Réponse au discours de réception de Jean Hamburger

Le 16 janvier 1986

Jean BERNARD

Monsieur,

Il me faut, en commençant, signaler un défaut. Un de vos très rares défauts. Vous êtes né sur la rive droite. Vous y avez longtemps vécu. Mais, depuis trente ans, vous avez rejoint le quadrilatère de la civilisation. Vous y demeurez, vous y enseignez, vous y exercez, vous y cherchez, vous y cherchez à comprendre. Bien plus, avec innocence, ou par une admirable prescience, vous habitez une rue qui porte presque le même nom que notre Palais, la rue qui nous borde. Vous êtes l’académicien le plus proche de l’Académie. On pourrait écrire une géographie des académiciens. Tels, rue Bonaparte et rue Guénégaud, étaient avant vous nos premiers voisins. Tel vient des brumes d’Irlande, tel du soleil des tropiques. Mais vous êtes le plus proche. Ce voisinage inspira en 1974, lors de votre entrée à l’Académie des Sciences, un poète mineur :

De Mazarine

A Mazarin

Le temps d’une mue

Le temps d’une rue

Le temps d’une rime

Et le temps d’un rein

Le temps d’un rein. Le rein n’est pas ce qu’un vain peuple pense. Le rein, objet, depuis un demi-siècle, de vos réflexions, de vos recherches, n’a pas seulement fonction d’excrétion. Dira-t-on, parce que l’on aperçoit mâchefer et scories dans la cour d’une usine, que cette usine a pour mission de fabriquer des déchets ? Non, le rein assume une tâche majeure. Il assure la maîtrise de notre économie. Il est le gardien principal, le gardien final du milieu intérieur.

Je vous trouve, Monsieur, rêvant sur les rives d’une mer intérieure, d’une mer calme, protectrice, qui baigne un archipel de ses bras innombrables et le met à l’abri des marées et des tempêtes. Claude Bernard, avant vous, avait découvert cette mer, lui avait donné son nom, le milieu intérieur.

Les poètes aussi vous avaient précédé. « Vieil Océan, tu es le symbole de l’identité. Toujours égal à toi-même, tu ne varies pas d’une manière essentielle et si tes vagues sont quelque part en furie, plus loin, dans quelque autre zone, elles sont dans le calme le plus complet », dit l’un. Et l’autre : « Et l’Océan de toute part, foulant son poids de roses mortes sur nos terrasses de calcium, lève sa tête de Tétrarque. »

Vous avez, par vos travaux, été plus loin que vos illustres devanciers physiologistes ou lyriques. Vous avez été l’explorateur, le géographe de ce milieu intérieur. Vous avez reconnu le calme, l’agitation qui, s’équilibrant, le définissent.

Le calme, la remarquable constance de ces quinze litres d’eau salée qui baignent nos tissus.

L’agitation, la circulation du sang, les ruissellements et surtout les échanges, les milliards de molécules échangées chaque seconde avec un monde extérieur, divers, variable. « Mer antérieure à notre chant, mer ignorante du futur », disait le même poète.

Vous avez su interpréter le passé et gouverner le futur. Vous avez analysé, défini les fonctions du rein responsables de cet équilibre et comment se succèdent filtration, absorption, concentration, nouvelle filtration, nouvelle absorption, régulation. Régulation surtout. Assurée par une glande merveilleuse, l’hypophyse, située à la base du cerveau. Vous avez ainsi précisé les informations, les alertes, les ordres, tout cet ensemble admirable concourant à la même fin, le maintien du milieu intérieur.

Maintien précaire, tout à la fois nécessaire et toujours en péril. Le milieu intérieur est le lieu commun où, neuf fois sur dix, la maladie frappe ses coups décisifs en empoisonnant juste assez l’ambiance liquide où vivent nos cellules pour que celles-ci, bien vivaces encore, aient néanmoins leur activité interdite sur un point essentiel.

La nuit est propice aux découvertes, aux grandes découvertes qui changent le destin des hommes. Nuit de novembre 1619, pendant laquelle Descartes avait eu l’illumination de pensée qui orienta, tout ensemble, sa vie et une grande route de notre philosophie. Nuit de Gênes pendant laquelle le jeune Paul Valéry entrevoit sa vérité, sa ligne droite, ses possibilités.

J’aime à penser que c’est pendant une nuit pareille (avec ou sans orage ligurien) que vous fîtes, Monsieur, votre première grande découverte, la découverte de la réanimation médicale.

Réanimation. Le néologisme n’est pas heureux. Vous l’avez sagement regretté, critiqué avant de devenir homme de dictionnaire. Ranimer, c’est rendre la vie. C’est ce que vous faites. Un fait, une idée vous ont inspiré. Le fait est surprenant, on croyait que d’importantes altérations anatomiques des organes vitaux étaient responsables de la mort. On se trompait. Vous montrez que, dans les maladies aigües, la mort souvent n’est pas expliquée par les lésions très minimes trouvées à l’autopsie.

La mort n’est pas anatomique, mais chimique. Elle est due au désordre des molécules du milieu intérieur, troublant sa composition, lui faisant perdre sa nécessaire constance. Qu’est-ce donc que cette étrange destinée, pourrais-je dire en vous plagiant presque, qui veut que quelques milligrammes de potassium, de sodium ou de calcium en plus ou en moins dans le sang décident de l’existence ou de la non-existence d’un garçon de vingt ans et peuvent détruire, en un moment, tout cet univers subjectif qui était le sien ?

Il semblait essentiel, pour triompher des maladies, de connaître leurs causes. C’était là pour les médecins tâche très noble, mais souvent malaisée, efforts louables, mais souvent inefficaces. Vous montrez, et c’est là votre idée, qu’il est tout aussi important et beaucoup plus utile souvent de s’attaquer non plus aux causes, mais aux conséquences des maladies.

Vous avez certes eu des précurseurs. Dans votre œuvre théâtrale, Le Dieu foudroyé (car vous êtes aussi dramaturge), vous évoquez Asclépios, tentant de ranimer Léandre noyé en lui transfusant le sang de la Gorgone. Le sang du côté droit, bienfaisant, est capable de combattre la maladie et la mort, tandis que les veines du côté gauche répandent un poison violent.

