Réponse au discours de réception d’Alain Decaux

Le 13 mars 1980

André ROUSSIN

Monsieur,

     Vous ne vous adressez pas en toute occasion à dix millions de téléspectateurs ; il vous arrive de raconter, en privé, des anecdotes qui n’appartiennent pas à l’Histoire.

     Voici en témoignage, celle qui dans votre bouche, donne une idée de votre grand sens de l’humour.

     Ayant considéré comme vert, un feu de circulation qui était bel et bien rouge — vous êtes myope mais nullement daltonien, donc sans excuse, — vous fûtes arrêté par un représentant de l’ordre. Il vous pria de vous ranger à l’écart et vous demanda vos papiers. Vous obtempérâtes et vous prîtes un air rêveur et innocent, le visage tourné vers votre interlocuteur. Votre pensée était évidente : « Lorsqu’on paraît une heure par mois en gros plan sur le petit écran, on est reconnaissable. Mon visage est aussi populaire que celui du Président de la République ou de Georges Marchais. Il va me reconnaître et ça s’arrangera ». En effet, ayant examiné votre permis de conduire et longuement comparé votre visage à celui de votre photographie d’identité, votre gendarme esquissa un sourire, vous regarda avec une indulgente complicité et vous rendit votre carte, prononçant la phrase que vous attendiez : « Allons, ne recommencez pas ». Une seconde vous fut donnée afin de bénir la Télévision, le gros plan et votre notoriété — pour ne pas dire votre gloire, — une seconde, pas davantage, car le gendarme laissa tomber : « Ça ira pour cette fois. Moi aussi, je suis de Lille ».

     C’est parce que je vous ai entendu raconter cette histoire et faire valoir vous-même tout son sel, que j’ai voulu en réjouir ceux dont vous devenez aujourd’hui le confrère.

     Ils sauront que votre nouvelle immortalité ne vous montera pas à la tête : vous avez appris par la bouche d’un gendarme ce qu’il en est du gros plan et de la célébrité. Ainsi que l’on s’exprime dans la maréchaussée, vous vous le tenez pour dit !

     En tout cas, nous voilà fixés, et c’est là que je voulais en venir : vous êtes né à Lille. Nous venons de l’apprendre par une voix assermentée. (Nous n’avions d’ailleurs aucune raison d’en douter).

     Je ne m’étendrai pas sur l’âge de vos balbutiements, ni sur votre préférence entre colin-maillard et bar-baron-barette. Nous intéresse plutôt votre ascendance. Elle est d’origine modeste et artisanale, ainsi que pour beaucoup d’entre nous.

     Dans le département du Nord, existe un petit village du nom d’Escarmain. Il est traversé par une rivière. Sur les bords de celle-ci est né tout naturellement le travail de la vannerie. Votre arrière-grand-père était vannier. Peut-être son père l’était-il aussi, mais votre arrière-grand-père atteignit l’âge d’homme à l’époque où la société du XIXe siècle éclatait d’une certaine façon, où la IIIe République, par l’école obligatoire et les bourses, permettait l’ascension de l’échelle sociale. L’échelon le plus important à gravir en ce temps-là, était celui de l’instruction. L’artisan travaillait de ses mains, il pouvait être un grand artiste dans sa spécialité, mais il n’était pas « instruit ». Il y eut dans cette génération nombre d’ouvriers manuels, de compagnons, d’artisans, qui comprirent la nécessité du « savoir ». Le savoir, c’était lire, écrire, compter, connaître l’Histoire, la Géographie, les Sciences naturelles et l’Arithmétique. L’homme qui possédait ces trésors de connaissance lui valant estime et considération de la commune, c’était l’instituteur. Une gloire de la IIIe République — et particulièrement de Jules Ferry — fut d’avoir formé pour l’instruction et l’éducation civique et morale de tous ses enfants, ce corps enseignant extraordinaire que fût celui des instituteurs. Ils étaient le plus souvent des fils de la campagne ou du petit peuple des villes et justement fiers du rôle que leur confiait la République : former l’esprit des enfants et leur apprendre ce qui ferait d’eux des êtres responsables, libres dans une certaine mesure de leurs choix futurs, échappant au semi-esclavage traditionnel des analphabètes.

     Ces instituteurs auront des fils et des filles à qui ils inculqueront comme à leurs élèves, le goût des études et les fils, dépassant souvent leurs pères dans la hiérarchie de l’enseignement, passeront du Primaire au Secondaire, graviront encore l’échelle, deviendront polytechniciens, normaliens et de là, professeurs éminents, écrivains, savants politiciens, grands commis de l’État, voire Présidents de la République. Combien de noms peut-on citer, d’hommes distingués dont les pères ou les grands-pères furent instituteurs et qui bénéficièrent de cette marche ascendante d’une génération à une autre. Vous êtes des leurs, Monsieur.

     Votre arrière-grand-père, le vannier, voulut en effet que son fils fut instituteur. Et votre grand-père le devint. À force de courage et de travail, — de sacrifices aussi, car il en faut toujours — son fils à lui — votre père — franchit encore un échelon : il passa son Doctorat en Droit et s’inscrivit au Barreau de Lille où il exerça brillamment jusqu’à la Guerre de 1939, qui l’exila, Lille étant devenue ville interdite. La blouse ou le tablier de travail de votre aïeul était devenu en deux générations, la robe des hommes de loi. Cette robe fait place aujourd’hui pour leur descendant, au costume qui est le nôtre, dont ils seraient fiers que vous le portiez et charmés de constater qu’il vous sied admirablement. Sans doute vous demanderaient-ils : « Comment as-tu fait ? »

     Je suis ici pour leur répondre, la tradition voulant chez nous, que le nouvel élu retrace la carrière de son prédécesseur, mais non pas la sienne propre, trop enclin qu’il serait sans doute, à s’inonder soi-même de fleurs que nous tenons à lui mesurer.

     « À quel âge mon petit-fils a-t-il découvert sa vocation ?, me souffle votre grand-père.

     — De très bonne heure, Monsieur l’Instituteur. À onze ans. Et ce que vous ignorez, c’est que sans y penser sans doute, c’est vous-même, son grand-père, qui avez déclenché cette vocation ».

