Réponse au discours de réception de Félicien Marceau

Le 9 décembre 1976

André ROUSSIN

     Monsieur,

 

     Ne perdons pas de temps car vous avez accoutumé d’aller vite. Après les essais classiques — et discrets — du débutant, votre carrière littéraire commence en 1948 où vous publiez votre véritable premier roman Chasseneuil : dès 1952 vous remportez le prix d’une nouvelle fondation, la Fondation Del Duca ; en 1953 le Prix des Quatre Jurys ; en 54 le Prix Pellman du Théâtre pour votre première pièce Caterina ; en 1955 le Prix Interallié pour Les Élans du cœur ; en 69 le Prix Goncourt pour votre roman Creezy ; en 74 le Prix Prince Pierre de Monaco ; enfin en 75 la Société des Auteurs et Compositeurs Dramatiques vous décerne son Grand Prix annuel pour l’ensemble de votre œuvre théâtrale.

     Oui, vous allez vite et vous allez bien. Je ne sais pas si beaucoup d’écrivains peuvent se targuer d’un tel Palmarès.

     C’est donc comblé d’honneurs, de récompenses et de succès dus à votre talent que sollicité par plusieurs d’entre nous, vous avez posé votre candidature au siège vacant de notre cher confrère, M. Marcel Achard. Vous fûtes élu brillamment dès le premier tour de scrutin. Vous aviez le droit d’être heureux et fier. Pourtant des voix s’élevèrent autour de cette élection. En même temps qu’elles une autre voix — de votre pays d’origine — vint à nous, celle du Baron Jaspar qui fut baptisé « Le premier résistant belge ». Au lendemain de votre succès, il vous écrivait : « Les attaques aussi virulentes qu’injustes dont vous êtes l’objet témoignent d’une ignorance involontaire ou non des événements qui se déroulèrent en juin 1940. « Premier résistant belge » (le Baron Jaspar écrit ces mots entre guillemets) c’est en cette qualité que je vous réitère dans cette lettre qui n’a rien de confidentiel mes félicitations et mon amitié. »

     Dix ans avant que cette lettre vous fut adressée, le Général de Gaulle, alors Président de la République, avait eu à connaître de votre situation civique. Il s’en était ému. Il avait reçu votre dossier et l’ayant examiné avec l’attention que l’on peut supposer, le Premier résistant de France, vous avait accordé la nationalité française. C’est ce qui nous vaut de vous recevoir aujourd’hui.

     Remercions donc celui qui vous ayant fait français, nous a permis de vous élire. Comment douter qu’il eut approuvé notre choix, puisqu’aussi bien, c’est lui qui vous à entrouvert les portes de notre maison.

     Au début d’un chapitre de l’ « Homme du Roi », vous philosophez un moment sur les cheminements du destin. Vous écrivez : « Le destin rôde autour de nous, inconnu. Les hommes le regardent sans le voir. Ils obéissent déjà à des voix qu’ils ignorent, sans savoir que ce sont elles désormais qui, de loin, les hèleront. » Il semble que le destin ait voulu jouer avec vous plus qu’avec tout autre à ce jeu troublant de l’invisible. Comment auriez-vous pu en effet entrevoir autrefois, que ce destin ne s’acharnait si durement sur vous que pour vous offrir aujourd’hui, après ce détour cruel, le fauteuil voluptueux de l’Immortalité ? De ces malices mystérieuses entre les dieux et un homme, votre ami Balzac eût fait un grand roman.

     Ici, quelque citation latine eût été la bienvenue pour une transition. Elle m’eût permis de vous confier avec le regard lointain de celui qui se souvient : « J’ai toujours en mémoire ce beau vers d’Horace ou cette phrase d’Aulu-Gelle... » quand bien même j’aurais déniché l’une ou l’autre dans les pages roses d’un dictionnaire. Mais je ne l’ai pas trouvée. J’ai donc raté mon effet de latiniste distingué et vous vous contenterez d’une formule que j’ai forgée moi-même, mais dont — je l’espère — la beauté littéraire ne vous échappera cependant pas : « Et maintenant, parlons de Félicien Marceau. » (Je n’ai trouvé cela, aussi fortement dit, ni dans Sénèque, ni dans Cicéron.) Oui, parlons de Félicien Marceau. Ce n’est pas en effet, Louis Carette que nous recevons mais Félicien Marceau, puisque c’est votre pseudonyme d’écrivain que vous avez rendu célèbre.

     Pour avoir été remarquée et récompensée par tant de jurys littéraires et de théâtre, il faut que votre œuvre comporte bien des mérites, que chacun de vos ouvrages se soit signalé dès son apparition par un ton, un accent, qui le distinguaient. C’est cette particularité que je voudrais tenter de mettre en relief, non dans une intention uniquement exhaustive mais pour réussir de vous un portrait ressemblant. J’avancerai prudemment car vous n’êtes pas aisé à cerner. Comme tous les désespérés vous avez le cœur tendre et le regard dur. C’est ce qui fait de vous un humoriste. La gentillesse de l’âme propre au poète, tempère et adoucit les constatations de l’observateur impitoyable. C’est donc entre votre regard et votre cœur, c’est dans votre sourire qu’il faut vous chercher. Du sourire de Voltaire à celui de Grock, l’humour a mille sourires. C’est la qualité particulière du vôtre que je voudrais découvrir.

     Une remarque tout d’abord, touchant à vos moyens d’expression. Vous êtes aussi naturellement romancier qu’auteur dramatique. Et cela est assez rare. Sans doute — et en notre siècle particulièrement — de nombreux romanciers se sont révélés de grands dramaturges et quelquefois même ils ont donné au théâtre le meilleur de leur œuvre, mais souvent par sollicitation extérieure : prestige du théâtre ou influence d’un animateur-metteur en scène. Ainsi Courteline fut amené à la scène par Antoine, Giraudoux par Jouvet, Montherlant par Vaudoyer...

