Réponse au discours de réception du duc de Lévis-Mirepoix

Le 18 mars 1954

Jacques de LACRETELLE

RÉPONSE

DE

M. JACQUES DE LACRETELLE

AU DISCOURS

DE

M. le Duc de LÉVIS MIREPOIX

 

 

Monsieur,

Votre portrait de Charles Maurras donnera satisfaction, je pense, à ses amis. Et l’émotion que vous avez su inspirer en évoquant les dernières heures de sa vie désarmera, j’en suis sûr, ceux dont il s’était fait l’adversaire avec une violence souvent excessive.

Ce jugement mesuré, prononcé avec éloquence, est bien dans la ligne de votre œuvre. Vous êtes un historien impartial, qui puise aux sources, mais s’efforce de recueillir dans les tableaux du passé tout ce qui fournit un exemple, fût-ce parmi les récits où fleurit la légende.

À cet égard vous appartenez à l’école de Plutarque. Et rien ne définit mieux votre noble dessein que la confidence que vous nous avez faite à l’instant : « J’ai voulu, avez-vous dit, pratiquer cette sorte d’histoire qui, sans s’arrêter à ce qui divise, poursuit sa marche vers ce qui rassemble. » C’est là, de nos jours, une ambition rare. Elle vous honore.

D’où vous est venu, Monsieur, ce désir de mettre en lumière les moments où l’unité de la France s’est formée et fortifiée ?

C’est peut-être que dans les archives de votre maison et par votre sang même, vous avez pu revivre cet enfantement et suivre nos anciennes luttes provinciales.

Le rattachement de la Normandie à la Couronne, la conquête du Midi par le Nord, la croisade contre les Albigeois, voilà les grandes chevauchées des Lévis, vos ancêtres, partis de l’Ile-de-France.

Et aujourd’hui, leur descendant, demeuré fidèle à cette vieille forteresse de Léran, qui fut autrefois une tour de guet contre la rébellion, se souvient d’un mot de Michelet qui l’exalte : « Ces châteaux ont joué leur rôle, ils ont rassemblé à leur ombre les premiers fragments de la patrie. »

Le regard tourné vers l’horizon de votre campagne pacifiée, vous saluez comme une aurore la naissance de la souveraineté nationale. Et c’est la figure d’un Philippe Auguste, d’un Philippe le Bel, d’un François Ier, d’un Henri IV, que vous choisissez pour votre étude.

Vous êtes resté si intimement attaché à ce fief ariégeois, apanage de votre famille depuis Simon de Montfort, que c’est le terroir de Mirepoix et toute la province qui ont tenu à vous faire hommage de l’épée que vous portez aujourd’hui.

Vais-je décrire les motifs dont elle s’accompagne ? Ma tâche de biographe en serait facilitée, puisque ces ornements tentent de représenter les multiples illustrations de votre nom, depuis les tours du château de Foix jusqu’à la feuille d’érable du Canada. On y retrouve aussi vos initiatives étrangères à la littérature, notamment l’Entraide de la Noblesse Française, association que vous présidez depuis vingt ans. Mais je préfère résumer ces symboles par une simple phrase que vous reconnaissez comme un des fils conducteurs de votre œuvre : sauvegarder la petite patrie tout en servant la grande.

Pourtant, Monsieur, en compulsant ces parchemins, en admirant cette lignée dont toutes les branches sont reliées à l’histoire de là France, je me suis dit parfois : « Quel lourd héritage ! Comme il doit être difficile d’être soi-même sous le regard de ces grandes ombres ! »

Je me rappelais aussi le mot d’un de nos confrères — il n’est plus là pour vous accueillir, hélas ! — qui vous parlait souvent de l’Académie et ajoutait in fine : « Vous avez tous les titres, mais un de trop. »

C’était là un de ces traits d’esprit dont Charles de Chambrun était prodigue. Mais il plaisantait. L’Académie, dans son choix, pratique l’égalité. Insensible au snobisme du nom, comme au préjugé contraire, elle ne voit que le mérite, d’où qu’il vienne. Tout au plus quelques-uns de nos confrères veulent-ils s’assurer prudemment que les jeunes écrivains ont jeté leur gourme et abandonné l’argot. Et ils les font attendre. Mais, en ce qui concerne la naissance, elle se pique d’avoir, le jour de sa fondation et par son but même, préfiguré la nuit du 4 août.

J’ai parlé des grandes ombres qui auraient pu vous imposer leur choix au début de votre carrière. Ce n’est pas une image, car, dans la galerie de vos ancêtres, entre les prélats, les maréchaux, les gouverneurs de province, les ambassadeurs — il y a même un académicien — je n’en vois aucun qui puisse se prévaloir de ce grade qui a fait l’ambition de votre jeunesse et que vous avez conquis aisément : une licence de philosophie.

Pierre-Marc-Gaston de Lévis, qui appartint à notre Compagnie sous la Restauration, avait écrit, toutefois, deux traités de finance et publié un recueil de maximes. Son élection fut bien accueillie, même par les faiseurs d’épigrammes, puisque l’un d’eux s’écria :

Il est juste d’unir le cousin de la Vierge

À la fille d’un cardinal.

C’est en Sorbonne que vous avez passé votre licence de philosophie, mais le Midi peut revendiquer une part du succès, puisque c’était à Toulouse que vous aviez fait toutes vos études.

Alors, autre preuve d’indépendance, après la philosophie, c’est la littérature romanesque qui vous attire, et vous publiez quatre romans. Voilà qui a dû faire sourciller les hommes d’armes qui vous avaient légué la mission de maintenir l’éclat de leur nom. Il est vrai qu’à deux reprises, en 1914 et 1939 vous avez trouvé l’occasion de les satisfaire pleinement. J’y reviendrai tout à l’heure.

Je me demande, d’ailleurs, si l’un d’entre eux n’était pas, au fond de son cœur, un ami des fabliaux et des cours d’amour, et ne cachait pas des dons plus sensibles qui s’exprimèrent à votre génération.