     Les parents se demandent souvent, en effet, d’où leurs enfants peuvent tenir tel goût, telle disposition et ils ne pensent pas que, dans bien des cas, ils en sont personnellement responsables. Une phrase à laquelle ils n’ont pas prêté attention et l’imagination de l’enfant s’emballe ; cette phrase fixe déjà son avenir. Une phrase, un livre, une séance de cinéma, peuvent déterminer une vie. Pour vous ce fut un livre. Vous veniez de subir une opération : l’appendicite.

     Une opération quand elle n’est pas grave, c’est ce qui peut arriver de plus merveilleux à un enfant et particulièrement un collégien. L’appendicite, c’est le rêve ! Deux mois sans classe au minimum, en ce temps-là, après une ablation d’appendice. Deux mois où, passés les premiers moments désagréables du réveil et de ses suites, l’enfant mesure l’intérêt considérable qu’on lui porte, se sent l’objet de toutes les attentions. Il est « le petit opéré » à qui chacun veut faire plaisir. Une des attentions de votre grand-père fut de vous apporter les six volumes du Comte de Monte-Cristo. Vous plongeâtes le jour même dans les amours du marin Edmond Dantès et de la belle Mercédès ; vous plongeâtes dans le cachot d’Edmond puis dans celui de l’Abbé Faria ; il ne vous restait qu’à plonger encore en Méditerranée dans le sac où Dantès — pseudo-cadavre de l’Abbé — est projeté au-dessus des remparts du Château d’If, puis à suivre désormais — de plongeon en plongeon — de la grotte de Monte-Cristo au beau monde parisien de la Restauration — l’extraordinaire aventure de ce malheureux prisonnier devenu l’homme le plus riche du monde, le Comte de Monte-Cristo, le justicier punissant, chacun à son tour, tous les méchants de la société, du plus bas au plus haut, de l’affreux Caderousse au Marquis de Villefort. — Ah ! Divine appendicite ! Monte-Cristo terminé vous en aviez encore pour six semaines de convalescence. Alors ce furent Athos, Porthos, Aramis et d’Artagnan... c’est-à-dire, en comptant bien : « Les trois mousquetaires ».

     Jean Giraudoux a écrit que malgré Bayard et Jeanne d’Arc, Louis XIV et Napoléon, malgré les soldats de l’An II et ceux d’Austerlitz, les fusillés de la Commune et les poilus de Verdun, les Français n’ont jamais su créer qu’un véritable mythe : celui de la Belle-Mère. Je crois que pour le plaisir d’un paradoxe amusant, Giraudoux a volontairement fermé les yeux sur un petit coin de l’histoire littéraire française, — qui n’est certainement pas au plus haut niveau, — mais qui a pourtant engendré un mythe où des générations d’adolescents ont puisé leur enthousiasme pour la virilité et la fraternité. Car c’est là le mythe des « Trois Mousquetaires ». Il existe. Il dépasse en importance celui de la belle-mère, et il a trouvé sa résurgence de nos jours dans l’équipage, cher à Joseph Kessel, dans le phénomène social des équipes — d’avocats, de médecins, de chercheurs scientifiques et surtout de l’équipe sportive. Se rappelant judicieusement que les trois mousquetaires étaient quatre, le public ne baptisa-t-il pas « Les Mousquetaires », l’équipe de tennis que formaient autrefois MM. Cochet, Brugnon, Lacoste et Borotra ? « Les Trois Mousquetaires », c’est en effet le mythe de l’amitié entre les hommes qui, sous le double sceau de la loyauté et du courage, deviennent invincibles, cette amitié chevaleresque supplantant ici la main du dieu qui, dans l’Antiquité, faisait les héros. C’est un grand mythe pour la jeunesse d’un pays. On a vu au temps de la clandestinité à quel degré de souffrance et à quels sacrifices il a conduit des milliers de jeunes gens, morts parfois de façon atroce, pour n’avoir pas livré le nom de leurs compagnons de réseau. Beaucoup d’entre eux avaient peut-être lu à douze ans Les Trois Mousquetaires et avaient conservé de cette lecture, le sens de la fraternité sacrée.

     À cet âge, tout ce qu’il y avait en vous, comme chez tant d’enfants, de combatif, de généreux et de passionné s’éveilla aux exploits des Mousquetaires. Dès lors vous lisez, vous lisez, vous écumez Dumas. Il est pour vous le terreau où vient de germer une passion dont vous ne savez pas encore qu’elle sera celle de votre vie : l’Histoire « ce deuil sonore et solennel qu’un cadre d’or entoure », ainsi que l’a chantée somptueusement le poète Jean Loisy. Chez Dumas, la vraie se mêle à la fictive, mais avec ce diable de génie, l’Histoire s’anime, le Passé se fait Présent, les personnages sont des êtres humains pleins de relief et de vitalité. Plus tard, vous verrez clair en ce qui concerne l’Histoire proprement dite, chez Dumas. Pour l’instant vous avez enfourché sa cavale et vous cavalez.

     Vous avez répondu dernièrement à un journaliste : « Je ne conçois pas qu’on puisse vivre sans passion ». À onze ans, l’enfant que vous étiez avait senti le feu de la sienne. Tout en reprenant vos études (il n’y a pas de convalescence qui n’ait hélas, une fin !) vous continuez à lire énormément et vers quatorze ans vous éprouvez le besoin d’écrire. Vous écrivez alors autant que vous lisez, mais curieusement, vous écrivez uniquement des pièces de théâtre. Le théâtre vous fascine autant que l’histoire mais l’histoire suppose des études et une plus grande maturité : de quatorze à dix-neuf ans vous écrivez quinze pièces qui ne verront jamais en fait de planches, que celles des tiroirs où vous les accumulez. C’est en général ce qui arrive aux œuvres dramatiques d’un auteur trop précoce, même doué.

     Pendant ce temps, vous avez poursuivi vos études, passé vos examens. Vous préparez une licence en droit et suivez parallèlement, en Sorbonne plusieurs cours d’Histoire, dont celui de Georges Lefevre sur Robespierre, qui vous marqua profondément et vous amena à vous passionner pour l’Incorruptible.

     Mais le temps de la Libération de Paris arriva. Vous vous étiez depuis longtemps engagé dans le corps des secouristes qui, lors des bombardements de Paris et de ses environs, avait fait preuve de tant d’efficacité. Vous fûtes donc automatiquement adjoint aux forces de la Résistance. Vous aviez dix-neuf ans, vous étiez heureux de pouvoir vous battre pour la liberté de la France. N’est pas héros qui veut ! Les circonstances ne firent pas de vous un champion des barricades, mais curieusement, et plus douillettement, un gardien de Musée. Ici se place en effet, un épisode à la fois amusant et émouvant de votre activité de résistant.

