Discours de réception de François Albert-Buisson

Le 10 novembre 1955

François ALBERT-BUISSON

ACADÉMIE FRANÇAISE

 

M. F. ALBERT-BUISSON, ayant été élu par l’Académie française à la place vacante par la mort de M. Émile MÂLE, y est venu prendre séance le jeudi 10 novembre 1955, et a prononcé le discours suivant :

 

Messieurs,

Ce n’est pas le moindre de vos privilèges que de restituer à l’homme blanchi dans les travaux et mûri par les jours cette jeunesse, qu’il croyait irremplaçable, du balbutiement, de l’inexpérience et de l’émoi. L’honneur d’être admis parmi vous troublerait l’âme la plus sereine, le cœur le mieux affermi. Celui que l’exercice de ses fonctions devrait avoir accoutumé à l’usage de la parole éprouve soudain cette anxiété qui lui rappelle ses timidités de jadis. Comme dans ces rêves où les objets les plus connus, les êtres les plus fraternels nous paraissent imprévus, je découvre aujourd’hui, dans cette enceinte, un décor familier qui ne me connaît plus. La vivacité de mon étonnement vient accroître la ferveur de ma reconnaissance.

Si quelqu’un inclinait, avec La Rochefoucauld, à déceler en la gratitude quelques traces inavouées d’amour-propre, il m’accordera du moins que celle que je ressens échappe, par son objet même, à l’amère définition qu’en donne le moraliste : « une secrète envie de recevoir de plus grands bienfaits ». De plus grands bienfaits, Messieurs, je n’en pourrais imaginer. Celui que j’ai reçu de vous demeure à nies yeux, le plus grand.

Vous comprendrez aussi, j’en suis sûr, que mon souvenir se porte aujourd’hui vers les confrères qui vous ont quittés dans le temps même où j’aspirais à l’honneur d’être des vôtres et qui m’avaient conforté de leurs encouragements et soutenu de leur amitié.

J’aurais garde enfin d’oublier que la véritable reconnaissance comporte le sentiment d’une dette. Renan, pour s’en acquitter, pro mettait dans son remerciement d’être un bon académicien. Mesurant toute la distance qui me sépare d’un prédécesseur aussi illustre, je prendrai seulement l’engagement d’être un académicien ponctuel. Soyez assurés que je mettrai toute ma conscience à ne jamais me montrer indigne de l’honneur que je vous dois.

La continuité de votre Compagnie, où tant de gloires présentes prolongent tant d’illustres souvenirs, me fait redouter la charge que j’assume en succédant à un homme dont le talent brilla au premier rang de votre Assemblée, un homme qui fut si merveilleusement doué de toutes les qualités de l’esprit et de l’âme qu’on ne sait s’il n’a pas voulu nous laisser, plus que son œuvre d’historien et d’artiste, un modèle de vie, tel un feuillet de ces vies exemplaires que les contemporains de saint Louis se transmettaient pieusement de main en main, et qu’il étudia lui-même avec tant d’amour.

Est-il nécessaire, alors que chacun de nous en garde fidèlement le souvenir, d’évoquer l’image de M. Émile Mâle, sa haute et mince silhouette, ce visage énergiquement modelé où le regard mettait une douceur surprenante ? Nul n’oublie la cordialité, nuancée d’une pudeur aristocratique, qu’il témoignait toujours à ceux qui lui rendaient visite sur les pentes de la montagne Sainte-Geneviève. Il y avait élu retraite, loin du Paris fiévreux, à l’ombre des antiques vestiges de la Cité : pierres effritées des arènes, muraille de Philippe-Auguste, tombes des premiers chrétiens. Le silence y était riche de signes multiples où les siècles parlaient un langage que nul n’a compris mieux que lui, et qu’il savait traduire et rendre intelligible à tous. Non qu’il vécût dans un monde imaginaire ; rêveur, il le fut moins que personne, il ne goûta jamais la vaine songerie des esprits chimériques ; son intuition et sa culture lui permettaient de saisir des rapports et des nuances qui eussent échappé à l’observateur ordinaire : autour de chaque objet, il voyait surgir un monde d’images, d’actes, de coutumes qui en définissaient le sens ou la valeur. Ce don si rare d’évocation, que servait une érudition sans défaillance, n’est pas encore ce qui surprend le plus, mais bien son enthousiasme et ses admirations, ce trésor de sympathie qu’il dispensa avec une inépuisable générosité aux êtres et aux choses : au portail d’une église, la douceur d’un soir de Home, au jardin de son enfance, à tous ceux qu’il aimait. Une intelligence rayonnante, une âme chaleureuse, c’était là Émile Mâle et le secret de sa vie.

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Commentry, où il naquit le 2 juin 1862, est une ville austère. Émile Mâle, malgré tout l’attachement qu’il lui conservait, devra convenir que : « les soirs d’automne, quand le vent d’est emporte sur Commentry toutes les fumées de sa forge et de ses mines, il est difficile de n’être pas sévère pour sa ville natale ». À la vérité, l’enfant vécut à la campagne, dans le petit village de Monthieux, près de Saint-Étienne, où son père était Ingénieur des Mines. Il n’avait d’yeux que pour « les grands champs de blé sur la colline », les prairies, les vieilles fermes du Forez, noble paysage qui exaltait son âme d’enfant.

« C’est là, dira-t-il, que j’ai connu l’enchantement des saisons et quand je pense au printemps, ce ne sont pas les bords du lac de Némi que je revois, ni les orangers de la Sicile, mais le clos de Monthieux, avec les fleurs de ses prés et les roses de ses parterres. »

Adolescent, il devait puiser aux sources de la littérature antique qui lui fut enseignée au lycée de Saint-Etienne, et son imagination peuplait volontiers les campagnes du Forez de pâtres virgiliens.