En effet, au même moment, une personne qui avait grandi avec vous dans une affection réciproque est attirée, elle aussi, par la poésie et le roman. Bien que sa modestie s’abrite sous un nom de légende, je veux saluer ici les ouvrages de Claude Silve, qui est votre sœur.

Vos principaux romans, le Seigneur inconnu, Montségur, ne sont pas des romans à thèse, mais ils veulent apporter un témoignage et signifient une intention. Dans le premier surtout vous avez fait, pourrait-on dire, du Bourget historique, c’est-à-dire que votre sujet développe dans le cadre de l’Histoire une préoccupation sociale contemporaine.

C’est la continuité de la famille et le droit de succession qui sont en jeu. Un grand seigneur de la Restauration, imitateur de Rousseau et adepte du Saint-Simonisme, a renoncé aux privilèges de l’hérédité. Il en a même répudié les lois les plus naturelles, puisqu’il a abandonné son fils, à l’exemple de Jean-Jacques. Et lorsque cet enfant a grandi, vous imaginez de le mettre en face d’un homme du même âge, descendant de la France révolutionnaire, qui est entré, par voie d’héritage, en possession des biens acquis de l’aristocrate.

Il y a là un de ces débats un peu tranchés, un peu volontaires, comme François de Curel aimait à les représenter au théâtre. Vous voulez administrer la preuve que le sacrifice du duc de Ravenne était un geste inutile, puisque la même situation se répète, en une génération, au profit d’une autre famille. Si vous n’aviez fait de l’usurpateur, ou prétendu tel, un personnage aux idées généreuses, qui descend d’un savant et plaide, pour défendre ses droits, que le château de Ravenne est devenu le laboratoire de son grand-père, je me permettrais d’appliquer comme sous-titre à votre roman le vieux refrain : Plus ça change, plus c’est la même chose.

Votre prédécesseur avait remarqué cet ouvrage qui illustrait si bien ses théories. Mais, s’il ne s’était fait faute, dans son article, de dénoncer avec sa véhémence habituelle « l’énorme et scandaleux passif du XIXe siècle », il lui reconnaissait toutefois un gain positif : « Le sang révolutionnaire, écrivait-il, s’est peu à peu incorporé à la société française et fixé selon les lois stables qui la régissent. »

C’est l’évidence même. Et je pense que c’était bien là, tout en condamnant le vieux duc de Ravenne, ingrat envers sa lignée et père dénaturé, ce que vous aviez dessein de nous montrer. Or ce n’est pas un mince mérite que d’avoir convaincu Charles Maurras sur ce point.

Montségur, votre autre roman, nous transporte plus en arrière et ne s’apparente à aucun thème actuel. À moins qu’on n’essaie de rattacher à certains aspects de l’existentialisme, la sombre doctrine des Cathares qui prétendait prouver le mal de la Création, diviniser le néant et ôter à la vie toute raison d’être.

Après tout, c’est possible, quand on lit, dans un autre de vos ouvrages, votre description de ces Cathares. « Voyez, dites-vous, cheminer ces hommes vêtus de noir, d’une pâleur translucide, au regard doux et inspiré. »

Mais oui, Monsieur, nous les voyons très bien, et tout près d’ici, autour d’une abbaye célèbre.

N’ayant pas le loisir d’examiner cette filiation possible entre le Moyen Âge et les Temps modernes, je reviens à Montségur.

Vous avez voulu faire un roman historique et, dans un avant-propos, vous donnez votre formule de ce genre. « Il s’agit, dites-vous, de faire passer le reflet des événements publics, des mœurs, des institutions, des doctrines d’une époque sur le fonds éternel de l’âme humaine. » Et vous reconnaissez tout ce que votre documentation doit aux chartriers et aux ouvrages d’érudition pure.

Votre formule est bonne, mais l’application en est malaisée. Il est difficile de marier l’invention psychologique qui, vous avez raison, a l’éternité pour mesure, avec les rapports de l’Histoire qui, eux, nous enferment dans des contours précis.

Votre Salammbô albigeoise, cette Jordane de Montaure, je l’aime bien, parce que vous lui avez donné, avec un caractère que nous admirons, des traits de faiblesse qui nous touchent. J’admets qu’elle ait subi l’envoûtement de la secte hérétique, qu’elle se refuse, selon la doctrine cathare, au mariage, à la maternité, et aspire à la délivrance par la mort qui la mettra au rang des Parfaits. Toutefois, je crois que cette attitude eût gagné en vérité humaine si votre savoir d’historien n’était intervenu trop souvent pour nous renseigner sur l’hérésie cathare et sa répression.

En somme, je fais là le procès du roman historique, qui m’a toujours paru en porte à faux. Si c’est un historien qui l’écrit, ce sera au détriment de la psychologie. Le souci du détail, une recherche d’archaïsme dans le dialogue, de pastiche dans le costume, pèseront sur les sentiments des personnages. Si c’est un romancier, l’approximation sera du côté de la vérité historique.

Vous me jugez trop sévère ? Vous allez m’opposer des exemples illustres ? Mais, remarquez-le, pour Walter Scott, pour Balzac surtout, ce grand visionnaire, l’Histoire tient l’office de marc de café. Des figures se forment, des destinées s’accomplissent, et, penché sur cette matière, l’auteur vaticine à sa guise.

Le meilleur moyen d’incorporer des événements historiques dans la fiction est de passer à côté, si je puis dire, de les faire pressentir seulement par un grondement lointain. C’est la méthode de Stendhal dans La Chartreuse de Parme, de Tolstoï dans Guerre et Paix, d’Anatole France dans Les Dieux ont soif.

Ce roman Montségur, que vous avez édifié sur des pierres qui se dressent encore et écrit en marge d’archives authentiques, a eu en tout cas le mérite de vous révéler la curiosité profonde de votre esprit. C’est le commentaire de l’Histoire qui vous intéresse. Vous êtes un historien. Et ce sont des ouvrages d’histoire que vous allez donner désormais.

D’être passé par le roman, il vous restera toutefois, au début de cette nouvelle carrière, un goût prononcé pour le portrait et pour l’anecdote.

