Pour le Centenaire de Valery Larbaud. Discours du Secrétaire perpétuel

Le 17 décembre 1981

Jean MISTLER

SÉANCE PUBLIQUE ANNUELLE
tenue le jeudi 17 décembre 1981

Pour le Centenaire de Valery LARBAUD

PAR

M. Jean MISTLER
Secrétaire perpétuel

 

 

Dans un pays comme la France, dont l’unité a été forgée depuis plusieurs siècles, et dans ce palais, édifié par Mazarin pour commémorer l’entrée dans la communauté nationale de l’Alsace, de l’Artois, du Roussillon et d’un territoire transalpin qui ne devait point y rester longtemps, nous ne saurions parler de régionalisme, sinon pour marquer à quel point les éléments dont l’assemblage a formé notre patrie acceptent que leur originalité se fonde dans le tout national. Les écrivains venus des provinces éloignées de la capitale, la Bretagne comme la Provence, la Savoie comme le Languedoc, en faisant hommage de leur talent à notre langue, savent bien qu’ils reçoivent d’elle beaucoup plus qu’ils ne lui ont donné, mais le cas de ceux qui sont nés au cœur du domaine français est assez différent : tout ce que Giraudoux, né à Bellac, ou Larbaud, né à Vichy, pouvaient discuter entre eux, c’était de savoir si la Haute-Vienne ou l’Allier était le département le plus proche du centre de la France ! En effet, notre hexagone est trop irrégulier pour qu’un point puisse s’imposer sans conteste comme équidistant de toutes nos frontières, et j’ai assisté une ou deux fois à leurs amicales et vaines controverses...

Nous n’en retiendrons qu’une idée : ces deux écrivains sont nés près de cette ville de Bourges qui, aux jours les plus noirs de notre histoire, fut tout ce qui restait de son royaume au pauvre Charles VII, mais, l’un et l’autre, si attachés qu’ils fussent à leur province natale, par laquelle ils étaient Français à la seconde puissance, ils furent de grands voyageurs, et tous les deux, ils ont été passionnés des civilisations et des littératures étrangères : nous célébrons cette année le centenaire de la naissance de Valery Larbaud, l’an prochain, ce sera celui de Jean Giraudoux. Ils auraient dû siéger à l’Académie — ni l’un ni l’autre ne s’y est présenté, la maladie ne l’a point permis au premier, la mort en a empêché le second. L’hommage que nous rendons aujourd’hui à Larbaud, celui que j’espère rendre, en 1982, à Giraudoux, seront, au-delà de l’affection d’un cadet dont ils encouragèrent les débuts, l’expression de l’admiration profonde d’une Compagnie à laquelle on peut reprocher à juste titre certaines omissions ou certaines erreurs, mais qui, pour ces deux grands écrivains, n’a point à plaider coupable.

Quand elle ne se refuse pas, craintivement, frileusement, pourrait-on dire, aux influences étrangères, la France devient leur carrefour privilégié. Et nous trouverons, chez Larbaud comme chez Giraudoux, un esprit réceptif à tous les souffles venus du dehors. Chez l’auteur de Bella, le vent dominant a été celui qui vient de Germania, la sœur ennemie : Giraudoux a préparé l’agrégation d’allemand, il a fait, à Berlin et à Munich, de longs séjours, dont nous trouverons partout dans son œuvre les traces — ensuite, sont venues les influences de l’Angleterre et des États-Unis, mais, plus tardives, elles sont moins profondes et tiennent sans doute davantage à la mode. Chez Larbaud, au contraire, l’influence de l’Allemagne reste à fleur de peau : certes, il a passé un mois à Berlin, quand il avait vingt ans, et, en 1901, il a voyagé pour la première fois avec l’Harmonika Zug. Ce n’était pas, comme le croyait un de mes amis, un train de luxe où jouait un orchestre tzigane, le mot Harmonika désignait simplement les soufflets, pareils à un accordéon, reliant entre elles les voitures des grands express, et, trente ans après ce premier voyage, Larbaud n’avait pas oublié les œufs brouillés aux escarbilles qu’on lui avait servis au wagon-restaurant...

Mais ce n’est point seulement par le Baedeker et par les dépliants des agences qu’un jeune homme apprend à connaître les pays étrangers, c’est bien davantage par les jeunes filles et par les femmes. Pour Valery Larbaud, cette image d’époque d’une Allemagne qui hésite entre l’hiver et le printemps, avec « son petit museau froid sous la voilette », ne cherchons pas trop à la préciser. La danseuse danoise Inga, rencontrée à Vichy et rejointe à Toulouse, où elle était engagée pour une saison au Capitole, cette Inga qu’il a retrouvée ensuite à Mannheim, puis accompagnée à Hambourg, à Copenhague, à Elseneur, c’est le type même de ces amours internationales par lesquelles on voudrait aller au-delà des trains et des gares, au-delà de ces hôtels où, le matin, on ne sait pas trop dans quel pays on se réveille, et, quand le garçon, apportant le plateau du petit déjeuner, frappe à la porte, on hésite un instant à lui répondre Herein !, Come in ! ou Adelante ! Amours qui s’achèvent à la fin des grandes vacances, sur un espoir de retour, ou que viennent trancher brutalement les guerres, mais qui laissent toujours un goût de fruit défendu sur nos lèvres.