En 1883, il entrait à l’École Normale, avec Joseph Bédier qui fut aussi des vôtres. Trois ans plus tard, reçu premier au concours de l’agrégation des Lettres, le professorat lui apparut comme sa carrière naturelle : il accepta un poste à Saint-Etienne, pour rester auprès de sa mère dont la santé lui inspirait des inquiétudes, et il commença à préparer sa thèse de doctorat. La vie d’Émile Mâle sera désormais vouée tout entière à son œuvre d’érudit et d’historien de l’Art chrétien.

Par quelles secrètes affinités, par quels cheminements, Émile Mâle fut-il conduit à se consacrer à l’histoire de nos vieilles églises ? Amoureux de toute beauté, il eût pu aussi bien se tourner vers la Grèce à l’heure où de jeunes talents s’efforçaient de la faire revivre. Il y songeait, et voici qu’une révélation fixa tout à coup son destin. « Au sortir de l’École Normale, écrit-il, je fis un rapide voyage à Florence, qui fut un éblouissement. Il faut croire qu’il y avait entre ma nature et le Moyen âge une harmonie préétablie, car ce qui m’enchanta à Florence, ce fut moins la charmante Renaissance du XVe siècle que les grands monuments contemporains de Dante et les fresques de Giotto. Il me semblait que je me découvrais moi-même et j’eus le pressentiment de ce qu’allait être ma vie.

De retour à Saint-Etienne, le jeune professeur veut découvrir le Moyen âge français. Rapidement, il épuise les trésors de la bibliothèque de la ville, le « Dictionnaire de l’architecture du Moyen âge » de Viollet-le-Duc, les « Annales archéologiques » de Didron. Rentrant chez lui le soir, ces précieux volumes sous le bras, il commence à les lire, à peine assis dans le tramway, indifférent aux bruits et aux mouvements de la ville. Lorsqu’il évoquera, bien des années plus tard, le souvenir de ses veillées studieuses, il sentira encore en lui l’émotion de l’aventureux voyage imaginaire : « Il faut, dira-t-il, qu’à un certain moment de sa vie, chaque homme soit un Christophe Colomb et découvre son Nouveau Monde. »

Décisive fut l’empreinte du savant et de son œuvre. C’est à travers elle qu’aujourd’hui nous comprenons et admirons l’art ancien de la France : sa science nous est devenue instinct. Quand un seul homme a modelé à ce point la sensibilité d’une époque, on tend à méconnaître son apport : plus considérable est le don, moins il est évident. Quel effort devons-nous faire aujourd’hui pour imaginer que l’iconographie de l’art gothique et de l’art roman ait été si longtemps ignorée ou admirée à contresens ! Lorsque Émile Mâle se met au travail, on goûte encore les subtiles variations de Ruskin sur l’essence du gothique, l’esprit s’abandonne à rêver l’édification mystique de l’église clans l’enthousiasme de la foule, le poète surprend de mystérieux ou monstrueux symboles ; la cathédrale apparaît alchimie démoniaque, délire de moines obsédés, anarchie, révolution. Émile Mâle voudra simplement et sincèrement comprendre.

Pour lui, toute œuvre d’art est un signe que la patience du chercheur permet d’interpréter. Le secret de la cathédrale, de ses voûtes, de ses colonnes, de ses vitraux, de ses statues, les nombres de ses harmonies ou le poème de ses images, tout peut s’élucider en elle pour qui sait remonter à l’idée qui la crée, à l’esprit qui l’anime. Cet esprit unique dans le foisonnement de ses expressions et qui informe l’œuvre entière, c’est lui qu’il fallait retrouver. Émile Mâle recherche dans les livres du temps l’esprit ordonnateur des pierres, il s’imprègne des modes de pensée d’un moine de Cîteaux ou de Cluny, il vénère les reliques avec la ferveur d’un pèlerin sur la route de Compostelle ; il a, pour la Vierge, la piété des imagiers des cathédrales, il contemple les fleurs et les oiseaux comme un petit frère de saint François. Et voici que peu à peu les signes du grimoire se font vivants symboles, la vieille architecture lui devient lisible, un ordre renaît dans son impérieux commandement.

Pendant ces années où s’éveillait une vocation et tandis que la terre nouvelle grandissait à l’horizon, on aurait tort de s’imaginer Émile Mâle enfermé dans sa bibliothèque en la seule compagnie de Vincent de Beauvais ou de Jacques de Voragine. « Les monuments nous ont appris encore plus de choses que les livres, lit-on dans une de ses préfaces, nous avons vu et revu tous ceux dont nous parlons. » Le jeune savant est un infatigable voyageur. Parcourant la France, carnet en main, il observe, note, réfléchit ; son talent de dessinateur vient en aide à sa mémoire, ses notes sont des croquis. Quelle joie de partir à l’aventure sur les traces de notre histoire, de ville en ville et de village en village, en quête des plus humbles témoins du passé !

Ne sait-il pas aussi que, dans un musée, l’œuvre d’art isolée, classée, étiquetée perd tonalité et saveur, que le musée n’est que de l’histoire, que l’art est de la vie substantielle, enracinée, charnue. « Il faut, nous dit-il, que l’œuvre d’art soit associée aux horizons d’une province, à ses bois, à ses eaux, à l’odeur de ses fougères et de ses prés. » Et l’historien, humant le parfum du terroir comme il scrute la conscience du moine qui priait sous les voûtes, poursuit sa course sinueuse qui le conduit de Laon, cette érudite « qui a la figure sévère d’un docteur », à Reims, cette pure fille de France, et bientôt à Amiens, « la cathédrale prophétique », tandis que la carrière universitaire, par des voies qui ne sont peut-être pas impénétrables, mais dont la logique lui est propre, le conduit de Saint-Etienne à Paris, en passant par Toulouse.