On lit votre François Ier comme on visiterait un château où sont encore en place les armures et les lits à colonnes. C’est le roi du Camp du Drap d’or et des aventures galantes que vous nous montrez, autant que le fin politique. Sa séduisante image vous retient. Vous l’opposez à celle de ses deux grands rivaux, Charles Quint et Henry VIII, et ce triptyque est un morceau excellent.

Sur la mort d’une de ses maîtresses, vous accueillez un récit tragique qui, dites-vous, n’est pas très sûr, mais que vous jugez digne de Barbey d’Aurevilly ou de Villiers de l’Isle Adam. Et, en effet, vous le rapportez avec autant d’art que ces maîtres de la terreur.

À ce propos, c’est peut-être à vos premières incursions dans le roman qu’il faut attribuer aussi votre dévouement aux figures féminines. Vous aimez à les peindre, vous avez parfois, dirait-on, la nostalgie de l’héroïne romanesque. D’ailleurs, l’ouvrage que vous écrivez sur Philippe Auguste, vous le mettez sous l’invocation de ses trois épouses. Et de ces trois femmes qui n’ont guère dû s’aimer entre elles, puisque leur seigneur et maître fut un moment bigame, vous vous faites le chevalier servant avec une courtoisie égale.

Pour les hommes, au contraire, vous êtes parfois moins indulgent. C’est ainsi qu’à propos du Concordat avec Rome, imposé par François Ier et que le peuple accepta mal, vous faites cette remarque : « Une des contradictions les plus constantes de l’esprit français en face du pouvoir consiste à lui compliquer sa tâche autant qu’il est possible, tout en souhaitant de le voir s’affirmer. » Ce qui prouve que si vous connaissez bien les Français d’hier, vous n’ignorez pas non plus vos contemporains. Vous manquez parfois de scepticisme, mais non d’ironie.

Votre domaine de prédilection (tout historien en a un) est assurément le Moyen Âge. Vous y trouvez des visions qui vous enchantent, et ces archives sont un dossier que vous plaidez avec feu.

Dans votre Philippe le Bel, vous avez eu de beaux mouvements pour nous faire partager votre enthousiasme. Ce temps, dites-vous, est le grand siècle du Moyen Âge. Siècle des Universités, de la philosophie et des inventions. Vous soulignez la prospérité des champs et l’état florissant des villes. Il y a de la confiance et de l’ardeur dans les veines du pays, dites-vous encore.

Pourquoi ? C’est que le système féodal se serait élevé alors à un haut degré d’organisation. Selon vous, la lecture, loyalement pratiquée, des vieilles chartes montre lumineusement que peu d’époques connurent moins d’arbitraire. Des contrats immuables — que le seigneur ne pouvait contester sans qu’à l’échelon supérieur on lui en contestât de semblables — garantissaient au moindre paysan, moyennant une redevance librement convenue et relativement faible, le libre gouvernement de sa personne et de sa terre.

Bref, vous voyez dans la féodalité un mécanisme né spontanément pour suppléer à l’absence d’une autorité centrale et faire face aux invasions. Mécanisme qui serait fondé sur l’esprit d’association et nullement constitué par la seule noblesse. La commune, la bourgeoisie, la corporation, l’université, la hanse et la terre paysanne avec ses droits devant le seigneur, cela aussi, dites-vous, c’est de la féodalité.

La thèse, qui n’est pas commune, est probablement juste, surtout en ce qui concerne le réflexe d’auto-défense contre les grandes invasions normandes, hongroises ou sarrasines, qui menaçaient le pays. Vous avez raison de nous montrer que l’homme d’alors, pour ne pas être balayé, s’agrippa au sol par le moyen d’une vassalité consentie au château fort.

Mais alors, comme l’Histoire nous enseigne la précarité des systèmes ! Voyez : trois siècles plus tard, la féodalité est devenue un danger pour l’État, un agent de désagrégation. Et Richelieu devra s’employer à l’abattre. C’était autre chose, me direz-vous. Le seigneur du XVIIe n’est plus ce chef primitif, enraciné dans la terre et que la terre reconnaît naturellement. C’est possible. N’importe ! Rien ne nous montre mieux que les systèmes ne valent que pour un temps. Ou bien, comme le croit Renan, que les idées les plus belles ont vite fait de dégénérer aux mains des hommes.

De ce Moyen Âge, où le mérite constitue le titre et l’incapacité fait la déchéance, vous nous donnez une description vibrante. Il n’a pas seulement de l’héroïsme, il réfléchit, il raisonne. « On aurait tort, dites-vous, de s’imaginer les hommes d’alors immobiles et muets sous le joug d’une obéissance passive. Une constante fièvre de pensée fermentait parmi les foules. Jamais on ne vit tant de gens mourir pour une idée. » C’est vrai. Mais, quand on meurt pour une idée, ne serait-ce pas, Monsieur, qu’un autre vous tue, qui ne pense pas comme vous ? Michelet, qui a traité durement cette époque, lui reprochait précisément d’avoir mis le fanatisme au service de la bravoure.

Vous reconnaissez, du reste, que le meilleur voisinait en toute innocence avec le pire. L’idéal le plus pur aboutissait parfois, en peu d’années, à des perversités merveilleuses. Témoin ce Frère Jean d’Olive, que vous citez, à l’origine moine franciscain, mais qui prétendit si bien enchérir sur la doctrine de François d’Assise qu’il fut condamné par Rome. Quant à ses disciples, allant plus loin encore dans le dépouillement et l’obligation de pauvreté, ils en vinrent à décréter que les femmes ne pouvaient être le bien de personne. D’où il s’ensuivait que d’après ces bienveillants docteurs, une femme ne devait point se refuser à un homme qui la sollicitait au nom de la charité. Ce Frère Jean d’Olive, d’une imagination si généreuse, était né dans le Languedoc, non loin de votre fief.

