Réponse au discours de réception de Jean-Louis Bergeret

Le 2 janvier 1685

Jean RACINE

Discours de M. Racine, en réponse à ceux de M. Thomas Corneille, reçu à la place de M. Pierre Corneille son frère, et de M. Bergeret, reçu à la place de M. de Cordemoy, le 2 janvier 1685.

Éloge de Pierre Corneille

 

Messieurs,

Il n’est pas besoin de dire ici combien l’Académie a été sensible aux deux pertes considérables qu’elle a faites presque en même temps, et dont elle seroit inconsolable, si, par le choix qu’elle a fait de vous, elle ne les voyoit aujourd’hui heureusement réparées.

Elle a regardé la mort de Monsieur de Corneille, comme un des plus rudes coups qui la pût frapper ; car bien que depuis un an, une longue maladie nous eût privés de sa présence, et que nous eussions perdu en quelque sorte l’espérance de le revoir jamais dans nos assemblées, toutefois il vivoit, et l’Académie dont il étoit le doyen, avoit au moins la consolation de voir dans la liste, où sont les noms de tous ceux qui la composent, de voir, dis-je, immédiatement au-dessous du nom sacré de son auguste protecteur, le fameux nom de Corneille.

Et qui d’entre-nous ne s’applaudissoit pas en lui-même, et ne ressentoit pas un secret plaisir d’avoir pour confrère un homme de ce mérite ?

Vous, Monsieur, qui non seulement étiez son frère, mais qui avez couru long-temps une même carrière avec lui, vous savez les obligations que lui a notre poésie, vous savez en quel état se trouvoit la Scène françoise, lorsqu’il commença à travailler. Quel désordre ! quelle irrégularité ! Nul goût, nulle connoissance des véritables beautés du théâtre. Les auteurs aussi ignorans que les spectateurs ; la plupart des sujets, extravagans et dénués de vraisemblance ; point de mœurs ; point de caractères ; la diction encore plus vicieuse que l’action, et dont les pointes, et de misérables jeux de mots faisoient le principal ornement. En un mot toutes les règles de l’art, celles même de l’honnêteté et de la bienséance par-tout violées.

Dans cette enfance, ou pour mieux dire dans ce chaos du poëme dramatique parmi nous, votre illustre frère, après avoir quelque temps cherché le bon chemin, et lutté, si j’ose ainsi dire, contre le mauvais goût de son siècle, enfin, inspiré d’un génie extraordinaire, et aidé de la lecture des anciens, fit voir sur la scène la raison, mais la raison accompagnée de toute la pompe, de tous les ornemens dont notre langue est capable, accorda heureusement le vraisemblable et le merveilleux, et laissa bien loin derrière lui tout ce qu’il avoit de rivaux, dont la plupart déserspérant de l’atteindre, et n’osant plus entreprendre de lui disputer le prix, se bornèrent à combattre la voix publique déclarée pour lui, et essayèrent en vain, par leurs discours et par leurs frivoles critiques, de rabaisser un mérite qu’ils ne pouvoient égaler.

La scène retentit encore des acclamations qu’excitèrent à leur naissance, le Cid, Horace, Cinna, Pompée, tous ces chef-d’œuvres représentés depuis sur tant de théâtres, traduits en tant de langues, et qui vivront à jamais dans la bouche des hommes. À dire le vrai, où trouvera-t-on un poëte qui ait possédé à la fois tant de grands talens, tant d’excellentes parties ? L’art, la force, le jugement, l’esprit ! Quelle noblesse, quelle économie dans les sujets ! Quelle véhémence dans les passions ! quelle gravité dans les sentimens ! quelle dignité, et en même temps quelle prodigieuse variété dans les caractères ! Combien de Rois, de Princes, de Héros de toutes nations nous a-t-il représentés, toujours tels qu’ils doivent être, toujours uniformes avec eux-mêmes, et jamais ne se ressemblant les uns aux autres ! Parmi tout cela, une magnificence d’expression proportionnée aux maîtres du monde qu’il fait souvent parler ; capable néanmoins de s’abaisser quand il veut, et de descendre jusqu’aux plus simples naïvetés du comique, où il est encore inimitable ; enfin, ce qui lui est sur-tout particulier une certaine force, une certaine élévation qui surprend, qui enlève, et qui rend jusqu’à ses défauts, si on lui en peut reprocher quelques-uns, plus estimables que les vertus des autres. Personnage véritablement né pour la gloire de son pays, comparable, je ne dis pas à tout ce que l’ancienne Rome a eu d’excellens tragiques, puisqu’elle confesse elle-même qu’en ce genre elle n’a pas été fort heureuse, mais aux Eschyles, aux Sophocles, aux Euripides dont la fameuse Athènes ne s’honore pas moins que des Thémistocles, des Périclès, des Alcibiades, qui vivoient en même temps qu’eux.