     Sortant du magasin d’habillement, mince comme un fil de fer, le chef coiffé jusqu’à mi-oreilles d’un casque de poilu 1917, le buste noyé dans une vareuse montgolfière, mais les jambes dans un pantalon de gazelle, vous réalisiez cette performance d’être à vous tout seul Laurel et Hardy.

     Depuis longtemps vous nourrissiez pour Sacha Guitry — sans l’avoir jamais rencontré cependant — une vive admiration. Il vous vint l’idée d’aller voir s’il n’avait pas d’ennuis, car le bruit en courait. Or il en avait un, énorme : il venait d’être arrêté. Sans aucune raison d’ailleurs, comme il fut prouvé par la suite, mais payant son écot à l’envie et à la jalousie des médiocres, ce qui est souvent le cas dans les grands mouvements populaires. Malgré votre allure plus drôlette que martiale, la secrétaire de Sacha Guitry, voyant votre brassard, s’affola d’abord, puis découvrant vos intentions amicales et pacifiques, vous supplia d’intervenir pour que l’hôtel-musée de son maître ne fut pas mis à mal. Vous en eûtes aussi peur qu’elle et courant consulter un supérieur hiérarchique, vous revîntes avec un ordre de mission, faisant de vous le gardien responsable de la maison. Grâce à votre présence armée et le sigle des forces de l’Intérieur, personne n’osa jamais intervenir. Sans doute y eut-il quelque chose d’un peu dérisoire pour un jeune homme ardent et patriote qui voulait de la poudre et des balles, à se voir transformé en gardien d’une collection d’objets d’art, si précieuse fût-elle. Mais je pense que le Dieu de la Guerre en savait plus que vous sur vous-même et qu’il voulut vous préserver du coup de feu — qui pour les myopes n’est d’ailleurs jamais recommandé — sachant que vous seriez plus à votre affaire dans l’avenir, en décrivant des batailles et des insurrections populaires qu’en y participant ces jours-là.

     Lorsqu’il fut libéré, Sacha Guitry, apprenant ce qui s’était passé et faisant votre connaissance, vous dit : « Puisque vous avez sauvé cette maison, elle est désormais la vôtre ». Ce fut le début de votre amitié, et c’est une bien jolie histoire que je ne voulais point passer sous silence.

     Encore que reconnu innocent après deux mois de prison, Sacha Guitry resta banni en quelque sorte, pendant trois ans, et sans activité possible. Malgré cela, pour un garçon de dix-neuf ans, qui a écrit quinze pièces et qui rêve de leur représentation la chaude amitié d’un personnage aussi considérable dans le monde du théâtre était une chance et un atout. Il ne vous vint pas à l’esprit d’en profiter. Mais votre illustre ami aimait les jeux de mots. Vous lui aviez sauvé sa maison, un jour il vous en offrit une. C’était une maison d’édition. Ce fut lui, en effet, qui sans avoir lu votre premier ouvrage le déclara extraordinaire, remarquable, devant un éditeur à qui il enjoignit de le publier sous peine de démériter à ses yeux. Les jours d’insurrection étaient passés. Votre objectif fut de gagner votre vie en écrivant. Vous décrochez assez vite un emploi de rédacteur à Samedi Soir, puis peu après, à Quatre et Trois où vous écrivez sur les sujets les plus divers, interviewant ici et là, comme une abeille butine et faisant de vos articles, votre miel. Celui-ci devait avoir bon goût car votre rédacteur en chef, René Maine, vous demanda d’écrire des séries de quatre ou cinq articles sur un thème choisi. Votre passion pour l’Histoire n’avait pas faibli. L’énigme du Temple et de son petit prisonnier vous taraudait depuis longtemps. Justement, un certain André Castelot venait de proposer une solution au mystère Louis XVII. Il avait fait faire à Lyon par le Professeur Locart, une analyse micro-photographique de cheveux de Naundorff. Une mèche authentique de Louis XVII avait été examinée parallèlement et la vérité venait d’éclater, le doute n’était plus permis. Il en est, paraît-il, des cheveux comme des empreintes digitales : ils sont strictement personnels : les cheveux de l’un ne peuvent en aucun cas être ceux d’un autre. L’analyse avait révélé une identité absolue entre le cheveu de Louis XVII et celui de Naundorff. Naundorff était donc bien le dauphin que pendant deux siècles on avait cru mort à la prison du Temple. Pour un jeune journaliste une telle révélation représentait une chance inouïe. Contact est pris avec M. Castelot que vous interviewez ; vous allez révéler au monde, en une série de cinq articles, la découverte historique du siècle ! Et vos articles parurent. C’est à cette époque que nous nous connûmes, car moi-même, très documenté sur la question, passionné par les énigmes inutiles et naundorfiste convaincu, j’avais pris feu et flamme en vous lisant. Je vous avais mis au pinacle, vous, André Castelot et le Professeur Locart. Comment l’aviez-vous su ? Car j’entendis un jour votre voix et votre nom au téléphone : vous vouliez me rencontrer. Nous prîmes rendez-vous. En fait, vous ignoriez absolument mes dispositions naundorfistes, vous vouliez m’interviewer pour votre journal, à propos de théâtre et d’une pièce nouvelle que j’allais faire représenter. Nous parlâmes ce jour-là fort peu de théâtre mais beaucoup de Naundorff et de ce miraculeux professeur Locart qui, grâce à son microscope, faisait enfin sortir la vérité du puits. Aussi enthousiasmé que moi par les rapports de la science et de l’histoire, vous aviez déjà commencé la rédaction d’un livre qui parut bientôt, celui-là même que Sacha Guitry imposa à un éditeur : « Louis XVII retrouvé ». Vous y défendiez chaleureusement — cheveux à l’appui — la thèse naundorfiste. Hélas ! on sut plus tard — adieu Naundorff ! — que l’analyse du professeur lyonnais ne correspondait à rien de sérieux et que la preuve par neuf des cheveux coupés en quatre n’en était pas une. Le mystère du Temple restait ce qu’il avait toujours été. Comme quoi il faut se méfier des vérités historiques qui ne tiennent qu’à un cheveu ! Nous enterrâmes Naundorff vous et moi et nous retournâmes chacun à nos occupations respectives. Nous ne devions nous retrouver que vingt-cinq ans plus tard à la Société des Auteurs et Compositeurs dramatiques dont vous veniez d’être élu Président — premier auteur télévisuel à obtenir cet honneur et cette charge. Je venais d’être admis moi-même à siéger dans notre compagnie ; vous comprendrez qu’en souvenir de Naundorff et de notre intérêt commun pour ses cheveux, il me soit particulièrement agréable, aujourd’hui, de vous y recevoir.

