Discours de réception de Georges Duhamel

Le 25 juin 1936

Georges DUHAMEL

Réception de Georges Duhamel

 

M. Georges DUHAMEL, ayant été élu par l’Académie française à la place vacante par la mort de M. LENOTRE, y est venu prendre séance, le jeudi 25 juin 1936 et a prononcé le discours suivant :

 

Messieurs,

Depuis vingt ans, depuis les heures les plus confuses de la guerre, l’homme que vous accueillez aujourd’hui s’est interrogé chaque jour sur les vœux et les caprices d’une civilisation dont nous sommes en même temps les inventeurs, les bénéficiaires et les victimes. Chaque jour, songeant à sa postérité qui lui présente une image vivante et familière de l’avenir, il a formé des souhaits pour que notre monde ne succombât pas trop volontiers aux délices de la métamorphose et conservât l’amour de certaines valeurs morales, de certaines valeurs qui seraient périssables dans la mesure où nous consentirions à leur anéantissement.

Cet homme, à vos regards, méritait-il qu’on l’assistât dans sa tâche, qu’on le rassurât dans son inquiétude et qu’on le confirmât dans sa ferveur ? Je pourrais le croire, messieurs. Et quand je songe à ce que vous représentez, je vois que vous avez, pour ce faire, une éminente faculté.

Trois siècles d’autorité, de labeur et de gloire ! Quel exemple et quel paisible défi ! Autour de vous, les institutions se délitent, les régimes abdiquent, les empires trébuchent. Cependant, vous continuez de siéger et d’accomplir votre devoir. Toutes les nations vous imitent. L’univers sent obscurément qu’une ténacité si sereine est un témoignage et sans doute une condition de son équilibre moral.

Tous ceux que vous avez distingués vous ont dit leur contentement en termes parfois ingénieux et parfois magnifiques. Souffrez que je vous adresse mon grand merci, non-seulement parce que vous m’avez admis à partager les nobles obligations qui sont votre bien le plus enviable, mais encore parce que, dans un âge d’incertitude et d’inconstance, vous donnez un précieux modèle de pérennité.

Si, par votre seule existence, et dans la mesure où peuvent y prétendre les œuvres humaines, vous rappelez l’esprit au respect du permanent, vous ne laissez pas de lui communiquer à votre façon, qui est paradoxale et autoritaire, le sentiment de l’universel. Il faut avoir beaucoup voyagé, il faut avoir souvent passé les frontières de notre patrie pour comprendre à quel point l’Académie française est française. Il faut avoir suffisamment vécu pour tirer profit de votre leçon, qui est celle de nos classiques, et pour saisir l’universel à travers le national.

Je viens de dire : « Il faut avoir suffisamment vécu... » Cette phrase qui, dans ma bouche, pourrait vous paraître présomptueuse, m’offre la chance et le détour d’un nouveau remerciement. J’ai la joie, paraissant parmi vous, d’y pouvoir saluer des maîtres qui m’ont, quand j’étais à ce moment de la jeunesse où parvient l’aîné de mes fils, aidé dans la plus belle des entreprises et dans la plus exaltante des épreuves : la découverte du monde et la conquête de mon âme. Que M. Henri de Régnier ne soit point ici, parmi vous, pour agréer cet hommage de reconnaissance affectueuse, voilà ce que je ne peux voir sans douleur, sans déchirement.

Les deux illustres écrivains dont je vais évoquer le souvenir n’ont pas été mes maîtres ; je veux dire que je n’ai pas eu l’heureuse fortune de les rencontrer à l’âge où l’adolescent cherche son orient. C’est beaucoup plus tard qu’il m’est arrivé d’abord de pousser des reconnaissances, puis d’organiser des expéditions dans les territoires vastes, prospères, touffus et pourtant accessibles que représentent les œuvres de vos deux confrères. En vérité, deux œuvres bien propres, par leurs dimensions imposantes, à frapper l’apologiste d’une sincère timidité. Je dois vous l’avouer aujourd’hui, messieurs, aux raisons purement altruistes qu’un homme peut avoir de redouter la mort, j’en ajoutais, depuis quelques mois, une toute particulière quand il m’arrivait de songer à l’embarras où, défaillant, je risquais de précipiter mon successeur. Je me décide à vous en parler puisque, dans quelques minutes, je vais me sentir affranchi de cette pensée que vous voudrez bien me permettre de juger surérogatoire.