Quelle singulière figure, ce Philippe le Bel, et comme vous avez su la rendre captivante, bien qu’il n’y ait, dans ce règne, ni faste, ni passion, ni douceur ! Il s’entoure de légistes. C’est un roi qui fait de la procédure. Tout le relief du personnage vient, comme vous le faites remarquer, de ce que son existence est vouée à l’administration de la maison française. C’est pour elle qu’il ruse, qu’il se contredit, qu’il devient cruel ou qu’il fraude. Car vous êtes trop scrupuleux pour ne pas évoquer longuement le procès des Templiers. Et vous êtes forcé aussi de nous renseigner sur son adroite manipulation des monnaies. Six fois, au cours de son règne, il a réduit le poids des pièces en augmentant leur valeur nominale. Mais là, on vous l’accorde, on peut saluer en lui un précurseur.

Après la période du Moyen Âge, vous avez continué votre Histoire de France par deux importants ouvrages, La France de la Renaissance et Les Guerres de Religion, auxquels l’Académie a décerné la plus haute récompense qu’elle puisse conférer à un historien.

Avant d’étudier, à leur sujet, votre méthode historique, je veux m’arrêter à un petit livre que vous avez écrit avec Félix de Vogüé, sur la politesse, son rôle et ses usages.

Ce code des mœurs est un ouvrage mineur, me direz-vous modestement. Peut-être, mais il est utile, il nous amuse, et il aurait enchanté Taine qui aurait trouvé là une passerelle entre Les Origines de la France contemporaine et Les opinions de Thomas Graindorge.

Après nous avoir enseigné l’étiquette mondaine amicalement, vous faites l’analyse de la politesse d’une manière si pertinente qu’elle devient véritablement une faculté sociale. Selon vous, elle peut, elle doit associer les membres de la collectivité dans le respect de la dignité humaine. Puissiez-vous être entendu !

J’ai néanmoins relevé une lacune dans ce protocole très complet, vade-mecum des maîtresses de maison. Vous laissez de côté une question qui les embarrasse bien souvent. Une question de préséance. Entre un duc et un académicien, qui placer à droite ? Mais j’y songe, sans doute aviez-vous prévu le jour où vous offririez la double caution.

Croiriez-vous que j’ai été invité une fois à trancher le débat ? Et à ma grande confusion, je dois l’avouer, car je n’ai pas la même compétence que vous sur l’étiquette. Voulez-vous connaître ma réponse ? Elle a été favorable au duc. À moins, ai-je ajouté, à moins qu’il ne soit candidat à l’Académie, car en ce cas il perd une voix.

Mais vous n’aviez pas attendu notre appel pour entrer dans une Académie. Vous apparteniez déjà à l’Académie des Jeux Floraux, qui siège à Toulouse et s’enorgueillit d’avoir été fondée quelque trois siècles avant la nôtre.

Vous avez raison de revendiquer le titre de mainteneur qu’elle vous a donné. On ne fera jamais assez pour rendre à nos villes de province l’éclat qu’elles ont connu jadis. La décentralisation, idée chère à votre prédécesseur, est difficile à l’échelon gouvernemental. Dans le domaine de la vitalité intellectuelle et de la culture, elle est éminemment souhaitable.

Aussi ces sociétés d’esprits fins, attachés à leur tradition locale, ont-elles le droit d’entretenir certaines survivances. On ne blâme nullement l’Académie des Jeux Floraux de présenter chaque année deux concours, dont l’un doit être écrit en langue d’oc. Je remarque, toutefois, que celui-ci est de fondation récente. Il date de 1895, ce qui montre un peu l’arbitraire de cette création.

Mais, où l’on ne saurait suivre les partisans de la décentralisation, c’est lorsqu’ils veulent la pousser dans le domaine linguistique, et recommandent, pour les classes primaires, l’enseignement de cette même langue d’oc et des différents dialectes provinciaux.

Vous avez tout à l’heure abordé cette question avec prudence, et nous vous en savons gré, car nous sommes plusieurs, en cette enceinte, à user de nos forces pour que les dialectes ne pénètrent pas dans les écoles. Quelle utilité ? Pourquoi dissocier l’unité de la langue ? Et comment ne sait-on pas que, de l’aveu des spécialistes mêmes, il y a plusieurs langues d’oc et qu’à l’intérieur de chaque dialecte les différences abondent ?

Lorsque ce beau projet est né dans l’esprit de nos gouvernants, c’était au moment de l’occupation. Quel danger ! L’ennemi s’ingéniait à désagréger la France, à réveiller de vieux concepts de séparatisme. Les livres s’imprimaient à grand peine et ils ne passaient plus les frontières. Et voilà que l’on songeait à desserrer cette discipline et cette cohésion que forme l’unité de la langue !

Je me suis indigné contre cette mesure, et les lettres que j’ai reçues à l’époque m’ont prouvé que la majorité des Français en avaient senti l’inopportunité.

Votre prédécesseur, dans son journal, ne fut pas de cet avis. Don Quichotte du Félibrige, il défendit les droits de Martigues, il exalta Mistral. Sans doute voyait-il aussi, dans la reviviscence des dialectes, le moyen de combattre un certain conformisme politique qui n’était pas le sien.

Je ne discuterai pas sur ce dernier point. Mais le cas de Mistral ! Que Mistral n’ait pas enrichi la langue française de tout ce qu’il devait à son origine, à l’essence de son terroir, à ses cadences natales, me laisse inconsolable. Qu’est-ce que la poésie, sinon la claire transmutation d’un trésor intime que vous êtes seul à détenir ?

Lamartine, qui a salué le jeune Mistral avec enthousiasme et a reconnu « un vrai poète homérique en ce temps-ci », lui applique toutefois une image qui porte sa condamnation. « Un poète né, dit-il, comme les hommes de Deucalion, d’un caillou de la Crau. » Traduisons : un génie d’exception et sans postérité.

Je me hâte de dire que si vous avez concouru à l’âge de dix-sept ans aux Jeux Floraux, on ne saurait vous reprocher le laurier (c’était d’ailleurs un œillet) que vous avez obtenu, car vous aviez déjà préféré pour votre poème le français à la langue d’oc.