     Ces vingt-cinq ans, vous les aviez bien employés. Le livre sur Louis XVII qui fut votre première manifestation d’historien — mais qui ne figure plus dans la liste de vos ouvrages — n’était encore au vrai sens du mot, qu’une erreur de jeunesse ; il avait eu cependant un avantage : il avait provoqué la rencontre de vos deux passions dominantes, celle d’écrire et celle de l’Histoire. Vous vous étiez cru auteur dramatique et vous aviez composé des pièces injouables ; vous ne saviez pas que l’écrivain que vous étiez devait composer, non pas des pièces, mais des livres d’histoire : Louis XVII vous avait révélé votre vocation. Nous étions en 1947. En 1949 vous faisiez paraître votre second livre consacré cette fois à Madame Laetitia, mère de l’Empereur. Aujourd’hui en 1979 vous avez publié vingt-deux ouvrages que je n’énumérerai pas ici, mais je dirai les récompenses que vos travaux vous méritèrent ; leur liste est impressionnante :

     En 1950 l’Académie française vous a déjà distingué et elle vous décerne son Prix d’Histoire ;

     En 1954 vous obtenez la Grande Médaille d’Or de la ville de Versailles ;

     En 1963 le Grand Prix du Disque pour un disque sur la Révolution française ;

     En 1968 le Prix « Plaisir de Lire » ;

     En 1968 encore, l’Oscar de la Télévision et de la Radio ;

     En 1971 le Prix de la Critique de Télévision ;

     En 1972 le Prix de Télévision de la Société des Auteurs et Compositeurs dramatiques ;

     En 1973 l’Oscar de la Télévision ;

     En 1973 aussi, le Trophée de Télé 7 Jours et la Médaille de Vermeil de la Ville de Paris.

     Depuis 1969 votre émission si personnelle « Alain Decaux raconte » a reçu quatre prix différents.

     En mars 1978, vous êtes élu à l’Académie française.

     Monsieur, j’en appelle à votre grand-père l’instituteur : accumule-t-on sans mérites sérieux, un tel nombre de récompenses et d’honneurs ? Je crois que le cher homme aurait été comblé par le palmarès de son petit-fils. Il aurait remarqué sans doute que plusieurs de vos Prix ou Médailles vous ont été décernés au titre de la radio ou de la Télévision. En effet, il vous est arrivé quelque chose de tout à fait nouveau pour un historien : vous avez pris conscience de votre vocation et de votre talent à une époque où se développaient de façon extraordinaire deux grands moyens d’atteindre les foules, — cette radio et cette télévision, précisément, pour lesquelles vous avez tant travaillé. Michelet, Augustin Thierry et tous les grands historiens disparus ou vivant parmi nous, n’ont eu à leur disposition que le livre. Vous avez fait comme eux, vous avez écrit vingt-deux ouvrages en trente ans, ce qui est déjà considérable. Mais dès 1951 vous créez à la radio, avec vos amis MM. André Castelot et Colin-Simard, cette « Tribune de l’Histoire » à laquelle participa bientôt M. Jean-François Chiappe. Le succès de cette émission ne s’est jamais démenti ; celle-ci continue depuis vingt-huit ans à passionner ses auditeurs. En 1956 vous inventez une nouvelle façon d’amener le public à aimer l’Histoire : vous créez La Caméra explore le temps où pendant dix ans avec M. Castelot et le précieux concours de M. Stellio Lorenzi, vous reconstituez pour les spectateurs, de grandes scènes du Passé. Cette émission fut si réussie et si prisée que, par referendum, elle fut désignée comme la meilleure émission de la télévision française. Enfin depuis 1969, je l’ai rappelé, vous êtes une fois par mois, seul face à des millions de téléspectateurs qui vous écoutent bouche cousue ou bouche bée, ne sachant trop s’ils doivent admirer davantage votre connaissance approfondie des sujets que vous traitez ou votre extraordinaire talent de conteur. Ce talent, il a été célébré par tous les critiques et il l’est au lendemain de chacune de vos émissions par tous ceux qui vous ont regardé et entendu la veille. Ceux-là gardent vivantes en eux certaines pages d’histoire inoubliables après le récit que vous en avez fait : « La nuit des longs couteaux », « La capitulation du Japon en 1945 », « L’affaire Toukachevsky », ou encore « La tragédie de Vérone » qui n’est pas celle de Roméo et Juliette, mais celle qui se termina par l’exécution du Comte Ciano, gendre du Dictateur.

     Vous l’avouerais-je, tout en admirant votre art de conter, il m’est quelquefois arrivé de sourire à certains de vos récits, notamment quant au grand luxe de détails et à tel ou tel comportement de vos héros.

     Quand vous racontiez par exemple « L’évasion de Mussolini », je vous entendais dire : « C’est à dix heures du soir qu’une vedette abordera l’Île de Ponza. On se rend directement à la maison choisie. Au premier étage, Mussolini trouve une chambre à coucher aux murs passés à la chaux. Une simplicité qui confine au misérable. En tout et pour tout, un lit de camp, un lavabo, un fauteuil dont le rembourrage éclate, une vieille table probablement prise dans une auberge, car elle est tailladée avec des taches de vin et de graisse.

     Mussolini ferme les poings, s’approche de la fenêtre. Il gronde :

     — Basta !

     Il saisit le fauteuil défoncé, le porte au milieu de la chambre, répète :

     — Basta !

     Il s’asseoit au bord du lit et se couvre le visage de ses mains.

     Et je pensais devant ce luxe de détails : « Mais qu’est-ce qu’il en sait ? Il n’y était pas ! »

     C’était vrai : vous n’y étiez pas. Mais le sergent-major Marini, un carabinier de Ponza, y était. Il a même précisé qu’il était sur le seuil de la porte et il a noté le moindre détail de cette scène, détails confirmés par l’Amiral Mangeri qui accompagna Mussolini dans l’Ile de Ponza.

