Discours de réception de Paul Claudel

Le 13 mars 1947

Paul CLAUDEL

Réception de Paul Claudel

 

M. Paul Claudel, ayant été élu par l’Académie française à la place vacante par la mort de M. Louis Gillet, y est venu prendre séance le jeudi 13 mars 1947, et a prononcé le discours qui suit :

 

Messieurs,

Dans le train qui remonte de Lyon vers Paris et qui vient de franchir la ligne de partage des eaux entre la vallée de la Saône et celle de l’Yonne il y a un très vieil homme en train de lire un livre. Un vrai livre imprimé. Je ne parle pas de celui dont l’automne en pleine fructification déroule à droite et à gauche du compartiment les pages somptueuses. Je ne parle pas non plus de ce récit ininterrompu, à la fois entraînement et séparation, de quoi se réalise chaque vie personnelle, et dont le voyage soutenu par l’inépuisable contrepoint d’un double paysage à nos côtés, accélère en nous la conscience et le fil. Je tourne le dos à un avenir irrésistible, un avenir que je pourrais aussi bien appeler du passé, puisque ce Paris dont, après toutes ces sombres années, je ressens de nouveau sur moi l’attraction, il est fait surtout pour moi d’un peuple disparu, de regards et de figures à qui j’ai reçu bizarrement la vocation de survivre. Et c’est entre toutes, votre absence que j’évoque, cher ami, cher frère, Philippe Berthelot qui, depuis treize ans, m’attendez dans ce cimetière de Neuilly. L’heure est venue, l’antérieur est devenu pour moi le futur, je cède, à reculons à l’appel d’une cité avide qui soustrait l’authenticité à tout ce présent, là dehors, quand je lève vers lui d’entre les feuilles de mon livre un œil pensif, en mouvement vers la décomposition.

Mais en face de lui, sur la banquette opposée, en face du voyageur que j’essaye de vous dépeindre, il y a quelqu’un qui ne paraît pas se soucier pour le moment de cette invitation à disparaître : quelqu’un qui reproduit l’âge, et, ma foi, à peu près les traits, et ce n’est pas ce qu’il pourrait faire de mieux ! de son vis-à-vis. C’est un invité, ou disons, si vous voulez, un prisonnier, encore vaguement récalcitrant, que je ramène, que je vous ramène, Messieurs et chers confrères, du fond de bien des climats plus ou moins intempestifs et de bien des expériences plus ou moins réussies. Ne vous étonnez pas si des deux camarades qui, depuis si longtemps, essayent tant bien que mal de faire ménage ensemble, l’Ambassadeur et le Poète, en présence de l’accueil unanime que vous leur réservez, l’un soit plus sensible à l’honneur et l’autre à l’affection. Il est doux pour un homme qui ne va pas tarder à céder la place à son souvenir, de lire dans les yeux qui l’entourent autre chose que de la défiance, de l’étonnement ou de l’indifférence. Il est doux de retrouver tous ces anciens amis qui vous associent à d’autres, plus nombreux encore. Je ne parle pas seulement des vivants, mais de toutes ces figures vénérables à l’égard de qui votre Compagnie a mission d’entretenir continuité. Et c’est en toute sincérité que, tous les deux, l’Ambassadeur et le Poète, qui tous les deux n’ont jamais eu pour vocation et pour raison d’être que l’amour de la France et de l’âme française, et de la « parlure » française, épellent et approuvent sur les lèvres l’un de l’autre les éléments, en toute sincérité, de ce même mot : Merci !

Revenons au voyageur et à son livre.

Ce livre dont le mouvement du train m’aide, à la manière des cordiers, à dévider la trame et qui me rattache par delà l’espace et le temps à ce rêve immobilisé que l’on appelle l’Histoire, c’est ce magnifique ouvrage de Louis Gillet, par qui s’inaugure une production opulente, et qui est intitulé : Histoire Artistique des Ordres mendiants. Il s’agit de ces grandes compagnies d’hommes et de femmes qui, au XIIIe siècle, sous l’impulsion de ces deux grandes âmes, saint François et saint Dominique, apportèrent à l’Église une nouvelle conception de la Vie Religieuse. Ce qui la caractérise, à mon avis, c’est une idée militaire, qui, plus tard, sera encore accentuée par la Compagnie de Jésus, une idée apostolique, une idée d’offensive. Il s’agit de former des troupes de choc. L’Ordre Bénédictin avait été fondé sur un plan d’exploitation : exploitation du monde spirituel par la contemplation, et non seulement par l’étude, mais par ce que j’appellerai la vocalisation liturgique de l’Écriture : exploitation de ce monde matériel confié à notre industrie par la culture et par la science. Il s’agit d’installer Dieu dans sa Création, de donner puissamment à l’Humanité avec la religion une assiette et un sommet, d’appeler l’Humanité, la Création entière, à l’Office, à son devoir suprême qui est l’Action de grâces, de constituer au-dessus de toutes les conditions humaines, de toutes les occupations humaines, ce que j’appellerai une Voix qui voit, une voix qui, avec les paroles mêmes que Dieu nous a insinuées dans le cœur et dans la bouche, ne cesse de témoigner, de savoir et de prier.

Pour les nouveaux venus au contraire, la tâche est moins de coloniser, de civiliser que de conquérir. La perfonction de l’Office divin cesse d’être notre raison essentielle : elle n’est plus qu’un auxiliaire de la dévotion personnelle. Ce qui est l’entraille même de ces Ordres enflammés, c’est ce feu que saint François cœur à cœur et corps à corps a puisé directement au Crucifix, c’est cette torche que le chien héraldique de saint Dominique promène entre ses dents. Elle a recommencé à trouver des cœurs pour ne point leur laisser de repos, la poignante vocation de saint Paul : Malheur à moi si je n’évangélise pas ! La première tâche qui s’était imposée aux défricheurs de la masse païenne et barbare était de lui imprimer une forme en l’incorporant par une foi à un culte : de construire l’Église, c’est-à-dire un appareil à faire de l’unité, de communiquer aux gens le goût de se servir les uns des autres, le goût de la maison en la leur donnant eux-mêmes à construire, je ne dis pas seulement une maison de pierre, mais une maison vivante et parlante, cette architecture qu’est la liturgie, une œuvre en procès continuel de réalisation, l’œuvre par excellence, opus dei, l’œuvre de Dieu. Ce ne sont pas seulement les clercs et les moines, c’est le peuple tout entier, réveillé chaque matin par les cloches dans le réseau des fêtes et des cérémonies, qui était invité à l’Office. C’est un spectacle émouvant que celui de tous ces grands peuples de l’Europe, chacun de leur côté sous une impulsion commune, pour répondre à l’appel de Dieu, en travail de se chercher leur langue propre, leur forme propre, de se faire une âme en s’inventant une chair et des membres, de se demander, de se procurer l’un à l’autre, fût-ce à grands coups d’épée, à l’ombre de la croix, habitation. Au XIIIe siècle, cette grande tâche, à la fois sainte et brutale d’installation, de tant bien que mal aménagement, est terminée. Cette poussée, au contraire, dans l’enthousiasme des Croisades, cet effort collectif d’un apostolat, disons ou plutôt d’une acquisition, d’une revendication, par le dehors, par l’épée, a échoué. Ce grand désir au cœur de la Chrétienté qui sait qu’à jamais lui est interdit le repos et le répit, tant qu’il manquera quelque chose aux passions du Christ, pour le moment il se trouve déçu, rebuté. Il se produit un moment non pas de découragement, mais d’hésitation. Le mât écoute la vergue, et apprend d’elle que la route a changé. La croisade continue, mais elle prend une autre direction.

