Charles de Gaulle écrivain : La naissance d'une vocation. Séance solennelle pour le centenaire du général de Gaulle

Le 18 octobre 1990

Michel DROIT

La naissance d’une vocation

 

 

Au seuil de l’année 1908, un jeune poète — il n’avait pas encore dix-huit ans — écrivait ces vers :

 

« Quand je devrai mourir, j’aimerais que ce soit

Sur un champ de bataille ; alors qu’on porte en soi

L’âme encor toute enveloppée

Du tumulte enivrant que souffle le combat,

Et du rude frisson que donne à qui se bat

Le choc mâle et clair de l’épée.

 

J’aimerais que ce soit le soir. Le jour mourant

Donne à celui qui part un regret moins pesant

Et lui fait un linceul de voiles ;

Le soir !... Avec la nuit la paix viendrait des cieux

Et j’aurais en mourant dans le cœur et les yeux

Le calme apaisant des étoiles.

 

J’aimerais que ce soit, pour mourir sans regret,

Un soir où je verrais la Gloire à mon chevet

Me montrer la Patrie en fête,

Un soir où je pourrais, écrasé sous l’effort,

Sentir passer avec le frisson de la Mort

Son baiser brûlant sur ma tête. »

 

Ces vers, qu’aurait sans doute assez bien composés un Vigny du même âge, sont signés : Charles de Lugale. Mais il n’est pas besoin, je crois, de posséder le don subtil de l’anagramme grâce auquel, bien souvent, Jacques Faizant nous enchante, pour deviner très vite que, derrière ce Charles de Lugale, se trouve évidemment le jeune Charles de Gaulle.

Or il manquera toujours quelque chose à la « certaine idée » que nous nous faisons et qu’on ne cessera de se faire de Charles de Gaulle écrivain, si n’est pas bien compris et retenu qu’il y avait d’abord en lui un poète.

Que le poète ait dû, rapidement, céder le pas à l’homme d’action n’est pas difficile à imaginer. Mais jamais ce poète ne cessera d’exister. Et combien de fois retrouverons-nous la musique et le rythme de ses mots derrière ceux du chef, de l’homme d’État, du mémorialiste. Combien de fois les entendrons-nous résonner, à la radio et à la télévision, quand se mettront à rôder les incertitudes, à tonner les orages, et que de Gaulle utilisera les ondes, leurs sons, puis leurs images pour s’adresser directement aux Français d’une façon que l’Histoire immortalisera aussitôt.

Ainsi, qui d’autre que le poète, dans la nuit de Noël 1941, c’est-à-dire au plus sombre de la guerre, s’adressa ainsi aux enfants de notre pays :

« Il y avait une fois : la France ! Les nations, vous savez, sont comme des dames, plus ou moins belles, bonnes et braves. Eh bien !, parmi mesdames les nations, aucune n’a jamais été plus belle ni plus brave que notre dame la France. Chers enfants de France, vous recevrez bientôt une visite, la visite de la Victoire. Ah ! comme elle sera belle, vous verrez !... »

Et dans le deuxième tome des Mémoires de guerre, décrivant le défilé de la Libération, le 26 août 1944 sur les Champs-Élysées, qui donc, là encore, sinon le poète, s’écria soudain pour mieux donner une idée de cette foule massée jusqu’à l’infini, de cette foule qui n’avait d’yeux et de cris que pour le chef libérateur :

«  Ah ! c’est la mer. Si loin que porte ma vue, ce n’est qu’une houle vivante, dans le soleil et sous le tricolore. »

Enfin, qui d’autre que le poète, au terme de ces mêmes Mémoires de guerre, se décrira ainsi, méditant le soir dans le parc de Colombe :

« Je vois la nuit couvrir le paysage. Ensuite, regardant les étoiles, je me pénètre de l’insignifiance des choses. »

 

Quand Charles de Gaulle se fit écrivain, dès le seuil de l’entre-deux-guerres, outre la somme de ses connaissances, le fruit de ses lectures, celui de ses réflexions, comment n’aurait-il donc pas retrouvé aussitôt en lui, sur les ineffaçables traces de Charles de Lugale, les réminiscences poétiques de l’enfant, de l’adolescent, du saint-cyrien romantique aussi qu’il avait été lors de ses jeunes années ?