D’un côté, le poison, d’un autre côté le sang bienfaisant. La Gorgone est bien l’image de votre lutte. D’un côté les augmentations, les diminutions également périlleuses du calcium, du sodium, du potassium, les déséquilibres chimiques, les grandes tempêtes moléculaires qui bouleversent notre économie. D’un autre côté, votre action. Vous établissez la liste des quinze constantes essentielles, placées sous surveillance continue. Tout changement de ces constantes, tout écart est aussitôt reconnu, aussitôt corrigé. Vous prenez en main le gouvernement de quelques dizaines de données chimiques et physiques de l’homme malade. Vous écartez les déséquilibres mortels. Vous sauvez cet homme.

Il s’agit bien d’une nouvelle façon de penser. Vous transportez dans l’action le concept de milieu intérieur. Vous êtes le maître de ce milieu. Les frontières chimiques qui séparent la vie et la mort, grâce à vous, ne peuvent plus être franchies.

Votre pensée, votre action inspirent quotidiennement, sur tous les continents, la pensée, l’action des médecins. La réanimation médicale a sauvé plus de grands malades que tous les antibiotiques réunis.

La médecine corrige ou remplace. Cet équilibre des humeurs, indispensable à la vie, peut être obtenu, soit par la constante surveillance, la rectification des erreurs, soit par la mise en place d’une machine qui se substitue au rein défaillant, d’un rein artificiel.

Jambe de bois, dent d’or, nez de cuir, les exemples familiers ou mythiques ne manquent pas de ces fragments inertes dont le seul rôle est de remplacer dans sa fonction statique le membre ou l’élément manquant. Mais ce n’est plus seulement un segment anatomique que l’on remplace, c’est à un organe entier, dans toute sa complexité physiologique, qu’une mécanique vient se substituer. Tel est le rein artificiel.

Les premières ébauches sont dues au Hollandais Kolff. Mais ce sont vos travaux, les travaux de votre École qui ont permis la construction des modèles actuels, des modèles efficaces. Le rein artificiel est un filtre savant qui est raccordé à la circulation du malade. Il reçoit un sang chargé de substances nocives, dangereusement déséquilibré. Il rend un sang normal. Rien de plus émouvant dès 1955 que le fonctionnement du rein artificiel attaché au mourant qu’il faut sauver. On entend le ronronnement grave et monotone du grand cylindre d’acier tournant dans sa cage, le battement pulsatile des pompes d’entrée et de sortie que gonfle une fois par seconde le jet pourpre du sang. L’urémique survit d’abord, puis vit.

Rien de plus émouvant en 1986 que l’extension et la simplification de la méthode, que ces milliers de malades naguère condamnés, soumis trois fois par semaine, dans des centres spécialisés, ou chez eux, à ces séances d’épuration appelées dialyses, reprenant ensuite leurs activités, vivant grâce à vous.

De la greffe du rein à la définition de l’homme. Tel pourrait être le titre de votre deuxième démarche scientifique.

Elle fut peut-être inspirée par tel beau tableau de la Renaissance italienne représentant la réussite miraculeuse de la première transplantation et saint Côme et saint Damien greffant la jambe prélevée sur le cadavre d’un Éthiopien à la place de la jambe gangrenée du sacristain d’une église cardinalice de Rome.

Elle connut assurément un élan nouveau, et sa véritable efficacité, après la grande découverte due à Jean Dausset des groupes sanguins, ou plus exactement des groupes tissulaires qui gouvernent la compatibilité de greffe. Mais elle avait commencé dès 1945 et devait se poursuivre pendant près de trente ans avec tour à tour les premiers essais expérimentaux, les premiers essais chez l’homme, les déceptions, les espoirs, les déceptions encore, enfin le succès et les milliers d’êtres humains qui, dans le monde, vous doivent la vie, soit par votre propre action, soit par l’action des médecins que vos découvertes ont inspirée.

Certes, les méthodes de substitution ne sont pas éternelles. Elles disparaîtront lorsqu’auront été découvertes des méthodes de correction ou de prévention efficaces. L’ordre cannibale est un ordre temporaire. Temporaire, mais singulièrement utile, limitant la mort et le malheur.

Le succès de la greffe de rein illustre une des plus grandes aventures de la science contemporaine, celle quia pour objet le phénomène de rejet, les défenses des êtres vivants. « Rien ne ressemble davantage, écrivez-vous, à une souris qu’une autre souris. Et pourtant, un fragment de peau de l’une d’entre elles, greffé sur une autre, se gangrène en quelques jours. Chaque individu souris est capable de reconnaître un fragment provenant d’un autre individu de la même espèce, comme de nature différente de la sienne ; et, l’ayant reconnu pour étranger, de l’attaquer et de le détruire. »

Les combinaisons actuellement connues de groupes sanguins, de groupes tissulaires se chiffrent par milliards. Depuis qu’il y a des hommes, et tant qu’il y en aura, il ne s’en trouvera jamais deux pareils (réserve faite des jumeaux vrais). Chaque homme est un être unique, irremplaçable, différent de tous les autres hommes. Cette notion neuve gouverne toute la médecine actuelle.

Neuve ? Un médecin a l’honneur d’être appelé l’an dernier de présenter à Rome une relation de ces progrès devant un auditoire de hauts dignitaires de l’Église, de chefs d’ordres religieux. Pendant la discussion qui suivit la conférence, un éminent cardinal intervient : « Vous nous dites, cher docteur, que chaque homme est unique, irremplaçable. Mais nous théologiens, nous le savions depuis très longtemps. » Ce qui est vrai. Il n’est toutefois pas indifférent d’en apporter la preuve biologique.

Il n’est pas indifférent de comprendre les raisons de cette individualité et de son maintien. Ici intervient une cellule, le lymphocyte. Henri Miller naguère avait écrit une assez émouvante nouvelle : Max et les Phagocytes. Puis-je me permettre, à son exemple, de vous proposer un roman plus merveilleux encore : Jean et les Lymphocytes. D’un côté, un homme de science de haut rang avec son intelligence, son cœur, sa raison, sa passion. D’un autre côté, le lymphocyte ou plutôt les lymphocytes, globules ne mesurant que quelques millièmes de millimètre, mais globules qui nous définissent et nous défendent, à la fois maîtres de l’état civil et maîtres des armées.