     Rien de ce que vous disiez n’était donc imaginé par vous, mais tout, parfaitement authentique et découlant de témoignages incontestables que vous aviez recherchés et obtenus.

     J’avais donc tort de sourire devant l’abondance de vos précisions. Et je compris que, finalement, lorsque vous évoquiez un lieu et une scène, si nous avions à ce point l’impression « d’y être », c’était parce que vous faisiez si bien « celui qui y était ».

     La vérité, c’est que l’auteur dramatique dont vous rêviez au temps où vous écriviez des pièces, vous l’êtes réellement, mais vous êtes un auteur dramatique qui a trouvé sa véritable mesure dans le monologue. Chacun des vôtres est construit comme une pièce de théâtre que vous commencez parfois par la dernière scène, selon un procédé cher au cinéma, pour en dérouler ensuite toutes les péripéties et cette pièce d’une heure, vous en animez tous les personnages, vous les mettez en scène, vous les faites s’asseoir, se lever, se prendre la tête à deux mains comme Mussolini et le comportement que vous leur imposez est si bien « en situation », votre mise en place est si juste et naturelle que votre histoire passe le petit écran comme une pièce passe la rampe, lorsqu’elle est admirablement jouée. C’est un tour de force que de tenir un auditoire pendant une heure, suspendu à ses lèvres et cela sans une note, évoquant le plus souvent une action aux multiples acteurs, précisant de mémoire et sans aucune défaillance, les noms de quarante personnages dont vingt généraux. Vingt généraux allemands à nommer sans erreur, représente déjà pour un Français, qui n’est pas bilingue, ce qu’on appelle une gageure. Mais quand, le mois suivant, les généraux sont devenus japonais, cela devient un exploit ! Vous en êtes le champion.

     Maurice Clavel saluait en ces termes votre émission : « Nous avons vu les complots, les amours, les arrestations, les fuites et les batailles, bien mieux dans les paroles et le jeu de Decaux que dans n’importe quelle superproduction de cinéma... Nous avons été saisis par un homme seul. Et il me semble que c’est la seule idée neuve que la télévision française ait apportée au monde ».

     De la part de quelqu’un qui ne se laissait pas spécialement raconter d’histoires (si j’ose dire), ce témoignage n’est pas rien.

     J’ai brossé pour votre grand-père, Monsieur, le tableau de votre réussite. Elle est totale. Vous avez la fidélité de milliers de lecteurs pour les ouvrages que vous publiez : le ;dramaturge que j’évoquais tout à l’heure a été deux ans Président de la Société des Auteurs ; des millions de téléspectateurs, enfin, vous admirent et vous aiment pour les leçons d’histoire que vous leur offrez chaque mois. Mais la médaille éclatante qu’est la vôtre, a son revers.

     Nous savons que, dans tous les domaines, les Français — et particulièrement ceux du monde artistique parisien — sont étiqueteurs. Leur joie principale est de coller dans le dos de leurs semblables des étiquettes minimisantes. Car les Français ont deux vocations contraires : celle d’accoucheur et celle de croque-mort. Ils aiment mettre au monde, découvrir, puis enterrer le plus vite possible. C’est par le jeu bien dosé, dit des étiquettes — comme certains médecins par celui des ordonnances — qu’ils vous envoient le plus sûrement leur homme au cimetière. Quelle est donc l’étiquette de l’historien à grande clientèle ? — « Vulgarisateur ». Ce terme en implique d’autres : « Anecdotique », « Pas bien sérieux », ou encore : « Facilité », « Compilation ». — Eh ! oui, Monsieur — vous le savez vous avez toutes ces étiquettes collées dans le dos, même aujourd’hui — dans le dos de votre beau costume. Elles sont l’envers de vos lauriers brodés. En vous élisant, l’Académie française qui s’honore de compter d’éminents historiens, vous a prouvé qu’elle ne trouvait pas ces étiquettes justifiées et qu’elle n’en tenait aucunement compte. C’est pourquoi elles sont ici, devenues invisibles.

     Mais examinons, d’un peu près, cette étiquette péjorative. Qu’est-ce qu’un historien, sinon par principe même un vulgarisateur ? S’il en est un qui garde pour lui tout son savoir, le résultat de toutes ses recherches et qui ne publie jamais, celui-là ne sera évidemment pas considéré comme un vulgarisateur, mais personne ne saura jamais non plus qu’il est historien. Dès le jour où il publie, il met à la portée de tous sa science et son art : il vulgarise. C’est la définition même que la dernière édition de notre Dictionnaire donne du mot « vulgariser » : « Mettre à la portée de toutes les intelligences des notions de science et art ». Or l’Histoire est à la fois science et art. Soyons justes pourtant, le mot science convient assez mal à une connaissance remise en question de siècle en siècle, parfois de décennie en décennie et livrée de surcroît, à une interprétation. L’Histoire commence par les textes et les documents (et les déchiffrer est certainement une science), mais elle finit par le sens que leur donne chaque historien, selon ses intuitions et sa sensibilité. Alexandre, Jeanne d’Arc ou Napoléon n’ont pas fini d’échauffer les imaginations car c’est bien de cela qu’il s’agit finalement. Les grands historiens sont ceux qui savent recréer le Passé en lui insufflant leur propre émotion devant sa découverte. Ce n’est pas là, œuvre de savant mais d’artiste, non plus œuvre de collectionneur de fiches mais — ce stade dépassé — de visionnaire et de poète. Dans cette réanimation du temps mort, existent tous les degrés qui vont du talent au génie. Lisons maintenant la définition de l’affreux « vulgarisateur » : — « Celui qui a le talent de vulgariser ». Voilà le mot essentiel qui revient. Le savoir est indispensable, mais c’est le talent qui distingue. S’il est génial, le « vulgarisateur » peut s’appeler Homère. Car L’Iliade est sans doute un grand poème épique, mais d’abord le récit de « La guerre de Troie », laquelle ne fut pas une guerre imaginaire. Elle a eu lieu. Plusieurs de ses héros, rois, princes ou princesses sont historiques. Reprochera-t-on à Homère d’être le plus grand vulgarisateur de tous les temps ? Et ne peut-on pas dire que ce poète prit certainement avec l’époque d’Agamemnon et de Priam autant de libertés — sinon plus — qu’Alexandre Dumas avec celle de Louis XIII et de Buckingham ? Dumas a romancé l’Histoire dans le style du récit populaire de son siècle, comme Homère l’a fait dans le style épique qui convenait au sien. Et il n’est pas absurde de penser que dans une mythologie guerrière différente, le vaillant, l’invincible, le bouillant d’Artagnan est un lointain descendant — au talon près — du vaillant, invincible et bouillant Achille. On n’a jamais pris sérieusement Dumas pour un historien, mais Homère non plus ! Cependant on a beaucoup reproché à Dumas ses libertés avec l’Histoire, — mais jamais à Homère. Il est vrai qu’on lui a reproché plus sérieux encore — de n’avoir jamais écrit l’Iliade ni l’Odyssée, — et même de n’avoir jamais existé, ce qui nous ramène à la relativité de la science en matière historique.