Il y a comme cela dans l’étonnante histoire de l’Église catholique de curieux individus qui ont reçu une illumination, un coup de foudre, et ce que j’appellerais plutôt un coup de soleil. Il y a quelque chose en eux, ils le sentent, à tout prix, qui a besoin d’eux pour s’insérer dans le continu, et qui ne peut y trouver sa place, tant pis pour nous, que par le chemin de la contradiction : une contradiction dont c’est à l’Église de s’arranger, comme elle en a l’art, pour en tirer un supplément de force, de vie et de solidité. Ce n’est pas la faute de François s’il a pris feu, c’est aux Turcs qu’il a bien essayé d’apporter son tison, et ce n’est pas sa faute si ça n’a pu prendre sur eux, et si c’est à la chrétienté elle-même qu’il a dû rapporter la dévastation ! L’Ecclésiaste dit qu’il y a un temps de rassembler les pierres et un temps de les disperser : en d’autres termes, un temps pour agir du dehors au dedans, et un autre temps à l’inverse. Nous avons vu jusqu’ici l’Église travailler sur les matériaux humains dont elle a reçu la charge par voie d’architecture et d’agglomération ; l’évangile est intégré dans le dogme, la prière dans la liturgie et la société dans l’édifice. Tout cela est beau, excellent, merveilleux. Regardez ! Quelle belle maison ! Mais ce n’est pas parce que nous avons une belle maison que nous n’avons pas le droit d’avoir aussi un jardin. Et précisément est-ce que l’Écriture ne parle pas quelque part d’un jardin ? Mais oui, un jardin, et elle l’appelle le paradis. Le paradis est là devant nous à notre disposition. On nous l’a donné, il n’y a qu’à en profiter. La terre a retrouvé son ancienne dignité de paradis par l’adjonction du Verbe divin qui s’y est installé et par rapport à qui tout a pris justification et sens. Ce n’est pas seulement le Bon Larron, c’est François qui entend la parole de Jésus sur la croix : Aujourd’hui, aujourd’hui même ! tu seras avec moi dans le paradis ! C’est vrai ! dit François, et, mon Dieu, comment ai-je fait jusqu’à présent pour ne pas m’en apercevoir ! C’est pourquoi, comme un nageur qui prend la mer, nous le voyons se débarrasser de ces vêtements qui ne servaient qu’à l’emprisonner, à emprisonner plutôt ce terrible Dieu vivant qui, comme un feu et comme une lumière, comme une force d’amour et de connaissance, s’est emparé de lui et qui lui sort par tous les pores ! Pourquoi ne pourrait-il arriver à un homme ce qui, jadis, est arrivé à un simple Buisson ? « Aujourd’hui, dit François, j’ai inventé d’être libre, aujourd’hui j’ai inventé de renoncer à la prison, aujourd’hui j’ai inventé de mettre la main sur ce numéraire dispersé aux quatre coins du monde et à qui il m’appartenait de rendre son pouvoir d’achat pour acheter avec-pas autre chose qu’une perle ! » On a fait beaucoup de dévotion et de peinture et de peinturlure et de littérature et de bonne littérature et de mauvaise littérature, et de très mauvaise littérature à propos de ce qu’on appelle le mariage de François et de la Pauvreté. En réalité, il n’y a qu’un mariage dans la vie de François, c’est celui qu’il a célébré au sommet de l’Alverne avec la Croix, un mariage où l’un des contractants apportait pour dot le monde entier, et où l’autre, entre les ailes du Séraphin, n’apportait que cette parole, génératrice du quintuple stigmate : « Je suis venu afin qu’ils aient la vie et qu’ils l’aient plus abondamment. Et vous aussi, dit François à sa descente de l’Alverne, rayonnant et glorieusement chancelant sur ses pieds transpercés, il ne tient qu’à vous, à chacun de vous, d’avoir la vie et de l’avoir plus abondamment ! Car ce n’est pas d’hier que Dieu donne à celui qui a et qu’Il a promis de donner tout à celui qui a inventé de tout donner afin de tout avoir.

Et voilà l’un des deux témoins, l’un des deux champions que la Providence se réservait à une époque comme la nôtre, d’incertitude et de chaos. Voyons l’autre. À côté de l’animal brun, l’animal blanc et noir, noir sur blanc, comme ce croît que l’ingénieux Jacob avait trouvé le moyen de se procurer au détriment de l’avare Laban. À côté de saint François, saint Dominique, fondateur de l’Ordre des Frères Prêcheurs.

Les gens du monde se sont beaucoup scandalisés de la passion et de la véhémence qu’ils qualifient sanctimonieusement d’offense à la charité, déployée par les défenseurs laïcs aux XIXe et XXe siècles de la Vérité catholique contre les ennemis de leurs croyances. Inutile de citer des noms propres. Mais le plus admirable de ces lutteurs, Louis Veuillot, a répondu une fois pour toutes aux hypocrites. « Où est, dit-il, la place de la charité ? à l’égard des malfaiteurs, ou de leurs victimes ? » Les psaumes, les prophètes, les Pères de l’Église, ne nous donnent pas précisément un exemple d’indifférence et de froideur. «Qui touchera à l’un des miens », dit saint Paul, « à l’un de mes enfants, à l’un de mes frères, à l’un de ces principes qui ne sont pas un des ornements de mon costume et l’un des accessoires de mon équipement, mais le fondement même de mon existence, sans que je prenne feu, sans que je me mette dangereusement à flamboyer ? » Il court en Orient un proverbe qui dit que le paradis, ce paradis que j’évoquais tout à l’heure est à l’ombre des épées, et je ne puis croire qu’il s’agisse uniquement des épées académiques. Le sauveur Lui-même dit qu’Il est venu apporter l’épée, et l’une de Ses dernières recommandations est de se procurer en double exemplaire cet instrument de combat. Et c’est là l’épée, l’épée morale et intellectuelle bien entendu, l’épée qui perce et qui tranche, la raison d’être de cette grande milice de Saint-Dominique, qui porte sur elle en blanc et noir la livrée de l’invincible principe de contradiction. Tous ces ennemis qui se lèvent sous les pas de l’Évangile, est-ce qu’ils ne serviront à rien ? Est-ce que nous leur permettrons de ne servir à rien ? Est-ce que nous les frustrerons de cette vérité en nous qui est leur propre raison d’être et qui a besoin d’une question pour devenir une réponse ? Saint Dominique n’a eu affaire qu’aux hérétiques Albigeois. Mais comment remercier cet Averroës, que le peintre Francesco Traini nous montre dans le tableau de Pise accablé sous les pieds de saint Thomas d’Aquin et qui a fourni l’occasion de se lever, sur l’horizon théologique, à rien de moins que le soleil ? Cette « joie parfaite » dont le Séraphin d’Assise s’est fait le héraut, elle n’est pas moins efficiente quand, parvenue à ce que j’appellerai la forme circulaire, elle s’assied puissamment avec le grand Frère Prêcheur dans la chaire doctrinale. Pendant que saint Thomas sur les bases de la Révélation construite avec le syllogisme son immense édifice, son émule dans l’ordre fraternel et rival, saint Bonaventure, remet aux poètes et aux savants de l’avenir avec l’analogie l’inépuisable clef de la découverte. Quelle heure pour l’Humanité que celle où la Vérité appuyée sur la Raison se tourne vers l’Amour qui l’interroge avec un visage incontestable ! Pas autre chose, dit l’Épouse du Cantique, que l’heure de la plénitude ! Pas autre chose que l’heure de midi ! Ecce lignum crucis, fugite, partes adversœ !