Vous avez reconnu la diversité des lymphocytes, leurs fonctions multiples, leurs langages. Tel détruit l’agresseur en le dévorant. Tel autre en le fusillant à distance par les anticorps qu’il fabrique. Tel autre encore en le poignardant. D’autres lymphocytes, plus subtils, découragent l’agresseur par les médisances, les calomnies chuchotées en langage moléculaire, de cellules à cellules. De même qu’entre animaux d’une même tribu des molécules d’information traversent l’air pour envoyer des messages — ainsi les impalpables phéromones qu’envoie la femelle de l’insecte pour annoncer aux mâles qu’elle est prête à les recevoir et pour les attirer —, de même des substances chimiques sont constamment fabriquées et émises par chaque lymphocyte pour fournir aux cellules voisines informations, ordres d’action. Honneur des lymphocytes, saint langage. Vous êtes un des philologues de cette nouvelle linguistique. Ainsi, a été reconnu le système admirable et féroce de communications qui règle notre vie.

Ces travaux, ces recherches aux conséquences si fortes, vous avez eu le mérite de les entreprendre pendant une des périodes les plus sombres de la médecine française. La médecine française avait été grande, très grande, à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle. Tout change entre les deux guerres. Seul l’Institut Pasteur maintient une activité scientifique de haut rang. L’Institut Pasteur excepté, c’est le déclin. Les signes du déclin ne trompent pas. Le discours remplace la méthode. Les grandes synthèses mi-philosophiques mi-médicales remplacent les analyses et la recherche de la spécificité. Le désastre de 1940, les années noires qui le suivent, ont pour cette médecine française déjà affaiblie des conséquences redoutables. En 1945, il ne reste rien ou presque rien.

À cette époque, ou un peu plus tard, nos services hospitaliers étaient voisins, rue de Sèvres. Vous veniez fréquemment me voir. Vous aviez une idée neuve chaque jour. Assez souvent cette idée était bonne. Une de ces idées suscita le Club des Treize.

Quelques amis, unis par le même goût de la recherche, ont pris l’habitude de se rencontrer chaque mois pour confronter leurs difficultés. Ils se réunissent dans le salon d’un hôtel de Saint-Germain-des-Prés. Autour d’eux, dans les couloirs, dans d’autres salons, les démarches, tantôt furtives, tantôt assurées, des adultères mondains, les entretiens, les confidences, les complots des écrivains venus des maisons d’édition voisines.

Ils sont treize : une femme, douze hommes. L’histoire du Club des Treize n’est pas celle d’une conspiration balzacienne. Les Treize de Saint-Germain-des-Prés se consacrent à la médecine, à la science. En France, en 1945, en 1950, l’état de la médecine scientifique est désastreux, c’est le désert. Les Treize ont reconnu ce désastre, ce désert. Ils vont s’efforcer de créer les conditions d’une renaissance. Les Treize appartiennent à des disciplines différentes mais leurs modes de raisonnement sont les mêmes et pareils leurs soucis. Leurs réunions ne sont pas conformistes. Les problèmes de l’un sont éclairés par les solutions de l’autre ; parfois même, par la façon dont l’autre pose ses propres problèmes. Le petit nombre des membres de ce Club, leur formation, leur amitié devaient tout naturellement imprimer à ces réunions un style inhabituel de sévérité et de liberté, sévérité dans la discussion rigoureuse des faits, des observations rapportées, liberté dans la discussion des idées et des hypothèses qui peuvent s’aventurer sans danger hors des chemins traditionnels.

Les Treize de Balzac trouvèrent morte dans son couvent espagnol la duchesse de Langeais qu’ils avaient voulu délivrer. Les Treize de notre temps, plus heureux, sont parvenus à ranimer la recherche médicale française. Ils l’avaient trouvée moribonde, empoisonnée par la fausse éloquence, retenue captive par les préjugés, la vanité, accablée par les désastres de la guerre. Ils lui ont donné vie et vigueur. En cette fin du XXe siècle, la recherche médicale française est redevenue l’égale des meilleures en plusieurs domaines. Et particulièrement, Monsieur, dans ceux qui font l’objet de vos travaux.

Vous êtes donc né sur la rive droite et très tôt vous avez connu la beauté, le malheur, la gloire.

La beauté. Votre père avait ouvert rue Saint-Honoré, au coin de la place Vendôme, une galerie de tableaux anciens, de haute réputation.

Le malheur. Vous avez eu la douleur de perdre votre mère à la fin de votre adolescence. Ceux qui ont subi la même infortune savent que la blessure ne se referme jamais.

La gloire. Vous faites au lycée Carnot d’excellentes études. Excellentes au sens strict. Tout au long de votre scolarité, vous obtenez chaque année le prix d’excellence. Honneur suprême : vos professeurs lisaient souvent, devant toute la classe admirative et jalouse, vos compositions françaises, vos rédactions, comme on dit, je crois, en langage de collège. De ces lectures publiques vous tiriez une légitime fierté. Une fierté qui, singulièrement et heureusement, après tant d’antres honneurs, survit.

Lettres ou sciences. Le choix à dix-sept ans est, pour vous, comme pour quelques autres, malaisé. Vos goûts vont vers les lettres, mais votre père tient pour incertain, peu sérieux, le métier d’écrivain. Il vous convainc. Vous entrez à la Sorbonne. Vous commencez à préparer un doctorat ès sciences dans le laboratoire de Louis Lapicque. Louis Lapicque était un savant d’allure balzacienne, aussi totalement habité par ses travaux que le Balthazar de La Recherche de l’absolu, indifférent à ce qui n’était pas le sujet auquel il avait consacré son existence, la contraction de la fibre musculaire.

Il ne pouvait plus ouvrir l’œil gauche, à force d’avoir passé sa vie à fermer cet œil pour regarder les fibres musculaires avec l’autre œil, avec l’œil droit, dans les microscopes monoculaires de l’époque.