     Chez vous, — et dès vos débuts — les deux activités littéraire et dramatique sont parallèles, vous les avez choisies vous-même, et vous vous y donnez dans une alternance étonnamment régulière. Une année vous publiez un roman ou un recueil de nouvelles et l’année suivante vous faites représenter une pièce. Vous en êtes à onze pièces et onze romans. Je me demande si votre cas n’est pas unique.

     Nous voilà donc devant cette vingtaine d’ouvrages et à la recherche de vous-même. Boileau appelait Molière le contemplateur ; un de vos exégètes dit de vous que vous êtes un « guetteur » et je crois le terme justement choisi. Faire le guet, c’est « avoir l’œil » et j’ai dit que le vôtre était perçant. Vous n’êtes pas contemplateur vous êtes à l’affût, nerveux et tendu, angoissé vous-même comme vos personnages, dont on peut dire que l’angoisse est le dénominateur commun. Chez vous nulle complaisance, nul romantisme, nul relâchement. Vous vivez et vous regardez vivre vos contemporains avec l’œil du clinicien qui sait qu’un mal existe chez son patient, qui en cherche la cause et qui l’ayant trouvée, veut obtenir une guérison. Votre diagnostic fut assez rapidement fait : le mal de l’homme c’est l’étouffement. Son angoisse, c’est ce besoin originel chez lui de cet air pur qu’on appelle liberté ; son malheur c’est la peur d’en manquer. Qu’il s’agisse de l’étouffement dans le couple homme-femme, de celui du citoyen dans le système de société auquel il appartient ou de l’étouffement dans la simple condition d’homme, cette obsession de la liberté hante vos personnages. Pour sentir son goût salé ils chercheront la puissance et la puissance à n’importe quel prix, y compris l’escroquerie, y compris le meurtre. Tout pour avoir le sentiment « d’échapper ». Échapper à la tristesse, échapper au malheur, à la pauvreté, à la misère, échapper à la peur. « Toute ma vie cette peur dans mon dos comme un gros bœuf avec sa tête », dit votre Marie-Paule de La Bonne soupe. Son existence est dominée par cette angoisse : « peur de manquer, de me trouver perdue, sans un sou, dans la rue, à ne pas savoir où aller !... »

     « Maintes fois de la peur, je sens passer le vent... »

     Nombreux sont ceux de vos personnages qui — même sans incidence métaphysique — pourraient faire leur, le vers de Baudelaire. Cette liberté essentielle et dont chacun ressent le besoin vital, vous ne voyez qu’un moyen de l’atteindre : la recherche de la vérité. Le refus de la duperie. Pas de vessies pour des lanternes. Vous voulez mettre vos pieds sur du solide. Or la vérité, c’est dur. La regarder en face peut être pénible, mais vivifiant tonique. — « Il n’y a qu’une seule chose fraîche au monde : la vérité », dit le héros de La preuve par quatre. « Je crois, poursuit-il, que si je continue à faire des affaires, c’est pour ça. Parce que là, de temps en temps, je rencontre la vérité. Le bonhomme que j’accule à la faillite : un visage. Le bonhomme qui fait l’affaire de sa vie : un visage. La dactylo que j’augmente : un visage. Tout de suite brouillé bien entendu... Mais la vérité un moment a passé. »

     « Qu’est-ce donc que la vie ? constate un autre de vos personnages, — du gris avec parfois un éclair. Du mou avec parfois quelque chose de dur (une tuile par exemple, ou un bec de gaz). Du rien avec parfois un drame. » Oui, la vie ne serait peut-être que cela si la vérité n’était pas toujours possible à trouver, qui fasse passer de ce gris au blanc, de cette mollesse à la fermeté, de ce rien à quelque chose. Aussi à travers Magis, votre héros de L’Œuf, il est certain que vous parlez vous-même :

     « Mon but est de savoir, de comprendre, d’expliquer. Mon but est de donner à chacun de mes événements et à chacune de mes habitudes son importance véritable et non celle que lui attribue le système. »

     C’est bien votre propre souci qu’exprime votre héros. Évoquant une retraite d’orientation que vous fîtes à la fin de vos études secondaires, et après une enfance des plus religieuses, vous écrivez : « J’ai marché vers tes autels, Dieu de ma jeunesse, Dieu sans qui elle n’aurait été que du néant. Pour autant que je puisse m’en souvenir, c’était ceci déjà qui me brûlait : qu’il y a une vérité et qu’il faut la dire. » Cette vérité et son corollaire, la liberté, ont pour vous une telle importance que vous leur conférez même une valeur d’exorcisme. Dans Chasseneuil votre premier roman, vous cédez la parole à Satan. Il monologue tout au long de l’action dont vous êtes le narrateur et il nous fait drôlement part du mal qu’il se donne pour induire l’homme en tentation et surtout pour le faire chuter dans le péché. Il avoue piteusement : « Là où il y a liberté, le démon perd ses droits. Je parle de la liberté véritable qui est avant tout de savoir ce qu’on veut. » Trouver sa vérité, c’est pensez-vous, pour chacun de nous, trouver de toutes ses passions, celle qui compte pour essentielle, — ce qui rejoint si l’on veut l’idée chrétienne de vocation.