Au soir de sa vie, Larbaud réalisera l’union dans l’apaisement, non pas avec une Allemande, mais avec une Italienne. Cependant, l’influence de l’étranger sur lui ne tient pas tout entière dans les deux vents, celui qui souffle de la mer et de l’Angleterre, celui qui vient des plaines continentales et de l’Europe. À l’Ouest comme à l’Est, ses voyages l’ont conduit en Amérique d’un côté, en Turquie et en Russie de l’autre. Au Nord, il est allé jusqu’à la Suède, au Sud, jusqu’au talon de la botte italienne, en Espagne, au Portugal et en Afrique du Nord. Ainsi, il n’a pas été seulement un des premiers écrivains de sa génération à partir pour de grands dépaysements, il est sans doute celui que ses départs ont mené le plus loin. À dix-sept ans déjà, sa mère lui fait faire un tour d’Europe, sous la conduite de ce M. Voldoire, employé de confiance à la Source Saint-Yorre, qui revivra dans Barnabooth sous les traits de M. Cartuyvels. Portrait extraordinaire de vraisemblance, et probablement de vérité, que ce mentor, fondé de pouvoirs de la sévère Mme Veuve Larbaud : il surveille le jeune millionnaire, mais ferme volontiers les yeux de temps en temps sur une frasque, car il n’ignore point que la meilleure manière de savoir ce qu’il pense, c’est encore de lui faire confiance !

« J’ai, écrira un jour Valery Larbaud, des souvenirs de villes comme on a des souvenirs d’amour » ! Mais l’adverbe comme risque ici de nous induire en erreur. Les souvenirs de villes sont effectivement pour lui des souvenirs d’amour. Un jeune homme, dès qu’il voyage seul, cherche l’amour, sous des aspects toujours nouveaux, dans les villes où il passe. Ces amours, à qui la différence des langues prête un aspect inattendu et auxquels la perspective du prochain départ donne, dès le premier jour, l’avant-goût d’amertume de la séparation, ces amours font naître chez Larbaud, chez Giraudoux, chez Morand, chez d’autres encore, cette musique dans les tons mineurs, que leur génération et, un peu plus tard, la mienne, ont préférée aux grandes orgues romantiques et à l’accordéon des guinguettes banlieusardes si chères au naturalisme.

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On trouve souvent, même chez les hommes qui mènent la vie la plus bourgeoise, certains traits d’originalité, certains détails inattendus, qui sont la providence des biographes. Thomas de Quincey, par exemple, a tiré un merveilleux parti des étrangetés de Kant, telles que ses contemporains les ont relatées. Dans la vie de Larbaud, il n’y a rien de comparable aux manies du philosophe de Königsberg, sauf peut-être le goût, assez rare chez les adultes, qu’il avait pour les soldats de plomb.

Il les a collectionnés pendant des années, il en avait constitué des régiments entiers et, à la Bibliothèque de Vichy, on en conserve encore plusieurs milliers. L’été dernier, j’ai ouvert trois ou quatre des boîtes, méthodiquement étiquetées, qui les contiennent, car j’étais curieux de voir l’infanterie russe de 1812, avec ses pantalons blancs, les horse-guards aux chevaux piaffants, les uhlans en défilé, avec leur dolman bleu et leur culotte rouge, et — pourquoi pas ? — la musique suisse en 1862.

Cette liste évoque plutôt les parades et les revues que les combats, mais Larbaud nous en a bien prévenus. « Le collectionneur, écrivait-il en 1913 dans les Cahiers d’Aujourd’hui, a toujours été pacifique. Il essuie ses soldats avec les brosses les plus douces, celles qu’emploient les femmes pour enlever la poudre de leurs joues. S’il lui arrive de représenter des batailles avec ses pièces, c’est pour jouir de la vue des couleurs. » Aussi, après la Première Guerre mondiale, l’écrivain, se plaçant à ce point de vue purement esthétique, déplorait-il le bleu horizon français, le feldgrau allemand, le kaki britannique, toutes ces teintes neutres destinées à se fondre dans le paysage, au lieu de rutiler sous le soleil du Bon Dieu !

Cependant, Larbaud, généralissime de cette armée de Lilliput, a raconté un jour devant moi qu’il était obligé parfois de s’occuper du problème de l’avancement. Alors, il emportait une ou deux douzaines de ses figurines de plomb au Luxembourg ou au square Montholon, et il les perdait, volontairement, sous un banc ou dans une pelouse. Une ou deux semaines plus tard, il repassait par là, et, s’il retrouvait deux ou trois de ses soldats, plus ou moins éclopés, il les citait à l’ordre du jour et leur donnait du galon après cette campagne !

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C’est aux Amis des Livres, la librairie d’Adrienne Monnier, 7, rue de l’Odéon, que Larbaud tenait ses assises parisiennes. Adrienne Monnier, une grande femme pâle et lente, dans sa robe grise de moniale franciscaine, gérait la plus belle et la plus riche bibliothèque de prêt de Paris : vingt-cinq ou trente mille volumes s’alignaient dans l’arrière-boutique, dans les corridors, et, je crois, même dans la cave ! On voyait souvent chez elle, vivant contraste, une Anglaise, Sylvia Beach, petite, maigre, noiraude, toujours en mouvement, qui tenait, presque en face des Amis des Livres, au numéro 12 de la même rue, la librairie Shakespeare et Compagnie, émigrée, après la mort de Sylvia, sur le quai de la Seine, en face de Notre-Dame...