Louis Lapicque était un savant de haut rang. La fibre musculaire est très importante puisqu’elle permet nos mouvements. Pourtant, vous vous ennuyez. Un jour, un ami vous entraîne dans un hôpital parisien. En quelques instants, c’est une cristallisation. Au sens stendhalien. Vous serez médecin, chercheur certes, mais au service des malades, au service de ceux qui souffrent. Je vous ai connu un peu plus tard. Les internes des hôpitaux en exercice préparaient alors au concours de l’internat leurs cadets candidats. J’eus ainsi l’honneur, nommé moi-même l’année précédente, de vous avoir comme élève pendant quelques mois en 1930. Mon rôle était alors de critiquer. J’étais assez avare de compliments. Il m’est permis aujourd’hui, après cinquante-six ans, de ne plus demeurer sur la réserve et de vous dire combien j’ai alors admiré le jeune étudiant Jean Hamburger, son intelligence, son jugement, sa vigueur et sa rigueur. En décembre, vous étiez reçu interne des hôpitaux à votre premier concours. Succès exceptionnel. Toujours les prix d’excellence.

L’année suivante, vous receviez un pneumatique ainsi conçu : « A la suite de circonstances imprévues, j’ai une place d’interne immédiatement disponible. Pouvez-vous la prendre ? » C’était signé de trois initiales, P.V.R., déjà célèbres. C’est ainsi que vous êtes devenu l’interne du professeur Pasteur Vallery-Radot. Il était convenu que vous deviez demeurer six mois dans son service. Vous y êtes resté vingt ans. Votre maître vous a certes orienté vers l’étude du rein et de ses maladies. Bien au-delà de la médecine, il vous a donné de grandes leçons d’humanisme, de courage, de générosité. Laissez-moi ici vous citer : « Vous disiez à votre interne : je pars tout à l’heure pour la Hollande et si vous le voulez je vous emmène. Et vous ajoutiez : je vous montrerai un Vermeer qui vaut le voyage. Et je voyais avec délices se mêler entre elles, avec votre complicité, mes jeunes passions pour la peinture, la biologie, la musique, la médecine, la lecture technique et la lecture profane. » Vous aviez écrit un jour — dites-vous encore à votre maître: « La vie n’a de valeur que si elle est un feu sans cesse renaissant. » Cette devise de votre maître ne fut-elle pas aussi la vôtre ? Comme lui, vous avez réussi à créer un accord parfait entre la devise et votre vie.

Vous avez, Monsieur, revêtu des robes successives. Blanc, candeur du matin, aube triple, hôpital. Rouge, pourpre éloquente, exorde inaugural. Vert enfin, vert Conti et le reflet des sèves éclatantes. J’aurais pu essayer de vous découvrir derrière vos robes. J’ai préféré tenter de vous connaître, de vous comprendre par vos héros, grâce à vos héros. Héros dans tous les sens du terme. Héros créés de vos romans, de vos nouvelles. Demi-dieux ou grands hommes, créés ou peut-être recréés, tels qu’en eux-mêmes votre imagination les a changés.

Tel, et je ne citerai que quelques-uns d’entre eux, Prométhée, héros des premières pages de votre premier livre, La Puissance et la Fragilité. Le vautour n’est pas évoqué, mais le lecteur insolent se dit qu’avec les progrès des greffes de foie son importance a peut-être diminué. Tel le docteur Jérôme. Martin, médecin d’une petite ville, poursuivi pour homicide involontaire dans l’exercice de sa profession. Tel Asclépios qui, dans ce drame, Le Dieu foudroyé, porte la charge divine de l’art de guérir. Tel surtout William Harvey dont vous avez reconstitué et créé l’admirable Journal.

Et ne protestez pas. Ne dites pas : Les personnages de roman ne me ressemblent pas ; les demi-dieux, les grands hommes, Asclépios, Prométhée, Harvey existaient avant moi. Vous nous avez-vous-même offert la clé. Vous nous avez-vous-même apporté l’explication souhaitée par une citation de Montaigne eu exergue au Journal d’Harvey :

Ce ne sont mes gestes que j’écris

C’est moi. C’est mon essence.

Vous êtes, Monsieur, un homme d’ardeur. Un de vos modèles écrit : « J’ai connu deux sortes de gens, les hommes d’ardeur pour qui l’activité est un grand besoin et qui souffriraient d’interrompre une entreprise déjà commencée, et les hommes de lassitude que l’oisiveté attire et contente. » Vous appartenez assurément à la première classe. L’oisiveté vous tente si peu, l’interruption de l’entreprise commencée est telle souffrance que vous détestez les vacances, que vous n’en prenez pas. Que vous n’en prendriez pas n’était l’influence de Madame Catherine Hamburger. Influence heureuse ici comme en maint autre domaine. Vous prenez donc des vacances assez courtes pendant lesquelles vous écrivez les livres que nous aimons. Le goût du loisir, les pase-temps frivoles ne sont pas mon fait, dit le même modèle.

En choisissant votre métier, vous aviez choisi d’être au service des autres, donc de sacrifier votre liberté, ce qui ne va pas (je ne crois pas me tromper) sans une secrète nostalgie, celle même qu’évoque un autre modèle, Asclépios. Et, pour vous, être au service des autres, c’est leur communiquer le surplus de connaissance que vous pouvez leur apporter.

Accroître la connaissance, la transmettre, l’utiliser pour le bien de son prochain, telles sont les trois missions fondamentales. « La curiosité et la connaissance, écrivez-vous, sont inscrites dans l’histoire de l’homme comme un destin inéluctable, irrésistible et somptueux (vous aimez l’adjectif somptueux). Je crois que la science d’aujourd’hui, ajoutez-vous, est un épanouissement inouï de ce destin. » Un médecin est un homme qui tente de comprendre les autres. Votre vie a pris tout son sens quand vous êtes devenu, comme le dit votre modèle, acteur dans les progrès de la connaissance. Vous avez évité les chemins battus, vous avez écouté Descartes. Deux fois au moins. D’abord quand il tient le doute méthodique pour la plus haute vertu du savant. Puis quand il écrit : « Pour atteindre la vérité, il faut une fois dans sa vie se défaire de toutes les opinions qu’on a reçues et reconstruire de nouveau, et dès le fondement, tout le système de connaissance. »

Vous avez connu la joie, la griserie, dites-vous, de la découverte, griserie ludique, griserie ambitieuse, bonheur de porter secours à votre prochain. Chaque découverte est un regard neuf. La terre était plate ; elle devient ronde ; elle se met à tourner. Mais la découverte du médecin est différente. Elle va diminuer le malheur de l’homme.