Si bien que, dès la quatrième ligne de la première page des Mémoires de guerre, voici déjà sa France à lui s’incarnant dans la « princesse des contes » ou encore la « madone aux fresques des murs », souvenirs, images qui, sans doute, lui viennent de sa mère et trouvent naturellement écho en lui, venant alors illustrer, à leur manière, toutes les leçons d’histoire que lui donnait son père qu’il définit ainsi : « homme de pensée, de culture, de tradition, imprégné du sentiment de la dignité de la France ».

Et à peine cette première page des Mémoires est-elle tournée que, dès la page suivante, se dressent aussitôt les symboles lyriques de nos gloires : « nuit descendant sur Notre-Dame, majesté du soir à Versailles, arc de Triomphe dans le soleil, drapeaux conquis frissonnant à la voûte des Invalides ».

Ne nous y trompons donc pas : à travers ces leçons, à travers ces images recueillies une à une, c’est bien à la naissance et à la formation d’une « certaine idée de la France » au cœur d’un enfant, bientôt d’un jeune homme de cette génération que nous assistons.

Et c’est peu dire à quel point semblable éducation, vue de nos rivages contemporains, paraît encore plus éloignée de nous, aujourd’hui, que les simples dates et leurs confrontations pourraient, parfois, nous le donner à penser.

Hélas ! nous connaissons peu d’œuvres poétiques de Charles de Gaulle enfant ou adolescent, hormis celle que nous venons de lire et une autre dont nous allons bientôt parler. La sœur aînée du Général, Marie-Agnès, me disait pourtant un jour, il y a environ quinze ans de cela, que la grande passion de son frère, lorsqu’il était très jeune, consistait, comme on disait à l’époque, à courtiser les muses.

Alors, que s’est-il passé ?

Les pièces de vers, composées par Charles de Gaulle, se sont-elles égarées ? Les a-t-il détruites ? Les lui a-t-on détruites ? Car sa sœur me disait aussi que leur mère, ayant parfois du mal à imposer à son fils certaines disciplines, l’aurait souvent menacé, quand il se montrerait particulièrement difficile à vivre, de déchirer purement et simplement ses vers.

Faudrait-il donc établir un rapport entre cette commination et les trop rares poésies que Charles de Gaulle jeune nous a laissées ?

Une chose est certaine, en tout cas, les poèmes que nous connaissons de lui nous font regretter qu’ils ne soient pas plus nombreux.

L’une de ses œuvres poétiques, pourtant, allait connaître un destin que son auteur, quand il entreprit de l’écrire — il avait alors quinze ans — était bien loin d’imaginer.

Il s’agit d’une saynète — à l’époque, on disait une saynète comique — intitulée Une mauvaise rencontre, mais où semble bien se produire, en revanche, la rencontre, tout à fait heureuse celle-ci, de l’Hugo de Ruy Blas et du Rostand de Cyrano, tels, du moins, qu’un garçon de cet âge avait déjà pu les entendre résonner au fond de lui-même.

Ladite saynète nous conte l’histoire d’un bandit de grands chemins qui, au coin d’un bois, rencontrant de nuit un bourgeois, voyageur isolé, semble beaucoup plus préoccupé de le dépouiller d’abord de son chapeau, puis de son pourpoint, bref de ce qu’il estime être les signes extérieurs de sa caste, que de sa bourse et de l’argent qui s’y pourrait trouver. Tandis que le bourgeois, lui, se révèle aussitôt prêt à tout abandonner à son agresseur plutôt qu’à essayer de se défendre.

Et c’est alors qu’apparaît finalement, lancée du haut des quinze ans de l’auteur, toute la morale de cette histoire, morale éminemment gaullienne et qu’on pourrait ainsi résumer : sans la force et la rigueur du caractère, il n’est pas d’aisance, de fortune, bref de réussite qui vaille.

Donc, disions-nous, destin inattendu que celui de cette œuvre. Et même destin à deux étages.

