Le latin et la culture humaine

Le 25 octobre 1968

Jean MISTLER

LE LATIN ET LA CULTURE HUMAINE

PAR

M. JEAN MISTLER
délégué de l’Académie française

 

En choisissant comme thème de ce discours les langues anciennes et la culture humaine, je n’ai nullement voulu courir après l’actualité. Que la suppression du latin en 6° soit une conséquence directe des événements de mai, la chose est évidente, mais cette mesure est l’aboutissement d’une longue évolution, d’un long travail de sape et de démantèlement : sous prétexte d’adapter l’enseignement aux besoins de la vie moderne, et avec la prétention de préparer une culture nouvelle, on s’est attaqué à des traditions dont l’Université était la gardienne et parmi lesquelles, au lieu de tout détruire à la fois, il eût sans doute été préférable de faire un choix.

Une de nos Académies s’est rappelé qu’elle avait été fondée par Louis XIV pour fournir le texte des inscriptions, le plus souvent latines, destinées à être gravées sur les monuments ou frappées sur les médailles. Elle a attiré l’attention des pouvoirs publics sur les menaces dirigées contre les études classiques. Elle l’a fait en termes mesurés et avec des arguments solides. Des accusés de réception fort courtois, mais ne comportant guère d’engagements positifs, lui oui été adressés. Quant au débat qui vient de se dérouler à l’Assemblée Nationale et qui portait sur l’enseignement supérieur, il n’a point paru tenir compte du fait que l’enseignement donné dans les Facultés dépend de celui que l’on donne dans les établissements secondaires, et il n’a été question du latin qu’en commission. Là, le ministre de l’Éducation Nationale a obtenu un joli succès en faisant observer que nous pouvions nous passer du latin, et qu’après tout Cicéron ne savait pas l’étrusque. On aurait pu répondre que Cicéron savait parfaitement le grec, et que personne, en France, n’envisageait de proposer le basque comme base d’une culture générale.

Finalement, si le vote d’unanimité qu’a obtenu le ministre fait grand honneur à son talent, il ne clarifie pas complètement la situation, et la suppression du latin en 6° aura été tacitement entérinée. Certes, ce n’est point la première fois qu’un tel fait se produit dans notre histoire parlementaire, ni sans doute la dernière. Je le dis sans passion et sans esprit de parti : des longues années de ma vie qui ont été consacrées à la politique, il ne m’est resté aucune nostalgie. Sur la tablette placée devant le banc des ministres, au Palais-Bourbon, on pouvait lire ces vers, gravés au canif dans l’acajou :

Vous qui venez dans ces demeures,
Pleins d’espoir, le cœur éperdu,

Comptez et recomptez les heures :
Vous compterez du temps perdu.

La facture régulière de ce quatrain ne permet guère de le dater : il peut aussi bien avoir été écrit vers 1890 que vers 1920 ; il serait plaisant toutefois qu’il ait été gravé par Léon Bérard pendant ces séances du matin où des élus de tous les partis faisaient assaut d’éloquence pour défendre les humanités.

Avouons-le cependant : à cette époque si proche et si lointaine, la culture classique des orateurs laissait parfois à désirer et on n’a pas oublié cet excellent député normand, qui, à propos d’une décision ajournée « sine die », crut bien faire en prononçant saïne d avec ce qu’il pensait être le plus pur accent d’Oxford !

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Quel est le but final des ennemis du latin et des langues anciennes, et sur quoi se fondent leurs campagnes ? Ils voudraient sans doute supprimer d’abord le grec, puis le latin, des programmes secondaires, afin de réserver l’étude de ces langues à de rares spécialistes. Nos confrères des Inscriptions et Belles-Lettres ont reçu l’assurance qu’une section classique serait maintenue dans les lycées. En fait, si les enfants commencent l’étude du latin en 4e, j’ai l’impression qu’ils ne commenceront pas le grec la même année. Le feront-ils en seconde, ou jamais ?