Votre démarche, Monsieur, est austère, presque ascétique, éclairée certes parfois par ces joies de la découverte, plus souvent assombrie par l’inquiétude, par une tristesse profonde, toujours gouvernée par la rigueur, par l’honnêteté, par les scrupules. L’homme sait mal utiliser les fruits de son intelligence, dit un de vos modèles. Il y a au moins une exception.

L’austérité n’exclut pas l’ambition. Vous avez assurément comme un de vos modèles « voulu être un homme universel, ne pas me borner à l’étude des êtres vivants, connaître la mathématique et l’astronomie, être historien et géographe, savoir dessiner et savoir peindre, explorer les mers et les montagnes lointaines et aussi fouiller le sol et les ruines qui racontent le passé de la terre et des hommes ».

Vous avez su transcender toutes les vertus. « Ne pas traiter l’affaire comme un défi scientifique, mais plutôt comme une passion. Unir l’effort technique et l’engagement affectif, associer l’intelligence de la recherche biologique au désir passionné de défendre la vie des autres, sentir comme un acte de foi que la valeur de chacune de ces vies est infinie. Voilà la tâche. » Cette analyse généreuse de l’activité d’un de vos amis définit avant tout votre propre activité de médecin et d’homme de science.

L’homme est contradiction, a dit un éminent poète, philosophe, homme d’État chinois, quelque peu oublié actuellement. Ainsi, vous êtes à la fois fougueux et mélancolique, hautement spécialisé et curieux de toutes choses, ennemi des vacances et amoureux de la liberté, homme de sciences, homme de lettres, homme d’art, sévère pour vos contemporains, mais jugeant avec indulgence notre époque, raisonnable et passionné, respectueux des traditions, prix d’excellence, lauréat, mais rebelle.

Rebelle. Toute votre œuvre est une rébellion. Certes, vous n’êtes pas le premier homme révolté. De Prométhée à Lautréamont (je me présente pour défendre l’homme) et à Albert Camus, la liste est longue. Mais les révoltes antérieures sont métaphysiques ou historiques (je me révolte donc nous sommes, dit l’esclave).

Votre rébellion est originale. C’est la première rébellion biologique, le premier refus biologique de « l’orageuse mer de désespoir fatal ». Révolte contre la mort. Révolte totale d’abord. Tout dans notre vie tend à mourir : meurent les projets, meurt la mémoire. Meurt le chien qui fut un fidèle compagnon, meurent les idées, meurent les amitiés, meurent les amours. Mais ils ne savent pas qu’ils vont mourir. Les hommes le savent ou devraient le savoir. Il semble, dit un de vos modèles, qu’on ait inventé pour les hommes une torture d’un nouveau genre. On leur a donné assez d’intelligence pour qu’ils s’interrogent sur leurs maux, mais pas assez pour qu’ils aient la réponse. Asclépios, héros de votre admirable Dieu foudroyé, refuse la mort, ressuscite Tyndare, est exécuté par les Cyclopes, forgerons de la foudre divine. Mais, même mort, un dieu a droit à des égards. Zeus décide une métamorphose honorable. Asclépios est maintenant au ciel la constellation du Serpent, à côté du Scorpion et du Sagittaire. Ainsi, les révoltés ne finissent pas trop mal. Peut-être, Monsieur, pouvez-vous songer à votre avenir céleste, à la constellation qui portera votre nom, près du Sagittaire par exemple, et qui vous immortalisera une seconde fois. Votre ambition serait ici d’autant plus légitime que votre révolte s’est nuancée. La mort et la vie sont intimement liées. Elles se définissent l’une par l’autre. La mort du vieillard doit être acceptée. La mort de l’enfant est scandale. Cette révolte inspire votre action. Action qui reçoit parfois sa plus émouvante récompense avec le premier sourire de l’adolescent qui souffrait mille morts d’une fièvre maligne et qui s’éveille enfin de son cauchemar. Rébellion contre la souffrance ensuite. Ce n’est pas la souffrance de l’enfant en soi-même qui est révoltante, dit le philosophe, mais le fait que cette souffrance ne soit pas justifiée. Pour vous, médecin, différent du philosophe, justifiée ou non, la souffrance de l’enfant est inacceptable. Les hommes sont mortels et nous n’avons pu refuser la mort, dit un de vos modèles, mais nous pouvons, si nous sommes assez habiles, refuser la maladie et la souffrance. Un refus qui est la grandeur de la médecine et peut-être de l’homme. Grandeur en particulier du choix thérapeutique que vous avez si souvent vécu, si bien décrit. D’un côté, une science encore hésitante, imparfaite. D’un autre côté, les exigences d’une action sans délai, ni hésitation.

Révolte plus forte encore contre l’injustice. Révolte inspirée par Jean Rostand. « D’où vient l’homme ? » se demandait-il, et il répondait : « D’une lignée de bêtes aujourd’hui disparues et qui comptaient des gelées marines, des vers rampants, des poissons visqueux, des mammifères velus. Ce petit-fils de poisson, cet arrière-neveu de limace a droit à quelque orgueil de parvenu. D’une certaine lignée animale qui ne semblait en rien promise à un tel destin, sortit un jour la bête saugrenue qui devait inventer le calcul intégral et rêver de justice. »

Vous vous penchez, émerveillé, sur ces débuts de l’homme, sur ses premiers instruments de puissance, l’aptitude à se tenir debout, une admirable main, un larynx assez raffiné pour transmettre la parole, le langage, le discours.