Je n’ai pas connu René Bazin. Je ne l’ai jamais vu. Je n’ai jamais entendu le son de sa voix ; je n’ai jamais éprouvé la pression de sa main. J’en ai d’autant plus de regret que j’attache grand prix à de telles expériences humaines. J’étais encore jeune homme et je venais de publier un poème dans l’une de ces petites revues où Paul Valéry voit avec raison les laboratoires des lettres, quand je reçus, de René Bazin, lecteur inespéré, quelques lignes empreintes d’une sollicitude exquise. À cette correspondance, qui jette beaucoup de lumière sur la générosité d’un artiste mûr et glorieux, se réduit l’histoire de nos relations littéraires. Il serait donc bien audacieux au commentateur de vouloir jouer les portraitistes. Vais-je vous décrire une personne que vous connaissez mille fois mieux que je ne la connais moi-même, une personne qui a fréquenté vos assemblées pendant plus de trente ans, une personne dont vous avez pu juger, estimer, aimer le caractère en même temps que les ouvrages ?

Au surplus, l’éloge de René Bazin a été composé par M. Lenotre. La page est belle, alerte, séduisante. On regrette que lecture solennelle ne vous en ait pas été donnée. M. Lenotre, fort malade, était le premier à s’affliger de ce manquement. Il a fait en sorte de le pallier en publiant le texte de son hommage. J’aurais scrupule à marcher sur les pas d’un narrateur aussi habile, aussi bien instruit de toutes choses.

Avant d’accomplir un devoir qui m’est un insigne plaisir, j’ai voulu revoir les fastes de votre Compagnie. Les éloges que j’ai relus sont fort variés dans la substance et dans le ton. Certains expriment l’effusion d’une amitié parfaite. D’autres empruntent leur intérêt à la sincérité de la narration biographique. Certains sont des plaidoyers admirables, et je n’oserais pas affirmer que l’avocat plaide toujours « non coupable ». J’ai formé le propos, pour laisser à M. Lenotre le bénéfice entier de son beau discours, d’examiner avec vous quelques-uns des problèmes que soulève toujours l’exemple d’un écrivain fécond et réputé, quelques-uns des problèmes que, justement, nous présentent l’œuvre et la vie de René Bazin.

De certains auteurs, on dit qu’ils possèdent une grande œuvre, et d’autres on pense qu’ils ont fait une grande carrière. De René-François-Nicolas-Marie Bazin, nous pouvons déclarer qu’il a fait une grande œuvre et une grande carrière. Plus de vingt romans, six recueils de nouvelles, onze livres d’impressions, d’essais, de mélanges, plusieurs ouvrages de biographie qui s’élèvent à l’apologétique, des poèmes, des articles, des écrits de toute nature, prodigués dans la presse et les revues, voilà pour l’œuvre. Elle est imposante. Les arguments de quantité ne sont, dès que l’esprit souffle, d’aucune considération. Je n’oublie pas que le message de Baudelaire, comme celui de Mallarmé, remplit tout juste un volume. Tel, il suffit à me combler. Instruit toutefois, et dès l’enfance, à l’effort persévérant, j’admire les œuvres généreuses. Je ne suis pas de ceux qui reprochent à Schubert ou à Jean-Sébastien Bach cette féconde magnificence dont les âmes ferventes découvrent chaque jour quelque nouvelle raison d’être éblouies.

L’œuvre de René Bazin s’est construite, régulièrement, au long d’une vie qui, pour le spectateur, apparaît noble et harmonieuse. René Bazin est mort dans sa soixante-dix-neuvième année. Il a consacré une part de cette longue vie à l’enseignement, qu’il aimait, une autre part, la plus considérable sans doute, à la littérature. Il a, comme les patriarches de la Bible, engendré une belle descendance. Les lettres lui ont donné un auditoire qu’il n’est pas excessif de qualifier immense, et une gloire qui touche à la popularité. De bonne heure, il a rallié les suffrages de l’Académie et il a joui longtemps de cette faveur. N’est-ce point là ce que l’on appelle une brillante carrière ?