Adrienne Monnier éditait une revue, nommée Intentions, fondée 14, rue de Rome, par Pierre-André May. Intentions consacra son cahier de novembre 1922 à un hommage à Larbaud. J’ai feuilleté, à la Bibliothèque de Vichy, un exemplaire de ce numéro spécial, où Larbaud, de sa grosse écriture ronde, avait noté son appréciation sur chacun des écrivains qui y avaient collaboré en son honneur. À ma grande surprise, j’ai constaté qu’après coup il avait raturé soigneusement et rendu illisibles plusieurs lignes de ses jugements sur ceux qui l’avaient jugé.

André Doderet, par exemple, son ancien condisciple à Sainte-Barbe-des-Champs, avait envoyé un hommage intitulé « En relisant les Enfantines ». Voici la note que Larbaud a inscrite à côté de son nom :

« Vu deux ou trois fois. Ancien camarade de Sainte-Barbe. Ne me le rappelais pas. Sympathique. Un homme bien élevé, et assez d’esprit. »

En marge de la contribution de Charles Du Bos, Larbaud a noté :

« Très bien, de la finesse »,

mais il a coupé le reste, d’un coup de ciseaux.

Après l’article où Léon-Paul Fargue évoquait leur voyage de 1911, en auto, à Saint-Pourçain-sur-Sioule, Larbaud écrit :

Léon-Paul Fargue

Vrai et grand poète

(suivent deux lignes soigneusement biffées)

Je l’admire et je l’estime

(ici, encore quatre lignes biffées)

En guise d’hommage, Jules Romains a communiqué une Lettre du professeur Yves Le Trouhadec. Voici l’annotation de Larbaud :

Très bien et très sûr

(Ici, deux lignes raturées)
Beaucoup d’estime pour lui.

Quelques pages plus loin, nous lisons un poème, signé de trois étoiles, et Larbaud a écrit en marge :

Saint-Léger Léger. Tout à fait bien.

Le texte envoyé par Paul Morand échappe à la banalité habituelle du genre. « Pour un raffiné, écrivait l’auteur d’Ouvert la nuit, Larbaud est un raffiné. Plus il se cultive et plus nous poussons » ! Et Valéry a ajouté : « P.M. Très bien. Un vrai ami avec qui j’aimerais causer plus souvent. »

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Dans son Journal, passablement autobiographique, de A. O. Barnabooth, Larbaud présente son héros comme un milliardaire à la Rockefeller ou à la Carnegie : il n’évalue pas sa fortune en capital, mais il donne le chiffre, énorme, de ses revenus annuels, à savoir dix millions quatre cent quatre-vingt mille livres sterling — deux cents cinquante millions de francs-or ! Cela suppose un capital d’environ cinq milliards. Mais faut-il faire entrer l’arithmétique dans une fiction qui part de la réalité mais s’en évade aussitôt, comme les contes de fées, avec leurs trésors inépuisables et leur baguette magique ? C’est de là, en tout cas, qu’est née la légende de Larbaud milliardaire, car le public a toujours tendance à confondre un auteur avec ses personnages.

En fait, il était riche, mais bien loin de posséder mille millions Nous ne pouvons guère entrer dans le détail de sa fortune, dont la partie mobilière nous échappe, mais nous relevons, à l’actif, trois propriétés importantes : les trois cents hectares de Valbois, qui venaient de sa lignée maternelle, la grande villa de Vichy, avec son vaste parc au cœur de la ville, et le domaine de Saint-Yorre, en fait, l’élément productif de cette richesse était représenté par la source thermale que le père de Valery, le pharmacien Nicolas Larbaud, avait acquise à l’époque où elle était exploitée d’une manière artisanale, et qu’il avait lancée industriellement. Dans les annonces des Guides Joanne des années 1880, on peut voir plusieurs placards recommandant ces eaux bicarbonatées-sodiques de Saint-Yorre, « expédiées franco de port dans toute la France au prix de vingt francs la caisse de cinquante bouteilles », et ces réclames voisinent avec celles du chocolat Menier et des parfums Piver.

L’argument publicitaire principal était le suivant : « La Source Larbaud est la plus fraîche de Saint-Yorre, et, par suite, la plus gazeuse et la moins altérée par le transport. Cette eau est souveraine contre les maladies du foie, de l’estomac et des reins, le diabète, la goutte et la gravelle. » Ces annonces recommandent également des pastilles digestives et des sucres d’orge à l’eau thermale, ainsi que des sels pour le bain.