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Il était donc professeur au lycée Louis-le-Grand quand il publia, en 1899, sa thèse de doctorat « L’art religieux du XIIIe siècle en France ». Illustrée et publiée avec le sous-titre « Etude sur l’iconographie du Moyen âge et sur ses sources d’inspiration », elle connut un succès considérable. Émile Mâle avait trouvé sa voie, il la suivit avec une persévérance qui force l’admiration.

Le XIIIe siècle représentait alors à ses veux ce point de perfection où l’art chrétien avait le mieux exprimé, dans leur plénitude, tous les aspects de la doctrine, un moment d’équilibre où la pensée de l’homme, réconciliant la vie quotidienne et l’élévation spirituelle, avait conçu un univers sereinement catholique. Émile Mâle croyait encore à la vérité d’une époque classique que suit l’inévitable décadence. L’art plus tourmenté de l’époque ultérieure, des années de guerre, de peste et de famine lui semblait une dégradation de la pureté originelle souillée par des émotions trop humaines, et comme l’irruption du désordre dans la suprême ordonnance théologique. Car l’église du XIIIe siècle est une Somme, elle est le miroir de la nature, de la science, de la morale, de l’histoire. Ses têtes de chapitre, Émile Mâle ne les invente pas ; trop scrupuleux pour se laisser séduire par l’interprétation moderne, il les emprunte ail « Speculum majus » ou « Miroir » de Vincent de Beauvais, qui fut la nourriture spirituelle du verrier, du sculpteur, de l’architecte, du clerc qui conçut la vision de l’œuvre totale, qui voulut la réalisation de chaque détail subordonnée à l’équilibre de la niasse, et détermina la place de chaque symbole dans la structure intelligible de l’édifice.

L’église est donc le miroir de la nature, parce que « le monde est un livre écrit de la main de Dieu, où chaque être est un mot plein de sens ». Sur les voussures, les chapiteaux, sur toutes les faces du temple, l’artiste commente la création divine ; toute la science naturaliste du Moyen âge vient témoigner de la grandeur de Dieu, de Dieu père des créatures, mais aussi de Dieu leur sauveur.

À ses yeux, le monde sensible apparaît comme le reflet d’in monde abstrait : toute figuration est en même temps symbole. Mais Émile Mâle oppose un vigoureux bon sens aux tentations de l’esprit de système : si le trèfle, le plantain, la fougère, l’ancolie couvrent les chapiteaux de leurs feuilles, c’est que l’artiste aimait la nature pour elle-même et d’un amour si vif « qu’il contemplait avec adoration le moindre brin d’herbe ». Le ciseleur de pierre est encore tout proche de la terre et de ses travaux : le calendrier de l’Eglise ignore les allégories des saisons, l’Eté n’est point une gracieuse déesse, c’est un rude moissonneur qui peine à la tâche. Le travail manuel n’est pas le seul glorifié ; la cathédrale est aussi le miroir de la science, et sous les attributs que leur confère quelque rhéteur africain du Bas-Empire aparaissent les sept disciplines de l’Université médiévale et non loin d’elles les vertus, puisque la fin de toute science est la sagesse et que la maison du Seigneur est le grand livre de la Morale.

Et voici le dernier chapitre, le plus vaste et le plus riche d’enseignement : l’Histoire universelle que nous content les artistes du XIIIe siècle est un grand drame en trois actes : l’Ancien Testament nous montre l’humanité dans l’attente de la Loi que lui annoncent les Prophètes ; l’Evangile nous révèle la Loi Vivante, et la Aie des Saints nous expose comment l’homme a su faire effort pour se conformer à la Loi. Jésus est le centre de l’Histoire et lui donne son sens. Tel est le principe essentiel qui nous livre la clé de tant de scènes mystérieuses, de tant de détails obscurs : Isaac portant le bois du sacrifice préfigure Jésus gravissant le Golgotha, sa croix sur l’épaule ; la mort d’Abel devient la mort du Christ. Le Christ lui-même apparaît comme un symbole de sa propre mission : l’Enfant Jésus, à sa naissance, est couché sur un autel, victime promise au sacrifice. Toute scène porte en elle une profonde signification dogmatique.

La découverte d’une telle spiritualité, nous la devons il l’érudition d’Émile Mâle, à sa recherche patiente et minutieuse des textes significatifs, à sa connaissance parfaite des monuments, qu’il s’agisse des cathédrales majeures ou des plus humbles églises de campagne, mais surtout à cette sympathie pour toutes les manifestations du génie humain qui lui permit de se créer une âme du XIIIe siècle. L’analyse méthodique du savant était vivifiée et comme éclairée par une sensibilité de poète. Sous nos yeux, la cathédrale gothique, ressuscitée, émerge des brouillards romantiques, le faisceau convergent des multiples symboles illustre une vérité unique et des voix innombrables chantent à l’unisson la seule gloire du Christ. Ainsi disparaît la légende d’un art sorti tout brut d’un peuple ignorant : l’église gothique est l’œuvre des clercs qui en ont conçu l’ordonnance et surveillé l’exécution.

Ce siècle n’a pas connu d’opposition entre la foi et la raison : philosophie et théologie se confondent, et l’art chrétien de cette époque nous semble parler à l’intelligence comme au cœur. Nous sommes accoutumés aujourd’hui à un art plus sensuel que mystique et qui prétend éveiller renne en secouant les instincts ; les sculpteurs et les verriers de Chartres s’adressaient à l’homme tout entier. L’admirable est que, pour démontrer et pour convaincre, leurs saints et leurs martyrs n’aient eu besoin ni de larmes ni de sang.

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Le Christ d’Amiens est un théologien et ne montre pas ses plaies comme un mendiant espagnol, mais n’est-ce pas le cœur aussi qu’il veut émouvoir par sa douce sérénité ?

Dans leur idéalisme dépouillé, les anges de Reims, les prophètes et les apôtres de Chartres n’évoquent-ils pas les plus nobles inspirations du monde antique ? N’appelons-nous pas classique un art de la pudeur ?