Comment ne point admirer la constante, l’exacte unité de cette œuvre et de cette vie ? Dans l’ordre moral, social, religieux, René Bazin n’est point l’homme des expériences. C’est l’homme de la foi. Plus justement, et comme on a pu le dire, c’est l’homme de la grâce. Heureuses les causes qui suscitent de tels serviteurs ! L’historiographe considère cette existence fermement déterminée, cette existence rassasiée de travaux et de certitudes, et il sent que son éloge devrait se détourner aussitôt de la créature humaine pour chercher une destination plus haute.

Les dons du romancier, de l’écrivain, du poète, ces dons précieux que je me permettrai tout à l’heure d’évoquer devant vous sous une lumière amicale, on peut les admirer, sans doute. Mais le don de certitude, voilà bien, messieurs, celui qui me paraît entre tous enviable, et j’en connais qui l’envient chaque jour, chaque soir, à l’heure où, congédiés du siècle, ils s’efforcent d’oublier nos malheurs pour songer à notre misère.

Beaucoup d’hommes de ma génération, saisis, au sortir de l’enfance, dans la tourmente des idées, ont éprouvé cruellement le drame qui met aux prises le génie de l’espèce et ses propres ouvrages. Un tel drame touche à la nature et au destin de toute connaissance. Un tel drame bouleverse en même temps les sages dans leur thébaïde, les artisans à l’établi, les laboureurs sur leurs guérets. Un tel drame, se pourrait-il qu’un écrivain comme René Bazin n’en eût pas senti l’angoisse ? Il y a, tout au contraire, consacré certaines de ses plus belles pages. Mais René Bazin était de ceux qui, tout en s’affligeant du désordre moral, social et idéologique, sont sûrs d’en connaître les causes et même le remède. René Bazin était de ceux qui portent avec eux et leur refuge et leur consolation. Et c’est bien cela qu’on peut lui envier.

Pour l’observateur de sang-froid, le XIXe siècle apparaît aujourd’hui comme ivre de ses victoires. En vérité, nous avons été nourris dans le sentiment que tous les problèmes étaient résolus ou que, du moins, ils ne tarderaient pas à l’être. Je songe au temps où les applications de la méthode inductive non-seulement bouleversaient le monde, ce qu’elles n’ont pas achevé de faire, mais encore enchantaient les esprits les plus circonspects. Articulé par des voix enthousiastes, le mot de civilisation rendait une sonorité délicieuse et totalement rassurante. Quand il célébrait ses conquêtes, l’heureux XIXe siècle ne semblait pas même entrevoir que, chaque saison, toute conquête veut être recommencée. Non content d’engendrer, d’organiser, et d’assouvir aussi, par ses prestiges, un essaim de besoins nouveaux, le génie scientifique ne dédaignait pas de s’intéresser à nos plus vieilles infortunes : autour des lampes familiales, on parlait avec une touchante confiance du jour prochain où toutes les maladies seraient connues et conjurées. Plusieurs l’étaient, en effet. Le grand Louis Pasteur, de la biologie moderne, venait de créer un monde et d’accomplir divers miracles. On aimait à penser que toute recette était définitive. Les problèmes sociaux, dont nous savons de mieux en mieux qu’ils gardent une inépuisable réserve de venin, montraient à la lumière du laboratoire une apaisante bénignité. Pas une querelle que le savoir ne dût purger. Pas un abîme que la raison ne parvînt à rendre habitable. La société littéraire ne manquait point à répandre sur cette conjoncture les essences et les baumes d’un lyrisme délirant. On ne peut affirmer que les philosophes ne soient tenus constamment à distance de ce vertige. Surprenante époque ! L’agnosticisme lui-même connaissait les rigueurs, les entraînements et les exigences d’une foi positive.

Le tocsin de 14 a mis fin, pour nous, à cette délectation. Le XXe siècle commençait vraiment avec la guerre. Il nous fit presque aussitôt comprendre que bien des procès allaient venir en appel. Et le premier fut justement celui de cette civilisation dont nos pères avaient tiré si grand orgueil et, dont le vieux monde était conduit à faire si mauvais usage.