Nicolas Larbaud était l’ami d’un avocat de Moulins, François Valery Bureau des Etiveaux. À la Révolution de 1848, ce dernier, républicain militant, avait été secrétaire de la Commission administrative de l’Allier, puis commissaire du gouvernement. Au coup d’État du 2 décembre, figurant sur la liste des suspects avec la mention « très dangereux », il fut emprisonné à Moulins, puis exilé à Annecy. Après l’annexion de la Savoie par la France, il émigra à Genève, mais, lorsque Napoléon III proclama l’amnistie de 1864, il revint en Bourbonnais et s’inscrivit au barreau de Moulins. Il plaida et gagna les premiers procès que dut soutenir Nicolas Larbaud contre divers concurrents de sa source. En 1879, Larbaud épousa sa fille Isabelle, et leur unique enfant, Valery, naquit le 29 août 1881.

À la mort de son père, en 1889, le jeune Larbaud fut élevé par sa mère et fit avec elle plusieurs séjours à Paris, à l’Hôtel du Louvre, et dans diverses villes d’eaux, depuis Saint-Honoré-les-Bains, Challes et Brides, jusqu’à Uriage et Luchon. Il avait commencé ses études à l’école primaire supérieure de Vichy, l’École Carnot, dirigée par M. Ray, dont le fils, Marcel, fut son plus ancien et son meilleur camarade. Marcel Ray devait faire une carrière très brillante dans la presse.

Tout jeune, Larbaud fut interne à Fontenay-aux-Roses, à l’Institution Saint-Augustin, plus souvent nommée Sainte-Barbe-des-Champs, car c’était une filiale du vieux collège libre de la rue Valette, derrière la Bibliothèque Sainte-Geneviève. C’est cette pension qu’il devait évoquer dans Fermina Marquez.

Comme Sainte-Barbe de Paris, Sainte-Barbe-des-Champs était une maison d’éducation religieuse mais très libérale, et le pasteur Monod y venait faire des conférences pour Larbaud et pour ses camarades protestants. Cependant, Valery allait souvent à la chapelle où l’on célébrait les offices catholiques : il était sensible à la musique des hymnes, il parle plusieurs fois de l’Ave Maria, récité en latin, et de la phrase « Priez pour nous, maintenant et à l’heure de notre mort — Nunc et in hora mortis nostrae »car il était frappé par « ce brusque rapprochement, cette ellipse formidable entre ce maintenant, si paisiblement recueilli : la fin de l’étude du soir, et l’heure de notre mort ».

L’enfant passera quatre années à Sainte-Barbe-des-Champs, depuis sa huitième jusqu’à la cinquième comprise. Le seul de ses camarades dont on ait conservé le nom était Jérôme Carcopino, le grand historien de Rome, qui siégea à l’Académie de 1955 à 1970. Parmi les autres pensionnaires, figuraient plusieurs Américains du Sud, appartenant à de riches familles et parlant espagnol entre eux. Le séjour dans cet internat fut pour le jeune Valery équivalent à un premier grand voyage, mais il est piquant d’observer que Larbaud, qui fut toujours si attiré par les pays hispano-américains et qui a tant voyagé, n’a jamais été en Amérique latine !

En 1894, un hasard, la lecture du Supplément du très parisien Gil Blas, lui fait découvrir la poésie dans les vers de Verlaine :

Les donneurs de sérénades
Et les belles écouteuses
Echangent des propos fades
Sous les ramures menteuses.

La musique de cette strophe le charme, mais un doute se mêle à son plaisir : pourquoi le poète aligne-t-il ainsi, à la suite, des rimes féminines différentes ? Est-ce inexpérience, maladresse ? Plus tard seulement, Larbaud s’apercevra que Verlaine n’ignorait pas la règle de l’alternance des rimes, mais qu’il s’en affranchissait délibérément.

En 1895, Larbaud entre en quatrième au Lycée Henri IV. Il est d’abord externe et sa mère a loué un pied-à-terre dans le quartier, pour être près de lui, mais, au bout de quelques mois, elle repart pour Saint-Yorre, et l’enfant achève l’année scolaire comme pensionnaire.

Il travaille assez bien, obtient deux accessits, et rime quelques sonnets à la Heredia. Puis il revient dans l’Allier et fait, comme externe, sa troisième à Moulins, où sa mère a un appartement. Plus tard, il sera interne à ce lycée provincial et il gardera le souvenir de camarades fort différents de ceux d’Henri IV, par exemple son voisin de dortoir, un fils de paysans bourbonnais qui, une nuit, parle en rêve et demande : « A-t-on pensé à fermer les vaches ? »

De ce séjour à Moulins date sa première plaquette de vers, les Portiques, imprimée à compte d’auteur et à une centaine d’exemplaires, chez Simon Fumoux, à Cusset. Dès cette première publication, se manifeste le goût que Larbaud conservera toute sa vie pour les tirages à part. Ils feront défiler sous nos yeux toute une gamme de papiers différents : pur fil, Arches, Condat, Vergé Lafuma-Navarre, Hollande Pannekoek ou Van Gelder, Japon Imperial, Chine ancien, etc. Ces tirages limités, destinés à une franc-maçonnerie de bibliophiles, connurent entre 1900 et 1930 une vogue extraordinaire et, dans les ventes aux enchères, les exemplaires non coupés se vendaient plus cher. Un jour que nous déjeunions avec Larbaud, Marcel Thiébaut s’étonnait de cette différence, et l’auteur de Barnabooth, philosophe, lui dit :

— Et pourquoi pas ? La virginité faisait bien prime sur les marchés d’esclaves !