Dominique aussi bien que François, l’un et l’autre sont arrivés pour s’apercevoir de l’individu pour essayer sur chaque individu suivant son patron particulier, sa chance d’adaptation à l’Évangile. À l’intérieur de cette large respiration collective de l’Église à quoi pourvoit la vie liturgique, il y a cet homme et cette femme qui demande si c’est vrai que le bon Dieu, le, la connaît par son nom, et ce qu’il y a à faire pour son profit particulier de ce catéchisme qu’on essaye de lui fourrer par les yeux, par les oreilles, et j’allais presque dire, ne pensant pas seulement à l’encens, par le nez !Et alors, il y a ces enragés de toutes couleurs qui se sont mis à prêcher. Point de chaise ou de table qui ne leur paraisse faite pour qu’on monte dessus. Il y en a un qui a grimpé dans un arbre. Un autre, nous dit Louis Gillet, qui s’est fait hisser avec une corde à une espèce de potence. Un autre encore de toutes ses forces qui souffle dans une trompette ! Attention, le monde va finir ! Et c’est vrai qu’il va finir, parce que le moment est venu pour lui de commencer.

Mais ce n’est pas tant d’inviter les gens à venir, à monter qu’il s’agit, c’est de leur mettre sous les pieds un moyen qui le leur permette. Ce que l’on peut appeler un engin : à l’exemple de l’un des premiers martyrs, l’illustre saint Ignace d’Antioche, qui ne balance pas d’employer l’expression : Machina Christi, la machine du Christ. En fait d’engin, en fait de machine du Christ, que trouver de mieux que la Croix ? Ce n’est plus seulement le Christ qui descend de la Croix pour répondre à l’invitation jadis de ces Pharisiens sur le Calvaire, c’est la Croix elle-même qui descend du mur pour se mettre à la disposition des fidèles. Une Croix pratique, une Croix fonctionnante. Ce n’est pas seulement à saint François qu’un séraphin est venu l’apporter. C’est toute l’humanité derrière qui est invitée à se prêter de ses quatre membres à l’irrésistible attraction, à vivre de sa propre chair, ce que c’est que l’amour de Dieu en travail sur nous de rédemption, à se livrer pour être libre à cette opération sur elle de l’arrachage.

Cela, c’est le chemin de la pénitence, le chemin de la Croix, et Dominique à côté en a installé un autre, celui de la contemplation. Je veux parler du Rosaire. De cette salutation angélique, répartie en quinze dizaines sur les quinze mystères qui nous apprend à regarder Dieu, à étudier Dieu, en regardant ce beau visage qui Le regarde, à Le soulager de cette miséricorde particulière qu’Il nous tenait réservée. À la disposition de chaque âme est mis cet invitatoire jadis adressé à la Salamite : Veni, Columba mea, speciosa mea, formosa mea, immaculata mea ! Et alors il naît au fond de l’âme quelque chose de rose, une émotion aurorale, comme celle qui, à Vézelay et à la Chartreuse de Pavie, a l’air d’émaner de la blancheur parvenue à un certain état d’incandescence. Un amour qui ne naît pas de la chair, mais de cet esprit en nous en proie à la vérité.

Et tout à coup la Peinture est née, avec simplicité.

C’est un fait que mettent en évidence, dans le livre en train de s’effeuiller sous mes doigts, ces belles gravures, ces reproductions que, sans l’interrompre soutenant la suave adjuration de l’ange alternatif, je vois éclore comme spontanément du texte. Les nouveaux évangélistes ont repris, si je peux dire, la technique de leur Maître. Il usait de paraboles, et ceux-ci à la suite continuent d’aller à la poursuite de l’âme, avec ses ressources de sensibilité, d’intelligence, de désir et de volonté, par le chemin de l’imagination. Relayant, élargissant le prédicateur, Louis Gillet nous montre une foule de livres, dont le plus célèbre est La légende dorée, qui ne sont que des récits, comme on dit, édifiants, et pourquoi l’idée ne viendrait-elle pas, comme on la voit sourdre timidement au cœur des vieux antiphonaires, de juxtaposer à la parole écrite la leçon peinte, d’inviter par les yeux notre faiblesse à l’imitation et notre ignorance au désir d’instaurer au-dessus du temps une présence continuelle de l’exemple, ce que le dogme, en somme, appelle la Communion des Saints ?

Ce n’est plus seulement le prédicateur qui propose. L’imagination des fidèles à son tour entre en ébullition. Ce n’est plus seulement la grande page vierge de parchemin dont il s’agit de profiter et l’initiale longuement étudiée du psaume : églises et couvents, c’est toute cette vacuité autour de nous de notre récipient qui s’offre à recevoir la coloration de notre foi et de nos rêves et à répercuter cet enseignement que nous nous donnons à nous-mêmes. Quelque chose à peupler, à animer, à douer de la troisième dimension. Une muraille à remplacer par de la contemplation. Saint François a eu beau, pendant sa vie, arracher ces tuiles au-dessus de sa tête qui l’empêchaient de jouir de la pleine lune, maintenant il ne faut pas moins à Assise de trois églises l’une au-dessus de l’autre, où se déverse le génie de Giotto, pour nous communier à cette personne perpétuelle qui a pris la succession du maigre petit enragé. Et davantage, je parlais de paradis tout à l’heure ! Regardez au couvent de Saint Marc de Florence ce que l’Angelico a su faire avec la rupture aux panneaux de l’alvéole de ce rayonnement secret de la piété monastique. Que dire de ce soleil profond dans la cellule qui, mieux qu’aucune clôture, exclut l’alternative extérieure ? de cette espèce de distillation de 1a lumière ? de cette floraison pure, ou disons un intense élixir de couleurs spiritualisées, outremer, vermillon, et sinople, irradiant la gloire de ces cohortes agenouillées autour de la Mère de Dieu ? de ce plain chant qui est devenu pour de vrai le plein chant, et de cette paisible intronisation de l’extase ?

Alors, n’est-ce pas, cher ami, cher Louis Gillet, ayant à nous parler de l’Art et plus particulièrement de la peinture, à vous faire l’impresario disert de cette Muse silencieuse et immobile, comme c’est bien, comme c’est juste, d’avoir commencé par le commencement, par ce branle donné en nous à un besoin de présentation, de représentation et d’élucidation par pas autre chose que la prière : cet homme au moyen âge qui apprend à regarder en contemplant et à composer en connaissant, en connaissant d’une investigation autour de lui qui est une reconnaissance.

