler latin, depuis Celse jusqu’à Diafoirus, de même qu’il fait partie de cette avant-garde qui croit – mon Dieu – à la circulation sanguine. Il sera d’ailleurs le premier membre de l’Académie française élu à l’Académie des sciences. Je vous laisserai, Monsieur, décider ou non d’explorer ce que Cureau de La Chambre dit du système nerveux, qui l’intéresse visiblement beaucoup, et plus précisément de la douleur, à laquelle il consacra un ouvrage entier. Je livre aussi à vos méditations le titre, à vrai dire prodigieux, de son ouvrage le plus connu – ou le moins oublié – : « Nouvelles pensées sur les causes de la lumière, du débordement du Nil et de l’amour d’inclination » (on rêve d’avoir écrit un titre comme cela) – et j’exprime ici le vœu qu’un jour vous puissiez bénéficier des deux mêmes distinctions que votre premier prédécesseur : avoir siégé trente-cinq ans au sein de notre Compagnie et, mieux encore, avoir aujourd’hui un astéroïde à votre nom.
Je ne m’attarderai pas sur deux des prédécesseurs en question, situés aux deux extrémités chronologiques, l’un au dix-septième siècle, l’autre au vingtième, et ce, pour deux raisons identiques mais opposées. Identiques en ce sens que chez eux le médecin a été rapidement oublié, opposées en ce sens que c’est pour cela que le premier réussit même à entrer dans l’obscurité de son vivant – un certain Pilet de La Mesnardière, tellement médecin-sachant-écrire qu’à peine élu il s’empressa d’arrêter d’exercer et se consacra entièrement (mais en pure perte) à la poésie, alors que le second, lui, bien au contraire, est encore aujourd’hui si connu qu’on a fini par oublier qu’il fut aussi docteur en médecine : Georges Clemenceau. Mais, à ces deux réserves près – et en tenant compte du fait que notre confrère Louis Pasteur n’était pas médecin –, le défilé des illustres est ici impressionnant. On connaît la rosserie d’Edmond Rostand – futur membre de l’Académie française – dans son Cyrano de Bergerac : « Boudu, Boissat, et Cureau de la Chambre, Porchères, Colomby, Bourzeys, Bourdon, Arbaud… Tous ces noms dont pas un ne mourra, que c’est beau ! » Oui, assurément, mais arrêtons-nous maintenant à considérer ici non l’histoire de la littérature, mais l’histoire de la médecine : c’est un palmarès. Dans l’ordre de leur élection :
Félix Vicq d’Azyr,
Pierre Jean Georges Cabanis – un nom qui vous est familier, puisque l’hôpital Sainte-Anne est domicilié dans la rue qui porte son nom –,
Claude Bernard,
Louis Pasteur Vallery-Radot,
Henri Mondor,
Jean Delay,
Jean Bernard,
Jean Hamburger,
François Jacob,
Yves Pouliquen.
Derrière chacun de ces noms autant d’étapes importantes dans l’histoire d’une spécialité, comme l’anatomie comparée pour Vicq d’Azyr ou la génétique cellulaire pour François Jacob, en passant par l’hématologie chez Jean Bernard ou la néphrologie chez Jean Hamburger, avec, à la clé, des textes fondamentaux encore aujourd’hui présents dans la bibliothèque du médecin sachant lire – il y en a, paraît-il, encore –, depuis l’Introduction à l’étude de la médecine expérimentale de Claude Bernard jusqu’à La Logique du vivant de François Jacob.
Mais ce n’est pas tout : Vicq d’Azyr fut aussi l’auteur d’un remarquable « Nouveau plan de constitution de la médecine en France », présenté en 1790 devant la Constituante – autrement dit à l’orée de la Révolution française – dont le titre dit tout et dont les résultats lointains se sont appelés « centres hospitalo-universitaires », de même qu’après la Seconde Guerre mondiale ce fut à deux de nos confrères, Jean Bernard et Jean Hamburger, qu’on dut ce qui est aujourd’hui la Fondation pour la recherche médicale. Au reste, il y a du sens à ce que le moment de la plus forte présence médicale au sein de notre académie ait correspondu au demi-siècle qui a suivi la Libération, à commencer par ces figures de la Résistance que furent Jean Bernard, Jean Hamburger, François Jacob ou Henri Mondor et à suivre par le premier directeur de la Santé publique du gouvernement de Gaulle, Louis Pasteur Vallery-Radot.