Pendant ses vacances, il se retrouvait souvent à Valbois avec son ami Marcel Ray. Celui-ci entra à Normale en 1889, je l’ai bien connu plus tard à Genève, pendant les sessions d’été de la S.D.N., mais jamais Larbaud ne voulut assister à ces rencontres où la politique, les mondanités et les femmes qu’on a appelées les Précieuses de Genève, créaient une atmosphère de snobisme qu’il jugeait irrespirable.

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Autour de sa dix-huitième année, Larbaud fait plusieurs grands voyages, il va d’abord en Espagne avec sa mère, puis, en 1898, il parcourt une grande partie de la Russie, accompagné de M. Voldoire.

Plusieurs incidents s’inscriront dans la mémoire du jeune homme. Au mois d’août, par exemple, sa voiture, qu’il appelle souvent un remise, comme les dandys de Balzac, entre en collision avec un fiacre où se trouvait un couple de moujiks portant une caisse sur leurs genoux — c’était un petit cercueil contenant le corps de leur enfant mort. Le cercueil fut brisé dans le choc. Plus tard, l’écrivain rappellera cet incident dans Barnabooth : « La femme arrangea les langes et recouvrit la petite figure bleuissante et dont les traits fondaient déjà. » Tout le style de Larbaud est dans ces deux lignes, avec sa réserve, sa pudeur, son émotion sourde...

Mais une autre ville russe lui laisse des souvenirs moins macabres, c’est Kharkhov, dont il aime se rappeler l’image :

Et surtout, ah ! surtout
Kharkhov, où je sentis pour la première fois
Le soupir de vierge de la muse soulever mon sein craintif. Une ville pour moi :
Dôme d’or au sein des solitudes !

et il évoque les grandes filles slaves, qu’il compare tantôt à des colonnes, tantôt à des cyprès, « l’arbre né de la foudre ».

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Au mois d’octobre 1898, Valery redouble sa rhétorique au Lycée de Moulins. Sans beaucoup de peine, il récolte tous les prix, mais il n’obtient qu’une mention passable à la première partie du baccalauréat !

À dix-huit ans, il demande son émancipation légale : elle lui est refusée.

En octobre 1899, il entre à Louis-le-Grand, en classe de philosophie. Autant le séjour d’Henri IV lui avait été agréable, autant l’autre grand lycée de la Montagne-Sainte-Geneviève lui déplut. On peut d’ailleurs se référer à d’illustres précédents : Baudelaire s’était fait mettre à la porte de Louis-le-Grand ; et, beaucoup plus tard, détail oublié souvent par les biographes de l’ancien président de la République, Raymond Poincaré avait sauté le mur, et il rappela lui-même, à un banquet des anciens élèves, cette anecdote.

En 1900, à son tour, Valery Larbaud s’échappa un soir, mêlé au flot des externes, pour aller visiter l’Exposition Universelle. Il fut mis à la porte et résuma plus tard ainsi l’affaire : « Mon seul beau souvenir de ma carrière de lycéen, c’est d’avoir réussi à me faire renvoyer de Louis-le-Grand ». Après cet incident, il passa sans gloire, à vingt ans, son baccalauréat de philosophie, et sa mère lui offrit un voyage avec Marcel Ray aux Pays-Bas, à Berlin et à Hambourg, où il entendit, à l’Opéra, les Noces de Figaro et l’Otello de Verdi. De ce voyage date l’Ode à une blanchisseuse, qu’il n’a pas reprise en volume, mais Jean-Aubry l’a publiée dans la belle biographie dont j’avais édité, en 1949, aux Editions du Rocher, la première partie, et qu’il n’a pas eu le temps d’achever :

Ta gorge fait songer aux jeunes Républiques
Et ton corps est un dieu lourd de fatalités.

J’ai parlé, à Genève, il y a longtemps, de ce voyage, avec Marcel Ray : il se rappelait bien leur arrivée à Hambourg, au début d’octobre 1901, n’ayant plus un sou et guettant à l’hôtel, avec une inquiétude croissante, l’arrivée du facteur qui leur apporterait un mandat de Vichy, mais il n’avait gardé qu’un souvenir assez vague de la sculpturale blanchisseuse...

Un peu plus tard, Valery va à Londres avec un autre ami, Paul Colombier, héritier comme lui d’une grosse fortune, et son ancien condisciple à Moulins. Ensemble, ils s’amusent à l’hôtel avec un petit chemin de fer à vapeur, mais la lampe à alcool de la locomotive met le feu au tapis de la chambre. Un peu tardif peut-être, à vingt ans passés, ce goût pour les jouets d’enfants !

À son retour à Paris, Mme Larbaud installe son fils 2, rue de la Sorbonne, dans un petit meublé, pour préparer une licence ès lettres. Il voudrait bien obtenir, pour ses vingt-et-un ans, des comptes de tutelle, et il procède à des sommations par voie légale, mais sa mère, redoutable procédurière, ne se laisse pas faire, et tout ce qu’il lui arrachera, c’est une pension quintuplée sur les revenus de l’héritage paternel, dont le capital restera administré par son conseil judiciaire.