Cette expression du beau par la simplicité des formes, retrouvée après tant de siècles, se perdra à nouveau dans le flamboiement de l’ultime époque.

Le XVe siècle aura prédilection pour les visages pathétiques, pour les tournures élégantes et les draperies somptueuses : il traduit l’intensité des sentiments par le débordement des attitudes. De lui procéderont plus tard les excès du baroque.

Par son fait, on a longtemps méconnu la pure, l’abstraite rigueur du classicisme médiéval.

Émile Mâle fut d’abord sévère pour l’art du Moyen âge à son déclin. Soucieux de comprendre même ce qu’il n’aimait pas, il se fit pourtant un devoir de probité d’appliquer son analyse fructueuse aux œuvres de la dernière époque.

Il enseignait depuis deux ans à la Sorbonne lorsqu’il publia, en 1908, « L’art religieux de la fin du Moyen âge en France ». Cet ouvrage confirme l’auteur clans la foi en l’excellence de ses principes de travail : il découvre, dans le désordre apparent des œuvres du XIVe et du XVe siècles des thèmes directeurs et des règles d’expression. Le choix des sujets, la disposition des motifs, le ton souriant ou pathétique ne peuvent s’expliquer que par les livres, et ce sont les théologiens, les mystiques, les hagiographes, les sermonnaires qu’Émile Mâle suit à la trace sur la sculpture du tombeau et le dessin du vitrail.

Le goût pour le pathétique, pour le mouvement, détourne l’art français de ses voies traditionnelles ; le Christ n’est plus le Maître qui dispense la bonne parole, mais Jésus souffrant sur la croix. Cette croix était symbole : elle redevient gibet. L’imagination se plaît à reconstituer les scènes de la Passion. La mystique franciscaine exalte la sensibilité des croyants et soutient les peintres, miniaturistes sculpteurs, clans l’illumination dramatique et pittoresque des livres saints. Les artistes chrétiens y puiseront une inspiration nouvelle.

De ce que fut le retentissement de la prédication franciscaine ce total bouleversement de l’art sacré nous apporte le témoignage. Le Christ s’est une seconde fois incarné ; on ne veut plus penser qu’à sa vie humaine, à ses souffrances d’homme, à son bonheur humain aussi : l’Enfant Jésus est un petit villageois et sa mère une jeune paysanne ; on les sent plus proches de soi et on les contemple avec tendresse. L’art se fait réaliste et familier comme par un soudain besoin d’affection. II se complaît aussi dans la souffrance et nous montre la tête navrée du Christ saignant sur la croix, les membres tordus dans un spasme de douleur. La Vierge de pitié porte son enfant mort sur les genoux. Dieu le Père lui-même est maintenant associé aux affres de la Passion : miniatures et gravures nous le font voir pleurant sur le cadavre de son Fils. Est-ce donc la même foi qui suscita ces œuvres et qui composa les façades de Laon et de Paris ? « Il est merveilleux, écrit Émile Mâle, de voir avec quelle fidélité l’art reflète les aspects successifs du Christianisme. C’est une mer qui n’a pas d’autre couleur que celle du ciel, tour à tour lumineuse et sombre. »

L’artiste n’est point responsable de ces métamorphoses, il obéit à la conscience chrétienne incarnée dans l’Eglise. La foi triomphante y a subjugué la raison, l’élan d’amour justifie toutes les audaces de l’imagination, la confiance en la vertu des simples donne toute licence aux croyances les plus touchantes, et parfois aussi les plus inattendues, de la naïveté populaire.

Les fables qui brodaient sur la trame des mystères acquièrent peu à peu leur place dans l’imagerie officielle, et la Vierge des retables porte le somptueux costume des acteurs. Ces exubérances de la fin du Moyen âge nous éclairent singulièrement sur la révolte du sens critique chez un Rabelais et la satire des moines franciscains chez Marguerite de Navarre. Cette foi si naïve mérite pourtant de nous émouvoir. Combien lui devons-nous d’œuvres admirables que les confréries d’artisans ou de marchands offrirent à l’église de leur paroisse, tableau ou vitrail racontant l’histoire de leur saint patron, dont ils mimaient le personnage, au jour de sa fête, sur le parvis de l’église-cathédrale !

Quand le drapier devenait saint Jean ou saint Pierre, ne sentait-il pas jaillir en lui la foi toute neuve et comme ressuscitée de l’apôtre ? On ne saurait douter du sérieux profond de ces drames où l’acteur veut souffrir la Passion, où le public veut transformer en réalité hallucinante l’abstraction des dogmes.

Émile Mâle a démontré magistralement comment la Danse des Morts, que ranimèrent les génies conjugués de Paul Claudel et d’Arthur Honegger, fut à l’origine l’illustration mimée d’un sermon, avant de dérouler sur les murs des cimetières la farandole de ses cadavres. Car la mort n’est plus la transfiguration bienheureuse, mais le spectre horrible de la décomposition, elle est la conclusion implacable dont l’homme doit sans cesse contempler l’image comme le symbole de sa condition. Émile Mâle a puissamment évoqué en quelques lignes l’atmosphère d’un siècle qui fut celui de François Villon : « L’image de la mort est partout. Ce n’est pas seulement au cimetière qu’on la rencontre, on l’a sous les yeux dans l’église. En tournant les pages de son livre d’heures, on l’aperçoit encore. Rentré chez soi, on la retrouve : un crâne est sculpté au manteau de la cheminée, une page de l’Ars Moriendi est clouée au mur. Et la nuit, quand on dort et qu’on oublie, on est réveillé en sursaut par le veilleur qui psalmodie dans les ténèbres : Réveillez-vous, gens qui dormez, priez Dieu pour les trépassés. »

L’historien qu’était Émile Mâle se doublait heureusement d’un poète ; il savait atténuer l’austérité de l’érudition la plus sûre par le charme d’une langue aisée et directe, où s’exprime tout l’émoi d’une âme sensible aux plus délicates vibrations de l’inquiétude humaine.