     Ici semble apparaître une contradiction. Si la vérité est condition de la liberté, comment pouvez-vous trouver ce que vous appelez la vérité, dans une passion ? Une passion, quelle qu’elle soit, ne supprime-t-elle pas au départ l’idée de liberté ? Qui de plus enchaîné que celui qui devient le robot de sa passion ? Apparence seulement de contradiction. Votre pensée fondamentale est que la liberté absolue n’existe évidemment pas et que la marge qui nous en est réservée est seulement celle où nous avons la possibilité de choisir notre prison. L’homme qui se voue à l’amour de Dieu choisit sa vérité, sachant qu’il se soumet aux tourments de la Foi, aux rigueurs des dogmes, au carcan de ses propres vœux. C’est dans ces contraintes choisies, qu’il respirera pourtant l’air de la liberté. Et de même celui qui à un autre niveau, se livrera tout entier à un amour profane. Tous ses actes, toutes ses pensées seront conditionnés par l’objet de cet amour mais c’est pourtant hors de cet esclavage qu’il se sentira étouffé et précisément, esclave. Trouver sa vérité est donc bien trouver aussi sa liberté dans le choix accepté du poids et de la longueur de ses chaînes. Vos personnages sont presque toujours au bout de leur vérité, de leur logique. Que leur passion soit bonne ou mauvaise, peu importe. Ce qui compte, c’est qu’elle soit forte. Dans L’homme du roi, votre héros au départ n’est qu’un oisif, ce qu’on appelle communément un pilier de bars. Le jour où il découvre sa passion — la Politique, le Pouvoir — il est sauvé. Il devient un grand homme d’État. Mais, dès lors, il découvre la solitude inhérente à la vérité de chacun. J’ai prononcé tout à l’heure le mot vocation. C’est bien en effet, cette quête de la liberté, à forme de vocation, qu’à travers romans et pièces, mènent vos personnages et que vous menez vous-même, à travers eux. Et le mot vérité, prend alors tout le sens que lui attribuait Heidegger et que nous rappelait dernièrement notre confrère Jean Guitton, à savoir : le dévoilement. Votre œuvre est une entreprise de dévoilement, de démystification des tromperies officielles de la morale et des tabous d’une société. C’est ce qui lui donne cet apparent cynisme, qui est une façon pour les colériques de maîtriser gracieusement leurs élans de fureur. Vous n’invectivez pas, vous piquez, avec aux lèvres, le sourire de Beaumarchais et vous crevez les baudruches avec aux yeux une joie aussi mal dissimulée que celle de Bernard Shaw dans le même numéro de tireur d’élite. Que ce soit par la ruse, voire le mensonge (dans L’Œuf) ou par la violence (dans Le corps de mon ennemi), c’est presque toujours avec agressivité que vos personnages sont engagés dans un combat contre la société ou du moins contre ce qui les y opprime. Même très jeunes comme ceux de Bergère légère, ils veulent refaire le monde, ce qui est d’ailleurs le propre de leur âge. Dans votre comédie Le Babour, c’est une cellule familiale qui a renversé une donnée sociale : ce sont les femmes au travail et les hommes au ménage ; dans L’ouvre-boîte ce sont les serviteurs qui, par la force de leurs syndicats, deviennent les maîtres et vous paraphrasez drôlement Beaumarchais : « C’est d’être employeur maintenant qui est difficile. Avec toutes les vertus qu’on exige des maîtres, la plupart feraient d’excellents domestiques. »

     Mais à côté du combat de groupe, vos personnages ont conscience qu’il faut aussi mener un combat individuel que l’on peut gagner. Et gagner au risque de se perdre soi-même si l’enjeu le mérite.

     Cette pensée vous est si chère que vous voulez l’illustrer dès votre première pièce, cette Caterina que Montherlant eût aimé sans doute écrire puisqu’il s’agit dans cette œuvre d’un personnage qui se condamne et se détruit par la grandeur même qu’il s’impose.

     Ce n’est pas l’insuccès de cette pièce qui m’amène à la distinguer. C’est que dans cette première œuvre dramatique, peut-être imparfaite — mais qu’est-ce qu’une pièce parfaite ? Giraudoux ne disait-il pas : « Les chefs-d’œuvre sont des pièces à fautes ? » — dans cette première œuvre, vous avez d’emblée campé ce personnage qui va tête baissée, jusqu’au bout de sa vérité. Caterina est une jeune fille vénitienne appartenant à une famille patricienne ruinée ; elle vit entourée de jeunes gens fortunés qui ne l’intéressent pas. Elle s’est prise à aimer Lorenzo qui est pauvre et sans naissance. Et Caterina croit à son amour parce qu’en elle couve le feu de la puissance : elle croit aimer Lorenzo parce qu’elle se juge assez forte pour les élever elle et lui ensemble, dans cette société qui les opprime également l’un et l’autre.

     « Il faut avoir faim. Faim de tout. De tout ce qui nous entoure », dit-elle.

     Elle veut dévorer la vie. Et lorsque le roi de Chypre, pour avoir dansé avec Caterina dans un bal officiel, tombe amoureux d’elle et la demande en mariage, le débat entre son amour pour Lorenzo et le rôle de reine n’est pas long pour Caterina. Elle crie éperdue à son amant : « Je dois être reine ! »

     Que représentait Chypre ? Une petite île faite de rochers et soumise aux volontés de Venise. Une sorte de protectorat masqué par une dynastie de surface. Mais pour Caterina, si petit soit-il, si sujet soit-il, ce protectorat est un royaume. Être reine, c’est la Puissance. Pour le Conseil des dix, qu’une vénitienne épouse le roi, c’était une certitude que la main-mise de Venise sur Chypre serait renforcée. C’était une opération politique contre les ambitions turques en Méditerranée. Or, peu après le mariage de Caterina, le roi son mari, meurt prématurément d’un mal incurable. Voilà que Caterina, de par la loi de Chypre, devient Reine au vrai sens du mot : elle gouverne. Le pays aussitôt gronde sous la main de la vénitienne, de l’Étrangère qu’il veut chasser, et Caterina, dès lors, n’a plus qu’un but : prouver qu’elle n’est plus vénitienne, mais la Reine de Chypre ; être acceptée et aimée comme telle ; être Chypre, elle-même ; être le peuple de Chypre en sa personne. Elle a voulu être reine, elle repoussera donc tout ce que Venise lui offrira de gloire et d’argent pour soumettre Chypre aux intérêts de la République. Dans ce refus de livrer son royaume à Venise, Caterina sait qu’elle se perd mais que par ce refus elle gagne ce Royaume devant l’Histoire. Quand elle prend conscience que tout est fini pour elle, sa passion pour son règne s’exprime par les mots qui sont ceux de l’amour, ceux du bonheur devant un mariage longtemps attendu. « Mon Royaume. Voici enfin qu’il me rejoint, que je le sens battre contre moi et me recouvrir comme une vague. Il fallait cette menace. Il fallait ce péril. Mon royaume, cerné de toutes parts, perdu dans la mer, si fragile... Voici venu le jour de nos noces ! »