Rien ici, cependant, qui fasse oublier le rapport à l’écriture et même, chez plusieurs, à la littérature. Le chirurgien Henri Mondor est aussi un spécialiste de Stéphane Mallarmé, tout comme le psychiatre Jean Delay un spécialiste d’André Gide, et l’œuvre littéraire, reconnue, d’un Georges Duhamel ou d’un Jean-Christophe Rufin est, dès l’origine, nourrie de l’expérience médicale de l’auteur.
Arrivé à ce stade, j’aimerais mettre en pleine lumière deux figures de « grands patrons », reconnus en tant que tels par leurs pairs mais ayant aussi montré un attachement profond à la langue française et, par voie de conséquence, un engagement constant dans les travaux de notre Compagnie, deux noms dont, cet après-midi encore, l’Académie entretient activement la mémoire : Yves Pouliquen et Jean Delay. Le premier – que j’ai des raisons toutes personnelles de saluer ici, ainsi que sa fille, le docteur Muriel Pouliquen – se révèlera très investi dans l’expertise scientifique de notre Dictionnaire, dont il contribuera à lancer l’édition numérique, et, plus largement, dans la défense et illustration de la langue française. Jean Delay – toujours présent et vivant parmi nous en la personne de Florence Delay – a été, en 1959, le premier psychiatre élu en notre sein. Élève d’Henry Ey à Sainte-Anne, titulaire de la chaire de clinique des maladies mentales, l’homme qui fit entrer le « neuroleptique » dans le Dictionnaire mais, surtout, dans le traitement des patients, le co-directeur de la revue L’Encéphale, aujourd’hui seule revue française de psychiatrie indexée. En un mot celui, Monsieur, dans la lignée duquel vous vous êtes explicitement inscrit à plusieurs reprises.
Au reste cette filiation, complétée par quelques autres, attire l’œil et conduit l’observateur, transformé alors en explorateur, à parcourir ce que vous appelez dans votre premier livre « les contrées interlopes du déterminisme familial ». Alors, allons y : quelques minutes – pas mal de minutes – d’interlopie, dans des « contrées » dénommées père et mère, sœurs et frère, oui, assurément, mais aussi nation et canton, vocation et profession, arts et sciences.
Certains et certaines, ici, ne seront pas trop surpris que je commence par la nation. Qui est chez vous une double nation, parce qu’une double nationalité ; la française et la suisse. Être à la fois Français et Suisse n’a pas l’air très exotique – et pourtant c’est appartenir à deux univers politiques que tout oppose. D’un côté, un modèle historique de monarchie – jusqu’à nos jours compris –, de l’autre, un modèle non moins historique de démocratie – jusqu’à nos jours compris-. Une Suisse si démocratique qu’on y est toujours et d’abord citoyen d’une institution politique dénommée en français canton, terme à entendre ici – notre Dictionnaire le rappelle – au sens d’État. En l’espèce ledit canton s’appelle le Valais et il est, notons-le, l’un des trois cantons suisses officiellement bilingues, entretenant donc avec la langue un rapport à la fois simple et complexe, homologique de celui qu’on peut connaître dans d’autres cantons – ou les mêmes – entre catholicisme et protestantisme – la famille Gaillard le sait bien, qui a connu jadis en son sein un passage du second au premier-.
Au reste, les psychanalystes auront vite noté que le chef-lieu du Valais – une cité à laquelle vous consacrez de jolies pages dans votre premier livre – répond au doux nom, à consonance biblique, de Sion. Se dessine ainsi un paysage mental empreint d’un esprit de coexistence pacifique : après tout, la seule guerre civile qu’ait jamais connu la Suisse – et dans laquelle le Valais a été très engagé – a duré vingt-six jours et coûté, à l’échelle de la Suisse tout entière, quatre-vingt-treize morts ; la France, comme on le sait, a fait beaucoup mieux.