Connaître, c’est le mot qui explique toute la carrière de Louis Gillet. La passion de connaître au service de la passion d’expliquer. Ce n’est pas que chez cette nature puissante et généreuse, il n’y eût, et j’aurai tout à l’heure l’occasion d’y insister, le don et le talent de l’expression originale et pittoresque, la sensibilité, la vocation et le métier d’un véritable poète, d’un dessinateur de la pensée et de l’image dont témoigne toute une œuvre inédite. Mais il était de cette race d’explorateurs, si caractéristique du grand Siècle passé, qui ont reçu du dehors un appel auquel ils se sentent indispensables, et chez qui le goût de l’invention ne peut que céder le pas à l’avidité de la découverte. L’Art, pour notre ami, et je lui donne raison, est plus intéressant que l’artiste, et l’œuvre lui paraît avoir d’autre but que d’amener à une clarification, d’ailleurs bien incertaine, de l’ouvrier, pour la satisfaction d’une curiosité frivole. Il est rare, d’ailleurs, qu’une œuvre d’art se suffise à elle-même, et qu’elle se justifie sans une référence à l’ensemble de ces expressions autour d’elle du fond de l’âme humaine amenées par l’époque. Saint Augustin compare l’histoire à une immense phrase mélodique à laquelle quelque chose d’intérieur à nous prête l’oreille et nous invite à répondre, de concert avec l’événement, par le moyen à nous approprié. Et c’est ainsi que l’on peut rêver que Dieu a créé le monde, non pas tant par une série de coups de théâtre que par une suite patiente et persuasive de sollicitations. C’est ainsi que la nature aurait reçu la commande de la palme, du champignon, de la fougère, de l’insecte, de l’animal à quatre pattes (et pourquoi pas celle de l’animal aussi à deux pattes ?) et qu’elle y aurait répondu par une variété prodigieuse de soumissions. Dieu agit sur un plan unique, le sien, et ces propositions qu’il adresse mystérieusement à la nature, comment penser qu’Il s’en abstienne à l’égard de Sa créature préférée ? Principalement quand il s’agit de Lui-même, de ce culte qui’ est la raison d’être de tout, et du moyen attribué à l’homme d’obtenir la juste réponse par l’invention de la juste question. C’est ainsi qu’au moyen âge le peuple des interpellés superpose les cathédrales à la théologie, que plus tard il se met de la peinture jusque par dessus les yeux, c’est ainsi que Christophe Colomb, et tant mieux pour l’Amérique ! découvre qu’il ne peut plus se passer de l’intégralité de la sphère, et que notre siècle, après celui qui l’a précédé, engage sa grande aventure à la recherche des causes secondes. Tout ce que l’Humanité réussit à mettre ensemble, dans un effort à la fois collectif et spontané, pour répondre à l’obscure invitation de la musique, tous ces horizons l’un après l’autre qu’elle a eu besoin de se procurer, toute cette phrase, absolument comme si elle l’avait entendue et qu’elle en fut obsédée, qu’elle s’ingénie à poursuivre ! Et, pour ne parler que de l’art, ce document, cette archive, cette instigation sans cesse ranimée de notre capacité d’assentiment ! tous ces arrangements auteur de soi que l’on combine pour s’en essayer sur soi-même la réaction ! Ah ! la vie est vraiment trop courte ! Est-ce qu’il n’y aura vraiment pas quelqu’un pour reconnaître et recenser et interpeller tout cela, pour lui arracher, le crayon d’abord à la main, et puis la plume, le sens, pour démêler au travers du vocabulaire et de la syntaxe l’intention organique, pour acclamer tout ce qui en présence de la nature et de Dieu est né dans l’implication de la réplique ?

L’artiste, et principalement l’instituteur d’images, est loin de savoir toujours ce qu’il fait. Il faut parfois beaucoup de temps pour que l’entreprise dont il a été recruté l’agent arrive à la maturité, peut-être elle-même provisoire, de sa signification. C’est ainsi que c’est aujourd’hui seulement que nous comprenons ce palais de Versailles qui n’a pas été tellement installé peut-être pour servir aux évolutions du Roi Soleil et de sa cour. Le vrai Roi Soleil, il est là au bout de l’avenue, au bout de cette galerie de miroirs et d’acclamations jaillissantes. Et le palais lui-même, tournant à tout le passé un arrière déchiqueté, n’est que le balcon royal au-dessus de toute la France pour la regarder, un immense déploiement de terrasses et d’escaliers, de fenêtres et de regards, pour jouir de cette solennelle conclusion qu’elle fait à tout le fini et préliminaire à l’Océan !

Tout cela, comme on sent que Louis Gillet, avait été créé et mis au monde pour le deviner et pour le savoir et pour le dire ! Comme il l’a exposé magnifiquement dans cette Histoire de l’Art français qui restera un monument d’intelligence synthétique. Avec quelle générosité superbe, où j’aime mieux voir de la magnanimité que de la modestie, il s’est oublié pour laisser toute la place au développement grandiose de ce spectacle que, chapitre sur chapitre, dirai-je qu’il montre ou qu’il démontre ? Quelque chose comme les grandes opérations de l’architecture qui se signe tout seul ! Quelque chose qui tient debout, tout seul, dans la composition et la majesté de l’évidence. J’écoute entre les six branches de cette étoile composée qu’est notre Pays la voix de tous ces siècles qui s’interrogent et qui se répondent.

Mais ici, les cahots consécutifs à l’apparition d’une gare d’embranchement me font comprendre que je me suis trop longtemps abandonné à la rêverie ! En sursaut, je me réveille tout habillé de vert et glorieusement surmonté, de nouveau comme aux jours de mes emplois diplomatiques, de ce cimier emprunté, comme dit Lamartine, à l’oiseau du désert ! Me voici en pleine Académie française ! Quel est mon émerveillement ! Quelle n’est pas ma confusion et ma gratitude ! De cette Académie, française, précisément de cette Académie française où j’avais mes habitudes du temps de mon éducation universitaire et où j’ai reçu si souvent La Fontaine et Chateaubriand, sans négliger l’éducation des jeunes filles et l’amélioration de la langue française ! Que de temps j’ai perdu, au profit d’un chemin aussi sinueux qu’entrecoupé, loin de cette rive consacrée où tant d’amis ne demandaient qu’à me tendre les bras ! Il fallait que me fût ménagé un passeur, celui-là même à côté de saint Érasme et de sainte Apollinie qui tient un rang distingué parmi les Quatorze Saints Auxiliaires et à qui sa grande taille faisait précisément ressembler notre ami Louis Gillet. Laissez-moi me cramponner tant que je peux à ses épaules charitables et espérer que vous n’arriverez pas trop vite à me débrouiller d’avec lui !