     Et à celui qui lui annonce les malheurs qui l’attendent, elle lance :

     — « Que pourront tes galères, sinon me clouer à cette terre à qui déjà me cloue ma passion... Je serai enfin mon peuple ! »

     Caterina ce n’est pas La reine morte, c’est La reine qui se tue. Comme Hermione, Caterina va jusqu’au bout de sa vérité qui n’est pas pour elle, dans l’assouvissement d’une vengeance d’amoureuse ; elle meurt pour une certaine idée d’elle-même et pour un grand rôle.

     La pièce est belle par son sujet, par le caractère de son héroïne, par les passions qui s’y croisent ou s’y opposent, mais votre nom, alors peu connu, ne put l’imposer au public. Une signature célèbre eût peut-être changé les choses. Cela fait partie du mystère qui entoure les entreprises théâtrales. Peut-être que malgré le style qui en était ferme et noble et parfaitement adapté au sujet — vous n’aviez pas trouvé cependant en écrivant cette tragédie, votre véritable ton.

     Vous n’alliez pas tarder à le découvrir. Car très vite, selon votre méthode, vous écrivez un roman dans lequel vous créez le personnage de Magis. Ce personnage, vous sentez qu’il vous convient à merveille : c’est un bavard, un monologueur-né et vous avez la passion du monologue. Donc vous racontez son histoire, c’est-à-dire que vous le faites parler, lui, pendant 400 pages et c’est lui qui nous la raconte : ce roman s’appelle Chair et cuir. En l’écrivant, vous sentez cependant que votre héros pourrait aussi bien parler sur une scène qu’au courant des pages et des paragraphes d’un livre. Et puis... n’oublions pas le drôlatique aphorisme d’Audiberti : Le lièvre aime tout du lièvre, — sauf le civet. Il en est de même de l’auteur dramatique : il aime tout du théâtre, — sauf le four. Pourquoi dans notre jargon théâtral le mot four est-il synonyme d’échec douloureux ? Je proposerai une explication basée sur un à-peu-près : par définition un four est « cuisant ». D’autre part, il est une vérité paradoxale, mais d’expérience : pour un auteur dramatique, plus son chef-d’œuvre est cuit moins il le digère. Osons le dire, Caterina avait été un chef-d’œuvre assez cuit, — plus qu’à point — et selon la règle, — l’Académie m’absoudra de cette trivialité — vous l’aviez sur l’estomac. Vous aspiriez donc à une revanche. Et vous pensez alors que, si le drame tragique ne vous a pas réussi, il y aurait peut-être plus de chances pour vous avec une autre forme de tragédie. Dans un milieu petit-bourgeois, il vous serait possible de bouffonner et d’arriver à un meurtre impeccablement conçu, afin que le coupable passe pour innocent et que l’innocent soit implacablement condamné. (Sur la Justice, vous avez vos idées.) Cela serait encore plus féroce peut-être que la tragédie historique, mais cela aurait lieu sous le signe de l’humour et du rire presque constant. Cette tragi-comédie bourgeoise, ce fut Chair et cuir porté à la scène, ce fut L’Œuf qui connut un triomphe théâtral, qui fut traduit dans toutes les langues et qui vous valut du jour au lendemain ce que Jean de la Lune avait valu à Marcel Achard, — la célébrité. Que vous le vouliez ou non, malgré les Prix récoltés par tant d’autres de vos œuvres, malgré les succès presque équivalents au théâtre de La bonne soupe ou de La preuve par quatre, en librairie, de L’homme du roi, de Creezy ou Du corps de mon ennemi, vous êtes d’abord l’auteur de L’Œuf. C’est la rançon des triomphes : ils vous marquent au front d’un titre qui ne s’effacera jamais et qui effacera les autres. C’est pourquoi tant d’écrivains aspirent à l’Académie Française et pourquoi il est si bon d’y être reçu. C’est pour vivre cette heure que vous vivez en ce moment — je veux dire précisément celle où j’ai aujourd’hui la parole, celle de la Réponse au Récipiendaire — savourez-la — : pendant cette heure — et pour la seule fois de sa vie — l’auteur entend parler non seulement de son ouvrage le plus fameux, mais aussi des autres, y compris ceux que beaucoup de gens ont toujours ignorés, voire ceux dont nul n’a jamais dit un mot. Heure délicieuse ! qui explique toutes les candidatures. Le récipiendaire aimerait que cette heure fût double ! — N’y comptez pas ! Mais rassurez-vous cependant : je ne suis pas près de finir.