Mais le Valais, les mêmes psychanalystes ont déjà repéré que c’est d’abord ici le pays d’origine de votre père, Christian Gaillard – présent parmi nous –, psychanalyste, précisément, et tellement suisse qu’il en devint jungien – et pas des moindres parmi les jungiens puisqu’il a été président successivement de la Société française puis de l’Association internationale de psychologie analytique, et qu’il demeure l’auteur du plus connu des textes français d’initiation à la pensée de Carl Gustav Jung, paru dans la collection « Que sais-je ? ». Christian Gaillard est, au reste, tellement jungien qu’il a fait le choix de la psychanalyse de l’art et que ce choix fit de lui l’enseignant de cette discipline à rien moins que l’École nationale supérieure des beaux-arts de Paris, au reste sans prédécesseur et sans successeur. Votre mère, Alix – également présente parmi nous –, est, elle, d’origine française, fille de l’historien Louis Dermigny, qui fut titulaire d’une chaire d’histoire moderne à la Sorbonne, elle-même professeur d’allemand et, à ce titre, traductrice avec votre père de plusieurs volumes de l’œuvre de Jung, dont le
tome V de sa correspondance.
Disons-le d’un mot, d’un mot genré : un père dans la théorie de l’art, une mère dans la pratique de l’art. L’ouvrage de votre père qui synthétise son enseignement aux Beaux-Arts s’intitule L’art nous précède – sous-titré De Lascaux à Anselm Kiefer, mais ce titre résume assez bien votre enfance et votre adolescence puisque votre mère va encourager ses trois enfants à pratiquer non les arts plastiques, mais la musique, et au plus haut degré d’exigence possible.
Sans doute faut-il se méfier du concept de « vocation », qui pèse son poids de religiosité. Ce qui est clair ici c’est que tout votre environnement familial nourrissait en vous une « vocation » non pas scientifique, mais artistique, fortifiée, tout au long de l’année, par une fréquentation en famille des salles de concert et de spectacle et, à la belle saison, par une communion autour du patrimoine européen, culminant dans l’île ionienne de Céphalonie. Cette île a, visiblement, laissé en vous un souvenir vif : je suppose qu’il ne vous a pas échappé que ce nom lui vient d’un héros de la mythologie grecque dénommé Céphale – Képhalos –, identifié donc symboliquement à une tête
– Képhalè, d’où « encéphale »... Mais laissons là cet exercice lacanien, même à la lumière des Solal d’Albert Cohen et en vis-à-vis de l’île d’Ulysse. Contentons-nous de suivre votre chemin, dont la trace principale tiendra, au fond, en une série de bifurcations – faut-il aller jusqu’à dire : de renonciations ? – par rapport à ce qui aurait pu s’identifier à un projet parental.
La première étape est la renonciation à faire de la musique votre métier – épisode que vous situez vers l’âge de quatorze ans. À cette époque vous vous consacrez quatre heures par jour au violon et il vous arrive, bien entendu, de joindre votre instrument à celui de chacune de vos deux sœurs, qui sont aussi vos deux aînées. Les trios familiaux ne manquant pas en musique, du trio Jenlis aux Bee Gees, on parlerait sans doute aujourd’hui d’un fameux « trio Gaillard ». Mais il en sera autrement.
Vos sœurs – qui répondent aux prénoms on ne peut plus romantiques d’Héloïse et d’Ophélie – sont donc, au moment de la renonciation, déjà entrées au conservatoire. Héloïse jouera de plusieurs instruments baroques, de la flûte au hautbois, Ophélie sera violoncelliste et l’une et l’autre, pour commencer, vont, en 1994, associées à la claveciniste Violaine Cochard, créer l’ensemble Amarillis, qui existe toujours aujourd’hui sous la direction d’Héloïse, Ophélie s’imposant de son côté comme une des grandes violoncellistes contemporaines.
Cette année-là vous ne jouez donc plus de violon depuis longtemps mais vous n’avez pas encore, vous, passé de concours lorsque vous passez le concours de première année de médecine à la Pitié-Salpêtrière. On peut dire que ce choix scientifique, vous l’avez fait en sachant ce que l’art du diagnostic doit à la littérature, en vous rêvant tout autant Sherlock Holmes que docteur Watson. Vous vous êtes découvert grand lecteur devant l’Éternel, d’Albert Cohen à Kundera, de Kant à Roland Barthes, goûtant par-dessus tout cette « suspension du cours des choses par la lecture ».