C’est précisément entre une rive et l’autre de ce fleuve surchargé de rêveries et de gloire, à la poupe de cette Île Saint-Louis où m’accueillait avec le visage même de la Nymphe, la plus charmante des amies, que j’ai rencontré le regard amical et interrogatif de cet homme dans un crépuscule commun amené à mon attention par la destinée. Plus tard, ce fut Chaalis, qu’il administrait, dans le remuement somptueux du plus triomphal automne que j’aie jamais connu. Plus tard encore, au plus profond de l’engloutissement, à cette heure sinistre où, pour la première fois dans l’histoire, il arrivait à des Français de ne plus sentir assuré et répondant sous leurs pieds, le sol de leur propre pays, ce fut cette berge Limbaire, où, pour nous consoler de ce monde-ci nous devisions de l’autre, dont les fumées nous enveloppaient déjà, et dont le poète Florentin, à notre avis commun, au prix de cette effroyable ambiance qui pesait sur nos cœurs, nous donnait un avant-goût bien insuffisant. Cher ami, est-il vrai que, là où vous êtes, comme je refuse de le concéder à une théologie cruelle, vous ayez bu au Léthé, et que vous ayez perdu le souvenir de ces heures amères où il ne nous restait plus d’espérance que la foi et de patrie que l’amitié ? Est-il vrai que là où vous êtes, comme je viens de le lire en quelque endroit de votre livre dans l’une de ces phrases « irréparables » dont la langue française a le secret, « la douloureuse rose ait perdu ses épines », les laissant toutes au cœur de ceux qui vous ont perdu trop tôt ? Non, la prière et le besoin ne cessent pas des survivants aux silencieux habitants du souvenir, à cette foule sanctifiée pour qui, les désigner, le génie musical de suavité amortie de notre langage a exhalé, dites-vous, « ce murmure sourd, ce soupir : les défunts ».

La douloureuse rose a perdu ses épines
Ce murmure sourd, ce soupir : les défunts.

Comme c’est beau, ces deux phrases ! Quel choc ténébreux cela nous donne au plus creux de la sensibilité, comme elles nous pénètrent ces pures et puissantes syllabes ! Comme cela va loin ! Et quelle reconnaissance à la langue française qui nous permet de savourer en elles une vibration longue à s’éteindre ! Comme c’est beau, de ce nombre qui échappe à la computation, de la beauté de ces choses qu’on ne fait pas exprès, qui échappent aux fabricateurs qui émanent comme d’un tempérament exquis de l’oreille avec le cœur et qui, encore aujourd’hui, naissent naturellement sous la plume des femmes ! Ou de ces écrivains sensibles qui ne réussissent à se faire entendre qu’à mi-voix, pour ceux qui leur prêtent une attention appropriée. Tel ce René Bazin par exemple, qui refusa toujours d’être froissé par le sauvage qui était entré dans sa famille et dont une phrase, entre tant d’autres merveilles, ne cessa de me hanter à la manière d’un vers de Racine : Il était de ces enfants secrets qui soupirent longtemps encore après avoir fini de pleurer. Des phrases, des idées aussi, qui, Dieu soit loué ! déjouent la rhétorique, comme on en trouverait chez Fromentin, chez Eugénie de Guérin, chez Pierre Loti... Et qui sait quelles découvertes je ne serais pas capable de faire chez Octave Feuillet, s’il m’était possible de disputer cet excellent écrivain à l’admiration de nos aïeules ?

Quand j’ai commencé à faire, comme on dit, la connaissance de Louis Gillet, c’est-à-dire quand a commencé à s’établir et à s’intensifier entre nous cette réciprocité de propositions et de réponses qui permettent peu à peu aux âmes de prendre contact, contour, mesure et goût l’une de l’autre, il avait déjà achevé sa grande œuvre didactique, cette élucidation que j’essayais de vous décrire tout à l’heure, du spectacle pendant des siècles que la chrétienté, que la France se sont procuré d’elles-mêmes à elles-mêmes. Le champ d’acquisition de notre contemplateur s’était élargi. C’était toujours la même ardeur, la même équité, le même enthousiasme juvénile, la même vaste information aussi, au service de la même intelligence acérée : mais cette fois il ne s’agissait plus de s’apporter soi-même à l’interprétation d’une série de paysages collectifs de la pensée, mais de poser directement à deux des plus grandes voix qui aient eu jamais titre à se faire entendre la question moderne.

Le premier livre que je reçus de Louis Gillet en prémices de notre amitié fut le recueil de ses conférences sur Dante, bientôt suivi de celles qui les avaient précédées sur Shakespeare. Je les lus presque en même temps et, grâce à tous ces rêves ensemble réveillés, d’un poète à l’autre s’établirent dans mon esprit d’étranges correspondances. Le poëme de Dante est une ascension vers le Paradis, dont le chemin, à travers le Purgatoire, passe par le plus profond de l’Enfer. Le vrai Enfer et le vrai Paradis, dont la description pourra faire sourire les théologiens, sans que la piété profonde de l’intention, sans que l’authentique suavité du Verbe cesse de ravir les cœurs jusqu’aux pieds de l’ineffable Vérité. Mais les siècles passent et quand Shakespeare commence à écrire il est arrivé une catastrophe dont l’ombre s’étend sur toute la littérature anglaise consécutive, comparable à cette vallée sauvage, dont parle le psalmiste, où cheminent avec le puritain Bunvan tant de pèlerins sans boussole. Cette catastrophe, c’est que le Paradis a été perdu, je dis le Paradis de la Foi. C’est en vain que les héros de Shakespeare, hommes et femmes, se le redemandent l’un à l’autre avec toutes les ressources de la poésie, de la passion et du désespoir. Il s’est évanoui, il est perdu, et c’est en vain que les enchantements de Prospero essayeront de le faire resurgir de l’Océan, sous la forme d’un de ces nuages dont les amis de Hamlet n’ont pas fini de discuter s’il a la ressemblance d’une belette ou d’une baleine.

Il est perdu, mais il a été donné à notre génération de voir monter sur tous les horizons à la fois quelque chose pour le remplacer qui n’avait la ressemblance ni d’une belette ni d’une baleine, mais plutôt d’une de ces animalités cosmiques dont l’Edda a emprunté la description à l’Apocalypse et dont jadis les drames de Richard Wagner, pour ne rien dire de ceux de Ibsen, nous donnèrent le pressentiment oppressant. Depuis les grondements prémonitoires jusqu’à la pause provisoire dont nous sommes les bénéficiaires peu rassurés, les hommes de mon âge ont vu peu à peu sur le grand Immeuble International du Siècle Dix-neuf, sur cette pension Vauquier intérieurement minée par la mauvaise conscience et le crime, quelque chose qui était l’Europe fondée sur autre chose que Dieu, se lever l’intolérance du Destin. Ce fut alors la première Guerre mondiale, l’affreuse guerre de 1914, et, pour lui succéder, peut-être plus affreuses encore, ces vingt années, dirons-nous de répit ? où nous voyions avec désespoir grandir et s’épaissir la menace d’une fatalité inéluctable, prégnante et révélatrice d’une horreur supérieure à tout ce que le monde avait jamais connu. Les reportages de Louis Gillet — oui, il faut bien employer ce mot, et quand Sodome avec les autres villes de la Pentapole fût à la veille de l’engloutissement, nul doute qu’il n’y eût aussi des reporters, envoyés par les intéressés de l’époque pour l’information du public — resteront sur cette période absurde et sinistre dans leur clairvoyance sereine des documents précieux. Le recueil d’articles que Louis Gillet publia à ce moment sur l’Allemagne et, plus précieux encore celui que j’ai pu consulter de sa correspondance à cette époque, restera une attestation saisissante de sa clairvoyance et de sa pénétration psychologique. D’une lettre qu’il écrivait à son ami Berenson j’extrais les lignes suivantes datées de mai 1933 : « N’avez-vous pas l’impression d’une réédition du Prophète de ce vieux Meyerbeer ? C’est un tumulte tout à fait germanique. L’Allemagne ne se reconnaît que quand elle ne se connaît plus. Elle aime ces lames de fond qui l’emportent confusément vers on ne sait quel destin, fût-ce à la perte et à l’abîme, mais qui la dispensent de penser. C’est dans cet état que ces gens-là se sentent vivre. Ils aiment encore mieux cela que faire l’amour. Je reconnais avec vous qu’il n’y a rien de plus dégradant ».