     Je ne sais pas si « L’Œuf » est votre chef-d’œuvre (on vous dira ça dans deux cents ans !) mais je sais que dans cette pièce vous avez (ce qui est très important), créé un personnage — Magis — et que vous avez retrouvé une technique théâtrale — oubliée depuis longtemps — que vous avez enrichie, créant par là une forme de comédie que l’on a beaucoup imitée depuis, y compris vous-même, qui l’avez pour ainsi dire érigée en système. Cela consiste à considérer que la scène n’est pas faite pour y planter un décor. Vous n’en plantez aucun et vous en amenez à volonté vingt ou trente, réduits à une table et deux chaises, à un lit si on en a besoin, à un bec de gaz ou une causeuse, lesquels permettront à une action de se dérouler sans interruption dans des lieux différents et parfois en même temps. Vous jouerez avec le temps comme avec l’espace et un personnage adulte — la Marie-Paule de La bonne soupe ou le Jaume de L’homme en question — se regardera agir tel qu’il était trente ans plus tôt, commentant ses propos d’autrefois et allant même jusqu’à s’interpeller lui-même. Si vous n’aviez pas été romancier-né, vous n’auriez pas inventé le Roman-Théâtre, si vous n’aviez pas été Auteur Dramatique-né, vous n’auriez pas réussi le Théâtre-Roman.

     Ce qui est certain, c’est qu’avec le mépris des règles qu’ont tous ceux qui arrivent d’ailleurs, vous avez rétabli le rôle antique du Chœur en le confiant à votre héros lui-même. En faisant vivre à celui-ci une action sous ses propres yeux, en même temps que sous les nôtres, vous avez donné à la scène une dimension et une aération nouvelles. Jusqu’à vous la Comédie était prisonnière dans ses trois murs — puisqu’au théâtre il n’y en a que trois — ; amoureux de la liberté, vous lui avez donné la sienne en abattant les cloisons et en supprimant le temps.

     Dans L’Œuf, ce héros qui se raconte et qui se regarde, c’est Magis. Et Magis, c’est quelqu’un. C’est très exactement cette phrase : Magis c’est quelqu’un qui sera à l’origine de son drame. Parce que précisément, Magis ne voulait pas être quelqu’un. Il voulait être personne. Parce qu’être quelqu’un c’est appartenir obligatoirement au Système. Et qu’est-ce que le Système ? C’est — écoutons Magis — : « la chose qui nous empêche de nous tenir à notre hauteur véritable. » — « Le système — écoutons-le encore — vous hausse sur une estrade. Sur une estrade, plus rien n’est vrai. On fait le zouave. On n’est plus soi-même. Et le mensonge commence. Ce qui m’a perdu c’est que je jouais bien aux cartes. Alors autour de moi j’ai commencé à entendre dire : « Magis, c’est quelqu’un. » Voilà. J’étais cloporte, heureux comme un cloporte. Je me suis laissé mettre cette plume à mon chapeau. J’étais perdu. Un cloporte à plume... Non. Il faut n’exister que juste ce qu’il faut. Une fois qu’on se laisse aller, on ne sait plus où ça s’arrête. Voyez Napoléon. »

     Voilà Magis. C’est le médiocre ingénu. Le petit bonhomme aussi bavard que La Brige, et qui discute sans arrêt, mais qui est moins nerveux. lui, il est mou, il est calme. Il met trois ans à perdre sa virginité, mais il ne se fâche pas, il philosophe sur le système, comme Candide. Il pense que tout le monde ment. Tout le monde dit que les femmes... qu’avec les femmes... que dès qu’on veut une femme... Eh bien non... Il a essayé dix fois, vingt fois, et... non. Donc les femmes ne sont pas ce qu’on dit. Dans le Système, il est entendu qu’un homme... s’il insiste auprès d’une femme... Eh bien, non. C’est pourquoi Magis hait le Système qui est un œuf, un monde clos où, comme dans une montre, les rouages sont bien huilés. Dans cet œuf, les rouages sont « le mensonge, la rumeur se substituant à la réalité, les dictons, les principes, venant s’interposer entre soi et ce qu’on voit, ce qu’on éprouve, ce qu’on sent. » Magis veut donc vivre hors de l’œuf ; il veut vivre dans sa vérité à lui, Magis, à son niveau à lui, parce qu’il croit au bonheur, comme ce personnage de Bergère légère qui dit : « Il n’y a qu’une chose au monde dont je ne me moque pas, c’est le bonheur. »

     Mais voilà : Magis joue bien aux cartes — « Magis c’est quelqu’un » et il sera invité dans une famille pour jouer aux cartes... Une famille c’est le Système... C’est l’œuf. Il sera happé par le Système, il entrera dans l’œuf, il épousera une des filles, elle le trompera et il la tuera, mais de telle façon que, selon les lois de l’œuf (et du Système), c’est l’amant qu’on prendra pour l’assassin et qui sera condamné à sa place. Cette fois, vous avez trouvé votre ton ; ce cynisme bouffonnant, cet humour qui rappelle celui de Francis Isles, dont on a beaucoup dit qu’il était en vérité, Aldous Huxley lui-même. Dans son roman Préméditation, un certain Docteur Obispo — très bon chimiste — tue six personnes d’année en année — comme Landru — mais si adroitement, si « scientifiquement » qu’il n’est jamais possible de l’inculper. Un jour, quelqu’un dans son entourage meurt d’un empoisonnement aux champignons auquel Obispo est totalement étranger. Cette fois, lui aussi selon le Système, il est soupçonné, convaincu d’assassinat, et exécuté. La dernière phrase du livre est d’un humour succulent : « Le Docteur Obispo monta à l’échafaud en protestant de son innocence. »

     Je disais tout à l’heure que je voulais trouver la qualité de votre sourire, — c’est celle-là. Celle du meilleur humour, l’humour d’Huxley et de Chesterton. Ce sourire, on le trouve de romans en pièces à toute page et presqu’à toute réplique. C’est lui qui donne à votre œuvre sa saveur et son style. Vous n’allez pas du général au particulier ; vous imaginez le détail, le petit trait caractéristique et vous amusez constamment votre lecteur par la comparaison inattendue, l’expression insolite et heureuse, ce qu’on appelle « la trouvaille de plume ». Untel — hollandais — ne termine jamais une de ses phrases sentencieuses et stupides sans lever deux doigts et sans ajouter : « Scientifique ! »