Notons tout de suite que ce double rapport à l’art et à la littérature ne disparaîtra jamais complètement. Vingt-huit ans plus tard, votre premier livre – Un coup de hache dans la tête – aura pour objet la créativité littéraire et artistique et vous y convoquerez aussi bien Chostakovitch que Lombroso. C’est qu’il ne s’est jamais agi chez vous d’une mise sous le boisseau. Au cœur même de vos études vous vous payez le luxe d’un regard esthétique sur l’activité intellectuelle. Je vous cite : « Il y a chez certains juristes un sens de de la beauté du raisonnement qui n’a rien à envier au goût de l’élégance des mathématiciens », et vous ajoutez avoir été « frappé par le contraste entre la revendication des physiciens, la puissance, et la quête des mathématiciens, l’élégance ». Faudrait-il traduire que (disons) Beethoven serait du côté des physiciens et Ravel du côté des mathématiciens ? Voilà, en tous les cas, du grain à moudre pour nos confrères et consœurs des autres académies. De belles séances pluridisciplinaires en perspective…
En attendant, revenons-en aux choix du grand adolescent puis du jeune adulte. Il n’est sans doute pas sans signification que ce soit à ce moment-là que vous décidiez de passer – et ce sera avec succès – le concours de l’École normale supérieure – que vous posiez donc par là même une possibilité d’interdisciplinarité – mais, notons-le aussi, au travers d’une spécialité (dite « F/S ») qu’on pourrait qualifier de « pointue » – quatre postes seulement mis au concours –, associant la double scientificité de la biologie et de la chimie avec, en synthèse, la biochimie moléculaire.
Et c’est là que les bifurcations continuent à préciser le portrait. La liberté normalienne, vous ne manquerez pas d’en user : biochimie, oui, mais aussi, par exemple, économie, sous l’égide de Daniel Cohen, grâce auquel vous découvrez une nouvelle discipline, appelée à un certain développement, en particulier aux États-Unis, la neuro-économie, qui analyse la prise de décision au travers de la combinaison des neurosciences, de la psychologie et de l’économie. Encore du grain à moudre au sein de notre Institut.
Mais je viens de prononcer le nom fatidique : neurosciences. Précisons, pour aggraver votre cas : les neurosciences cognitives. De nouvelles références commencent à apparaître dans votre champ, de Jean-Pierre Changeux à Stanislas Dehaene. Le chemin paraît dès lors bien tracé : Inserm, département d’études cognitives, NeuroSpin, etc. Vous êtes donc en train de vous engager sur le chemin de cette profession au nom étrange, quand on y pense : la « recherche ».
Eh bien non, pas tout à fait. Car, au-dessus de tout, votre choix initial s’impose à vous : celui de la médecine, ce qui vous classe dans cette minorité des normaliens de la petite spécialité « F/S ». Or c’est une chose d’être un « chercheur » ; ç’en est une autre de choisir d’être aussi médecin. Chez vous la pratique de la médecine et – troisième identité – la pratique de l’enseignement occuperont de plus en plus de place. Recherche, médecine, enseignement : c’est à la lumière de cette triple identité que peut se lire votre itinéraire professionnel même si on peut dire que l’exercice de la médecine sera bientôt la clé de voûte de l’ensemble.
En l’an 2000 donc : internat ; alors : psychiatrie ? Eh non : pas tout de suite. L’heure est, pour vous, aux maladies infectieuses, à la réanimation, au SAMU. La forte intensité de ces nuits à traverser Paris à toute allure, puisqu’il s’agit de sauver un patient dans l’urgence. Le film d’action, avant le film noir, en quelque sorte. Il faudra encore deux ans pour que le choix psychiatrique s’affirme, étant bien entendu qu’il s’agira d’une psychiatrie fondée sur les neurosciences, avec une thèse de médecine sous la direction de Lionel Naccache et la présidence de Jean-Pierre Olié, mais adossée, trois ans plus tard, à un doctorat de sciences, toujours sous la direction de Lionel Naccache. Dans le jury de cette seconde thèse notons, entre autres, la présence de Stanislas Dehaene et de Philippe Fossati : un bon résumé des chapitres précédents et, en fait, de tous les chapitres qui vont suivre -jusqu’à cet après-midi. Psychologie expérimentale, imagerie cérébrale, psychopharmacologie, etc. : autant de termes qui structurent désormais votre expertise. Bilan professionnel, à ce jour, du chercheur Gaillard : une cinquantaine de publications dans des revues nationales à comité de lecture, cent treize publications dans des revues internationales à comité de lecture.