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Savant et artiste, mais patriote aussi, lorsque éclata la guerre de 1914, il ne pensa pas que son culte pour des valeurs qui demeurent communes à l’ensemble des hommes lui donnât le droit de se désintéresser d’un conflit où l’existence de la nation française était menacée. Le bombardement de la cathédrale de Reims arracha à Émile Mâle des cris de souffrance et de colère ; il résolut de démontrer la primauté de la France dans l’élaboration de la culture occidentale. Son livre « L’art allemand et l’art français du Moyen âge » rassemble les thèses déjà soutenues dans les précédents ouvrages sur l’origine française de l’art gothique et en tire les conclusions avec une vigueur polémique qui révèle un aspect nouveau et inattendu de son talent.

La paix retrouvée, il écrit avec tristesse :

« J’ai revu la cathédrale de Reims après ses dernières blessures : fantôme d’église au milieu d’un fantôme de ville.

« La cathédrale calcinée, couverte de plaies profondes, épouvantait d’abord. Les statues de la tour du nord, rongées par l’incendie, retournaient aux éléments. Sur la, pierre, l’empreinte divine de l’Art s’effaçait. Mais bientôt, un sentiment grandissait, qui faisait oublier tous les autres : une tendre vénération. La cathédrale ressemblait à un martyr qui venait d’endurer les supplices et que ses bourreaux n’avaient pu achever. Elle avait eu aussi sa Passion : à sa beauté s’ajoutait désormais la sainteté. »

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Depuis plusieurs années, il avait ressenti le besoin d’élargir sa recherche. Il voulut mettre à profit les découvertes de l’archéologie orientale pour résoudre les problèmes que posait la naissance de l’art roman : en 1922, il nous donnait « L’art religieux au XIIe siècle en France ».

Le véritable historien tient pour éphémères les synthèses les plus brillantes et même celles qui peuvent paraître les plus solides ; il ne présente ses conclusions personnelles que sous bénéfice d’inventaire des documents, sous réserve des découvertes futures, et il sait à l’avance que d’autres historiens reconstruiront sur des hases nouvelles l’édifice qu’il avait élevé avec patience. Enfile Male eut le courage de modifier lui-même ses plans à plusieurs reprises. Il en vint notamment à admettre que l’art chrétien de la France était largement tributaire de l’Orient et lui avait emprunté presque intégralement la tradition de ses images. La méthode se montrait à nouveau fructueuse ; les tympans sculptés n’étaient pas nés d’un caprice heureux du ciseau de l’artiste, mais reproduisaient des modèles qu’on se passait de ville en ville, de monastère en monastère ; les bas-reliefs romans n’étaient que la transposition des miniatures orientales ; les manuscrits d’Égypte ou de Syrie, recopiés par des générations successives, s’étaient trouvés un jour inscrits sur le portail des églises de France. En cette floraison d’un art qui cherche à se créer des formes neuves, les modèles sont multiples et l’ordre encore incertain. La Grèce impose ses traditions et ses souvenirs : le Christ est un adolescent au charme irrésistible, comme un nouvel Orphée parmi les bêtes sauvages ; il est le Bon Pasteur et porte la brebis sur ses épaules comme Hermès portait le bélier. Jérusalem, plus sombre et plus douloureuse, rappelle les souffrances de la Passion et la gloire surhumaine de la Mère du Seigneur. De ces sources vénérables est sorti notre art national.

Comme le philologue reconstitue la filiation des manuscrits, Émile Mâle suit d’église en église le développement d’un thème, sa prolifération soudaine après la lente poussée germinatrice, et son épanouissement dans les œuvres magistrales de Moissac, de Vézelay, de Saint-Trophime d’Arles. Partout il reconnaît la volonté d’un esprit constructeur : « Si nous savions mieux l’histoire, dit-il, nous trouverions aux origines de toutes les innovations une grande intelligence. » L’éloge qu’il fait de Suger, abbé de Saint-Denis, ne pourrions-nous pas l’appliquer à l’historien !) Lui aussi « aimait l’art comme l’aiment les vrais artistes, qui adorent le beau et méprisent le luxe » et « donnait tout à son œuvre sans rien se réserver pour lui-même ». Sa joie la plus pure était de se sentir un familier du peintre de Saint-Savin ou du sculpteur d’Autun, de découvrir dans le pli d’un manteau, dans le geste d’une main, l’intention demeurée secrète à tous les visiteurs pressés qui courent d’église en abbaye jettent un regard distrait sur une pierre curieusement taillée et au commandement du guide, admirent la finesse du travail.

Pour Émile Aile la beauté formelle de l’œuvre ne faisait que s’ajouter à la pensée qui a guidé le créateur.

La genèse de l’art roman est pour l’historien de l’art un problème difficile à résoudre. Pourquoi, après tant de siècles, cette renaissance de la sculpture, ce besoin d’images durables au-dessus des portes et des colonnes, cette projection dans l’espace du rêve des enlumineurs ? N’est-ce pas une prodigieuse aventure de l’art universel que cet éveil du sens plastique chez un peuple qui se crée seul son style et ses règles ? Les animaux fabuleux que les Sumériens transmirent à l’Assyrie et à la Perse, trésors de l’imagination asiatique depuis si longtemps prisonniers de la surface des étoffes et des mosaïques, viennent soudain se poser sur les chapiteaux de l’église française pour y déployer leurs ailes. Les soieries de Byzance, les fresques de la Cappadoce ne sauraient seules rendre compte de ce miracle français que l’italianisme de la Renaissance nous a trop longtemps dissimulé. Alors que home n’est plus ou n’est pas encore, la Bourgogne, le Poitou, l’Auvergne, l’Aquitaine témoignent du génie créateur de l’Europe. Émile Mâle, qui déplorait chez les Français une tendance instinctive à rabaisser les mérites de leur nation pour vanter l’originalité des autres peuples, avait pris à cœur de mettre en lumière l’art de la France médiévale. Nous lui devons de pouvoir goûter le charme de nos provinces et d’en apprécier la grandeur passée lorsque nous découvrons, dans une campagne déserte, parmi le chardon et l’ortie, un long Christ mutilé couché sur le flanc, et de larges pans du ciel à travers les voûtes de l’église en ruines.