Oui, Monsieur, que l’ignorance rabaisse tant qu’elle voudra l’éloquence et la poésie, et traite les habiles écrivains de gens inutiles dans les états, nous ne craindrons point de le dire à l’avantage des lettres, et de ce corps fameux dont vous faites maintenant partie ; du moment que des esprits sublimes, passant de bien loin les bornes communes, se distinguent, s’immortalisent par des chef-d’œuvres comme ceux de Monsieur votre frère, quelqu’étrange inégalité que durant leur vie la fortune mette entr’eux et les plus grands héros, après leur mort cette différence cesse. La postérité qui se plaît, qui s’instruit dans les ouvrages qu’ils lui ont laissés, ne fait point de difficulté de les égaler à tout ce qu’il y a de plus considérable parmi les hommes ; fait marcher de pair l’excellent poëte et le grand capitaine. Le même siècle qui se glorifie aujourd’hui d’avoir produit Auguste, ne se glorifie guère moins d’avoir produit Horace et Virgile. Ainsi, lorsque dans les âges suivans l’on parlera avec étonnement des victoires prodigieuses, et de toutes les grandes choses qui rendront notre siècle l’admiration de tous les siècles à venir, Corneille, n’en doutons point, Corneille tiendra sa place parmi toutes ces merveilles. La France se souviendra avec plaisir que sous le règne du plus grand de ses Rois a fleuri le plus célèbre de ses poëtes. On croira même ajouter quelque chose à la gloire de notre auguste monarque, lorsqu’on dira qu’il a estimé, qu’il a honoré de ses bienfaits cet excellent génie ; que même deux jours avant sa mort, et lorsqu’il ne lui restoit plus qu’un rayon de connoissance, il lui envoya encore des marques de sa libéralité, et qu’enfin les dernières paroles de Corneille ont été des remercîmens pour Louis-le-Grand.

Voilà, Monsieur, comme la postérité parlera de votre illustre frère ; voilà une partie des excellentes qualités qui l’on fait connoître à l’Europe. Il en avoit d’autres qui, bien que moins éclatantes aux yeux du public, ne sont peut-être pas moins dignes de nos louanges ; je veux dire, homme de probité, de piété, bon père de famille, bon parent, bon ami ; vous le savez, vous qui avez toujours été uni avec lui d’une amitié qu’aucun intérêt, non pas même aucune émulation pour la gloire n’a pu altérer. Mais ce qui nous touche de plus près, c’est qu’il étoit encore un très-bon académicien. Il aimoit, il cultivoit nos exercices ; il y apportoit sur-tout cet esprit de douceur, d’égalité, de déférence même, si nécessaire pour entretenir l’union dans les compagnies. L’a-t-on jamais vu se préférer à aucun de ses confrères ? L’a-t-on jamais vu vouloir tirer ici aucun avantage des applaudissemens qu’il recevoit dans le public ? Au contraire, après avoir paru en maître, et pour ainsi dire, régné sur la scène, il venoit, disciple docile, chercher à s’instruire dans nos assemblées, laissoit, pour me servir de ses propres termes, laissoit ses lauriers à la porte de l’Académie ; toujours prêt à soumettre son opinion à l’avis d’autrui, et de tous tant que nous sommes, le plus modeste à parler, à prononcer, je dis même sur des matières de poésie.