En 2006 votre nom paraît concomitamment dans deux revues américaines de référence. Vous y démontrez le rôle causal du cortex occipital-temporal gauche dans la reconnaissance visuelle des mots. Derrière notre oreille gauche une zone de notre cortex, l’aire de la forme visuelle des mots imaginée par Stanislas Dehaene et Laurent Cohen – la bosse de la lecture, en quelque sorte –, permet de décoder en quelques centaines de millisecondes ces signes en forme de lettre qui forment un mot. Vous parvenez également à montrer que les régions émotionnelles de notre cerveau voient leur activité modulée par des mots selon leur sens, et qu’il existe donc un accès inconscient au sens des mots. On aura remarqué la récurrence du mot « mot » : nous sommes déjà ici chez nous.
Oui, certes, mais, dira-t-on, Dieu dans tout cela ? – pardon, c’est un lapsus : Freud dans tout cela ? Je ne me prononcerai pas sur Jean-Pierre Changeux ou Stanislas Dehaene – ici l’affaire semble entendue –, mais je me prononcerai, avec prudence, sur Raphaël Gaillard. Et ce sera pour m’aventurer dans la discussion de fin de repas familial – façon Caran d’Ache sur l’affaire Dreyfus – « Ils en ont parlé » – portant sur la fameuse question du statut scientifique de la psychanalyse, jungienne ou pas. Chez vous, Monsieur, la référence psychanalytique n’est pas totalement absente, voire pourrait bien être sous-jacente, ne serait-ce qu’à travers ce constat élémentaire : « La matière première de la psychiatrie, c’est le récit des patients. » Quand, dans Un coup de hache dans la tête, vous constatez la disparition de la névrose des classifications internationales, c’est pour noter que le psychiatre scientifique des nouvelles générations risquerait alors de « perdre au nom de sa rigueur le goût d’une certaine clinique ». Risquons un jeu de mots, lacanien ou pas : tout va dépendre de la distinction – en même temps que du rapprochement – entre l’inconscient cognitif, que les neuroscientifiques définissent comme ce qui n’est pas conscient, et l’inconscient freudien, caractérisé par une dynamique interne sans laquelle les psychanalystes n’ont plus lieu d’être.
Voilà comment – et sans doute un peu pourquoi – nous recevons en vous, Monsieur, ce que l’on continue à appeler, dans le milieu médical, un « patron ». En 2012 vous voilà élu par vos pairs « PU-PH » : « Professeur des universités-(trait d’union : le signe typographique compte) Praticien hospitalier » : un titre qui vous résume très bien, puisque vous allez être tout à la fois chef du Pôle hospitalo-universitaire Paris 15 – hébergé notamment au sein du bâtiment Jean-Delay à Sainte-Anne – et président de la sous-section 49-03 du Conseil national des universités.
Qu’à ce stade il n’y ait rien d’excessif à dire qu’on voit ainsi petit à petit prendre figure le successeur de Jean Delay, c’est ce que confirme la double fonction qui est maintenant la vôtre de co-rédacteur en chef de la revue L’Encéphale et de président du comité scientifique de son Congrès, qui réunit chaque année environ quatre mille psychiatres francophones. Dans l’article de L’Encéphale – justement – que vous avez consacré à « L’héritage de Jean Delay », vous ne cachez pas votre admiration devant le parcours du héros. « C’est l’histoire d’une conquête au galop », écrivez-vous, en rappelant que Delay, interne des hôpitaux à vingt ans, a été élu à l’Académie française à cinquante-deux. « Quelle promptitude ! » (point d’exclamation et fin de citation) : qu’on me permette de préciser ici, Monsieur, que si vous ne fûtes interne des hôpitaux qu’à vingt-quatre ans – pour les raisons que l’on vient de voir –, notre Compagnie vous a élu en son sein cinq années plus jeune que Jean Delay…
Pour donner aux profanes – dont je suis – une idée de la responsabilité qui est présentement la vôtre à la tête du Pôle hospitalo-universitaire Paris 15, quelques chiffres pourraient suffire : le Pôle compte cent quatre-vingt-dix lits, prend en charge chaque année environ douze mille patients et chaque année pose environ cent vingt mille actes.
Mais, bien entendu et comme toujours, le quantitatif nous livre une information incomplète. Qualitativement, la psychiatrie – à peu près tous les médecins nous le diront, et pas seulement les psychiatres – n’est pas une spécialité tout à fait comme les autres, même si le propos neuroscientifique conduit, au fond, à réduire – voire, à terme, à faire disparaître – ce particularisme dont naguère rendait compte Henri Ey quand il suggérait que la psychiatrie ne fût pas une branche de la médecine puisque c’était la médecine qui était une branche de la psychiatrie.