Mais ce n’est point de cet énorme drame, dont nous confrontons encore chaque jour autour de nous le témoignage ensanglanté, que je veux aujourd’hui parler pour vous en ranimer les tristesses : c’est un débat plus intime, où fut l’homme excellent que vous m’avez chargé de saluer, dont je voudrais que le récit servit de débouché à mon insuffisante entreprise.

Dans l’admirable ouvrage qu’il a consacré à Charles Péguy, le plus beau chapitre, le premier, est celui où Romain Rolland nous dépeint l’atmosphère morale de cette année 1900, de ces années 1900, qui marquèrent pour la France l’inauguration, avec le Siècle nouveau, à son regard d’un nouvel horizon. Je sais que chez beaucoup de jeunes gens l’évocation de ces dates périmées n’éveille que l’idée d’une époque frivole, ils ne la voient qu’à travers la chronique de Marcel Proust. Tout de même, il y eut autre chose au cours de ces années honorables où la France subordonnait tout ce qu’elle avait d’intérêts temporels au devoir de tirer au clair une intolérable injustice, autre chose en vérité que les papotages de Mme Verdurin et les amours de M. de Charlus. Cette crise elle-même ne constitue que l’élément révélateur d’un mouvement général et profond des esprits dont la carrière de Charles Péguy est l’illustration. La conviction positiviste qui avait soutenu et entraîné le Siècle Dix-neuf montrait des signes patents d’usure et de déclin. Les forces nouvelles qui s’éveillaient à la vie avaient le sentiment autour d’elles d’une stagnation qui allait jusqu’à l’étouffement. Écœurés des aliments remâchés qui avaient si longtemps flatté le palais, les estomacs ne se sentaient plus nourris. Le remords qui, au moment de l’affaire Dreyfus, avec la netteté d’un cancer avait réveillé les consciences assoupies, s’était transformé chez les meilleurs en un grief radical contre le présent. À travers les cloisons pourries d’un matérialisme primaire, à travers les lâches suggestions d’un pessimisme décadent, recommençait à se faire entendre l’irrésistible appel de l’espérance. Là-bas la grande voix des romanciers russes avait commencé à endommager ces ténèbres spirituelles dont parle Dante, « muettes de toute lumière », et chez nous toute une levée d’âmes, toute une levée d’armes, lui avait répondu, ce tumultus gallicas qui faisait, de temps en temps l’inquiétude des vieux Romains. Pourquoi me serait-il interdit de rappeler avec mélancolie et attendrissement ces noms d’hommes, aujourd’hui tous disparus qui, sous des drapeaux opposés, combattaient au fond pour la même cause, Péguy, Psichari et Léon Bloy, aussi bien que Jaurès et Lucien Herr, Bourget et Maurice Barrès, aussi bien que Huysmans et Francis Jammes. Il s’était levé sur le monde une certaine attention à la musique, une certaine nostalgie de la réponse, une certaine intolérance de la fatalité, qu’elle fut scientifique ou légale, un certain sentiment irrépressible de notre droit interne, un certain appel de notre conscience morale à la confirmation extérieure. On eût dit que l’antique sol de la patrie s’agitait sous les pieds de toute une jeunesse marquée au front, pour lui donner avertissement. Toute cette jeunesse qui demandait à se faire un visage avec son cœur, toute cette jeunesse qui demandait un visage pour aller à la recherche du visage de Dieu. Ce mouvement multiple avait cependant, commun, un double caractère : c’est qu’il était spontané, et que, de plus, il se produisait hors de l’Église, quand ce n’était pas en contradiction, et même en opposition, et en opposition violente avec elle. Mais comme le fait dire saint Paul à notre Mère : Qui pose une question sans que je sois interpellée ? Ce n’est pas seulement à ses amis, à ces amis nouveaux sans le savoir qui surviennent de tous les points de l’horizon à celle-là qui était appelée déserte, c’est à ses ennemis que l’Église de Dieu crie : « Je vous attendais, me voici ! et tout ce que j’ai à dire : Que béni soit celui qui, vient à moi au nom du Seigneur ! Si vous me frappez c’est que vous avez besoin de moi. Frappez et l’on ouvrira ! Frappez, et vous ne serez point déçus ! Ce n’est pas trop de toutes ces questions sous toutes les formes, les plus insidieuses comme les plus brutales, pour faire sortir de moi ce qui en moi vous appartenait, ce qu’en moi je recélais du Verbe de Dieu, qui était pour vous, de cette parole en moi, à chacun de vous appropriée, qui vous était indispensable. »

Pendant qu’Odette et Gilberte, à l’ombre de plantes factices offraient réception dans leurs salons à toutes sortes de cadavres ambulants, il y avait des hommes dans toutes les chancelleries de l’Europe qui écoutaient sous eux avec angoisse les fondations de la terre entrain de se désagréger. Et il y avait aussi, de plus en plus nombreuses, choisies déjà, choisies et réservées pour le sacrifice, et je pense par exemple à mon ami Joseph Lotte, des âmes qui s’interrogeaient l’une l’autre avec espoir et avec désespoir. Vous avez tous présent à la mémoire le dialogue, dont quatre volumes nous ont laissé la relation poignante de ces deux âmes pures, de ces deux âmes rayonnantes qui s’appelaient Jacques Rivière et Alain Fournier. Il m’a été donné de feuilleter un témoignage peut-être plus admirable encore, parce qu’il émane de natures plus fortes et plus mûres, je veux parler de la correspondance de Louis Gillet et de Romain Rolland, une correspondance, pour employer le mot dans toute sa force étymologique, à qui la mort, presque simultanée, des deux engagés, devait apporter, presque sous mes yeux, le sceau définitif.

Le recueil, au moment où je mets la main à ce discours, en est là, sur ma table, et je ne sais s’il existe un document plus intéressant sur cet appel et cette efficacité de deux âmes à l’égard l’une de l’autre que l’on appelle l’amitié. Il s’agit de toute autre chose que de ces conversations brillantes où la plume pour satisfaire à l’expansion en nous du sentiment et de l’idée profite de quelqu’un là-bas. Par la richesse de sa culture, et de son information par la facilité chez lui de l’expression, et surtout par cette confiante générosité de la pensée qui lui faisait un besoin de la communication, Louis Gillet était un épistolier incomparable. Mais les lettres dont je m’occupe ici, et dont on peut dire qu’elles sont aussi bien de celui qui les reçoit que de celui qui les écrit, appartiennent à une catégorie plus grave. Louis Gillet était tout jeune alors. Après des études brillantes, tout pénétré d’une foi solide et sereine qui lui avait fait traverser ce beau mouvement du Sillon, il venait d’entrer à l’École Normale, et il y rencontrait l’homme, qui autant parce qu’il incitait à donner, que parce qu’il l’obligeait à refuser, devait avoir sur sa vie une influence décisive : Romain Rolland.