L’argument principal des modernistes, dans cette nouvelle querelle des Anciens et des Modernes, c’est que la seule façon d’alléger des programmes trop encombrés, c’est d’y réduire la place des langues mortes. Je n’en suis pas très sûr, et lorsque je lisais dans les cahiers de ma fille, âgée de dix ans, que je ne sais plus quelle rivière « traçait son thalweg dans des calcaires liasiques », cela me paraissait. — et à elle aussi — plus compliqué que le De Viris. Nous pourrions nous demander si le rôle de plus en plus grand que jouent les sciences et leurs applications dans le monde moderne justifie qu’elles prennent la part du lion dans les études secondaires. Bien ne prouve que la complexité croissante des mathématiques et de la physique ne s’accommoderait pas mieux d’une spécialisation moins hâtive. Combien d’enfants, rebelles à douze ans à l’arithmétique et à l’algèbre, se jouent, quelques années plus tard, de ce qui leur avait paru si difficile ! Peut-on oublier que le plus célèbre de nos savants ne se spécialisa dans la branche où il devait s’illustrer qu’après avoir passé sa licence d’histoire ? Mais il faut aller chercher plus loin les raisons de certaines hostilités aux langues anciennes. À les défendre, on s’expose à être traité d’esprit rétrograde. Peut-être est-ce une suite de la contestation qui s’attaque à toutes les situations de fait comme à des privilèges. Peut-être est-ce un retour des choses : jadis sans doute, certains ont donné à l’adjectif primaire un sens péjoratif en l’opposant à secondaire, comme si la première assise d’une pyramide, la plus large, pouvait être séparée des autres assises qui s’appuient sur elle. Mais si ces erreurs d’hier expliquent en partie les erreurs inverses d’aujourd’hui, elles ne justifient pas une entreprise de revanche, et, si les littéraires ont eu le tort de traiter parfois avec trop de hauteur les scientifiques, ce n’est pas une raison pour que quelques-uns de ceux-ci, du haut de leurs techniques neuves — et d’ailleurs si changeantes — affichent tant de mépris pour les traditions. Dans un monde « tout s’écoule », comme on l’écrivait il y a 2 400 ans, c’est un mérite de savoir durer, et les démolisseurs qui attaquent sous nos yeux tout ce qui distingue l’homme de ces éphémères, dont Aristote décrivait la naissance et la mort après quelques heures de vol au-dessus d’un fleuve de Sarmatie, risquent de détruire la notion même de l’homo sapiens.

En effet, ce ne sont pas seulement les langues anciennes qu’ils veulent proscrire. N’y a-t-il pas aujourd’hui une manière d’enseigner et d’écrire l’histoire qui en est la négation ? Certes, l’histoire généalogique et l’« histoire bataille », comme on dit, apparaissent aussi démodées que l’histoire métallique, mais, entre le Père Anselme et ces récentes thèses de doctorat où, pour tirer des conclusions des variations des prix du blé et du vin, on fait appel à des ordinateurs (d’ailleurs vieux de dix ans et déjà démodés), peut-être vaudrait-il mieux se tenir dans une position moyenne. Bien sûr, les événements historiques dépendent dans une large mesure des circonstances économiques et des facteurs démographiques, et Montesquieu n’avait point attendu Marx pour étudier l’influence du climat sur les hommes, mais les individus influencent à leur tour les événements : l’auteur des Pléiades notait en passant, à propos de la conspiration du chevalier de Rohan, qu’en 1674, il y avait en France « tout le personnel d’une bonne révolution ». Seulement, Louis XIV était un autre homme que Louis XVI !