Mais foin de ces boutades : vous êtes, Monsieur, – c’est bien le moins – sensible à une autre formule qui est, elle, de Jean Delay lui-même et dont vous avez dit un jour qu’elle était « aussi éblouissante que lapidaire ». La voici, Delay parlant d’une pathologie spécifique : « En neurologie c’est le trouble de la mémoire, en psychiatrie c’est le trouble d’une mémoire. » Et c’est là qu’à vous lire – et à vous entendre, dans le colloque singulier qu’on peut avoir avec vous, que nous aurons bientôt, tous et toutes ensemble, avec vous –, on sent bien la sensibilité qui est la vôtre. Elle est là, frémissante, dès les très belles premières pages de votre premier livre, qui commence en effet, comme in medias res, par une plongée dans le métier non pas de psychiatre mais du psychiatre : « Voici donc ce qui m’anime : cet étonnement chaque semaine renouvelé devant la folie. »
La folie. Nous y voici donc. Ce mot que ma génération, aux alentours de 1968, voulait, au fond, rayer des éditions futures de tous les dictionnaires et dont la dernière édition du nôtre note au passage : « Le mot folie n’est plus guère employé en psychiatrie. » Nous en reparlerons en commission du Dictionnaire… N’étant pour ma part
– on l’a compris – nullement psychiatre et n’étant pas encore – j’espère qu’on l’a compris aussi – patient de Sainte-Anne –, je m’arrêterai sur le seuil de votre Pôle hospitalo-universitaire en particulier et sur le seuil de la folie en général (ou, en effet, le contraire). Je me contenterai de deux derniers jeux de mots psychiatriques – un genre littéraire en soi, on vient de le voir – qui me paraissent aller assez loin, donc assez profond. L’un, qu’on doit à un psychanalyste du mode classique, René Angelergues : « Pour suivre un patient, il ne faut pas le précéder. » L’autre, qui est très connue et qui, lorsque je l’avais découverte, il y a bien longtemps, m’avait marqué – et continue de me marquer jusqu’à cet après-midi –, de George Keith Chesterton : « Le fou n’est pas un homme qui a perdu la raison ; le fou est un homme qui a tout perdu, excepté sa raison. »
J’ai choisi cette dernière citation pour un autre motif que sa pertinence – dont on peut discuter à perte de vue –, un motif qui va nous permettre d’entrer dans ce qui est la question centrale de cet après-midi, de cette cérémonie. Chesterton n’est pas un médecin mais un écrivain. Si nous vous recevons, Monsieur, ce n’est pas parce vous êtes un patron de Sainte-Anne, mais parce vous êtes un médecin-sachant-écrire et que vous avez déjà prouvé à deux reprises que vous n’étiez pas seulement un écrivant mais, pleinement, un écrivain. Par le choix de vos objets et par votre capacité à les construire et les développer, mais aussi et surtout par votre art de la formule et votre manière de nous saisir, intellectuellement mais aussi physiquement, et de ne plus nous lâcher.
De sa première page – la page de titre – à sa dernière, où vous n’hésitez pas à dire qu’« il semble juste que ce soit les artistes eux-mêmes qui nous instruisent sur ce qu’est la folie », Un coup de hache dans la tête reprend à nouveaux frais une vieille question, posée bien avant l’auteur de la formule, qui n’est pas, notons-le, André Breton mais Denis Diderot : y a-t-il un lien entre ce que notre époque aime qualifier de « créativité » et ce qu’une époque plus ancienne avait décidé d’appeler « troubles mentaux » ? Et, si oui, quel lien ?