On a tellement écrit, ou bavardé, sur l’amour : comment se fait-il qu’on se soit si peu occupé de ce sentiment si pur et si mystérieux, qu’il n’est pas exclu de voir exister entre un homme et une femme, mais que je trouve spécialement émouvant sous sa forme virile, et que l’on appelle l’amitié ? de cette élection et de cette étude par notre âme de quelqu’un que nous réalisons à notre propre atteinte sensible, et à qui nous ne demandons rien d’autre que lui-même ? Le monde est entièrement fait de la même étoffe, et qui sait si pour expliquer l’âme rien vaille mieux que les découvertes les plus délicates de la physique ? Imaginons donc que chacun de nous soit le foyer, chacun de nous le pôle ou l’électrode d’un rayonnement continuel, qui, j’en suis persuadé, continue après la mort, mais qui, en cette vie ne cesse de puiser à nos sens, à notre cœur, à notre volonté, à notre mémoire, à notre intérêt, et qualifié par le timbre, par l’accent, par l’arôme indéfinissable de la personne. Ce rayonnement, comment s’étonner qu’il soit électif, et qu’il lui arrive de se réjouir, pour s’en nourrir plus ou moins longuement, et peut-être toujours, d’une rencontre entre toutes appropriée ? Nous voyons bien que ce livre, le monument édifié par un auteur de son art et de sa pensée, a pu exercer sur nous une telle action qu’elle nous recrée pour ainsi dire, quoique pas forcément, à son image et modifie radicalement notre « manie d’être ». Que sera-ce si, au lieu d’une érection inerte au travers de l’onde psychique, notre poste personnel de radar en travail continuel d’émission se sente sondeur par l’écho d’un autre poste à lui adapté, amorcé à quelqu’un de vivant en état soi-même par rapport à lui de sensibilité, de compréhension et de réponse ? si une telle communication est de l’un à l’autre établie que l’un apprenne ce que l’autre, pour lui sous cette affectation d’onde à onde, s’est mis en état de comprendre ? Rare fortune, fût-ce aux jours de la jeunesse, guère échue qu’à des êtres exceptionnels.

Des êtres exceptionnels, Louis Gillet et Romain Rolland, le furent à beaucoup d’égards l’un et l’autre, et l’un comme l’autre. Le mauvais goût romantique nous a habitués à réserver le plus clair de notre admiration à ce qu’on appelle les surhommes. Ces surhommes qui ne sont généralement que de pauvres diables ! Mais il y a quelque chose de plus beau et de plus rare qu’un surhomme, c’est un homme juste, un homme juste comme on dit une note juste, un des hommes dont l’Écriture fait l’éloge en disant que non seulement ils n’empêchent pas la musique, mais que par leur apparition sur tous ces rangs de la portée où la Providence tour à tour les appela, ils apportent la plénitude, ils créent l’accord. Rien de plus difficile, rien de plus précieux, rien de plus saint. Droit, la rectitude même, issu et allié d’une famille de gens tout droits, et père à son tour de héros, excellent maître comme il fut excellent disciple, excellent écrivain comme il fut excellent orateur, victime peut-être seulement de ce sentiment en lui de modération, de cette qualité française qu’on appelle le goût, ou, d’un nom plus significatif encore, la mesure, qui lui donnait en tout l’horreur et le mépris de l’ostentation et de l’excès, quel plus grand éloge faire de notre ami, quel plus grand éloge faire de ce ferme cœur, sinon, pour employer l’expression de l’orateur grec,que, partout où appel lui fût adressé, il ne fût pas « inégal aux dieux », ce que nous appelons les circonstances. Et quelles circonstances ! Je n’ai pas à vous rappeler sa conduite héroïque pendant la première Guerre mondiale. Rien de plus admirable que les lettres qu’à cette époque il écrivait de la tranchée à sa femme et à ses amis. Quand la Seconde Guerre survint, cette guerre qu’il n’avait cessé de prévoir et d’annoncer, il fût de ceux qui refusèrent de courber la tête, et qui firent leurs ces grandes paroles de Péguy : En temps de guerre, celui qui ne se rend pas est mon homme quel qu’il soit et d’où qu’il vienne et quel que soit son parti. Il ne se rend point. C’est tout ce qu’on lui demande. Tandis que d’admirables enfants sous des cieux divers ou en France même à travers des dangers atroces combattaient pour la cause de Dieu, lui, pas un moment ne cessa d’opposer à la violence extérieure le démenti et le défi d’une activité qui continue imperturbablement dans la même lignée. Usé par ses déplacements incessants et par le travail, ses dernières forces, comme ce fut l’habitude de toute sa vie, consacrées à l’explication et à l’illustration des autres, victime à la fois d’un héroïque ascétisme et du plus odieux manque d’égards, il ne regagne Paris, son cher Paris natal, ses livres, sa table de travail, que pour y mourir. Pour y mourir, on peut presque le-dire, dans les bras du vieil ami, à la fois retrouvé et reconquis qui, peu de jours plus tard, allait le rejoindre dans l’éternité.

Louis Gillet fit la connaissance de Romain Rolland à l’École Normale, où ce dernier était, assez vaguement, à ce que je comprends, professeur. Tout de suite, il aura sur ce jeune et généreux esprit prompt à s’ouvrir et à se livrer, une forte influence. Un commerce plein d’un intérêt réciproque s’établit et se prolongea entre eux. Il ne devait s’interrompre qu’au moment de la guerre de 1914. Rolland venait de publier ce livre, d’ailleurs mal compris, qui s’appelle Au dessus de la mêlée. Louis Gillet qui, à ce moment, lui, engagé jusqu’au cou, à la tête de son bataillon, dans la même mêlée, réagit violemment. Délégué, à la rencontre de l’ennemi héréditaire, d’une famille de patriotes farouches, il ne pouvait voir les choses sous le même angle. Il avait, lui, les mains à la pâte, et si l’on ne peut que rendre hommage à la foi de Rolland, qui l’empêche de voir dans aucun homme vivant, sur qui réside l’image de Dieu, un ennemi fondamental et irréductible, on ne peut non plus nier qu’un avenir, trop facile à présager, ait donné raison à la position pratique durement affirmée par son correspondant. Ainsi arrivait à sa conclusion provisoire le dialogue poursuivi, par la bouche de ces deux amis, entre ces deux vertus, entre ces deux aspects de notre sensibilité à la musique, dignes, si on les personnifiait, d’occuper la scène d’une Moralité du moyen âge, et que l’on pourrait appeler la Justesse et la Justice. Je vois l’une qui nous donne à lire comme sur un phylactère qu’elle déploie entre ses bras ce texte du Livre de la Sagesse : En toutes choses j’ai cherché la paix. Mais l’autre pare sa robe ardente d’un texte non moins sacré. Heureux ceux qui ont faim et soif de la Justice parce que... Je ne puis déchiffrer le reste de l’inscription. Faut-il lire... parce qu’ils seront rassasiés ? ou au contraire : parce qu’ils ne seront pas rassasiés ?