Mais je vous rappelle que vous entrez aujourd’hui dans une Compagnie qui s’est donné pour tâche de créer un langage purement français et « d’aller rechercher les mots dans le parler du peuple de Paris, tout en tenant compte de l’usage de la Cour et de l’exemple des bons auteurs ». Tel est le vœu de Vaugelas et de nos fondateurs. C’est un nouveau rôle de mainteneur que vous acceptez.

Qu’il me soit permis aussi de mentionner la fermeté avec laquelle un de vos grands modèles, François Ier, a contribué à l’établissement de la langue française. C’est sous son règne, en 1539, par l’ordonnance de Villers-Cotterêts qu’elle vient supplanter officiellement le latin dans la rédaction des actes. À plus forte raison François Ier n’eût-il pas accordé aux dialectes la promotion dont il est question aujourd’hui.

Vous avez repris l’histoire de ce règne dans votre ouvrage sur La France de la Renaissance.

Votre premier chapitre, intitulé l’héritage, s’ouvre à la mort de Charles VII. Les autres nous mènent jusqu’au règne d’Henri II.

C’est à dessein que j’emploie ce mot de règne. Alors que votre premier livre sur François Ier était en quelque sorte une brillante monographie qui jetait son éclat sur une époque, ici, de même que dans votre Histoire des Guerres de Religion, c’est plutôt l’époque, je veux dire la formation des idées, qui amène devant nos yeux les faits et gestes des rois.

En cela, et sans renoncer à votre manière imagée, colorée ou piquante, de raconter les événements, vous vous êtes rapproché de cette école moderne qui se plait aux vues d’ensemble, aux interprétations philosophiques et pour qui les individus comptent moins que les masses.

Expliquons-nous. On a dit très justement de l’Histoire qu’elle traverse une crise de croissance. Je ne crois pas que Renan écrirait aujourd’hui ce qu’on lit dans ses Souvenirs à propos de Silvestre de Sacy, qui était son Directeur au Journal des Débats. « M. de Sacy m’avouait, dit-il, que, quand une Histoire comme l’Histoire romaine a donné lieu à des phrases très bien faites, cette Histoire devrait être fixée une fois pour toutes contre les attentats de la critique. Sur ce point, ajoute Renan avec sa douce ironie, nous ne pouvions nous entendre. »

Nous n’en sommes plus là. Après avoir très peu changé pendant deux millénaires — et, en effet, qu’il s’agisse de Thucydide, de Tite-Live, de Voltaire ou même de Thiers, c’est la même méthode qui sert — l’Histoire a voulu, vers la fin du XIXe, devenir une science expérimentale et s’est constitué des laboratoires. Chartes, contrats privés, archives diplomatiques, rapports de police, ont été exhumés et étudiés sous une lumière nouvelle.

Alors la trame de l’Histoire a quelque peu noyé les figures. Derrière les personnages connus et les faits patents, on a vu apparaître une esquisse plus large, un peu comme ces découvertes que certains procédés modernes nous permettent de faire sous une peinture. Les grands courants d’idées, les rapports des civilisations entre elles, l’évolution d’un groupe humain plutôt que la seule destinée d’un individu, voilà ce que l’historien moderne s’est plu à étudier et à révéler.

De là à conclure que les grands hommes ne sont que le produit de leur époque et que l’on peut les négliger sans nuire à la résurrection du passé, il n’y avait qu’un pas, et on l’a franchi.

Il est à remarquer que c’est en France, et parmi les esprits fort sagaces, mais un peu systématiques, formés sous la IIIe République, que cette école a eu ses défenseurs les plus hardis. C’est ainsi que l’un d’eux, dans son Histoire sincère de la Nation française, a passé sous silence, au moment de la Révolution, les noms de Mirabeau, de Danton, de Vergniaud.

Cette révision, qui aboutissait, si l’on peut dire, à l’abdication des héros, était bien le signe d’une croyance nouvelle. Tant il est vrai que l’Histoire, même si elle se défend d’être tendancieuse, est plus ou moins la réflexion du présent sur le passé.

Pourquoi, disait-on, accorder cette place majeure aux individus, alors que ce sont les idées seules qui comptent, et que nous ne verrons plus jamais revenir l’absolutisme d’un pouvoir unique ? Pourquoi nous intéresser aux batailles puisqu’il n’y aura plus de guerres ? Ainsi raisonnait la jeune école historique au commencement du siècle. Et je veux rappeler ici, pour le louer, avec quelle ardeur votre prédécesseur critiquait et ces vues de l’esprit et cette dangereuse utopie.

Que la guerre n’appartienne pas à un passé révolu, nous le savons aujourd’hui. Et nous savons aussi que le prestige d’un homme peut encore s’exercer sur un peuple, et parfois de façon funeste.

Une Histoire de la période contemporaine qui serait écrite en effaçant la figure trop fameuse d’Hitler ou de Staline nous parait proprement inconcevable, à nous, hommes de 1950 Pourquoi serait-elle meilleure dans cent ans ?

En fait, on peut dire que la réaction des novateurs contre l’Histoire présentée à la manière d’une Image d’Epinal, ornée de mots légendaires, était sans doute justifiée, mais ils ont été entraînés trop loin. L’historien doit rechercher les causes, les influences secrètes, les nœuds invisibles, mais il doit rapporter avant tout les faits, admettre la valeur des textes et, en bref, représenter la partie claire des événements.

Adopter de parti pris l’une ou l’autre méthode aboutira fatalement à des vues incomplètes et fausses.

Je préciserai ma critique en disant qu’une erreur analogue doit être combattue dans l’art du roman. Je n’ai jamais admis que l’on dût choisir entre le roman d’analyse et le roman d’action, et les opposer l’un à l’autre. S’il veut captiver et reproduire la vie, le premier doit fournir une intrigue, user largement du dialogue, et le second mêler intimement aux aventures la psychologie et l’inconscient des personnages.