Si l’illustration de l’art français fut l’objet de tous ses soins, Émile Mâle n’oublia jamais qu’il dut à l’Italie la révélation de la beauté. Lorsqu’en 1923, il est nommé à Rome Directeur de l’École française d’archéologie et d’histoire, il revit les enchantements de sa jeunesse. Ce n’est plus Florence, la cité précieuse enchâssée entre ses collines, qui le retient, mais la ville inépuisable que le voyageur ne découvre qu’avec patience, en de longues et délicieuses flâneries. Quiconque a pu contempler un soir, du haut du Janicule, la vague dorée des toits romains, ou, dans la sécheresse lumineuse de midi, le désert des pierres augustes du Forum ; quiconque a respiré clans l’air bleu du matin le parfum des lauriers roses sur la route de la nier, comprend qu’il gardera toute sa vie la nostalgie de Borne, et peut-être, avant son départ, le plus raisonnable ira-t-il s’asseoir sur les bords de la fontaine tumultueuse de Trevi et laissera-t-il furtivement glisser une pièce blanche dans l’eau fraîche.

Émile Mâle aima Rome de tout son cœur de poète et trouva une consolation, durant les années sombres de la dernière guerre, à en évoquer la splendeur ; il songeait alors avec mélancolie aux jardins du Pincio, aux petits étalages de fleurs de la place d’Espagne. Retrouverait-il le vrai visage de Rome ? Rome avait subi d’autres tempêtes et n’en fut point troublée. Aujourd’hui, elle n’est cependant plus tout à fait la ville que connut, en 1923, le nouveau Directeur du Palais Farnèse. « En cinq ans, écrivait-il en 1942, Rome a plus changé qu’en deux siècles. La campagne romaine n’est plus le désert grandiose de Chateaubriand : les faubourgs s’allongent au bord des voies antiques, des usines en ciment armé, des camps d’aviation apparaissent, les tribunes d’un champ de courses s’élèvent non loin des tombeaux de la Voie Latine, la végétation de fer des poteaux électriques forme des avenues. »

Le temps a moins : détruit à Home qu’à Paris, mais depuis trente ans, Rome a peuplé ses déserts romantiques de hautes maisons blanches ; la Rome d’aujourd’hui n’est pas moins belle que celle du Lorrain ou d’Hubert Robert qu’Émile Mâle entrevoyait encore dans les solitudes de l’Aventin ; la petite place des Chevaliers de Malte a préservé la pureté de son silence au-dessus des chaussées poudreuses et bourdonnantes.

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La séduction romaine, si profitable à l’imagination de l’artiste qu’elle sollicite et féconde de ses contrastes imprévisibles, peut être dangereuse au savant ; elle l’entraîne insidieusement dans les délices d’une oisiveté contemplative, elle lui dispense tant de trésors qu’il n’a plus le courage de fermer les yeux et d’imposer une limite à sa curiosité. Émile Mâle sut résister à cette tentation et entreprit d’achever son œuvre sur l’iconographie religieuse par une étude de l’art chrétien depuis la fin de la Renaissance jusqu’au XVIIIe siècle.

Affaibli par les guerres de religion, le catholicisme a regroupé ses forces autour de son royaume : Borne impose sa volonté de directrice des consciences ; Rome dicte sa loi aux artistes. Enfile Mâle oubliera la ville des Césars pour la capitale de la Contre-Réforme. En 1932, il publie « L’art religieux de la fin du XVIe siècle, du XVIIe et du XVIIIe siècles. Etude sur l’iconographie après le Concile de Trente ».

Dans sa préface, l’historien nous donne une nouvelle preuve de sa conscience scrupuleuse et, de sa modestie : « J’avais écrit, en parlant de l’Art qui allait apparaître après le Concile de Trente : « Désormais il y aura encore des artistes chrétiens, mais il n’y aura plus d’art chrétien. » Je dus reconnaître que je m’étais trompé. C’est ce qui nous arrive toujours quand nous prenons nos impressions pour des idées, quand nos conclusions ne naissent pas de la longue et patiente étude des faits. »

Quelle leçon de sévérité pour soi-même, et que ne devraient pas méditer les : seuls historiens !

Émile Mâle, explorant les innombrables églises de Rome, contemple le Guide et le Bernin sans songer à leur opposer Giotto ou l’Angelico : tous furent également sincères et traduisirent dans la plastique de leur époque une pensée religieuse mouvante, mais toujours issue d’une profonde exigence intérieure et d’une même foi.

L’art baroque est un art de combat ; il maintient ce que nie la Réforme, il le proclame de toute sa force. Et l’autorité romaine rappelle à l’ordre les indisciplinés.

L’exaltation du culte de la Vierge et des Saints est une arme contre la Réforme. Rome gouverne et dépêche aux quatre coins du monde ses ordres religieux, comme autant de soldats de la Foi. Ses missionnaires parcourent l’Amérique, l’Inde, le Japon. Ce nouvel apostolat suscite de nouveaux martyrs. Lorsqu’on découvrit les Catacombes, on s’aperçut que l’Eglise des premiers âges était toujours présente dans le cœur des hommes, puisqu’ils offraient leur vie pour apporter un peu de lumière aux âmes encore emprisonnées dans une nature sauvage. Les scènes de martyre couvrent les murs des églises. Les saints sont des hommes d’Eglise qui ont souffert. Ce ne sont plus des êtres de légende nimbés d’or ; ils ont vécu sous Trajan ou sous Dioclétien, ils ont connu ces murs et ces colonnes dont il reste encore quelques pierres. L’artiste, pour la première fois, mesure les dimensions de l’histoire. Par delà les reliques des Catacombes, il replace la vie des saints apôtres dans une civilisation antique dont le marbre a perpétué le souvenir. L’art chrétien, qui avait chanté ses héros, va maintenant pleurer ses morts.