Prenons-y garde. Nous assistons à une entreprise qui va beaucoup plus loin que la suppression des langues anciennes. Les révolutionnaires d’aujourd’hui ne sont point, comme les députés du Tiers, en 1789, de bons élèves des Jésuites, nourris de Plutarque et du Conciones. Ils nient tout ce qui demande une longue étude, ils croient que des taches peuvent constituer un tableau. L’idée n’est même pas neuve, Botticelli disait déjà qu’une éponge lancée sur un mur pouvait donner parfois de curieux effets, et Victor Hugo, dans l’ennui de Jersey, faisait souvent d’étranges compositions en jetant de l’encre ou du café sur une feuille de papier qu’il pliait ensuite. Les novateurs croient aussi qu’une machine peut composer une symphonie, ou tout au moins ils voudraient le faire croire aux autres. Ce n’est point l’heure et le lieu de nous demander si la responsabilité incombe ici à la masse ou à un quarteron de snobs. Entre ceux qui se refusent à toute évolution et ceux qui réclament du nouveau tous les matins, est-il impossible de trouver un point d’équilibre raisonnable ? Le grec et le latin n’ont plus guère d’usage pratique. Je ne sais si l’Église orthodoxe réserve encore une place dans sa liturgie à la langue des Évangiles, mais l’Église romaine semble être sur la voie d’un abandon total du latin. Pourtant, les langues mortes, comme les dieux morts, survivent dans la mémoire et dans le cœur des hommes. Le Panthéon gréco-latin inspirait encore des chefs-d’œuvre aux architectes, aux sculpteurs, aux peintres, plus de mille ans après le discours où Symmaque essaya vainement d’empêcher que la statue de la Victoire fût enlevée de la Curie où siégeait le Sénat. Et Rome ne devait d’ailleurs pas survivre un siècle à sa divinité protectrice, comme Symmaque l’avait prédit.

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On parle beaucoup d’orientation pédagogique, on projette d’accroître le rôle de la réflexion et de l’observation dans l’enseignement, on veut « apprendre aux enfants à apprendre ». Rien de plus juste que de vouloir exercer leurs jeunes esprits comme on exerce leurs corps par une gymnastique trop longtemps négligée dans les écoles. Mais sur quoi se fonde-t-on pour attribuer au calcul ou à l’algèbre une vertu éducative supérieure à celle de la morphologie grecque ou de la syntaxe latine ? Le français est une langue analytique dans ses constructions et il tend à un appauvrissement de sa morphologie par l’abandon progressif de certaines formes verbales : l’étude du grec on du latin, langues synthétiques où les rapports grammaticaux entre les mots sont fortement marqués par les flexions de la déclinaison, est sans doute de nature à ralentir le processus d’émiettement qui entraîne de plus en plus certaines langues vers de simples juxtapositions de monosyllabes. On nous fera observer que plusieurs langues vivantes, l’allemand, le russe, ont conservé la structure synthétique des anciennes langues indo-européennes et qu’elles pourraient donc jouer le même rôle éducatif. C’est exact, mais, si le latin nous est plus familier que le grec, c’est à cause de la parenté de son vocabulaire avec le nôtre. N’est-il pas d’une bonne méthode de fractionner les difficultés et d’apprendre aux enfants les principes logiques de la syntaxe en mettant sous leurs yeux le paysage familier des mots qu’ont prononcés avant eux, dans la Narbonnaise, l’Aquitaine, la Belgique ou la Lyonnaise, quatre-vingts générations ?

Nul ne pense du reste que les vertus éducatives du latin se bornent à sa grammaire, ni son utilité à assurer aux enfants une orthographe correcte. La littérature de Rome qui, une fois son empire écroulé, est devenue la littérature chrétienne, a joué pendant de longs siècles un rôle essentiel dans la vie intellectuelle des peuples d’Europe. La poésie d’abord. Bien sûr il n’y a plus, comme sous Charles X, dans chaque sous-préfecture un vieux notaire, un vieux médecin, un commandant en retraite ou un professeur émérite qui consacre ses loisirs à traduire Horace, et même plus d’un écrivain sachant bien le latin évite toute citation. Coquetterie à rebours. Certes, une culture entièrement axée sur l’Antiquité paraîtrait aujourd’hui bien incomplète et, sur le plan des humanités, un Dante, un Goethe nous offrent autant de richesses que les Anciens, mais le Florentin savait ce qu’il faisait en choisissant Virgile comme guide en son voyage, et Goethe, après avoir évoqué dans le premier Faust tous les sortilèges nocturnes d’un Brocken médiéval, nous ramenait, dans le second, vers la lumière antique et nous en donnait une sorte de concentré, filtré par une intelligence du XVIIIe siècle. Si la Rome pontificale doit une part de son prestige au décor de la Borne des Césars, la poésie perdrait beaucoup le jour où l’Église renoncerait définitivement à ses hymnes anciennes et remplacerait par des cantiques de boy-scouts les grandioses accents du Dies Irae, avec ses rimes triplées, et ce chant de la Nativité où figure peut-être le plus beau vers qu’on ait jamais écrit :