Or, cette recherche du temps perdu, qui est la tâche de l’historien, doit suivre la méthode du grand romancier auquel j’emprunte ce titre. Décrire et, en même temps, expliquer, recréer les êtres et les choses en surface comme en profondeur, voilà ce que nous lui demandons. L’historien qui supprimera délibérément les premiers rôles, chefs d’État ou grands capitaines, donnera une vision arbitraire et confuse du passé. Et elle sera fausse. De même, celui qui n’étudiera pas de très près les aspirations et l’obscure évolution des peuples, limitera ses découvertes et commettra peut-être un non sens.

Cela, Monsieur, vous l’avez admirablement compris. Et si, je le répète, vous avez été porté par votre nature, à faire poser devant vous des figures illustres qui sont de grands exemples, vous n’avez jamais négligé l’arrière-plan de votre tableau ni ce que j’appellerai le mouvement interne de l’humanité.

Je viens de parler de ceux que le retour des guerres a surpris. L’aviez-vous prévu ? Je ne sais. En tout cas elles vous ont trouvé prêt.

Pendant la première, votre conduite vous vaut trois citations. En 1939 je puis témoigner de l’impatience avec laquelle vous avez regagné votre régiment dès que l’orage a menacé.

Rappelez-vous, Monsieur. Nous étions ensemble, hors de France, si l’on peut désigner ainsi une terre où notre langue résonne encore, où presque chaque village porte un nom de chez nous, conservé comme une relique. De la colline de Québec on nous avait montré en face, de l’autre côté du Saint-Laurent, la petite ville de Lévis, nommée au XVIIIe d’après votre famille et qui fut illustrée de nouveau par votre ancêtre, ce lieutenant de Montcalm, vainqueur à Sainte-Foy après la mort de son chef. Dans toute cette province de Québec, les Canadiens nous avaient reçus, vous et les descendants de Montcalm, qui étaient aussi du voyage, comme on accueille des cousins retrouvés.

Nous rendîmes visite aux modèles encore vivants de Maria Chapdelaine. Notre mission, en effet, avait pour objet de célébrer la mémoire de Louis Hémon.

Soit dit en passant, Maria Chapdelaine a été plus goûtée en France qu’au Canada. C’est peut-être que, dans ce récit calme et pudique, le public de chez nous a été fasciné par l’image d’une pureté perdue. Tandis que les Canadiens ont moins bien accepté cette figuration un peu élémentaire de leurs sentiments. Mais eux-mêmes, n’est-ce pas le visage d’une France lointaine et fort idéalisée qu’ils ont toujours devant les yeux ?

Après Peribonka, où Louis Hémon vécut avec les défricheurs, nous allâmes plus loin encore, au nord de la province, et, un certain jour, on nous conduisit au bord du lac Saint-Jean, à un endroit nommé Pointe bleue, où subsistent des campements d’Indiens chasseurs de fourrures.

Pourquoi relater cette étape ? Comment ce souvenir m’est-il resté ? Rappelez-vous, Monsieur. Ce fut là, tandis que nous étions sur le seuil d’une de ces huttes sauvages, que des amis vinrent nous rejoindre et nous apprirent, avertis par la radio, que le pacte germano-soviétique avait été signé. Les deux loups de l’Europe s’étaient entendus. La guerre devenait inévitable. Je n’oublierai jamais le regard placide et scrutateur de ces Indiens qui n’entendaient point nos paroles, mais flairèrent aussitôt la gravité de la nouvelle et épiaient avidement notre trouble. Devant ces témoins muets, devenus comme les juges de la race blanche, nous avions tout à la fois honte de ce trouble et honte de nous croire supérieurs à eux. Jamais je n’ai mesuré comme en cette minute le trompe-l’œil de la civilisation.

Deux jours plus tard, vous décidiez de rentrer en France sans attendre l’ordre de mobilisation. Repassant par Québec, sans doute avez-vous eu un dernier regard pour la ville qui rappelle la mémoire de votre ancêtre, le chevalier. Mais vous n’aviez pas besoin de son conseil. Et votre conduite, qui vous valut l’éloge de vos chefs, est venue attester, quelques mois plus tard, votre dévouement à la patrie.

Ce dévouement à la patrie, qui en a donné plus de témoignages, au cours de sa carrière d’écrivain, que votre prédécesseur ?

C’est une sorte de vocation obstinée, aveugle, pas toujours adroite, je veux dire dont la vigilance est brutale et dessert souvent la diplomatie de la France. Mais il serait aisé de montrer par des textes combien il a vu clair, avant et après 1914, sur les mesures à prendre pour l’armement et la sécurité du pays.

Toutefois, ces textes souligneraient aussi combien il est exclusif. Toute organisation internationale lui reste fermée. Il n’y croit pas, il s’en défie et l’exprime avec violence. Pour lui, au-delà de nos frontières, il n’y a guère que des ennemis ou de faux amis. Et ce sentiment perce, par des attaques, dans tous ses écrits, jusque dans ceux où la politique n’a que faire.

Ainsi relisons Anthinea, où il découvre la Grèce. L’ouvrage date de 1898, époque où l’Angleterre et la France sont en désaccord à propos de Fachoda. Et sans cesse il nous parle des « Bretons ravisseurs », de leurs confiscations, de leurs brigandages. Quand il visite les salles du British Museum, il plaint ces chefs-d’œuvre antiques, qui, écrit-il un peu comiquement, « dépérissent par la faute de l’air ou perdent leur valeur par la qualité malheureuse de la lumière ».

Je sais bien qu’en l’espèce c’est Lord Elgin qu’il vise. Et il est vrai que ce diplomate de goût s’est taillé la part du lion sur l’Acropole. Mais souvenons-nous comment M. de Marcellus, notre représentant, raconte dans ses Mémoires l’enlèvement de la Vénus de Milo. Elle fut littéralement prise à l’abordage par nos marins aux pêcheurs de l’île. C’était le temps où les valises diplomatiques pouvaient transporter des trésors. Et chaque nation en usait de même.

On jugera peut-être que je cherche là une querelle bien mince à Maurras. Mais il est permis de généraliser ce reproche. Il m’a toujours paru qu’un nationalisme étroit, trop ombrageux, risque de déconsidérer le culte de la patrie. Ou mieux, le culte de la patrie est grandi par une juste compréhension des autres patries. C’est une tradition d’homme bien né, mais que l’on se doit de contrôler, et d’où il faut bannir toute critique mesquine. Et vous, Monsieur, qui nous avez donné un traité sur la courtoisie nécessaire entre les hommes, ne croyez-vous pas qu’elle soit pareillement nécessaire entre les nations ?