La foi brûlante des saints mystiques, les ravissements d’Ignace de Loyola, les visions de sainte Thérèse témoignent d’une rupture avec la chair que le Moyen âge n’avait pas soupçonnée, que la Renaissance eût refusée avec horreur. Cette élévation spirituelle était-elle susceptible de se traduire dans la plastique, pouvait-elle s’exprimer par une incarnation que justement elle rejetait ? L’art formé par la discipline de la Renaissance, expert à suggérer sur une toile les modalités de l’espace, trop habile à saisir les reflets de la chair vivante, était moins préparé que tout autre à l’expression de cette nouvelle dimension de l’âme. Le saint en extase a les veux révulsés, tournés vers un ciel trop réel où trône la Vierge sur les nuages ; le ciel est partout avec ses angelots joufflus, et la prière est censée jaillir vers le trompe-l’œil des voûtes de Saint-Ignace. Les libertins savaient trop bien qu’ils montraient du doigt un ciel de plâtre. Le Christianisme n’en a pas souffert, mais l’art chrétien faillit en mourir. Tant d’images médiocres qui encombrent nos plus belles églises et que rien ne saurait justifier, hors la piété qui les transfigure, ne sont que les derniers produits de l’iconographie romaine du XVIIe siècle.

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En 1937, Émile Mâle, prenant sa retraite, regagna la France. Ses successeurs au Palais Farnèse nous ont fait connaître avec quel éclat incomparable il avait dirigé, en des temps difficiles, l’École française de Home. Secondé à merveille par la grâce et le tact de Mme Émile Mâle, son influence fut grande et son œuvre féconde. De retour à Paris, votre confrère ne renonçait pas pour autant au travail qui était toute sa vie. Pendant les cruelles années de guerre et d’occupation, il recueillait ses souvenirs et préparait dans le silence, non le plus important sans doute, mais l’un des plus séduisants de ses ouvrages : « Home et ses vieilles églises ».

Quel art et quelle maîtrise ne fallait-il pas pour condenser dans les quelques pages d’un premier chapitre toute l’histoire de la ville ! Jamais chez lui le visionnaire n’a plus brillamment illustré les théories du savant : il a vu construire Sainte-Sabine et Sainte-Marie-Majeure, il a entendu le son des flûtes au long du cortège funèbre des patriciens sur la voie Appienne et le cantique plaintif des sectateurs du Christ dans la catacombe de saint Calliste. Il revoit avec ravissement les mosaïques de Saints-Cosme-et-Damien, les fresques de Sainte-Marie-Antique. Sur l’abside du chœur de Saint-Etienne-le-Rond, il retrouve la croix d’or du Golgotha.

Le mystère des origines captive son imagination ; dans son dernier livre « La fin du paganisme en Gaule et les plus anciennes basiliques chrétiennes », il tentera de faire revivre nos premières églises à jamais disparues.

Le découpage arbitraire que l’enseignement de l’histoire impose aux temps passés, pour nous en rendre intelligible l’évolution, risquerait de nous ôter le sentiment même de celle-ci, si les historiens périodiquement ne brisaient eux-mêmes les cadres qu’ils ont précédemment établis. N’est-ce pas la seule raison qui fait que nous ayons du monde antique une image aussi confuse et que nous appelions « période de transition » des siècles qui eurent leur mode de vie propre ?

Au temps de Clovis et de Childebert, l’activité artistique ne se ralentit pas, et si de la splendeur des basiliques de Lyon, de Reims, de Tours, de Paris, si de leurs plafonds à caissons dorés, de leurs marbres polychromes, de leurs pavements de mosaïque où se mêlaient oiseaux et fleurs, il reste à peine quelques cailloux informes ; si des lourdes soieries suspendues de colonne en colonne, des luminaires qui projetaient leurs ombres fantastiques sur la mosaïque à fond bleu des absides, si, de toutes ces merveilles, il n’est plus que le souvenir, c’est qu’Arabes, Scandinaves et Hongrois ont à peu près tout détruit, et que les Français achevèrent le reste pour construire à neuf. Ainsi déjà les disciples de saint Martin avaient-ils ruiné les anciens temples pour bâtir leurs églises. Lorsqu’Émile Mâle tente de déceler des survivances celtiques dans l’art roman primitif, il ne trouve plus que quelques signes dont le sens s’était perdu, vieux symboles solaires devenus décoration pure. L’art mérovingien était avant tout oriental et l’art roman ne connaîtra guère que les figures fantasques, les formes décomposées que les Gaulois créèrent sur le champ de leurs médailles.

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Nul ne fut plus sensible qu’Émile Mâle au message des vieilles pierres, dont les sculpteurs et les architectes avaient voulu faire une illustration permanente du christianisme.

Historien de l’art chrétien, il n’adhérait pas au christianisme pour l’amour de ses cathédrales, mais il aimait les cathédrales à cause de ce christianisme qu’il lisait dans la pureté hardie de leurs lignes et qu’il entendait à l’ombre recueillie de leurs nefs. Plus qu’un état d’âme, la religion était pour lui dogme et liturgie, lettre vivifiée par l’esprit, pierre animée par la foi. Les merveilles de l’art médiéval cessaient alors paradoxalement d’être des miracles : effort humain pour exprimer la parole de Dieu, comment auraient-elles pu ne rien refléter de sa gloire

« Symbole de foi, écrit votre confrère, la cathédrale fut aussi un symbole d’amour. Tous y travaillèrent. Le peuple offrit ce qu’il avait : ses bras robustes. Il s’attela aux chars, porta les pierres sur ses épaules. Il eut la bonne volonté du géant saint Christophe. Le bourgeois donna son argent, le baron sa terre, l’artiste son génie. Pendant plus de deux siècles, toutes les forces vives de la France collaborèrent : de là, la vie puissante qui rayonne de ces œuvres éternelles. Les morts mêmes s’associaient aux vivants : la cathédrale était pavée de pierres tombales : les générations anciennes, les mains jointes sur leurs dalles funéraires, continuaient à prier dans la vieille église. En elle le passé et le présent s’unissaient en un même sentiment d’amour. Elle était la conscience de la cité.