Aeterni parentis splendorem aeternum

qui se traduit si mal par : Du Père Memel splendeur éternelle.

Cela dit, je ne regrette nullement les vers et les discours latins, abandonnés déjà quand j’allais au collège, et pas davantage les thèmes, encore que, pour être fort en thème, il ne suffise point d’être appliqué !

Comment nier enfin la valeur morale des lettres latines ? Le peuple qui a édicté les codes sous lesquels vivent encore la plupart des nations civilisées a su, tout en nous transmettant les leçons des philosophes grecs, donner aux formules de la sagesse et aux préceptes de la morale l’expression la plus frappante, le sens le plus prégnant. Je possède une petite édition elzévirienne des Tragédies de Sénèque où les vers formant proverbes ou sentences, ces vers qu’on eût dit, il y a cent ans, « frappés comme des médailles », sont imprimés en caractères gras. Nos Tragiques en ont imité et traduit un grand nombre, et ces vers appellent un peu trop mécaniquement les applaudissements, mais leur concision avait son prix, comparée à tant de filandreux bavardages. Enfin, sans reprendre la question des études historiques, il parait évident que l’histoire, telle que l’écrivaient les Anciens, avait elle aussi une vertu morale. Nous ne reviendrons pas à des lieux communs comme la charrue de Cincinnatus ou à des sujets de Prix de Rome comme l’aspic de Cléopâtre, mais nous ne saurions oublier que notre plus grand poète classique, Racine, doit autant à Tacite qu’à Euripide.

L’actualité, c’est ce qui demain ne sera plus rien. Certes, aujourd’hui, elle peut nous faire disparaître, et Pascal l’a fort bien dit, mais l’actualité, si oppressive, si envahissante qu’elle soit, n’est point ce qu’Alain appelait objet de pensée. Depuis quelques années, le reportage presse-bouton a envahi toute la presse. Le voici maintenant en bonne place dans les vitrines des libraires. Le livre, seul moyen d’expression qui accordait à l’homme le délai de réflexion nécessaire pour porter sur les faits un jugement équilibré, recule chaque jour davantage devant les mass-media, mot affreux pour désigner des moyens d’atteindre les masses et de provoquer en elles de véritables réflexes conditionnés. Qu’on ne s’étonne pas ensuite si le plus banal incident risque de devenir un détonateur amorçant de brutales réactions en chaîne ! Vous vous rappelez la différence d’atmosphère qui règne entre le Meilleur des Mondes et l’effrayante suite qu’Huxley lui a donnée vingt ans plus tard avec Le Retour au Meilleur des Mondes. J’ignore si le désastre sera aussi total et si, sur les ruines de notre civilisation matérialiste, refleuriront les plantes vénéneuses des sorcelleries primitives et des cultes de sang, mais le danger est là, et l’on ne peut pas observer avec un sourire indulgent et complice toutes les manifestations de l’anarchie intellectuelle, en pensant que jamais le spectacle ne descendra dans la salle ou dans la rue. Formons le vœu que les Français de l’an 2000 ne voient point une société pareille à ces images populaires du Monde à l’Envers, où le poisson prend le pêcheur à l’hameçon, où le cheval mène le cocher, où le nourrisson montre à lire à son père, en attendant de lui donner le fouet.