Mais, je me hâte de le dire, ces boutades (il y en a une aussi à l’adresse de Renan et de la Prière sur l’Acropole) ne m’empêchent pas de mettre Anthinea très haut.

C’est un de ces livres où l’on sent une inspiration totale. Inspiration de l’enthousiasme comme de la raison, accord de tout l’être avec la vision matérielle des choses et les idées sublimes qui s’en dégagent.

Rappelez-vous comment Maurras découvre le Parthénon. « Un long désert de pierres blanches, de marbres, de maigres buissons, courait devant le temple, par terrassements inégaux. Mais l’imagination dévorait cet espace. Le mur géant, labouré de vastes blessures, découvrait, ramassée et concentrée en lui une incalculable vigueur, comme un fauve puissant qui va bondir et s’imposer. En approchant mieux, on retrouve cette idée de libre élégance qui devait s’élever, à première vue, de l’édifice entier. L’effet de sa mutilation en aura mis à nu la force. Ce que nous démasquent ces pierres, c’est une énergie héroïque, dont on est tour à tour exalté et vaincu. »

Je le demande à tous ceux qui sont montés sur l’Acropole, n’y a-t-il pas, dans ce tableau, une sincérité et une ferveur qui leur redonne le frisson ? Tout écrivain espère, attend ces rencontres où sa nature, sa passion de raisonner, son art de choisir les mots, ne font plus qu’un pour exprimer ce qu’il voit. Minutes quasi divines, imprévisibles, et trop rares, hélas ! À chaque page d’Anthinea, Maurras a connu ces rencontres. Sa phrase a pris le corps et le velouté du marbre qui fait les Propylées. Elle se déploie et se replie. Le vent de Salamine la soulève. Les voilà bien, les cadences occitanes, mais claires, intelligibles, et merveilleusement adaptées au français.

Vous l’avouerai-je, en relisant ce livre, je me refuse à attacher trop d’importance aux attaques de Maurras contre le romantisme. Elles sont excessives et, pour tout dire, trop romantiques pour qu’on y croie sérieusement. Le portrait de Chateaubriand, que vous nous avez rappelé, est admirable en ceci que Maurras, pour combattre l’adversaire, lui emprunte ses armes. Et quelle adresse à s’en servir ! Moi aussi je suis romantique ! semble-t-il crier tout en lui lançant ses imprécations. Il y a un héroïsme de paladin chez Maurras, il y a un cœur susceptible, il y a le goût des traditions locales. Tout cela le met assez loin de ce que vous nommez la norme classique. Et je suis persuadé que ceux de son entourage qui eurent le privilège, de discuter avec lui sur ce point ont fini par obtenir de doux aveux.

Enfin lui-même n’est-il pas, à certaine époque de sa vie, un personnage furieusement romantique ? En révolte contre l’État, désavoué par ceux qu’il soutient, condamné par l’Église sur laquelle il s’appuie, quel héros byronien eut jamais cette triple infortune ? Je vous l’accorde, son romantisme n’est pas germanique. Il baigne dans la lumière méditerranéenne. Mais l’homme qui a parlé de la colonne grecque comme il en a parlé dans Anthinea, avec tant de nuances, tant de frissons à fleur de peau, cet homme a bien un peu le péché romantique en son cœur.

En nous retraçant la carrière de Maurras journaliste et polémiste, vous avez reconnu son labeur et son désintéressement personnel. Mais vous avez justement déploré son intolérance, ses partis pris et cet emportement qui ne tenait point compte du respect d’autrui.

Avant vous, Barrès, dans ses Cahiers, avait noté à plusieurs reprises, avec une irritation un peu dédaigneuse, l’erreur ou l’outrance de L’action française et de son chef. « Des hommes du plus grand talent, écrivait-il, des Veuillot, des Drumont, des Rochefort, des Maurras, sont des despotes qui perdent les idées qu’ils portent : l’ultramontanisme, l’antisémitisme, un certain socialisme, la monarchie. » Et une autre fois, déjà, il avait porté ce diagnostic : « Maurras détermine des convictions, cela ne prouve pas qu’il possède la vérité, cela prouve qu’il est persuasif. »

Cette contre-vérité où l’on s’obstine par la force du raisonnement, Maurras s’y maintint, hélas ! au regret de plusieurs de ses disciples, pendant les années malheureuses de la dernière guerre.

Il est vrai qu’il ne voulait pas de cette guerre. Il n’avait pas oublié l’hécatombe antérieure, et il nous jugeait mal préparés en face d’un adversaire qu’on avait imprudemment laissé reprendre son élan.

Mais qui voulait la guerre en France ? La souhaitiez-vous et même y songiez-vous, lorsque, devant nos Natchez de Pointe bleue, elle vous était apparue soudain comme un rendez-vous immanquable ?

Que Maurras, en 1940, ait profondément souffert de notre défaite, j’en suis sûr. Mais c’était une victoire pour son raisonnement. N’avait-il pas proclamé le danger d’affronter une Allemagne portée au summum de sa force par un régime autoritaire ? Et ne s’était-il pas maintes fois dressé contre ceux qui, chez nous, par principe ou par illusion, se donnaient pour tâche d’abaisser l’armée ?

Certes, je n’entends pas le comparer à ces opposants de l’Empire qui, le soir de Sedan, manifestèrent leur joie parce que Badinguet était pris. Et remarquons, d’ailleurs, qu’en 70 ce furent ces mêmes opposants qui, après la capitulation, voulurent continuer la lutte. Mais je ne puis m’empêcher de penser que Maurras eut l’orgueil de se croire dans la situation d’un prophète, un prophète, dont toutes les colères avaient été justes. C’est le titre qu’il donne alors à un de ses livres : De la colère à la justice.