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Économe, Mme Larbaud n’était point avare. Elle a possédé, bien avant 1914, une automobile, et ceci, dans la version la plus luxueuse à l’époque : une conduite intérieure, qu’on appelait une limousine. Un chauffeur en livrée la conduisait, assis sur le siège avant, avec le volant à droite, et une glace le séparait de ses maîtres, qui lui passaient leurs ordres par un tube acoustique. À l’arrêt, le chauffeur descendait pour leur ouvrir la portière. En ces temps héroïques, la France exportait des automobiles dans toute l’Europe, et la Ford, qui devait envahir notre pays à partir de 1915, y était encore à peu près inconnue. Nos voitures étaient fabriquées, à la lime et au marteau, dans la région parisienne, chez le marquis de Dion ou chez Panhard et Levassor, et dans quelques villes de province, aux ateliers Léon Bollée, au Mans, ou chez Peugeot, dans le Doubs...

Ces bruyantes machines étaient assez rares sur les routes pour terrifier les chevaux qu’elles rencontraient. Cahotées sur le pavé, elles dérapaient aux tournants non relevés, elles crevaient souvent sur les clous abandonnés par les fers des attelages, et l’eau de leur radiateur bouillait sur les routes de montagne, dès que la pente atteignait neuf ou dix pour cent : leur conduite était encore un vrai sport ! Valery a raconté avec humour ces randonnées en Bourbonnais.

Après la mort de Nicolas Larbaud, sa veuve avait géré sa fortune avec un remarquable sens des affaires. Le nom des sources resta accolé à celui de son défunt mari et quand Valery fut inscrit à Henri IV comme élève, ce fut sous le double nom Larbaud-Saint-Yorre.

Le voyage que fit Mme Larbaud en Afrique du Nord, avec son fils, avait officiellement le caractère d’une tournée d’inspection des dépositaires de Saint-Yorre. Du reste, à cet âge d’or du capitalisme, où l’impôt sur le revenu n’existait même pas en projet, Mme Veuve Larbaud trouvait simplement dans cette formule des commodités comptables et des facilités bancaires.

Que restait-il à l’écrivain de sa fortune en 1925, lorsque je l’ai rencontré ? Je n’en ai aucune idée précise. Autour de lui, la légende dorée du milliardaire, ou tout au moins du multimillionnaire, avait encore cours. Cependant, à quarante ans passés, il n’avait pas encore la libre disposition des biens paternels et ne touchait qu’une pension, confortable, certes, mais bien inférieure aux revenus de l’héritage de Nicolas...

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Il y a quelque chose de paradoxal dans le cas de Larbaud : n’ayant jamais eu le souci de gagner sa vie, et disposant de loisirs à peu près illimités, il n’a publié, en dehors de quelques minces plaquettes et d’assez nombreux articles, que trois ouvrages : en 1911, un roman, Fermina Marquez, en 1913, le Journal et les Poèmes qu’il attribue à A. 0. Barnabooth, et, en 1918, un recueil de nouvelles, Enfantines, qui avaient paru dans la N.R.F. Cette œuvre, si peu étendue, et restée longtemps connue d’une toute petite élite, a de grandes chances de représenter, à côté de Proust, de Gide et de Toulet, ce que la littérature française a produit de plus original pendant le premier quart de notre siècle.

Les livres de Larbaud, en effet, ont apporté un climat nouveau, et leur influence, depuis trois générations, n’a cessé de gagner en profondeur.

Fermina Marquez, c’est le roman d’une enfance rêveuse. L’institution de Fontenay-aux-Roses, ce collège où Larbaud a passé quatre ans, a été pour lui, dans son microcosme, la révélation de ce qu’un grand écrivain, Henry Daguerches, injustement oublié aujourd’hui, allait appeler Monde, vaste Monde.

Je suis retourné à Fontenay-aux-Roses et j’ai visité, guidé par M. Fournier, l’ancien château, construit par un secrétaire de Louis XIV, transformé au XIXe siècle en internat, et restauré, après la Seconde Guerre mondiale, par la Municipalité de Fontenay avec un goût très sûr. À chaque pas, dans les couloirs, dans les escaliers, dans les jardins, l’atmosphère de Sainte-Barbe-des-Champs, évoquée dans Fermina, retrouvait sa densité. Les tilleuls des charmilles ont guéri les blessures faites, en 1870, par les obus, que Valery (qui n’était point artilleur) appelait « les boulets prussiens », et je songeais, bien loin de Paris, sous le ciel plus bleu de mon Languedoc natal, à une autre école, celle de Sorèze, à un autre parc, avec de plus belles allées et de plus vastes bassins. Là aussi, se trouvaient rassemblés des internes venus d’Outre-mer, d’Algérie, de la Martinique, de la Guadeloupe, du Brésil. C’était un peu le même milieu : des garçons trop riches pour ne pas être paresseux, et à qui leur argent valait plus de prestige que leurs résultats scolaires ! Aux fêtes du Carnaval et de la Pentecôte, on revoyait, avec le même plaisir que Larbaud à Fontenay, les sœurs de plusieurs de nos camarades et, chaque année, deux ou trois d’entre elles, restées dans notre mémoire sous les traits de jolies petites filles, reparaissaient, transformées en jeunes déesses...