Car c’est d’abord à cette occasion que Charles de Gaulle va être édité pour la première fois. Ayant envoyé, en effet, un exemplaire de son manuscrit au jury d’un concours littéraire et obtenu le premier prix, il se verra proposer : soit une somme de vingt-cinq francs, soit l’édition de son œuvre à cinquante exemplaires. Il choisira évidemment l’édition. Si bien qu’Une mauvaise rencontre fera son entrée légale à la Bibliothèque nationale avec dix-neuf ans d’avance sur La Discorde chez l’ennemi, premier livre publié, en 1924, par celui qui n’est encore que le capitaine de Gaulle.

Quant à la suite de l’étonnant destin de cette saynète, on devra l’attendre jusqu’en 1980. C’est, en effet, à l’occasion du dixième anniversaire de la mort du Général que l’œuvre dramatique et poétique de sa jeunesse se verra montée à la télévision et interprétée par Jean Piat qui définira ainsi les qualités du texte : « Non seulement il se prête à un grand numéro d’acteur, mais, en plus, il est écrit dans une langue qui fait saliver. Vocabulaire choisi, souffle épique, progression enlevée, bonne chute, rythme ternaire des alexandrins, pas une faute de versification. »

Voilà donc, à cet âge, et d’après ce que nous en savons, quel était le poète.

Mais ses maîtres ?

Eh bien, c’étaient ceux de son époque, auxquels il resterait fidèle toute sa vie.

D’abord les grands étendards, les géants : Lamartine, Hugo, Rostand.

En vérité, d’ailleurs, presque toute l’école romantique. Mais aussi nombre de parnassiens, de symbolistes, de néo-symbolistes.

Sinon, comment seraient-ils arrivés jusque-là, ces mots : « Vieille argile, faite aux douleurs », ces mots de l’harmonieux et mélancolique Albert Samain qu’on attendait si peu, il faut bien le dire, en exergue d’un livre qui aurait pour titre Vers l’armée de métier.

Et quand, un soir, dans le grand bureau de l’Élysée, me trouvant seul avec le Général, aux derniers jours de mai 68, et tandis qu’il me récitait des vers de Louis Bouilhet, de quoi me parlait-il sinon de sa jeunesse ?

« J’ai regretté, voyez-vous, que Pompidou ne fasse pas figurer Bouilhet dans son Anthologie de la poésie française », me dit le Général, au moment où j’allais m’en aller.

Pourtant, comment parlerait-on de l’écrivain Charles de Gaulle, alors qu’il commençait à se former, sans dire quel insatiable lecteur de prose il sut également se montrer dès l’enfance.

Aussi bien de Jules Verne que de la comtesse de Ségur quand il en avait l’âge, de Chateaubriand et de Vigny que de Dumas et d’Erckmann-Chatrian, de Barrès que de Péguy, de Goethe que de Nietzsche, de Thucydide que de Tacite aussi.

À noter que ce n’est pas seulement dans les Mémoires d’outre-tombe que le jeune Charles de Gaulle allait se pénétrer de Chateaubriand, mais dans le livre que sa grand-mère, Joséphine Maillot, le premier écrivain de la famille et combien prolifique, avait consacré à l’auteur d’Atala ; cette grand-mère dont Charles de Gaulle lirait et relirait également la Vie de Daniel O’Connor, libérateur de l’Irlande, à travers les pages de laquelle on imagine aisément les leçons qu’il pourrait puiser pour l’avenir.

Mais n’oublions surtout pas un certain capitaine Danrit, là encore un pseudonyme derrière lequel il faut chercher un anagramme, celui du futur colonel Driant, qui sera l’un des héros de la bataille de Verdun, tombera au bois des Caures, mais qui, auparavant, avait écrit plusieurs volumes d’histoire militaire, bien faits pour enflammer les ardeurs d’un futur officier. Donc, au premier rang, celles de Charles de Gaulle, déjà tout à fait certain que ce ne pouvait être que sous les armes qu’il servirait le mieux la France. Même s’il n’existait pas, à proprement parler, de tradition militaire dans sa famille.

Et puis, quatre ou cinq ans avant d’entrer à Saint-Cyr, le futur officier avait réussi à se procurer et dévorait déjà les livres qu’on y étudiait, ceux qui racontaient, détaillaient, expliquaient les principales batailles menées par les armées de la France tout au long des siècles. Et avec ses soldats d’étain, avec les décors en carton qu’il dessinait, découpait et peignait lui-même, Charles de Gaulle reconstituait patiemment ces batailles, gagnant ainsi Waterloo chaque fois qu’il y affrontait Wellington et Blücher, tout en regrettant que Fabrice n’y ait, sous la plume de Stendhal, tenu qu’un rôle de figurant.