Je laisse les lecteurs et les lectrices du livre suivre le brillant raisonnement – et les remarquables enquêtes nordiques qui le nourrissent (un axe Karlsson-Kiaga, en quelque sorte, digne d’un polar scandinave) – vous conduisant à affirmer que « folie et créativité ne se superposent pas mais sont liées par un lien de parenté », au sens le plus précis de ce dernier terme, mais aussi, plus subtilement encore, que la parenté en soi peut être vue « comme une fraternité entre folie et créativité ». Il ne s’agit donc pas de reprendre à son compte l’hypothèse ancienne selon laquelle la névrose « serait un essai dont un homme de génie est la réussite », mais de déplacer l’observation vers l’histoire de notre cerveau : « Alors que chez le singe les phénomènes de synchronisation entre neurones distants garantissent une forme de solidité de l’échange, chez l’homme la quantité d’informations échangées est plus importante mais elle est moins fiable. »
Les amoureux de la langue ici présents qui n’ont pas encore lu Un coup de hache dans la tête découvriront en son cœur un vers du poète Rilke – « Rose, ô pure contradiction, joie de n’être le sommeil de personne sous tant de paupières » – en épitaphe sur sa tombe (qui se trouve où, au fait, cette tombe ? – dans le Valais, bien sûr). Ils découvriront dans la foulée une simple mais éclairante définition de ladite langue, « qui permet à partir d’un nombre fini d’objets (le répertoire de mots) l’élaboration d’une infinité de structures (les phrases) et l’évocation d’une infinité de sens ». Mais c’est en allant jusqu'au bout de ce raisonnement que vous nous conduisez au constat que ce pouvoir démiurgique du langage peut aussi nous précipiter dans un abîme de pathologies.
Après cette remarquable démonstration de l’apport des neurosciences à l’histoire de la culture, votre second livre publié, L’Homme augmenté, semble plus ambitieux encore par l’espace intellectuel qu’il délimite, en même temps que d’une extrême urgence au moment où il paraît. Car ce moment – le nôtre, cet après-midi – est celui où chaque minute est la minute d’un progrès de l’intelligence artificielle (« IA », comme le dit la langue française, qui a su, sur ce plan comme sur beaucoup d’autres, résister à l’anglicisme, qui appelait « AI »). Et là où le maître mot – en même temps que le mot-martyr – du premier livre était « créativité », celui du second est, à l’évidence, « hybridation ».
La créativité est toujours ici un enjeu mais encadrée par les interfaces cerveau-machine. Vous conduisez votre lecteur dans un vaste tour d’horizon de l’augmentation de nos facultés psychiques, mais ce n’est pas pour le convier à communier béatement au sein de la grande Hell-Fest de l’hybridation technologique. Votre compétence psychiatrique – augmentée, c’est le mot, par votre formation neuroscientifique – vous conduit à pointer du doigt la preuve expérimentale que notre cerveau, dont on a vu précédemment qu’avec ses cent milliards de neurones et ses dix mille synapses par neurone, il consomme 20 % de notre énergie pour 2 % de notre poids, peut se retrouver dans une situation où il « ne se supporte plus ». Et que, s’il en est ainsi, « nous paierons au prix fort son augmentation ». Le prix fort s’appelle évidemment maladie mentale, celle qui conduit des écrivains ou des journalistes à se mettre en scène non pas désormais comme agrégé de philosophie honteux ou comme autodidacte fier de l’être, mais comme bipolaire malheureux.
Alors, un Homo sapiens atomisé, une machine humaine désaccordée : feriez-vous, Monsieur, métier de Cassandre – un débouché professionnel très attractif en ce xxie siècle – ? Eh bien, pas du tout. C’est même exactement le contraire. Aux alentours de la page 245 de L’Homme augmenté tout s’éclaire, avec ce que vous appelez vous-même « l’hypothèse centrale » de votre livre : le livre, justement. La lecture, l’écriture. Ce fut là, nous dîtes-vous, la grande hybridation de l’histoire humaine, jusqu’à aujourd’hui compris. Avec cet espoir : que l’hybridation première serve de propédeutique à l’hybridation seconde, lui évitant ainsi certaines errances.
Et c’est ainsi que cet ouvrage commencé sous les auspices de la technologie de la communication se clôt sous ceux de la littérature. Au MIT, à Neuralink ou aux benzodiazépines succèdent Flaubert, Don Quichotte ou l’Illusion référentielle. Il s’agit bien alors de « redonner leur place aux humanités », de « revenir à ce beau nom d’instituteur ». On est alors aisément convaincu qu’il n’y a « pas de bon psychiatre qui ne soit un bon lecteur » et, en un mot, que « le problème de l’IA n’est pas l’absence d’âme mais l’absence de corps ».
Oui, c’est un vrai plaisir, Monsieur, de n’être pas ici renvoyé au rôle de patient mais à celui de lecteur. On s’approche là de la maxime de Jean Delay, résumant sa « conception du bonheur humain » : « sentir le plus possible en analysant le plus possible ».