Dans les nouvelles d’Enfantines, le cadre n’est plus le même, mais certains personnages sont restés. Un fil conducteur unit tous ces récits, c’est le thème du paradis perdu de l’enfance, c’est aussi celui des promesses que l’âge mûr ne tient pas toujours. Il n’aurait point fallu pousser beaucoup Larbaud pour lui faire dire que le génie apparaît plus souvent chez les enfants que chez les adultes, et que, si l’éducation n’imposait pas à la jeunesse le carcan de la discipline et des programmes scolaires, on verrait davantage de talents originaux...

Mais c’est surtout Barnabooth qui a été le livre de chevet de ma vingtième année. Avant d’avoir rencontré l’auteur, j’avais lu ce livre dans sa nouveauté, et, si mon exemplaire avait perdu sa couverture dans la Forêt Noire ou au Lido, j’en savais par cœur plus d’une page. J’avais parcouru l’Allemagne, l’Italie et l’Espagne, en ayant l’illusion flatteuse d’être un Européen, et sans m’être rendu compte que l’Europe venait de recevoir un coup mortel. Du moins avais-je eu le bonheur de rencontrer le guide le plus intelligent que je pouvais trouver pour lui dire adieu. Grâce à Larbaud, un adjectif ou un verbe, plus riche de sens qu’une longue description, me faisait sentir que, si un paysage peut être un état d’âme, la description d’une ville peut devenir l’analyse psychologique d’un caractère. Dans ce Journal, tantôt faussement naïf et tantôt cynique, d’un milliardaire américain, je retrouvais comme une infusion de la culture et de la sagesse européennes, et telles pages, datées d’un hôtel de Berlin, de Rome ou de Florence, recevaient un cachet supplémentaire d’authenticité du fait que je les lisais dans ces mêmes villes, dans ces mêmes hôtels. Un jour que je disais à Larbaud tout ce qu’avait été pour moi son Barnabooth, il me répondit, avec un sourire qui fit paraître plus brillants ses yeux sombres :

— En somme, un Baedeker sentimental !

Il faut rappeler ici un homme, qui fut mon meilleur ami, et qui fit preuve envers Larbaud d’une fidélité sans faille, je veux parler de Marcel Thiébaut. Rédacteur en chef de la Revue de Paris, que le comte de Fels avait rachetée aux Éditions Calmann Lévy, il en avait fait notre première revue de culture générale, et c’est là, où dans Commerce, à partir de 1924, que Larbaud publia de préférence ses écrits. J’ai pu lire les quelque cent cinquante lettres que Marcel avait reçues de l’auteur de Fermina Marquez, plus d’une pourrait servir d’exemple et de modèle à la critique.

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Je voudrais, en finissant, dire encore ce que fut, pour plusieurs écrivains de ma génération, la boutique d’Adrienne Monnier, Aux Amis des Livres. J’ai repris la collection des douze numéros du Navire d’Argent, qu’elle fonda, et j’ai revu la librairie, la pièce du fond, que Fargue, dans son agaçante manie des contrepèteries, appelait la fesse du pion, et sa barrière à claire-voie, avec l’inscription qui réservait l’entrée aux membres de la société. Combien d’éditions originales rarissimes contenaient les casiers de cette noire arrière-boutique ! Verlaine, Moréas, Toulet, Larbaud, Barrès, Gourmont, Gide, et aussi quelques gloires du début du siècle, dont l’étoile a pâli.

Adrienne Monnier s’était installée là en novembre 1915. Elle aimait le rappeler, le premier volume qu’elle avait vendu, c’était l’Avenir d’Aline, un roman d’Henry Gréville, qu’une brave mercière du quartier lui avait acheté, d’occasion, pour soixante-quinze centimes ! Au mois de février 1916, Fargue était venu la voir pour la première fois. Il lui confia en dépôt cent exemplaires de son Tancrède, imprimé à compte d’auteur. La sœur d’Adrienne, qui était encore plus blonde et plus rose qu’elle, et plus mince aussi, fut séduite par l’œil noir et la chevelure aile-de-corbeau de Fargue. On peut bien le dire aujourd’hui !

Léon-Paul Fargue était de cinq ans l’aîné de Larbaud, et ce Parisien, fils de Parisien, dont le père dirigeait — hélas ! — la petite usine de céramique responsable du décor floral de la Brasserie Lipp, débuta en littérature une dizaine d’années plus tôt que le provincial Larbaud.

Ce paresseux, qui ne rougissait point de sa paresse, n’a pas publié la moitié des idées qui lui étaient venues. Il devait, comme Valery Larbaud, être terrassé par une hémiplégie et mourir lentement, en détail.

Fargue était capable, pour placer un mot cocasse, de préparer toute une mise en scène, et je me rappelle comment, en 1932, à l’époque où j’étais sous-secrétaire d’État aux Beaux-Arts, il passa un matin rue de Valois et se fit introduire par l’huissier.

— Je suis heureux de vous voir ! lui dis-je.

Mais lui, avec un brin de solennité :

— Je n’abuserai point de votre temps, monsieur le ministre. Voilà je souhaiterais être nommé conservateur des hypothèses.

— Les postulants, lui répondis-je, sans rire, seront sans doute nombreux, mais vous êtes le premier, et j’inscris votre candidature en tête de liste.