Jamais ne s’est imposé à notre diligence résumé plus concis, pour traduire et rendre vivant à nos yeux dans son inspiration intime, dans sa vigueur originelle, l’art du christianisme médiéval.

Une clarté soudaine en rejaillit sur l’art de tous les temps, sur ses origines, ses expressions si diverses ses fins dernières.

En notre siècle de civilisation industrielle l’art a mission de préserver notre liberté spirituelle et de conserver au monde pétri par les machines l’empreinte irremplaçable d’une main d’homme. Pour jouer ce rôle, l’essentiel n’est-il pas que l’œuvre exprime la fantaisie de l’artiste, la radicale nouveauté d’un style unique et par vocation inimitable.

L’art médiéval, serviteur de cette même liberté, de l’esprit fut merveilleusement attentif aux nécessités de son temps.

Lorsqu’une même foi inspirait tout un peuple et servait de fondement à toute hiérarchie, il existait une langue sacrée dont chacun savait déchiffrer le message.

Pour demeurer ce qu’il fut et sera toujours, la suprême incarnation de l’esprit, l’art se devait de faire sienne cette langue commune.

Aujourd’hui, cette même mission demeure, qu’il accomplit par d’autres voies, en un siècle où la liberté, dépassée par son propre succès, menace de se dissoudre dans l’uniformité des disciplines et des servitudes collectives : l’artiste nous apporte en don un trésor de formes gratuites, tracées de sa main pour le seul plaisir de créer et dont le sortilège est d’irradier de surcroît, à travers l’espace et le temps, une onde de liberté, de création et de chaleur humaine.

Entre ces deux expressions de l’idéal artistique, votre confrère savait qu’il n’y avait pas à choisir. Historien, il avait trop le sens de la continuité des jours pour opposer le passé au présent. Archéologue, il savait aussi que ce qui est pour nous vestige ou relique fut en son temps, aventure délibérée, attente inquiète, achèvement triomphal. « Vivant par l’imagination dans d’autres siècles », il a connu le moment privilégié où des cathédrales de pierres blanches, avant de devenir héritage et patrimoine, dressaient vers le ciel l’espoir et la jeunesse d’un peuple.

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Comme ces cathédrales qu’il a su nous faire aimer parce qu’il en avait découvert l’âme, l’œuvre d’Émile Mâle est une Somme : elle en possède l’architecture et l’unité ; elle a ses piliers robustes et ses images délicates, elle est science et poésie, art et vérité. Cette œuvre inspire à qui l’approche un sentiment d’appréhension et presque d’angoisse sacrée : la sincérité de ces pages, où la perspicacité du savant et l’amour de l’artiste ont fait resurgir un monde oublié, impose un respect religieux que la parole ne peut que troubler et ternir.

L’hommage que je lui rends aujourd’hui est moins encore d’admiration que de piété. D’autres ont eu le privilège de le mieux connaître et pourraient évoquer mieux que je ne saurais le faire les qualités uniques de l’homme. Parmi tous les témoignages de fidélité à son souvenir, les plus émouvants ne sont-ils pas ceux de ses élèves, aujourd’hui savants illustres, et qui poursuivent l’œuvre du maître Ils nous rappellent qu’Émile Mâle ne fut pas seulement un chercheur, isolé et retranché du inonde, mais un éveilleur de jeunes esprits, un guide qui suscitait les vocations. Professeur, il l’était dans toute la force du terme, ouvrant les voies et montrant une doctrine, mais volontairement dépourvu de tout dogmatisme, acceptant avec enthousiasme toute idée neuve qui lui paraissait riche de développements futurs. Libéral et bienveillant, il n’éprouvait nul besoin d’afficher une supériorité qui se révélait d’elle-même et d’autant mieux qu’il se souciait moins de la prouver. Émile Mâle éclairait ses disciples par le rayonnement d’une personnalité exceptionnelle, professeur par nature comme il fut écrivain par instinct.

Les chapitres les plus admirables de son œuvre sont empreints d’un lyrisme qui ne doit rien aux artifices ; une imagination vive et colorée, un don inné de la mise en scène lui permettent d’ordonner spontanément en un tableau lumineux les éléments dispersés que lui fournit la science ; son enthousiasme, sa sympathie pour le travail issu de la main des hommes lui inspirent des accents chaleureux qui ne sont que l’expression immédiate de son âme ardente. Une raison claire et précise discipline et mesure ces élans du cœur, distribue les mots à leur juste place et donne à sa phrase ce parfait équilibre classique qui ne s’obtient que par le travail d’une intelligence rigoureuse.

Sensibilité et clarté, discipline et enthousiasme, qualités maîtresses d’un homme comblé par la nature et qui ne perdit jamais le contrôle de ses dons.

Telle fut l’existence de votre confrère jusqu’en ces derniers jours à Chaalis. C’est dans ce domaine, que l’Institut de France avait confié à ses soins, qu’il s’endormit à l’aube du 6 octobre 1954.

Admirons, Messieurs, cette grandeur souveraine et pure d’un savant qui dédaigna les voies faciles du succès, qui obtint sans la chercher une gloire universelle, parce qu’il aimait, d’un amour total et désintéressé, 1a vérité et la beauté.