     Un autre — un italien — n’a qu’un commentaire, identique à propos d’un orage, d’un coucher de soleil ou d’une chasse d’eau détraquée : « C’est Dantesque ! »

     En deux phrases vous campez un snob : « il croyait dissimuler son travers en l’exagérant. Il bouffonnait, faisant le baron comme d’autres font l’idiot. »

     Une femme très bas-bleu déclare avec sérieux : « Je me rappelle ce que nous disait Claudel un soir... » Et vous : « Dirait-on pas une réunion de famille ? Or c’était au cours d’une conférence. »

     Un paragraphe vous suffit pour délivrer son certificat de bêtise mondaine à cette Mme Oscar qui « pour animer ses réceptions, dispense son enthousiasme à propos de trois fois rien. — « Comment s’appelle votre petite fille ? demande-t-elle à un vieux général. — Marianne. — Marianne ! C’est merveilleux ! Et quel âge a-t-elle ? — Deux ans. — C’est le plus bel âge ! Je suis sûre qu’elle est la première de sa classe ! » Nous lui avons entendu dire autre chose, mais nous avons tous entendu cette femme-la un jour ou un autre ! C’est elle sans doute qui vous a inspiré cette réflexion : « Qui n’a pas au moins une fois dans sa vie, rencontré une femme du monde, cet homme-là ne sait rien, ne comprend rien, est plus ignorant que le berger des Alpes. Avec elle un nouvel horizon apparaît, une terre inconnue où l’irrationnel devient rationnel, l’impossible vraisemblable et l’invraisemblable possible. »

     Jules Renard eût aimé cette notation sur un convive : « Il mangeait son poisson avec cet air de lapin que donne la crainte des arêtes », et aussi cette image des cygnes à qui l’on jette du pain et « qui tendent le cou comme des robinets de Grand Hôtel. »

     Ce portrait-éclair d’un type de lectrice eût enchanté Flaubert autant par la justesse du trait que par le rythme de la phrase : « Elle lisait " pour l’histoire " dévorait trois volumes par jour et grâce à ce régime, vivait dans un ahurissement perpétuel où elle confondait ses neveux avec Rastignac et son frère avec Karénine. »

     Ennemi acharné du mensonge, vous ne laissez à aucun personnage le droit de nous duper et, sans indulgence, vous le ramenez à la vérité. « Malcar trouvait élégant de dire que sa femme avait été enlevée par un baron balte. » En fait elle était partie avec un suédois. Il ajoutait : « Je l’avais déçue. Elle m’a laissé une lettre navrante. » Et vous, implacable : « Elle avait simplement écrit au savon sur le grand miroir de la salle de bain : « Je n’aime pas les menteurs. Adieu. »

     Quant au travail dans les Ministères, votre Magis a son point de vue : « Le travail... Je ne dis pas qu’il ne sert à rien, non, non il sert, mais au moins on ne voit pas à quoi. Ça rassure. Pas de responsabilités. »

     J’ai évoqué La Brige à propos de Magis. Celui-ci n’a pas la combativité de celui-là. Mais vous, vous l’avez ! J’en veux pour preuve cette scène de « L’Homme en question » entre un contribuable et un Inspecteur des Contributions, scène dans la meilleure veine de Courteline :

     LUI. — D’abord, monsieur l'Inspecteur, une question : en votre personne ai-je affaire à un représentant de l’ordre établi ou à un dangereux agent subversif ?

     L’INSPECTEUR. — Monsieur Jaume, je vous savais contribuable. Je ne vous savais pas humoriste.

     LUI. — Vous acceptez la société actuelle et les principes sur lesquels elle est fondée ?

     L’INSPECTEUR. — Je les révère, Monsieur Jaume.

     LUI. — Bon. Monsieur l’Inspecteur, aux termes d’un avertissement que m’a adressé l’Administration... Je dois vous verser, cette année, des impôts qui représentent, Monsieur, dix-sept pour cent de mon revenu.

     L’INSPECTEUR. — Ah, monsieur, je peux vous assurer qu’ils ont été calculés au plus juste.

     LUI. — Je n’en doute pas. Mais, jusqu’ici, je payais douze pour cent.

     L’INSPECTEUR. — J’entends bien. L’an dernier, vous avez gagné davantage.

     LUI. — Et pourquoi ai-je gagné davantage ?

     L’INSPECTEUR. — Cela figure dans votre dossier. Parce que vous avez été l’objet d’une promotion. Flatteuse, d’ailleurs. Et dont je vous félicite.

     LUI. — Dont vous me félicitez ?

     L’INSPECTEUR. — Parfaitement. Connaissant monsieur Blaton-Roux, je suis sûr que cette promotion est due à votre zèle, à votre probité, à votre intelligence.

     LUI. — En somme, vous voulez dire que, par le truchement de Monsieur Blaton-Roux, c’est la société elle-même, votre société, qui m’a récompensé ?

     L’INSPECTEUR. — Vous avez saisi là, monsieur, l’exact sel de mon propos.

     LUI. — Alors, monsieur l’Inspecteur, pourriez-vous m’expliquer par quelle étrange aberration cette société qui, d’une main me récompense, de l’autre me punit.

     L’INSPECTEUR. — Où avez-vous cherché qu’elle vous punit ?

     LUI. — Ah, monsieur l’Inspecteur, quand brusquement on taxe à dix-sept pour cent quelqu’un que jusque-là on taxait à douze, comment voulez-vous que j’appelle ça ? Je suis puni, c’est tout. Et de quoi ? Ai-je commis un crime ? À l’instant même, vous venez de me féliciter. Comment ! Voilà une société qui vient me dire que, de la grande Révolution française, elle a hérité le principe que les hommes devaient être jugés, non sur leur naissance, mais sur leur mérite ; une société qui vient me soutenir qu’elle est bien faite et que ses salaires et traitements sont calculés en fonction de ce même mérite et à peine ce mérite est-il reconnu, paf, on me tombe dessus, on me dresse contravention, on me met à l’amende !