Vous auriez pu bien mieux que moi, Monsieur, lui rendre ici les justes honneurs qu’il mérite, si vous n’eussiez peut-être appréhendé avec raison, qu’en faisant l’éloge d’un frère, avec qui vous avez d’ailleurs tant de conformité, il me semblât que vous faisiez votre propre éloge. C’est cette conformité que nous avons tous eue en vue, lorsque tout d’une voix nous vous avons appelé pour remplir sa place ; persuadés que nous sommes que nous trouverons en vous, non-seulement son nom, son même esprit, son même enthousiasme, mais encore sa même modestie, sa même vertu, son même zèle pour l’Académie.


Éloge de M. Cordemoy

 

Je m’aperçois qu’en parlant de modestie, de vertu, et des autres qualités propres pour l’Académie, tout le monde songe ici avec douleur à l’autre perte que nous avons faite, je veux dire à la mort du savant M. de Cordemoy, qui avec tant de talens possédoit au souverain degré toutes les parties d’un véritable Académicien ; sage, exact, laborieux, et qui, si la mort ne l’eût point ravi au milieu de son travail, alloit peut-être porter l’histoire aussi loin que M. de Corneille a porté la tragédie. Mais après tout ce que vous avez dit sur son sujet, vous Monsieur, qui par l’éloquent discours que vous venez de faire vous êtes montré si digne de lui succéder, je n’ai garde de vouloir entreprendre un éloge qui, sans rien ajouter à sa louange, ne feroit qu’affoiblir l’idée que vous avez donnée de son mérite.

Nous avons perdu en lui un homme qui, après avoir donné au Barreau une partie de sa vie, s’étoit depuis appliqué tout entier à l’étude de notre ancienne histoire. Nous lui avons choisi pour successeur un homme qui, après avoir été assez long-temps l’organe d’un Parlement célèbre, a été appelé à un des plus importans emplois de l’État, et qui, avec une connoissance exacte et de l’Histoire et de tous les bons livres, nous apporte encore quelque chose de bien plus utile et de bien plus considérable pour nous, je veux dire la connoissance parfaite de la merveilleuse histoire de notre protecteur.

Et qui pourra mieux que vous, nous aider à parler de tant de grands événemens, dont les motifs et les principaux ressorts ont été si souvent confiés à votre fidélité, à votre sagesse ? Qui sait mieux à fond tout ce qui s’est passé de mémorable dans les Cours étrangères, les traités dans les alliances, et enfin toutes les importantes négociations qui sous son règne ont donné le branle à toute l’Europe ?

Toutefois disons la vérité, Monsieur ; la voie de la négociation est bien courte sous un Prince qui, ayant toujours de son côté la puissance et la raison, n’a besoin, pour faire exécuter ses volontés, que de les déclarer. Autrefois la France, facile à se laisser surprendre par les artifices de ses voisins, autant qu’elle étoit heureuse et redoutable dans la guerre, autant passoit-elle pour être infortunée dans ses accommodemens. L’Espagne, sur-tout, l’Espagne, son orgueilleuse ennemie, se vantoit de n’avoir jamais signé, même au plus fort de nos prospérités, que des traités avantageux, et de regagner souvent par un trait de plume ce qu’elle avoit perdu en plusieurs campagnes. Que lui sert maintenant cette adroite politique, dont elle faisoit tant de vanité ? Avec quel étonnement l’Europe a-t-elle vu, dès les premières démarches du Roi, cette superbe Nation contrainte de venir jusques dans le Louvre reconnoître publiquement son infériorité, et nous abandonner depuis par des traités solennels tant de places si fameuses, tant de grandes provinces, celles même dont ses Rois empruntoient leurs plus glorieux titres ? Comment s’est fait ce changement ? Est-ce par une longue suite de négociations traînées ? est-ce par la dextérité de nos Ministres dans les pays étrangers ? Eux-mêmes confessent que le Roi fait tout, voit tout dans les Cours où il les envoie, et qu’ils n’ont tout au plus que l’embarras d’y faire entendre avec dignité ce qu’il leur a dicté avec sagesse.