     Mais restons avec vous. Vous n’êtes pas Homère, Monsieur, — probablement pas — mais votre talent de conteur est incontestable et si certains détracteurs vous gratifient d’une étiquette qui se veut déplaisante, c’est peut-être que le talent est toujours insupportable à ceux qui se croient du génie. C’est d’ailleurs, plus souvent le cas des marginaux que des véritables spécialistes ; ceux-ci vous accordent toute leur estime.

     Il vous est souvent arrivé de recevoir de la part d’historiens universitaires réputés, de chaudes félicitations. Ainsi celles de M. Albert Soboul, le Professeur d’Histoire de la Révolution à la Sorbonne, après votre émission La terreur et la vertu. Des Historiens de la « Nouvelle Histoire » vous ont salué aussi et notamment celui que ces historiens-là tiennent pour leur maître, M. Labrousse, qui voulut bien vous dire que « vous aviez donné à la vulgarisation ses lettres de noblesse ».

     Quant à Emmanuel Leroy-Ladurie, l’auteur triomphant de Montaillou, il n’hésita pas à écrire après votre émission sur les Cathares : « Cette émission est un épisode fondamental. Je n’ose pas appeler ça une prise de conscience, parce que c’est aussi une invention de conscience ».

     En fait, Monsieur, si vous avez à ce point polarisé admirateurs et colleurs d’étiquettes — les premiers dépassant de beaucoup en nombre les seconds — c’est que l’immense popularité que la Télévision a donnée à vos travaux et à votre personne, a ravivé et donné une acuité nouvelle à la vieille question que pose l’Histoire : est-elle affaire de spécialistes pour spécialistes ? Ou plutôt affaire de spécialistes pour le plus grand nombre possible de contemporains ou de lecteurs futurs ? À cette double question s’en ajoute aujourd’hui une autre, soulevée par cette école qu’on appelle « La Nouvelle Histoire ». Au temps des nouveaux dieux, de la nouvelle Église, des nouveaux philosophes, du nouveau roman, de la nouvelle droite, et de la nouvelle gauche, sans oublier la nouvelle cuisine, de MM. Gault et Millau, comment l’Histoire aurait-elle échappé à la psychose de la nouveauté qui caractérise notre époque ?

     Cette course à la nouveauté à laquelle nos contemporains semblent se complaire, ne connaît qu’un frein, un bloc de résistance absolu, c’est le discours académique. Le nouveau discours académique n’existe pas. Il n’a pas encore trouvé son chef d’école. Je ne vois d’ailleurs qu’une façon pour ce Discours de devenir vraiment neuf, — mais je n’ai pas osé m’y risquer aujourd’hui — : ce serait d’être lu à l’envers, ce qui représenterait sans doute un exploit de virtuosité lettriste, mais qui, par déférence pour les auditeurs, devrait se réduire à deux minutes au maximum. Je ne crois donc aucun avenir au Nouveau Discours Académique.

     Mais cessons de rêver... La nouvelle Histoire, puisque c’est là son nom, existe. Elle a ses maîtres, elle a ses œuvres et certaines déjà importantes et consacrées. M. Max Gallo l’appelle : « L’Histoire attrape-tout », celle qui abandonne l’événement. Paul Valéry n’a-t-il pas écrit que celui-ci était « L’écume de l’histoire » ? Plus d’Austerlitz-1805, plus d’assassinat d’Henri IV ou du Due de Berry : le nouvel historien s’applique à retrouver au cours d’un long écoulement de Temps — et à cause de lui en quelque sorte — ce qui sans événements marquants, amène lentement les modifications économiques, sociales, politiques ou écologiques qui influent sur la condition humaine, l’histoire de l’homme dans toutes ses manifestations, restant le seul objectif de ces recherches. Cette conception prévaudra-t-elle sur l’Histoire telle qu’elle a de tout temps été envisagée soit par les universitaires, soit par les écrivains et poètes ? Ce n’est pas ici le moment d’en débattre et ma compétence en la matière serait bien insuffisante pour m’y autoriser. Ces trois questions sont cependant à l’ordre du jour, car l’intérêt pour l’Histoire est devenu grâce à la Télévision — nous le verrons tout à l’heure, — un fait national.

     Nous connaissions la chanson de Charles Trenet Mam’zelle Clio, mais si dans la Presse, on a pu vous appeler Monsieur Clio, c’est je pense, que vous êtes au confluent de ces écoles et de ces tendances. Écrivain, vous tenez à ce que vos textes aient une vertu littéraire ; conteur, vous tenez à ce que vos récits aient une vertu dramatique ; historien, vous rejetez toute invention, toute affabulation, vous vous tenez au document, au témoignage, à l’anecdote, au détail qui ont pour vous grande valeur quand ils éclairent un personnage ou ajoutent un aspect à sa physionomie et auxquels l’auditeur, le lecteur, comme l’écolier, s’accrochent le plus souvent.

     Si l’on vous lit, si l’on vous écoute si volontiers, c’est parce que votre œuvre est faite de tous les aspects de la chose historique et que l’on sent en vous une véritable passion pour votre recherche, cette, passion qui vous permet de dire : « Il y a trente ans que l’Histoire m’émerveille ». Solidement documenté, vous voulez comprendre les hommes et les faits, sans parti pris, et comme votre curiosité est insatiable, vous allez de Madame Laetitia à la Castiglione, d’Offenbach à Blanqui l’Insurgé, du Prince Impérial aux époux Rosenberg. Les dossiers secrets, les énigmes, sont pour vous des terrains giboyeux où la chasse n’est jamais fermée.