Reste, Monsieur, qu’après ces deux coups d’essai, bien près d’être des coups de maître, on se prend à rêver à l’essai suivant, celui où vous franchiriez le pas – veuillez m’excuser de prononcer ces gros mots – d’une analyse politique, d’une analyse historique. Ici on s’éloignerait de Diderot et de son « coup de hache » pour se rapprocher de Georges Perec parlant de l’Histoire, qu’il écrit – sachant, hélas, de quoi il parle – non avec un grand H mais (je cite Perec) « avec sa grande hache ».
Après tout, Freud s’est aventuré un jour à faire le portrait psychanalytique d’un président des États-Unis, nommé ici Woodrow Wilson. Peut-être serez-vous un jour tenté de suivre cet exemple illustre, et de faire le portrait psychologique – voire psychiatrique – de ce que la rhétorique des médias appelle conventionnellement le « locataire de la Maison Blanche » – formule qui s’impose ici plus que jamais – et, pour faire bon poids, d’y ajouter le premier personnage cité, après l’introduction, dans votre Homme augmenté : Elon Musk.
Un médecin français, ancien président de Médecins sans frontières, présentement sénateur de l’Allier (et il n’est pas fou), a atteint son quart d’heure de célébrité mondiale en définissant récemment Elon Musk comme « un bouffon sous kétamine ». Vous avez, Monsieur, co-dirigé avec Valentin Wyart, du département d’études cognitives de l’École normale supérieure – la revoilà –, une recherche sur le rôle, justement, de la kétamine, étudiée antérieurement par vous dans le cadre d’un post-doctorat à l’université de Cambridge. Cette molécule inhibe de façon temporaire la communication entre certains neurones. Et cette inhibition a des effets proprement miraculeux puisqu’elle conduit à l’adoption de croyances et favorise les informations qui les confirment au détriment des informations qui les infirment. En d’autres termes, la kétamine nous guérit de la pire des maladies humaines, qui n’est ni le cancer ni la céphalée en grappes : l’incertitude. Notre époque a même inventé un instrument qui réussit ce tour de force de ne nous alimenter qu’en certitudes : on a appelé cela un réseau social. J’avance l’hypothèse que la société contemporaine se définirait en trois mots, très simples : l’individualisme de masse. La kétamine serait alors à l’humanité de 2025 ce que la manne fut aux Hébreux d’il y a trois mille trois cents ans. Ce paradis infernal est à portée de la main.
Tout dépendra donc de la main et de celui qui, au sens strict, « manipule » (voir l’article « manipuler » du Dictionnaire de l’Académie), en vertu de ce qu’on pourrait appeler le Théorème d’Humpty Dumpty – vous savez : ce gros œuf juché sur un mur dans De l’autre côté du miroir, de Lewis Carroll – :
Thèse d’Humpty Dumpty : « Quand moi j’utilise un mot, il signifie simplement ce que je décide qu’il signifie, ni plus, ni moins. »
Antithèse d’Alice : « La question est de savoir si vous pouvez faire que les mots signifient des choses différentes. »
Synthèse d’Humpty Dumpty : « La question est de savoir qui sera le maître – un point c’est tout. »
On sait, au reste, comment, dans la comptine anglaise, Humpty Dumpty finit : mal.
J’ai lu, Monsieur, que le livre auquel vous travaillez présentement aurait pour objet « les effets de l’incertitude sur le fonctionnement psychique et notamment sa propension à adopter des croyances pour réduire cette incertitude ». Nous allons donc attendre, tous et toutes, avec impatience ce troisième livre – ce « tiers livre », comme disait un autre médecin français sachant écrire du nom de François Rabelais.
Mais, sans plus tarder, j’espère être ici l’interprète de mes confrères et de mes consœurs en vous disant que nous attendons, avec la même impatience, de vous retrouver chaque semaine parmi nous pour étudier et pour débattre, par le moyen de la raison, sans doute, mais d’une raison qui sait de source sûre (une source qui s’appelle le cerveau humain) qu’elle puise une partie de son extraordinaire énergie dans l’émotion. Avec vous nous accueillons donc en notre sein un savant « augmenté » d’un artiste, un lecteur « augmenté » d’un écrivain, un chercheur qui a fini – miracle – par trouver quelque chose. Que demander de plus ?
Merci, Monsieur, pour le cadeau – et bienvenue dans notre Compagnie.