Qui l’eût dit au commencement de l’année dernière et dans cette même saison où nous sommes, lorsqu’on voyoit de toutes parts tant de haines éclater, tant de ligues se former, et cet esprit de discorde et de défiance qui souffloit la guerre aux quatre coins de l’Europe ; qui l’eût dit qu’avant la fin du printemps tout seroit calme ? Quelle apparence de pouvoir dissiper sitôt tant de ligues ? Comment accorder tant d’intérêts si contraires ? comment calmer cette foule d’États et de Princes, bien plus irrités de notre puissance que des mauvais traitemens qu’ils prétendoient avoir reçus ? N’eût on pas cru que vingt années de conférences ne suffisoient pas pour terminer toutes ces querelles ? La diète d’Allemagne, qui n’en devoit examiner qu’une partie depuis trois ans qu’elle y étoit appliquée, n’en étoit encore qu’aux préliminaires. Le Roi, cependant, pour le bien de la Chrétienté, avoit résolu dans son cabinet qu’il n’y eût plus de guerre. La veille qu’il doit partir pour se mettre à la tête d’une de ses armées, il trace six lignes et les envoie à son Ambassadeur à La Haye. Là-dessus les Provinces délibèrent, les ministres des hauts alliés s’assemblent ; tout s’agite, tout se remue, les uns ne veulent rien céder de ce qu’on leur demande, les autres redemandent ce qu’on leur a pris ; mais tous ont résolu de ne point poser les armes. Mais lui, qui sait bien ce qui en doit arriver, ne semble pas même prêter d’attention à leurs assemblées ; et comme le Jupiter d’Homère, après avoir envoyé la terreur parmi ses ennemis, tournant les yeux vers les autres endroits qui ont besoin de ses regards, d’un côté il fait prendre Luxembourg, de l’autre il s’avance lui-même aux portes de Mons ; ici il envoie des Généraux à ses alliés, là il fait foudroyer Gênes ; il force Alger à lui demander pardon, il s’applique même à régler le dedans de son Royaume, soulage ses peuples, et les fait jouir par avance des fruits de la paix ; et enfin, comme il l’avoit prévu, voir ses ennemis, après bien des conférences, bien des projets, bien des plaintes inutiles, contraints d’accepter les mêmes conditions qu’il leur a offertes, sans avoir pu rien en retrancher, y rien ajouter, ou, pour mieux dire, sans avoir pu avec tous leurs efforts, s’écarter d’un seul pas du cercle étroit qu’il lui avoit plu de leur tracer.

Quel avantage pour nous tous tant que nous sommes, Messieurs, qui chacun, selon nos différens talens, avons entrepris de célébrer tant de grandes choses ! Vous n’aurez point, pour les mettre en jour, à discuter avec des fatigues incroyables une foule d’intrigues difficiles à développer. Vous n’aurez pas même à fouiller dans le cabinet de ses ennemis. Leur mauvaise volonté, leur impuissance, leur douleur est publique à toute la terre. Vous n’aurez point à craindre enfin tous ces longs détails de chicanes ennuyeuses qui sèchent l’esprit de l’écrivain, et qui jettent tant de langueur dans la plupart des histoires modernes, où le lecteur qui cherchoit des faits, ne trouvant que des paroles, sent mourir à chaque pas son attention, et perd de vue le fil des événemens. Dans l’histoire du Roi, tout vit, tout marche, tout est en action ; il ne faut que le suivre, si l’on peut, et le bien étudier lui seul. C’est un enchaînement continuel de faits merveilleux que lui-même commence, que lui-même achève, aussi clairs, aussi intelligibles quand ils sont exécutés, qu’impénétrables avant l’exécution : en un mot, le miracle suit de près un autre miracle. L’attention est toujours vive, l’administration toujours tendue, et l’on n’est pas moins frappé de la grandeur et de la promptitude avec laquelle se fait la paix, que de la rapidité avec laquelle se font les conquêtes.

Heureux ceux qui, comme vous, Messieurs, ont l’honneur d’approcher de près ce grand Prince, et qui, après l’avoir contemplé avec le reste du monde dans ces importantes occasions où il fait le destin de toute la terre, peuvent encore le contempler dans son particulier et l’étudier dans les moindres actions de sa vie, non moins grand, non moins héros, non moins admirable, plein d’équité, plein d’humanité, toujours tranquille, toujours maître de lui, sans inégalité, sans foiblesse, et enfin le plus sage et le plus parfait de tous les hommes !