     Sans doute les personnages les plus divers de l’Histoire vous attirent, mais à travers votre œuvre on voit qui vous émeut et je gagerais que votre ouvrage préféré est celui que vous avez consacré à Auguste Blanqui. La tripe radicale que vous avez héritée de votre grand-père l’Instituteur, vibre à l’approche de ceux qui se sont battus pour la Liberté, la Justice et l’Égalité. C’est le peuple qui retient votre attention et qui touche votre sensibilité, ce peuple qui fut historiquement la victime de tous les pouvoirs et qui, de date en date, secoua et brisa les colonnes de l’Église et de la Monarchie. Blanqui fut votre homme car « sur soixante-seize ans de vie, il en passa trente-trois en prison », victime sous tous les régimes de sa soif de justice et du droit qu’il réclama toujours pour le peuple de faire entendre sa voix, cette voix qui ne fut si souvent écoutée par le Pouvoir qu’accompagnée de celle de la mitraille. C’est vers les opprimés et surtout vers ceux qui résistent à l’oppression quelle qu’elle soit, que vous vous tournez le plus volontiers. Vous aimez les lutteurs, les irréductibles, les insurgés parce que vous aimez ceux qu’ils défendent. Et si vous vous voulez objectif, vous ne pouvez cependant cacher les mouvements de votre cœur. Nul ne lui reprochera de pencher vers la souffrance. En quoi vous êtes dans la ligne de Jean Guéhenno, et, bien avant lui, de Lamartine, ex-légitimiste, qui, dès 1842 déclarait que « du côté des masses étaient les souffrances et (que c’était là) le côté des droits ».

     Il ne suffit pas cependant d’être ému par le sort des moins favorisés ; presque tout le monde en est susceptible ; encore faut-il avoir le courage de porter le fer dans la plaie. Ce courage, Jaurès a dit qu’il consistait « à ne pas subir la loi du mensonge qui passe ». Vous avez prouvé dans bien des émissions que ce courage-là — quitte à choquer certains esprits traditionalistes et conservateurs — ne vous faisait pas défaut.

     Vous avez mis dix ans à écrire les 1855 pages de votre Histoire des Françaises. Cela répond au reproche d’un travail rapide et superficiel. Dix ans, parce que vous avez consulté près d’un millier d’ouvrages, ne négligeant pas les articles de revues et de journaux se rapportant à votre vaste sujet. Votre intention n’était pas en effet de vous en tenir aux Françaises illustres, mais d’étudier la condition de la femme française à tous les niveaux de société. Cela en une fresque couvrant plus d’un million d’années. Car votre ouvrage commence à la femme de Roquebrune, dans cette grotte du Vallonnet où vécut la plus ancienne des Françaises. Le Professeur Nougier, de la Faculté des Lettres et Sciences Humaines de Toulouse, vous en félicita en ces termes : « Grâce à vous la femme française se découvre bien avant les Gauloises. Je ne puis que souscrire au recul que vous lui donnez jusqu’au Vallonnet ». Rejoignant les démarches de la nouvelle histoire, vous abandonnez souvent ici l’événement, pour l’étude minutieuse du quotidien, votre investigation ne négligeant aucun aspect de la vie féminine, depuis les produits de beauté en usage selon l’époque, jusqu’à la croissance ou la diminution de la natalité et de la prostitution. Travail énorme, œuvre considérable pour laquelle vous ne vous contentiez pas des informations glanées dans le fond commun de vos sources officielles, mais que vous enrichissiez pour l’époque moderne de témoignages, de confidences, de dossiers familiaux, d’enquêtes personnelles auprès d’associations féminines de tous ordres. S’il est un reproche qu’on ne peut pas vous faire, c’est bien celui de légèreté dans vos recherches, ni celui de vous en tenir aux seuls ouvrages de vos prédécesseurs. Vous êtes au contraire un passionné de l’inédit et vos investigations furent parfois récompensées par cette chance dont rêve tout historien : la malle négligée dans quelque galetas et qui contient un trésor. C’est ainsi que huit mille lettres adressées à La Castiglione, dont 90 % en français, dormaient chez un libraire milanais et qu’il vous fut possible de les compter et de les consulter. Le livre que vous avez consacré à cette femme célèbre leur fut redevable de sa rareté et de son intérêt nouveau. Grâce à des petits-neveux de l’Insurgé, il vous fut possible de mettre la main sur une importante correspondance de jeunesse de Blanqui, inédite puisque en souffrance depuis près d’un siècle.

     Il vous est arrivé aussi d’envisager une source d’information à laquelle peu d’historiens avaient dû songer : les archives de la Préfecture de Police. Elles vous apportèrent, sur le Prince Impérial et sa vie en Angleterre, des renseignements que nul n’avait jamais soupçonnés : un espion faisait en effet partie du personnel de Camden Palace à Chislehurst.

     Vous travaillez dix ans à un ouvrage, mais pendant ce marathon époumonant vous respirez de temps en temps ; votre façon de reprendre souffle consiste à vous précipiter dans la composition d’un autre ouvrage. Car pendant ces dix ans vous publiez sept volumes différents et quatre ans après la parution de L’Histoire des Françaises, ce sera le tour de L’Histoire de la France et des Français — simplement ! — en collaboration sans doute avec trois historiens, MM. Castelot, Jullian et Levron — mais en huit volumes !

     Si l’on pense que, parallèlement, vous préparez vos émissions télévisées, que vous faites des conférences en province et que vous courez la France de Nord-Sud en Est-Ouest à la recherche de témoignages ou de documents inédits, on commence à avoir une idée de votre activité et l’on en reste pantois.

     J’ai voulu, Monsieur, donner une image juste de vous et de votre œuvre et décoller quelques-unes des étiquettes déplaisantes auxquelles l’homme public, lorsqu’il est brillant et spectaculaire, a toujours plus ou moins droit. J’espère y être parvenu. L’historien Lenôtre fut, autour de vos quinze ans, l’objet de votre plus grande admiration. Vous pensiez y trouver alors plus de sérieux historique que dans Alexandre Dumas et Lenôtre lui-même allait vous conduire à Albert Sorel, Albert Vandal, Henry Houssaye et Albert Mattiez, le grand spécialiste de Robespierre. Lorsque Lenôtre qui s’appelait Gosselin, publia Vieilles maisons, vieux papiers, passionné lui aussi de secrets et d’énigmes, il remporta un succès de librairie peu fréquent en un temps où le grand public était moins ouvert qu’aujourd’hui à l’Histoire. Lenôtre apparut comme le créateur d’un genre : la petite histoire. Cela ne traîna pas. De bouche à oreille une épigramme courut, qui fit la joie des historiens et dont l’auteur ne pouvait être qu’un confrère :

     Gosselin, Français malin,
     Prenant le mien, prenant le tien,
     Prenant du vôtre,
     Mettant du sien (très peu du sien)
     Modestement, signe : Lenôtre.