En vérité, considérons les auteurs que Charles de Gaulle, à l’époque où nous l’observons, aimait et admirait davantage que les autres. Tous n’avaient pas absolument la même idée de la France. Mais il existait, entre eux, quelque chose faisant qu’on ne pouvait pas, à la fois, les aimer et ne pas aimer la France. Et cela Charles de Gaulle n’avait pas dû être long à s’en apercevoir.

Mais l’année même où nous venons de le voir composer, en vers, une œuvre promise, beaucoup plus tard, à une télévision qui n’existait, alors, que dans l’inépuisable imagination d’un Jules Verne ou d’un Albert Robida, voici que notre héros va nous donner un texte en prose qui, dans le fond comme dans la forme, annonce déjà, à l’âge de quinze ans et de saisissante façon, l’auteur de La France et son armée comme celui des Mémoires de guerre.

Texte d’imagination, cela va de soi. Mais n’est-ce pas en cela, justement, qu’il est si impressionnant ?

Il s’intitule Campagne d’Allemagne et commence ainsi :

« En 1930, l’Europe irritée du mauvais vouloir et des insolences du gouvernement, déclara la guerre à la France.

Trois armées allemandes franchirent les Vosges.

(Viennent ici quelques précisions sur les effectifs, l’armement, les objectifs de l’ennemi.)

En France, l’organisation se fit très rapidement. Le général de Gaulle fut mis à la tête de 200 000 hommes et de 518 canons. Le général de Boisdeffre commandait à une armée de 150 000 hommes et 510 canons. De Gaulle eut vite arrêté son plan. Il fallait sauver Nancy, donner la main à Boisdeffre, puis écraser les Allemands avant leur jonction qui nous serait sûrement funeste. »

Ainsi, de même qu’enfant, au jeu des soldats de plomb, Charles de Gaulle ne laissait à aucun de ses trois frères le soin de commander les armées de la France, de même, quand il imaginait ces armées, beaucoup plus tard, s’employant à bouter l’ennemi hors de nos frontières, était-ce tout naturellement qu’il confiait le commandement de la plus forte d’entre elles à ce général de Gaulle dans lequel, en une sorte de prémonition que rien ne semblait pouvoir contredire, comment ne pas imaginer qu’il se voyait déjà tout entier installé ?

Mais revenons au texte de cette Campagne d’Allemagne, quand vient d’être remportée la dure bataille de Carignan.

« Il était onze heures du soir lorsque les soldats exténués purent prendre un peu de repos.

Mais tous étaient joyeux. Les nombreux prisonniers couchés entre deux rangées de baïonnettes témoignaient bien de leur victoire si chèrement disputée.

À Paris et dans les grandes villes, la joie fut extrême. Le peuple, qui avait longtemps désespéré du salut de la France, passa du plus grand abattement au plus grand tumulte. Il ne pensait pas que près d’un million d’ennemis nous attendaient derrière le Rhin.

De Gaulle, du reste, s’en doutait.

 

Et plus tard, alors qu’il va s’agir d’arracher Metz à l’ennemi, c’est-à-dire à venger Sedan, l’auteur écrit :

« De son côté, de Gaulle savait qu’il jouait une partie décisive. Car c’est sur les murs de Metz que l’Europe entière attachait ses regards. »

Ainsi, d’une poésie juvénile jusqu’à un rêve aux accents romantiques de sa propre destinée, d’un constant recours aux princes de l’art d’écrire jusqu’à une soif inassouvissable de servir un jour, sous les armes et pour la revanche, un pays tant aimé, ainsi voyons-nous Charles de Gaulle, enfant puis adolescent, avancer à son pas vers un accomplissement dont, peut-être, au fond de lui-même, il ose déjà ne plus douter.

François Mauriac disait : « Tout est joué dès l’enfance, nous demeurons éternellement l’enfant que nous avons été. »

Sans doute y avait-il aussi de cela chez le général de Gaulle.