Depuis longtemps déjà avant qu’arrivât, péremptoire, le moment de la division, on voit au cours de la correspondance s’en préciser la nécessité. Le moment s’accentue peu à peu où les conditions du patrimoine personnel à constituer exigent, au lieu du contact entre les deux activités, l’interruption, l’ajournement jusqu’au pas à travers le seuil suprême, d’un accord qui ne pouvait se trouver juste qu’à la condition d’être total. À Louis Gillet et à Romain Rolland la destinée imposait des cheminements divers. L’un était catholique, de tradition comme de conviction (et une certaine lettre du recueil nous montre avec quelle maturité de doctrine et de jugement), l’autre mit toute sa vie à réaliser qu’une certaine répulsion en lui... oui, si après tout elle n’était au fond qu’un attrait ? un attrait à travers une objection qu’il s’agissait moins de réduire que d’épuiser. L’un avait trouvé Dieu au centre, l’autre le demandait douloureusement à l’horizon. L’un, dès le début, se sent indispensable à un ordre, réclamé par un milieu hors de lui constitué, héritier sans fissure d’une lignée : il fonde une grande et forte famille, il répond à des exigences autour de lui définies. Son rôle dans la vie est celui que la scholastique décerne aux docteurs : contemplata aliis tradere. Il a sa place, lui aussi, parmi les réunisseurs de la terre. Au milieu de tous ces chefs-d’œuvre de l’art et de la littérature, il est là, il y a une intelligence avec lui qui, comme par l’émission d’une onde circonférente, atteint, interroge à la fois tous ces cadres où des artistes successifs ont solennisé pour notre enseignement et pour notre joie, certains éléments de la durée : fixé, immobilisé à jamais, pour notre fascination, certains visages, certains aspects, certains spectacles, certaines combinaisons d’une nécessité collective, certains appels sacrés à nos sens, et l’approfondissement infini au delà de cet écran conventionnel de la troisième dimension. Il y a établissement d’un site où toutes les expressions de l’Art humain, Raphaël avec Watteau, et aussi saint François avec Shakespeare, et Paul Claudel avec James Joyce, communiquent par le fait de l’appuiement sur eux d’une attention simultanée. Une lumière a eu l’art de s’allumer en un certain centre, pénétrante, subtile, affectueuse, et que l’on oublie à cause de ce qu’elle montre.

L’autre...

L’autre, Romain Rolland, eh bien, je vois en lui le représentant, le héraut le plus typique de cette grande génération, disons plutôt de cette « levée » à l’aurore d’un siècle nouveau, dont il s’est fait l’interprète et l’historien. Tout de suite il eut en lui le sentiment d’un habitant intérieur, intérieur à la fois, et cependant commun à l’Univers entier, à l’Humanité entière, à tout ce qui existe, et que la découverte par lui, au seuil de son initiation intellectuelle, de Spinoza, ne lui défendait pas d’appeler Dieu. C’est cet habitant intérieur en lui, qui, en communion avec ces myriades fraternelles que l’Ode de Schiller appelle à la Joie, il réclame la Justice ! une Justice qui n’est pas la Justesse, qui n’est pas fondée essentiellement sur aucun arrangement matériel que ce soit, mais sur la reconnaissance en lui par l’amour de son titre fondamental. Incarcéré, mais attentif, aveugle peut-être, mais non pas sourd, il y a une oreille au plus profond de lui-même accommodée à la voix de l’Oiseau prophète. Cette voix pour Romain Rolland, ce fut celle du grand Beethoven qui, toute sa vie, ne cessa de le fasciner. Car Spinoza après tout, Tolstoï, Michel Ange, les Hindous, la rumeur confuse de l’élément humain en proie aux Quatre Vents, tout cela mérite chez lui un prêt affectueux, mais jamais un don complet de l’âme, sévèrement et sereinement retranchée dans une attitude d’observation et de jugement, et ce que j’appellerai une bienveillance critique. Mais là-bas du côté de la forêt, il y avait cette invocation déchirante, la béatitude, cette confession d’immortalité, cette infiniment suave et détaillée explication du Paradis, qui émanait, on eût dit non pas d’un homme, mais d’un de ces Anges que le Voyant de Pathmos nous montre douloureusement enchaînés dans les replis du fleuve Euphrate. Le temps passe. La vieillesse et la maladie accentuent leurs ombres, et bientôt, dans sa retraite de Vézelay, au milieu d’un monde qui s’écroule à la fois et qui se dissout, voici quelqu’un qui, foncièrement, à toute autre voix que celle-ci, à qui pour l’articulation ne manque plus que la consonne, est devenu inattentif. Trois quatre volumes d’exégèse, de l’exégèse la plus pénétrante, la plus exigeante et la plus adhésive de l’œuvre de Beethoven, se succèdent. La mort approche et n’accorde un répit quasi miraculeux que pour en faire profiter l’intensité de ce silence qui est une réquisition. Il y a ce grand vieillard fragile et diaphane, les mains d’un bout à l’autre sur le clavier silencieux, qui écoute de son côté et qui attend, avec un sourire de plus en plus illuminé et ravi. L’ange lui-même maintenant s’est éloigné, mais au fond du candidat à l’éternité, ce n’est plus une oreille seulement qui se prête, c’est une langue qui se délie, et voici ces syllabes sacrées à la fin éclore et se faire jour qui depuis si longtemps, essayaient de se former au fond d’un cœur profondément religieux. Le bégaiement musical de la voyelle primordiale : A a a, a abouti, il a abouti à la fin ! la consonne s’y joint, et il est devenu le mot triomphal : Abba, Père. Notre Père, le Père nous dit l’Évangile, qui suffit. Voici donc l’Esprit à la fin, cet Esprit, nous dit saint Paul, en qui nous vivons et nous sommes, voici l’Esprit qui l’a emporté à la fin, et qui s’est donné issue en une prière qui est une confession !

Et c’est alors après trente ans de séparation et de silence que Romain Rolland reçoit de Louis Gillet, reçoit une lettre.

Comme deux hommes qui n’ont jamais cessé de se savoir indispensables l’un à l’autre, et puis une fatalité douloureuse est intervenue qui les a jalousement séparés, et pourtant c’est elle aussi à l’heure nécessaire qui a ménagé entre eux la rencontre !

L’un devant lui a reconnu l’autre : il a reconnu devant lui à pas lents la haute silhouette chancelante dans le rayon du soleil ultérieur. « C’est lui ! » dit-il, et le voici qui se hâte comme il peut, car à lui-même aussi il s’aperçoit que les forces commencent à faire défaut. « C’est moi ! »

L’autre s’est retourné. Ah ! qu’il est donc bon de savoir que tous deux on en a à jamais fini avec la discorde ! On en a pour à jamais fini avec toutes ces choses sans importance !

Les seules choses importantes, ils apprennent dans les yeux l’un de l’autre, l’un et l’autre qu’ils n’ont jamais cessé de les savoir, et que la Justesse ne naît pas de la terre pour autre chose que pour la Justice, et que le Désir n’a pas été fait pour autre chose que pour la Vérité.

C’est le plus jeune maintenant qui a passé en avant le premier, et c’est lui à l’instant suprême qui se retourne vers son aîné. Que lisons-nous dans la dernière lettre de Louis Gillet, celle que la veille de sa mort il écrit à Romain Rolland ?

Un seul mot : Espérance !

« Frère, dis maintenant si je ne te l’ai pas donné à lire afin qu’il ne s’efface plus, ce dernier mot, ce mot radieux pour lequel ma main droite a surmonté l’agonie ! Tout de même c’est à moi qu’il revenait et c’est moi qui l’ai eu, le mot illuminateur, le mot, le dernier mot ! »