Désormais toute sa politique consistera non, certes, à prôner une collaboration avec Hitler, sur qui je doute qu’il se soit fait beaucoup d’illusions, mais à établir un barrage contre le retour de la République.

Tous ses sarcasmes, toutes ses violences, sont pour les hommes du régime dissous et pour nos alliés auxquels notre espoir s’accroche. Sur ces deux points il s’engage à fond, avec cette dangereuse témérité que soutient, comme toujours, l’épaisse maçonnerie de sa dialectique.

À un ami, qui s’étonnait de ces articles si durs, si entiers, et si favorables, indirectement, à la cause de l’occupant, il aurait répondu qu’il en écrivait autant contre l’Allemagne, mais que la censure supprimait tout. Admettons. Seulement il nous restait, si je puis dire, le squelette de sa pensée. Il restait ceci qu’un officier refusait de rendre son épée, continuait la lutte contre l’Allemagne, et Maurras, ô paradoxe ! l’appelait un traître.

Pendant quatre ans, il va persévérer avec la même violence de langage, sans jamais rectifier son jugement et sans qu’on puisse lui accorder le bénéfice du double jeu qui perce bien souvent dans les actes du Maréchal Pétain.

Anglais et Américains débarquent en Afrique du Nord, et il les traite de nigauds. Il souligne la gravité des représailles que nous allons subir, et il affecte de railler ce salut qui nous est promis « par Washington, Londres et Jérusalem ».

Il se trompait. Au mois de novembre 42, l’esprit de conquête de l’Allemagne, si souvent dénoncé par lui, recevait un coup qui renversait, de toute évidence, la stratégie de la guerre. Comment ce cerveau politique ne s’en est-il pas avisé ? Comment n’a-t-il pas senti non plus que le peuple français, frappé de stupeur par l’invasion, avait repris courage et organisait sa revanche ?

Mais non. De jeunes Français passent la frontière, des fonctionnaires rallient les forces qui se battent, et il se plaindra de « cette épouvantable épidémie qui continue ». Il ajoutera même ces mots menaçants : « Nous ne cesserons pas de redoubler notre appel à une police vigoureuse et informée. On ne doit pas laisser de répit à ce mal absurde et criminel. »

Et c’est la même voix qui, durant la première guerre, pourchassait les traîtres et réclamait la mort pour ceux qui ne croyaient pas à la défaite de l’Allemagne !

Ne poursuivons pas le parallèle. Ces citations nous peinent plus qu’elles ne nous irritent. Jusqu’au dernier jour, en effet, il se refusera à saluer cette aurore que tout le pays attend : la libération. Le débarquement a commencé en Normandie, il progresse, on entend le canon, les chars de Leclerc vont apparaître... et Maurras, dans son article, énumère douloureusement, à travers notre histoire, les invasions étrangères, et joint celle-là au compte !

Comment est-ce possible ? Il n’écoute que sa conscience, nous le savons. Mais qu’est-ce qui lui met ce bandeau sur les yeux ?

Est-ce la peur du désordre en France, et préfère-t-il, comme quelques-uns ne s’en cachent pas, subir un ordre imposé par l’étranger ? Comment le croire de lui, qui a fièrement pris pour devise « la France seule ! »

Il n’y a qu’une explication. Maurras, ce patriote ardent, fut aussi et avant tout un ligueur, un de ces fanatiques, encapuchonnés dans une doctrine, que vous nous avez montrés, Monsieur, dans vos Guerres de Religion.

Ce qu’il redoute, ce qu’il repousse, c’est le retour d’un régime qu’il abhorre et qu’il a toujours combattu.

Mettez le fanion de la monarchie devant les volontaires du général Juin, et sans doute Maurras eût changé de camp.

Mais, les événements ayant pris une autre figure, on vit, comme par une méprise tragique du destin, Charles Maurras vaincu en même temps que la puissance militaire qu’il avait toujours combattue.

Que ces paroles condamnables, qui furent durement payées, ne nous fassent pas mésestimer cette sorte de flamme que Maurras essaya, toute sa vie, de souffler aux jeunes Français.

C’est une fougue de partisan, parfois imprudente, bien souvent injuste, mais qui n’enseigne pas la facilité, veut leur forger une âme valeureuse et, s’il le faut, les rend prêts au sacrifice.

Pendant la première guerre, Barrès publia un recueil de lettres et de témoignages, où il commenta et mit en lumière, sans distinction de race, de confession ni de parti, la figure de quelques héros tombés sur le champ de bataille. Et ce recueil, il l’intitula Les Diverses familles spirituelles de la France.

C’est un beau titre, et comme il sonne juste à nos oreilles ! Comme il est à l’image de notre pays !

Or, il faut bien l’avouer, Maurras a toujours méconnu cette pluralité. Il a refusé d’y adhérer. Son dogme politique y est hostile. Elle fournit des arguments à son talent de pamphlétaire.

Barrès, lui, dans les chapitres successifs de ce livre, nous montre nous sommes en 1917 — que les catholiques se battent, les protestants se battent, et les israélites et les socialistes, et les traditionalistes. Tous ces soldats, même ceux qui foulent depuis peu la terre de France, la tiennent pour un sanctuaire.

Parmi les traditionalistes, il fait une place à ces nombreux jeunes gens que Maurras avait échauffés de ses fureurs. « Rien de plus beau et de plus mystérieux, dit-il, que ces enfants, aujourd’hui glacés, qui furent donnés à la France tout brûlants des vertus qu’il fallait pour qu’elle fût sauvée. »

C’est là que je veux retenir Maurras. Qu’il repose près d’eux, sous la même stèle, ce tourmenteur tourmenté dont nous n’entendrons plus les colères !

Vous, Monsieur, poursuivez votre œuvre d’historien, qui cherche comme une lumière, dans nos annales, non ce qui divise, mais ce qui rassemble. Et laissez-vous guider par la conclusion de Barrès : « Nos diverses familles spirituelles font des rêves universels et ouverts à tous, qu’elles défendent en défendant la France. »

Que cette belle inspiration soit écoutée aujourd’hui comme au temps où la guerre en proclamait la force !