Discours pour l’inauguration de l’exposition « Hommage à Maurice Genevoix » à Orléans

Le 14 juin 1986

Maurice DRUON

Dans les années soixante-dix, les Français de tous âges qui regardaient la télévision devinrent familiers d’un écrivain de quatre-vingts ans qui effaçait les professionnels de l’écran, un personnage qui unissait intelligence et simplicité, malice et tendresse, humour et profondeur, charme et franchise, et qui employait la meilleure langue qui fût jamais transmise par les ondes pour nous parler de la terre et de la guerre, des bêtes et des plantes, des hommes et des livres, évoquant les plus vieux souvenirs avec la plus grande jeunesse d’esprit.

Il offrait l’expression quintessenciée des meilleures qualités de notre peuple, et, par là, en quelques émissions, mais qui étaient la synthèse d’une vie de pensée, de labeur et de courage, il devint comme le frère aîné de tous les Français.

C’est à lui qu’Orléans consacre l’exposition que nous avons le privilège d’inaugurer.

Maurice Genevoix était d’ici, je veux dire de ce terroir ligérien au cœur du pays. Il appartenait à l’Orléanais par ses ancêtres, par sa famille et sa naissance, par ses études, par ses travaux, par son existence tout entière.

Point n’est besoin de vous décrire ce que vous allez voir dans cette chapelle médiévale, laquelle n’est pas, ce matin, complètement hors de sa vocation initiale, car c’est un acte sacré que d’honorer l’homme, ses labeurs, ses souffrances, ses espérances, ses grandeurs, à travers le souvenir d’un homme qui a honoré la condition humaine.

Genevoix est né dans une île, au milieu de la Loire ; il fut écolier à Châteauneuf, sur Loire ; il porta l’uniforme à boutons dorés des collégiens d’antan à Orléans, que traverse la Loire. Ses vacances de normalien, les relevailles de ses terribles blessures de guerre, l’écriture de ses œuvres, tout, toujours, l’a ramené vers la Loire. Le bonheur aussi.

La Loire baigne le jardin de la maison des Vernelles, à Saint-Denis-de-l’Hôtel, où Maurice Genevoix a passé les années les plus fécondes, les plus actives, pour toute la part du temps que lui laissaient ses charges, ses voyages et sa célébrité parisienne. Là il retrouvait les communes mesures ; là il se remettait au rythme des saisons ; là il pouvait nourrir son esprit de l’attentive contemplation de toutes choses vivantes, l’aile irisée d’un insecte, la bulle qui trahit le poisson, l’œil de l’oiseau, brillant, minuscule et perçant comme l’épingle ; là il respirait le frais parfum des labours ; là il pouvait s’adonner à la joie paternelle, à la menotte nichée au creux de sa paume, en parcourant « le jardin sans murs » ; là il pouvait se vouer à son étonnant amour de la vie.

En évoquant cette demeure, je me tourne vers Madame Maurice Genevoix, pour qui ce jour est particulièrement émouvant, parce que je veux lui dire très simplement que, sans elle, l’œuvre et la vie de Maurice Genevoix n’auraient pas été l’une si ample et l’autre si parfaite, lui dire aussi que Maurice le savait et le montrait ; lui dire enfin que tous ceux qui furent accueillis en cette maison, douce, intelligente, chaleureuse, ne pourront plus jamais regarder un horizon de Loire, ponctué de clochers effilés, sans voir aussi Maurice et Suzanne Genevoix souriant au soir sur le seuil des Vernelles.

 

Mesdames et Messieurs,

Orléans a reçu vocation historique à être de siècle en siècle symbole national. C’est son destin. Elle a vu un général romain, Aetius, y rassembler tous les peuples de la Gaule, y compris les Francs de Mérovée, pour arrêter, première victoire d’une première résistance, l’invasion des armées d’Attila. Elle a vu Jeanne d’Arc y livrer le premier combat d’une autre libération. Elle est la patrie de Péguy, tombé avant la bataille de la Marne et dont elle conserve le double souvenir et de poète et de héros. Elle célèbre aujourd’hui Maurice Genevoix, dont le nom est indissociable de celui de Verdun.

Puisse l’actuelle jeunesse de France, qui deviendra fatalement sa vieillesse, n’avoir pas, durant sa maturité, à apprendre, dans l’horreur des hécatombes, la tragédie de l’oppression ou le déchirement de l’exil, la signification profonde, charnelle et spirituelle à la fois, des mots de patrie et de nation.

Puisse-t-elle avoir saisi que la nation, que la patrie, sont des réalités vivantes qu’il faut aimer et défendre avant qu’elles ne soient menacées ou atteintes ; puisse-t-elle sentir, savoir et comprendre que la nation est la condition de la liberté de l’homme, et la patrie la condition de sa dignité.

Les témoignages réunis ici avec intelligence et présentés avec art ne sont pas seulement destinés à faire revivre, aux plus âgés d’entre nous, le passé qu’ils ont vécu. Cette exposition n’a pas été conçue pour bercer des nostalgies. Ceux qui l’ont décidée et préparée ont pensé beaucoup plus aux écoliers, aux lycéens, aux étudiants, et à leurs maures, qui au long des semaines prochaines viendront à y passer.

J’aimerais penser que, d’ogive en ogive et de vitrine en vitrine, ils vont, de façon consciente ou inconsciente, parfois fortuite, cueillir, happer ce qui peut charger de sens et de vérité quelques mots essentiels, porteurs d’essentielles valeurs.

C’est un mot terrible que celui de sacrifice : ce qu’il suppose, Genevoix l’a consenti. C’est un noble mot que celui de travail : ce qu’il exprime, Genevoix l’a illustré. C’est un mot magnifique que celui d’amitié : ce qu’il contient, Genevoix l’a répandu généreusement. C’est un mot superbe que celui de talent : ce qu’il désigne, Genevoix l’a possédé. C’est un mot rare que celui de gloire : ce qu’il signifie, Genevoix l’a mérité.

L’Académie française est la gardienne des mots, la gardienne donc des valeurs dont la langue est le véhicule à travers l’Histoire et à travers le monde. Elle est l’incarnation de la continuité française. Pendant quinze ans, Maurice Genevoix en fut le guide, mettant à la servir toute l’ardeur

qu’il avait conservée de sa jeunesse et toute la sagesse, toute l’indulgence aussi, que l’expérience lui avait acquises.

« Le style est l’homme même », écrivit un autre amoureux de la nature et du langage dont on cite à l’envi la formule mais dont on ne se rappelle pas toujours qu’il s’appelait Buffon. Eh bien ! que l’on relise Maurice Genevoix ; qu’on lise et qu’on relise les œuvres de ce sculpteur de mots. Style épique, douloureux et vrai, dans Ceux de 14 ; style familier, savoureux et vrai, dans Raboliot, La Boîte â pêche et vingt ouvrages inspirés par son terroir natal ; style descriptif, incisif, soyeux et vrai, dans les superbes Bestiaires ; style limpide comme l’eau, et comme elle reflétant le ciel et le temps, dans Trente mille jours.

Laissez que, par ma voix, la famille académique félicite et remercie Orléans, sa municipalité, ses services, ses autorités universitaires, et les grandes institutions nationales, Bibliothèque, Archives, Armée, dont elle s’est assuré le savoir et la compétence, d’avoir voulu présenter, dans cet hommage à Maurice Genevoix, une certaine image de l’homme de France, au XXe siècle.