     L’INSPECTEUR. — Puisque vous gagnez plus.

     LUI. —   Ah, pardon ! Pardon ! Déjà, si vous me laissiez à douze pour cent, gagnant plus, je paierais plus. Ce point n’aura pas échappé à votre perspicacité. Mais cela ne suffit pas, On me fait passer à dix-sept. On y ajoute une vexation. Un châtiment, il n’y a pas d’autre mot. Pourquoi pas le fouet, la schlague, le martinet ? Ah, monsieur l’Inspecteur, je n’avais pas tort de pressentir qu’en entrant ici, je pénétrais dans l’antre même de la subversion.

     L’INSPECTEUR. — Moi ?

     LUI. — Comment ! Vous minez l’idée de mérite. C’est la subversion même. Vous minez l’idée de promotion, d’avancement. Sans quoi votre société n’existe plus. La vôtre, monsieur l’Inspecteur. Celle que vous prétendez révérer...

     L’INSPECTEUR. — Monsieur Jaume ! Monsieur Jaume ! Je dois bien prendre l’argent où il est.

     LUI. — En effet. Bravo. C’est tout le principe du hold-up.

     L’INSPECTEUR. — Enfin, réfléchissez.

     LUI. — Je ne fais que ça.

     L’INSPECTEUR. — Si je taxais les petits salaires autant que les gros — et, remarquez, j’aimerais : ce sont les plus nombreux — mais, monsieur, ce serait l’émeute.

     LUI. — Que dois-je penser d’un système dont vous m’avouez vous-même que, pour qu’il soit tolérable, il faut l’appliquer à l’envers ?

     L’INSPECTEUR. — À l’envers ?

     LUI. — Ah, monsieur, si vraiment les traitements et salaires correspondaient aux mérites, l’impôt devrait être dégressif.

     L’INSPECTEUR. — Mais il l’est, monsieur !

     LUI. — Dans le sens inverse, monsieur !

     L’INSPECTEUR. — Vous rêvez.

     LUI. — Je rêve, en effet. Je rêve d’un monde qui oserait aller jusqu’au bout de sa logique et dont l’absurdité apparaîtrait dans tout son éclat. Ou alors, dites-le vous-même, que tout cela n’est pas vrai, que les traitements et salaires, c’est au hasard, au petit bonheur et que vous êtes l’ange exterminateur venu là pour en corriger l’injustice.

     L’INSPECTEUR. — Si vous croyez que c’est comme ça que vous allez obtenir votre réduction !

     A travers romans et pièces, insistant ici, et là courant la poste, j’ai cherché votre pensée, vos lignes de force et tâché de trouver la marque de votre talent. J’ai abouti à l’humour et au comique, tant il est vrai que depuis Molière il n’est rien de sérieux ni de grave qui ne puisse faire rire. Vous nous l’avez admirablement montré en étudiant l’œuvre de Marcel Achard. Mais si le paradoxe amène chez vous, au cynisme souriant de Madame Princesse ou au massacre sans quartier de l’« Étouffe-chrétien », votre image serait incomplète si l’on n’en gardait que ces traits. C’est sous votre plume aussi que j’ai trouvé ces lignes, les plus belles qu’un fils puisse écrire sur sa mère.

     « Ce caractère maladroit et fermé qui est resté le mien, cet effort que je dois faire pour parler de moi et qui est déjà si contraire à ma nature, je ne saurais le pousser jusqu’à parler de ma mère. Peut-être parce qu’il s’agit de quelqu’un qui est moi plus encore que moi-même, enfouie plus profondément encore en moi et plus secrète. Elle est là pourtant. Elle n’a pas cessé d’être là. Vingt ans après sa mort (et survenue dans un temps où la fureur des hommes devait m’empêcher d’accourir auprès d’elle) c’est sous son regard que je vis. Tout ce que je fais, tout ce que j’écris, je lève les yeux vers elle et c’est seulement si elle sourit que je continue. Un jour est venu où tu m’as quitté et où avec toi, quelque chose a disparu pour toujours. Il ne me reste que cette blessure qui porte ton nom. Et du fond de ma nuit, c’est vers toi que je crie, Marie, ô ma maman sauvage. »

     Je l’ai dit en commençant : vous avez le cœur tendre. Et c’est de ses propres élans dont vous avez le plus peur. Votre œuvre est pourtant riche des élans du cœur. Mais vous savez trop que si l’on peut trouver sa vérité dans l’amour, on y trouvera aussi la solitude. Désert de l’amour, désert de la liberté, désert de la vérité, honte du système et malheur pour celui qui se laisse prendre dans son œuf, injustice triomphant dans les temples de la justice, voilà les sources de votre désespoir : vous ne pouviez être qu’un auteur comique. Un de vos personnages ne dit-il pas : « Le désespoir c’est ce qu’il y a de plus salubre au monde. » J’ajouterai : avec le théâtre comique.

     Onze romans ou recueils de nouvelles, onze pièces... Cela ne vous suffisait pas : il vous fallait bien occuper vos loisirs ! Vous avez donc écrit parallèlement 200 pages sur Casanova et 680 sur le monde de Balzac. Je puis passer assez vite sur le premier qui vous a intéressé en tant qu’escroc et aventurier. Ce sont là des personnages qui vous fascinent parce que marginaux à une société et jouant avec elle au jeu du plus malin et du plus fort. En outre, ce qui vous plaisait à éclairer dans le chevalier de Seingalt c’était l’anti-Don Juan, l’homme aussi célèbre que Don Juan par ses bonnes fortunes, mais chez qui toute pensée métaphysique était absente, chez qui en outre la séduction n’était que le jeu d’un moment et des circonstances, mais jamais cette passion quasi-maladive de la conquête et surtout de la conquête d’une âme. À Casanova, celle d’un corps suffisait amplement. Il ne cherchait pas l’amour, il butinait. Le chant profond lui était étranger, la canzonetta lui suffisait. Casanova et Don Juan, c’est toute la différence entre l’Italie et l’Espagne, entre la mandoline et la guitare.