L’homme est entré sans bruit sur la scène du monde, disait le père Teilhard de Chardin. Les paléontologues modernes, Baclout, Nougier, ont précisé : « L’homme est entré dans l’aventure par le léger, très léger choc de deux galets percutés, celui d’un galet percuteur sur un galet futur outil. » Cet homme est arrivé tard. Il observe la nature. Il apprend les règles du jeu. L’équilibre général des espèces est assuré par l’assassinat des uns par les autres. L’homme prend conscience de l’injustice, de la cruauté des lois qui gouvernent l’évolution. Il est le premier animal qui juge ces lois, ces règles du jeu : « La vie des hommes est un jeu inventé par les dieux, dit un de vos témoins. A-t-on jamais vu les pièces du jeu vouloir se mêler des règles du jeu ? » On l’a vu. L’homme, comme l’a très bien noté Jean Rostand, a très tôt rêvé de justice, a combattu la cruauté, l’iniquité de la nature. Il s’est révolté. Pour la première fois, une espèce animale a été capable de modifier le cours du monde. Pour la première fois, une espèce animale a refusé l’injustice d’un destin aveugle ou l’a modifié. Et, comme vous l’indiquez avec force, cette rébellion est biologique, médicale. L’homme, luttant contre l’injustice, change le destin par la médecine.

L’aventure médicale est, pour vous, un modèle, un modèle de réflexion sur l’aventure humaine. André Malraux, dans une autre occasion solennelle vous concernant, le confirmait : « La biologie succède à l’histoire. Elle hérite cette audience, car on attend d’elle qu’elle rende intelligible l’aventure de l’espèce. Elle fascine notre époque à la manière d’une nouvelle genèse. Et elle est un anti-destin. »

Cette révolte est l’honneur de la médecine. Elle est l’honneur de votre vie depuis le temps de l’engagement du jeune étudiant jusqu’aux grandes découvertes de l’âge mûr. Ainsi se prolonge jusqu’à nous le cri venu du fond des âges qui «retentit toujours au fond du désert de Scythie ». Mais cette fois le cri, la rébellion inspirent une action efficace. Non sans peine. Vous avez rencontré des adversaires redoutables. Vous avez dû créer une méthode.

Les adversaires et d’abord les magiciens. Nos ancêtres croyaient que la guérison des maladies pouvait être obtenue par la magie. On aurait pu s’attendre à voir disparaître cette superstition avec le développement de la science médicale. Et pourtant reste plus vivace que jamais la croyance au pouvoir curateur de certaines pratiques qui ne tiennent aucun compte de l’état actuel de nos connaissances médicales. On jurerait, écrivez-vous justement, que les résultats prodigieux de la médecine répandent l’idée que, tous les prodiges étant possibles, il n’y pas lieu de mesurer sa confiance.

En fait, depuis plusieurs millénaires, la science et la magie vivent séparées. La science progresse lentement ou rapidement. La magie est merveilleusement stable, toujours pareille à elle-même. A travers les siècles et les continents, elle utilise les mêmes troupes de solitaires indiens, de vieillards caucasiens, de déments inspirés, le même matériel de tables tournantes, de messages télépathiques glissant le long des latitudes et des longitudes, de baguettes trouvant aisément les sources déjà repérées. C’est le domaine des « hommes de lubie, sectateurs et mesmériens, adamites et spirites, ophiolâtres et sourciers », magnifiquement chantés par Saint-John Perse. Mais, depuis quelques années, la magie cherche à revêtir une robe scientifique. Elle ne se satisfait plus de pythies balkaniques ou de gourous du Népal. Elle rend en quelque sorte hommage à la science en lui demandant le secours de sa machinerie. De sa machinerie et non de ses méthodes. C’est ainsi que sont préparés d’horribles mélanges où se trouvent associés la sagesse hindoue, la caverne de Platon, William Blake, l’électro-encéphalogramme, les réflexes conditionnés, les enzymes les plus raffinées, les champs magnétiques, les rythmes circadiens.

Vous avez, Monsieur, condamné courageusement toutes les magies, magies anciennes, magies nouvelles enveloppées des oripeaux d’une pseudo-science. Vous avez rappelé deux règles constamment observées par les chercheurs authentiques : un fait nouveau doit pouvoir être vérifié ; il doit pouvoir être reproduit. Ces règles ont parfois été méconnues par des médecins honorables et doux, héroïquement spécialisés dans le traitement des maladies spontanément curables.

Deuxième classe d’adversaires : les ennemis de la médecine. Dans votre roman, Jérôme Martin, vous les avez appelés Misiatres, de miso je hais, et iatros, médecin. Misiatres donc ou, plus exactement, ennemis de la science, tenants de l’anti-science. Ils critiquent, ils refusent les progrès de la médecine. Ils souhaitent le retour à l’âge d’or ou à la belle époque. Avec une douce fermeté, avec une rigueur tranquille, vous avez dénoncé les erreurs, les sophismes. C’est grâce à la recherche médicale que l’anémie n’est plus pernicieuse, que l’endocardite n’est plus maligne, que la mort des enfants est devenue rare, que diminue le malheur des mères avec la guérison de la méningite tuberculeuse, la disparition de la diphtérie.

Troisièmes adversaires : les dogmatiques. Grands savants, grands philosophes presque tous. La liste en est glorieuse, de Platon, d’Aristote au créateur de la physiologie et du déterminisme physiologique absolu, aux fondateurs de la biologie moléculaire, à ceux qui vous invitent à passer avec eux une nuit à l’Opéron. Ils sont très divers. Les uns déduisent leurs dogmes de leur réflexion, les autres d’abord observent les faits, expérimentent et les dogmes sont conséquences de l’observation, de l’expérience. Ils ont en commun une confiance tranquille. Les vérités qu’ils proposent ont valeur d’éternité.

Vous les critiquez, Monsieur, en les respectant, en les admirant parfois. Et vous soulignez tout à la fois leurs mérites, leurs erreurs.

Leurs mérites, l’immense découverte que font les hommes quand ils comprennent que la matière est constituée d’atomes, ce qui conduira, d’alchimie en chimie, de chimie en physique, aux données de la science moderne. Leur attaque des grandes questions de la vie, rejetant le reproche de Gide : « Tu ne t’étonnes peut-être pas assez de vivre. Tu n’admires pas comme il le faudrait le miracle étourdissant qu’est la vie. » Leurs mérites encore avec la naissance de la méthode scientifique, de l’humilité intellectuelle. La vérité autrefois n’était pas apportée par la patiente observation des faits, mais sortait toute casquée de l’imagination.

L’erreur quand, après être heureusement venus du triomphalisme à l’humilité, une autre route les conduit de l’humilité au triomphalisme. L’éthique de la connaissance, créatrice du monde moderne, est seule capable, pense Jacques Monod, de guider son évolution.