     Comme dit la chanson : Ça, c’est Paris !

     Vous avez eu droit à vos étiquettes, mais pas encore, je crois, à votre épigramme ; elle viendra peut-être. Ne vous en formalisez pas, — c’est plutôt bon signe. C’est le signe qu’on a l’œil sur vous. Cela oblige à l’exigence envers son talent ; rien donc qui ne soit excellent, car vous vous devez — à cause des moyens de diffusion énormes dont vous usez — à une grande rigueur en même temps qu’à une grande ambition. Vous êtes certainement responsable pour une part importante de l’engouement de plus en plus marqué en France pour l’Histoire. Certes vous n’êtes pas le seul à l’avoir provoqué. MM. Pierre Dumayet, Pierre Miquel, Fernand Braudel, Jean-François Chiappe, y ont apporté aussi leur contribution, par de talentueuses séries d’émissions. Le fait que chez tel éditeur spécialisé les ventes aient augmenté de 15 % en deux ans, chez un autre de 25 %, qu’une Collection « La vie quotidienne » ait atteint 30 % d’augmentation, le fait que six cent mille exemplaires de diverses revues d’Histoire se vendent en France chaque mois contre trente mille seulement en Angleterre pour l’unique revue attachée à cette spécialité, cela prouve que l’importance donnée dans notre pays à l’Histoire sur les ondes de la Radio et de la Télévision, porte ses fruits. L’Académie en vous élisant a rendu hommage à l’historien que vous êtes, mais elle a voulu aussi que vous soyez dans son sein, le premier auteur audio-visuel, indiquant par là l’intérêt qu’elle porte aux nouveaux véhicules de la culture et du talent.

     Les historiens futurs qui écriront la « Nouvelle Histoire » du XXe siècle concluront probablement que l’invention la plus importante de notre temps — pourtant riche en découvertes techniques de toute sorte — a été la Télévision. Importante parce que transformant les mœurs d’une société. Politisation du Pays par les joutes spectaculaires des hommes du gouvernement et d’opposition, attraction irrésistible par la variété des programmes (mettant en péril les établissements de Théâtre et de Cinéma) ; mobilisation de 90 % de la population lors des grandes compétitions sportives (n’a-t-on pas vu les députés interrompre leurs travaux pendant un match de foot-ball où la France était engagée pour la Coupe du Monde ?). Deux fois par jour, la Télévision informe le Pays de la vie universelle ; chaque soir elle suscite au sein des familles discussions et disputes, chacun du père et de la mère au petit Toto, tenant pour son programme favori. Aucune invention n’influe à ce point sur la masse, ne conditionne la pensée, n’alimente les conversations, ne provoque les discussions passionnées et ne fait du jour au lendemain une vedette d’un inconnu, si sa voix, son sourire, son élocution, son charme ont su séduire. La caméra de télévision pénètre dans les hôpitaux et les salles d’opérations, dans les galeries de mines ou à l’intérieur des sous-marins, dans la forêt tropicale et dans le laboratoire du biologiste, offrant un instrument considérable de connaissance ; elle met en images les romans et l’Histoire et cela, chaque fois, pour des millions d’individus.

     Vous êtes actuellement le représentant le plus considéré des auteurs télévisuels et en prise directe avec un vaste auditoire qui ne vous ménage pas sa faveur. Il était juste et bon que la Radio-Télévision entrât avec vous dans notre Compagnie où le Cinématographe, en la personne de notre confrère, M. René Clair, a pris depuis longtemps sa place. Il nous reste à souhaiter que si un soir Alain Decaux raconte... l’Académie... Mais soyons prudents et n’anticipons pas.

     Vous avez fait un très bel éloge de Jean Guéhenno et bien marqué la direction de sa pensée. Elle était proche de la vôtre dans le souci de défendre les grandes valeurs démocratiques et républicaines. Par les luttes qu’il a menées contre tout ce qui porte atteinte à la tolérance et à la liberté de l’homme, il était votre cousin. Stendhal ne disait-il pas que « de confrère à confrère, les éloges sont des certificats de ressemblance » ! Jean Guéhenno eût aimé connaître cette scène qui l’eût ému autant qu’elle vous émut vous-même. Au lendemain d’une émission remarquable que vous aviez consacrée à la Commune, vous descendiez d’un train en gare de Nice. Sur le quai un employé de la Compagnie vous aborde : « M. Decaux, voulez-vous me suivre, je vous prie ». Mystère et inquiétude de votre part. — « Me prend-on pour un trafiquant de drogue ? » Vous êtes conduit dans un bureau où se trouvent plusieurs autres employés dont le visage s’éclaire en vous voyant. Alors celui qui vous avait amené vous dit : « M. Decaux, nous savions que vous étiez dans le train. Je voulais, avec mes camarades, vous dire merci pour la Commune ».

     Oui, je crois que Jean Guéhenno eût, comme vous, été sensible à cet hommage populaire, et à ce qu’il représentait de continuité dans la pensée et la sensibilité d’une classe qui lui était chère et pour laquelle, lui aussi, a rompu des lances. Jean Guéhenno aimait le peuple et les peuples et vous nous avez rappelé ce que fut pour lui cette revue Europe qui restera attachée à son nom.

     Vous voici donc des nôtres, Monsieur. J’ai commencé ma réponse à votre remerciement en évoquant votre sens de l’humour, ce qui nous promet une agréable confraternité. J’ai dit aussi qu’un gendarme vous avait appris la relativité des choses en ce qui concerne la notoriété. Celle-ci dans votre cas est cependant si importante que je veux finir en rassurant certains confrères qui vous connaissent peu, moi qui vous sais scrupuleux, modeste et inquiet. Je m’en porte garant : Vous n’êtes pas et vous ne serez jamais de ceux qui pourraient faire leur cette déclaration d’une correspondance de Mme de Staël : « Il me faut l’avouer, chère amie, je ne connais que moi qui ai toujours raison ».

     Je sais que vous adopteriez plus volontiers cette phrase de Jean Guéhenno, qui pourrait être une belle devise d’historien : « Je voudrais servir la vérité, non pas ma vérité ».