Puis, nous parlâmes de Claude Debussy, dont je venais d’inaugurer le monument au Bois de Boulogne...

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Si Adrienne Monnier avait des goûts littéraires d’avant garde, elle ne posait pas à la révolutionnaire : lorsqu’elle reçut de Zurich, en dépôt, les premiers numéros de la revue Dada, elle les mit sous clef, avec horreur, dans un tiroir, en attendant de pouvoir les retourner aux expéditeurs, après le délai d’usage...

Elle adorait lire dans les lignes de la main, mais elle se cachait un peu pour le faire, car le secrétaire de rédaction du Navire d’Argent, mon cadet de la rue d’Ulm, Jean Prévost, affranchi de toute superstition par les leçons d’Alain, ne se gênait pas pour rabrouer sa patronne ! Aux Amis des Livres, Prévost rencontra une jeune Française brune, née au Chili, qui devint sa femme : c’était Marcelle Auclair.

J’ai relu les sommaires des douze numéros qui parurent, de juin 1925 à mai 1926, sous la couverture du Navire, cette couverture du même gris que les robes d’Adrienne. Les plus illustres écrivains du temps, Marcel Proust, Paul Valéry, Jules Romains, Paul Claudel, Jean Giraudoux, Larbaud, Fargue, Morand, y figurent, et, à côté d’eux, on trouve les noms de quelques jeunes. Parmi ceux-ci, cinq seulement voient encore la lumière du jour : une femme, Marcelle Auclair, quatre hommes : Marcel Brion, André Chamson, Marcel Arland et moi. Par un hasard étonnant, après nous être retrouvés à l’Académie, nous sommes ici tous les quatre ce soir !

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Larbaud, frappé d’une hémiplégie et ne pouvant plus ni parler, ni lire, ni écrire, s’est survécu pendant plus de vingt ans, au premier étage du bâtiment E, une des sept ou huit maisons de rapport qui forment, au bout d’une longue venelle s’ouvrant au numéro 71 de la rue du Cardinal-Lemoine, une sorte de hameau provincial, avec des jardinets humides, quelques érables et des vernis du Japon à l’aigre odeur. Larbaud a vu disparaître Jean-Aubry, qui n’a pu terminer la belle étude dont j’avais édité, en 1949, aux Éditions du Rocher, le premier volume. Il a survécu aussi au Rocher, et il a vu sortir le dixième et dernier tome de ses Œuvres complètes, entreprises par Jean-Aubry chez Gallimard, et que Robert Mallet a menées à terme.

Après un long crépuscule, où il ne paraissait pas souffrir, Larbaud est mort à Vichy le 2 février 1957, dans son pied-à-terre de l’avenue Victoria, tracée lors du lotissement du vaste parc Larbaud où il avait habité longtemps la grande villa qu’il appelait la Thébaïde. Il n’avait point épousé Maria-Angela Nebbia, qui était sa compagne depuis plus de trente ans, il n’avait point adopté l’aimable Laeta, la petite fille de Mme Nebbia, comme on aurait pu s’y attendre, et son testament a institué une fondation Valery Larbaud, si bien que, tout compte fait, les millions amassés par son père, gérés et augmentés par sa mère, et, il faut bien le dire, passablement écornés par lui, ont reçu la destination qu’il jugeait la meilleure finalement, l’écrivain a légué son argent à son œuvre.

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Que dirons-nous pour conclure ? Pendant plus de la moitié de son existence, Larbaud a vécu en épicurien, portant au plus haut point ce que Stendhal appelait l’arte di godere, l’art de jouir. Célibataire se refusant aux responsabilités de la famille, et, n’ayant jamais exercé aucun métier, son seul but dans la vie eût été la recherche du plaisir, s’il n’avait eu le culte des lettres et de la poésie et s’il n’avait pas consacré beaucoup de temps et de travail à l’étude des littératures et des civilisations étrangères. Curieux des textes les plus rares, mais familier des classiques grecs, latins, français, anglais, allemands, italiens, espagnols et portugais, il aurait pu enseigner, mieux que la plupart des spécialistes, la littérature comparée. Cette culture immense, née de tous les siècles et de tous les climats, a fait de lui le type exemplaire d’une sagesse épicurienne, qui n’est peut-être pas le plus mauvais moyen de défendre l’homme contre la bête.

De bien des villes où Larbaud vécut et qu’il aima, il ne reste déjà plus que des ruines. Le péril ne cesse de se préciser. Les générations qui viendront après nous jouiront-elles encore d’une liberté matérielle et morale suffisante pour songer aux valeurs éternelles ?

Est-ce que Pascal, après avoir montré la faiblesse de l’homme, pourrait encore, en ce XXe siècle finissant, exalter la dignité de l’esprit et écrire « Travaillons donc à bien penser » ? Certains diront peut-être que l’inquiétude présente du monde n’est qu’une crise psychologique qui ramènerait, à l’approche du second millénaire, les angoisses de l’An Mil. Je souhaite qu’ils ne se trompent point, et je forme le vœu que l’œuvre de Larbaud, déjà classique par sa forme, ait le temps de transmettre aux générations futures les leçons de son équilibre, de sa sagesse, en un mot, de cet humanisme qui a fait de lui le plus parfait des classiques de notre temps.