« Comme j’aimerais que tout cela fût vrai », notez-vous avec une douce nostalgie. Mais vous revenez à l’humilité. L’étude du monde qui nous entoure supposait qu’on regardât l’objet comme indépendant de l’observation, qu’on admît l’invariance de l’objet. Or il est possible que notre observation change l’objet : « Un voilier naviguant sur un lac peut connaître les rives qui limitent sa course. Mais il ne poussera jamais plus loin son voyage. De même le champ d’exploration des connaissances humaines est limité parce que le traitement des informations qui nous viennent du monde extérieur est obligatoirement défini par le moule de notre pensée. Nous ne pouvons sortir de ce moule. Il me semble, écrivez-vous, que c’est déjà pour l’homme une grande dignité que d’avoir quelques idées claires sur la matrice de son intelligence. » Donner une signification à l’objet que nous étudions, cette tentation est ancienne. Les dogmatiques, vos adversaires, ont rarement résisté à cette tentation.

Et voici les derniers adversaires, les plus redoutables, les plus chéris, ceux que vous rencontrez en vous-même. Le débat intérieur est d’abord suscité par la diversité. Diversité des situations qui sont l’objet de vos études, de vos réflexions, diversité des méthodes. L’unité, écrivez-vous, est dans notre esprit, non dans les chemins multiples qu’il peut parcourir. Vous n’aimiez que Mozart. Mais, après l’hésitation initiale, vous avez accepté, puis aimé le Pierrot lunaire et Schönberg. Vous avez compris que le progrès scientifique peut être à la fois refus du passé et tendre attachement au passé. L’étude des êtres vivants était macroscopique. Le drapier hollandais Antonie Van Leeuwenhoek ayant, avec une lentille qu’il avait lui-même fabriquée, découvert les globules rouges de son propre sang, cette étude devient et reste largement microscopique. Tout en physiologie depuis Claude Bernard était déterminisme. Voici qu’il faut admettre certains aléas.

Nous n’imaginions pas qu’un fruit, une pierre ou les phénomènes de la naissance et de la mort puissent être différents selon la méthode utilisée pour les étudier. Or, plus progresse la recherche, plus il est clair, écrivez-vous, « que notre esprit peut en acquérir des reflets distincts ». Et vous ajoutez : « Il est déjà étonnant que le monde soit intelligible. C’est trop demander qu’il le soit totalement, je veux dire que nous puissions en maîtriser les secrets dans un regard unique. » Car c’est bien de regards, de regards divers qu’il s’agit.

Deux apologues illustrent bien cette diversité.

Le premier apologue est tiré d’un de vos plus beaux et aussi plus récents ouvrages, La Raison et la Passion. C’est l’apologue de l’atome et de la montagne. L’orographie, science des montagnes, analyse les lois du relief territorial. L’atomistique, science des atomes, étudie les propriétés des atomes. Que de distance (dans tous les sens du terme) entre les deux sciences !

Le deuxième apologue a pour titre : « Le ministre et l’écolière ». Un très éminent ministre rappelait qu’autrefois l’homme vendait son âme au diable en bloc, tout d’une pièce. Aujourd’hui, grâce aux progrès de la neuro-biologie, il peut vendre son âme au détail, neurone par neurone, synapse par synapse. Après négociation, le prix de chaque synapse est fixé à un franc. Le diable est très satisfait. Il pense avoir fait une bonne affaire. Il se trompe. La somme qu’il versera est égale à la somme représentant l’ensemble des impôts payés par l’ensemble des Français pendant quatre siècles. Ce qui donne une fière idée du nombre des synapses.

Un médecin parisien ayant des attaches familiales dans un petit village, l’instituteur lui demande de bien vouloir répondre aux questions que lui poseront les enfants par lettres pendant l’hiver. Les lettres se succèdent, admirablement calligraphiées. La première a le cœur pour objet : Qu’est-ce qu’une syncope ? Qu’est-ce que la tension artérielle ? Est-il vrai qu’on peut changer le cœur ? La seconde est consacrée au système nerveux: Qu’est-ce qu’une folie ? Qu’est-ce qu’une paralysie ? Les convulsions sont-elles mortelles ? Et au bas de la page, en travers, cette question : « Et l’âme ?, demande Brigitte.

Votre récent livre, La Raison et la Passion, est tout à la fois une réponse, un éloge, une méthode. Une réponse aux questions posées par l’orographe et l’atomiste, le ministre et l’écolière. Un éloge de la diversité. Une méthode : vous opposez la raison à la passion. D’un côté, la logique, la recherche scientifique, la connaissance par l’intelligence des exigences, les vérifications, l’austère rigueur des faits. D’un autre côté, la passion, la quête des merveilles, la connaissance par le cœur, les éblouissements, les émerveillements non expliqués. Comme vous l’indiquez vous-même, ce n’est pas tout à fait neuf. Pascal : « Le cœur a ses raisons que la raison ne connaît point », et « Nous connaissons la vérité non seulement par la raison mais par le cœur » ; et Albert Camus a opposé les crimes de logique aux crimes de passion.

Ce qui est nouveau, ce que vous nous proposez avec force, c’est le concept de césure. La césure de la prosodie sépare les hémistiches. Votre césure, Monsieur, sépare les chemins de la connaissance, les voies qui conduisent à la connaissance. D’un côté, les chemins de la raison. D’un autre côté, les chemins de la passion. Ce que coupe la césure, c’est notre approche des faits. Et aussitôt apparaissent les avantages de la méthode, les clartés que nous vous devons, les confusions évitées. Rien n’est plus incongru que de vouloir écrire de la musique avec les règles d’un savant, fonder une morale sur les résultats des sciences, discuter de l’existence de Dieu à partir de recherches biologiques. Vous allez plus loin. Hardiment et humblement à la fois. Vous faites des comptes. La méthode scientifique, dites-vous, ne colonise pas toutes les formes de l’esprit. Vous lui accordez un bon tiers du domaine total. Ce qui laisse aux rêveurs, aux artistes, aux philosophes de grandes étendues où faire courir leurs passions. Vous contribuez ainsi à un « nettoyage inespéré de la raison humaine. Un jour viendra, avait dit antérieurement un de vos modèles, où, comme les hommes de science, les philosophes n’oseront plus parler au hasard de leur imagination, pour le seul plaisir délicieux de flatter leur esprit et d’espérer flatter le nôtre. Car ce plaisir est d’un autre domaine, celui des poètes, théurgiques et autres faiseurs d’incantations. Cette césure, cette discontinuité établie sont très importantes. On ne peut pas jouer au croquet avec les règles du ping-pong, dites-vous. En fait, les césures dépendent pour une large part des méthodes de l’observateur ou de l’échelle de grandeur des phénomènes observés. Cette réflexion, la méthode que vous proposez font apparaître la vanité de certains conflits idéologiques opposant des hommes utilisant des méthodes différentes d’approche. Par exemple, entre neurobiologistes espérant analyser le comportement humain par des méthodes chimiques d’exploration du fonctionnement cérébral, et psychologues qui tiennent ces techniques pour incapables de jamais pouvoir expliquer la complexité et les nuances de la pensée.