     Mais votre ouvrage sur Balzac, comment ne pas le saluer ? Il représente une étude unique, car ce n’est pas une biographie de Balzac que vous avez écrite — dix autres l’ont fait — c’est une biographie des personnages de la Comédie Humaine. Comme ils sont 2 500 environ, vous n’avez quand même pas pu vous occuper de tous, mais on reste confondu par la connaissance que vous avez de ceux qui vous ont retenu. On se demande quelle mémoire vertigineuse ou quel système électronique vous a permis de suivre les 500 et quelques d’entre eux qui vont et viennent à travers l’œuvre immense de Balzac et dont certains réapparaissent respectivement dans 31, 29, 27 et 25 romans. Balzac est votre Dieu, car il est le romancier le plus riche en héros affamés de puissance, comme votre Caterina, comme tant de vos propres personnages. À ceux que vous appelez les Lions : Rubempré, Rastignac, Montriveau, Maxime de Trailles, Olivier de Camps, on sent que vous accordez toute votre sympathie, ainsi d’ailleurs qu’aux lions « écrasés » : Victurnien d’Esgrignon, Paul de Mannerville, Godefroid de Beaudenord et autres. Vous avez à vous seul composé un énorme dictionnaire-Balzac ; aucun balzacien de cœur ne peut ignorer cet ouvrage capital ni oublier de vous en remercier.

     Le mot dictionnaire vous a fait dresser l’oreille car il n’est peut-être pas absolument juste mais il me permet la bonne transition que je n’avais pas trouvée tout à l’heure, vous vous en souvenez, dans un texte latin. Je ne sais, Monsieur, si vous pensiez depuis longtemps à l’Académie Française mais en 1964 vous avez mis en scène dans La preuve par quatre, un académicien. Dans vos notes sur vos personnages, vous précisez quant à celui-ci : « on se gardera d’en faire une composition classique de l’académicien octogénaire. Au contraire, c’est l’académicien de choc, portant beau. » Il n’avait pas échappé à votre œil d’aigle que la composition de l’académicien sénile est une vieille lune et que depuis longtemps les académiciens sont tous très beaux. Vous-même, depuis que vous êtes des nôtres, vous ne vous en êtes peut-être pas aperçu : vous êtes devenu très beau ! Ce que vous allez découvrir, c’est que dans notre Compagnie, s’il y a quelques octogénaires — tous très beaux également — ils ne sont pas — mais pas du tout classiques, je veux dire : gâteux — ; je ne vous conseille pas de vous y frotter ; ils ont la dent aussi dure que la langue aiguisée, je veux dire qu’ils ont l’esprit sain. Mais venons-en au vôtre (non pas à votre esprit, j’en ai assez parlé !) — à votre académicien. Vous luifaites recevoir une leçon, donnée par un de ses amis : « Est-ce à moi de vous rappeler, mon cher maître, que si on a pris la peine d’inventer des mots, c’est qu’il y avait chaque fois quelque chose à mettre dessous ? »

     Cette forte pensée que vous faites suggérer à un académicien de choc, je veux croire que c’est la vôtre et que vous avez par conséquent sur le vocabulaire et le sens caché des mots, des idées précises et précieuses. Vous nous l’avez d’ailleurs dit tout à l’heure, en d’autres termes. C’est pourquoi dès jeudi prochain nous vous attendrons et nous serons heureux de travailler avec vous au Dictionnaire.

     Vous occupez parmi nous le fauteuil de Marcel Achard. Vous avez remarqué que l’on avait tout dit sur la gentillesse d’Achard et sur la qualité de son amitié. C’est vrai. On peut encore préciser ceci, que vous avez d’ailleurs indiqué : lorsqu’il dit à sa femme après le triomphe de Jean de la lune : « Maintenant je n’ai plus qu’à écrire une pièce sur la haine », il ne savait pas — tant la haine lui était étrangère — que cette comédie sur la haine — Patate — se terminerait malgré lui, dans l’amitié. Car Patate prouve en fin de compte, que vingt ans de haine ne valent pas une heure d’affection. C’est une morale bien achardienne en même temps qu’un des plus jolis exemples de l’impossibilité où se trouve la nature à se trahir elle-même. Cette amitié rayonnante chez Marcel Achard, cette indulgence et cette sympathie, nous les avons éprouvées, vous et moi, qui étions ses cadets. Jamais l’idée ne lui vint de nous considérer — auteurs comiques tous les deux — comme des concurrents. Au contraire, il fit de nous ses amis et je l’entends encore me dire au lendemain de L’Œuf et dans une explosion de joie : « On en tient un nouveau ! Un vrai ! » Pour lui le triomphe d’un nouvel auteur comique n’était pas une menace, mais un bonheur, car ainsi que vos personnages, c’était dans sa passion essentielle que Marcel Achard trouvait sa vérité et cette passion, ce fût le théâtre. Voilà pourquoi son amitié était vraie pour tous ceux qui servaient le Théâtre ou qui seulement l’aimaient.

     J’étais assis à côté de Marcel Achard la dernière fois qu’il est venu en séance de Dictionnaire. Je veux espérer que vous prendrez la place qu’il occupait ce jour-là. Je crois qu’il eût aimé nous savoir — nous, ses cadets, ses admirateurs, ses amis — tous deux côte à côte et pensant à lui chaleureusement. Et là, vous vous apercevrez que, contrairement à ce qui est une « rumeur du système », contrairement aussi au Ministère de Magis, à l’Académie Française, on travaille, monsieur ! on travaille énormément, — une heure par semaine.