Et vous donnez de nombreux exemples de fausses questions, de faux conflits, de faux débats qui n’existent que par méconnaissance de ce concept de césure dans notre examen du monde extérieur et de nous-mêmes.

La césure vaut pour le passé comme pour le présent. Elle est annoncée dès le XVIIe siècle par un de vos modèles qui définit Léonard de Vinci comme un mélange d’ensorcellement et de vérité, un mélange accidentel, rencontre dans le même homme de deux génies éblouissants, l’un inspiré par une intelligence lumineuse, l’autre par un sens extraordinaire de la beauté.

La césure nous apporte une saine méthodologie, nous donne un grand confort, vous donne un grand confort. Elle ne concerne que les chemins de la connaissance. Et non point l’homme dont l’unité demeure.

Avec cette espérance qu’apportent les poètes, espérance magnifiquement décrite par Camus évoquant une autre révolte : « La nuit splendide où il (André Breton) se complaît pendant que la raison, passée à l’action, fait déferler ses armées sur le monde, annonce peut-être enfin ces aurores qui n’ont pas encore lui et les matinaux de René Char, poète de notre renaissance. »

« Un homme se promène en forêt, seul, un matin d’automne. Il entend les feuilles déjà mortes crisser sous ses pieds. Des senteurs indéfinissables viennent vers lui des futaies alentour. Il y a de l’or dans les rais de lumière qui filtrent à travers les arbres. L’homme sent sur sa peau un vent léger et frais. Il marche et chacun de ses gestes accorde son corps à la paix vivante dans laquelle il est immergé. »

Ne cherchons pas trop loin l’auteur de cette émouvante stance sylvestre. Vous n’êtes pas seulement, Monsieur, homme de raison, mais aussi homme de passion. C’est la passion qui vous a permis d’évoquer avec tant de grandeur, avec tant de profondeur, la haute figure, l’œuvre de Pierre Emmanuel.

Pierre Emmanuel, notre Agrippa d’Aubigné, Pierre Emmanuel, si différent de vous par les rythmes ; si proche de vous par les thèmes.

 

La raison :

Verte raison, la sombre ardeur de tes forêts

Rayonne un jour profond que nul soleil n’offense.

 

La révolte :

Voici que par dessus les récoltes en flamme

Et les épis de fer qu’attise la faim

Il se lève le vent immense des révoltes

 

La mort :

Seul gîte que connaisse l’homme…

L’inexistence éternelle d’Eurydice

 

Et même la césure :

Toute parole véritablement créatrice est ainsi aventureusement double.

(Ou encore.) Le mystère de l’homme avec ses redoutables et salutaires antinomies.

 

Pierre Emmanuel a, comme vous, perçu l’importance de la science et, comme vous, noté ses frontières : « La connaissance du vrai, immanente à la science, et limitée comme elle », écrit-il. Votre apologue du voilier l’aurait enchanté.

Ainsi, Monsieur, tous les jeudis, vous viendrez travailler avec nous. Nous savons pouvoir compter sur votre assiduité, sur votre présence. Présence qui nous sera triplement précieuse. Triplement encore qu’inégalement. Assurément d’abord par cet amour de la langue française qui inspire toute votre œuvre. Assurément aussi par votre expérience d’encyclopédiste. Votre Petite Encyclopédie (seize éditions en quarante ans), plus souvent renouvelée assurément aussi par votre expérience d’encyclopédiste. Votre Petite Encyclopédie (seize éditions en quarante ans), plus souvent renouvelée que le Dictionnaire de l’Académie, est le livre de chevet de plus de deux cent mille médecins. Elle s’est trouvée heureusement complétée par une Introduction au langage de la médecine.

Moins nettement par l’action d’un de vos modèles que je n’ai pas encore cité, le charmant saxophoniste, Zouchy, héros de vos nouvelles. Zouchy a décidé de ne pas employer les mots des autres parce qu’il les jugeait salis dès qu’ils avaient servi à trop de gens. Il rédige un cahier des mots nouveaux qu’il forge, une sorte de lexique avec la traduction en regard.

Ainsi : Trichophore hérisson, balai.

Sèche-mirette : consolation, mouchoir.

Soulage-patate : explosion de colère justifiée.

Théraménage : action de raconter des aventures sensationnelles.

Et l’émouvant joie-de-te-voir, qui veut dire bonjour.

Nous ferons de notre mieux. Mais Zouchy et vous devrez être patients. Nous ne pouvons vous garantir l’entrée rapide de ces mots dans le Dictionnaire de l’Académie !

Donc désormais, tous les jeudis, vous traverserez la rue Mazarine, vous foulerez des pavés presque aussi irréguliers que ceux de la cour de Guermantes. Ne venez pas trop tôt. Je connais vos chromosomes d’exactitude, presque aussi têtus que les miens. L’heure convenable est trois heures dix. Nous arrivons un peu à l’avance pour bavarder par petits groupes qui se forment au gré des amitiés. Vous connaîtrez ainsi ce que l’un de nous a appelé le charme familier de nos jeudis. Vous nous apporterez votre raison et vos passions, votre amour de la science et votre rêve de justice. Et surtout, vous qui avez redonné la vie à tant de femmes, d’hommes, d’enfants, vous nous apporterez l’espoir.

Soyez le bienvenu, Monsieur.