Ce fut, pendant les nuits de guerre, un poignant sujet de méditation pour les jeunes hommes engagés dans l’aventure. Ainsi donc, la civilisation divorçait d’avec elle-même. Nombre de ses fruits étaient empoisonnés. Une fois de plus, le mal s’était, à nos regards, présenté sous le déguisement du bien — que dis-je ? mêlé au bien, indissolublement confondu avec le bien. — Telles étaient les pensées de plusieurs d’entre nous, soldats, dans les instants où l’œuvre de Mars semblait nous accorder relâche.

Cinq lustres ont passé, messieurs, et le XXe siècle n’a point reculé devant son ingrate besogne. Il n’a certes pas détruit l’œuvre du siècle précédent, du moins jusqu’à cette minute ; mais il l’a chargée de gloses, de restrictions et de ratures. L’idée de civilisation se reconstruit péniblement dans les esprits. Elle est encore en péril. Nous savons, maintenant, qu’elle ne sera plus jamais simple, plus jamais limpide, plus jamais heureuse. Nous ne vivrons plus avec elle en état de confiance parfaite. Les désordres sociaux, provoqués ou aggravés par les variations du régime scientifique, n’ont encore, en aucun pays, parfait la somme de leurs ravages. Cependant, les alchimistes de la connaissance poursuivent leur salutaire et déconcertante critique. Les mathématiciens ont commencé de révoquer en doute les postulats, les axiomes et donc les théorèmes de leur doctrine. Chaque notion, dès qu’on la considère avec rigueur, livre deux figures d’elle-même : d’abord une figure scolaire, qui est évidente et somme toute fausse, ensuite une figure secrète, ésotérique, et dont les spécialistes savent qu’elle est probablement plus proche de la vérité parce qu’elle est fuyante et incertaine. Les plus clairs présents du savoir n’ont pas laissé de nous donner de l’inquiétude. On a pu craindre que les découvertes de la microbiologie, qui nous ont pourvus de remèdes ingénieux, ne fussent, un jour, utilisés pour corrompre et pour détruire. Par bonheur, jusqu’ici, la nature se prête mal à cette trahison. Elle nous réserve, en revanche, d’autres sujets d’alarme. Nous savons maintenant que, dans les sciences de la vie, aucun résultat n’est jamais définitif. Les maladies naissent, vivent et meurent, comme des civilisations. Les thérapeutiques suivent à tâtons les traces du capricieux adversaire. L’œuvre de Pasteur, orgueil du dernier siècle, domine encore la biologie, mais elle s’est ébranlée, mise en mouvement. Semblable aux « péninsules démarrées » dont parle Arthur Rimbaud, l’œuvre de Pasteur s’éloigne au fil du nouvel âge. L’œuvre de Charles Nicolle grandit maintenant sous nos yeux.

L’agnosticisme hésite et se réserve. Des savants comme celui que je viens de vous citer, reconnaissent, au terme d’une vie de recherches, que la raison est impuissante à expliquer tous les phénomènes de la vie, tous ces phénomènes dont ils ont fait leur ardente et patiente étude. De tels esprits n’abandonnent certes pas l’exercice de la raison : ils se résignent à ne pas lui demander ce qu’elle ne saurait nous donner.

Comment pourrait-on considérer sans déférence l’homme qui s’avance à travers ces fantasmes et ces ténèbres en portant une lampe à la main, une lampe fixe et fidèle ? Vous le savez, messieurs, c’est de René Bazin que je parle.

C’est une rude et décevante épreuve que de chercher, chaque matin, pour vivre toute une journée, quelques miettes de certitude. Refaire chaque jour son chemin, rassembler des règles en déroute, recomposer une morale qui permette de résister à la poussée des événements, à la pression des hommes, à la chaleur des passions, cela demande un grand effort. Et quand l’univers entier trébuche dans l’indécision, le chercheur solitaire se sent cruellement saisi du désir d’appeler à l’aide.

La pensée de René Bazin, au milieu de tels conflits, semble bien soutenue par la grâce. À la suivre dans ses démarches, l’observateur troublé se demande comment un si précieux bienfait peut demeurer un privilège. Mais laissons là cette vieille et vaine anxiété. Contentons-nous d’admirer. René Bazin fut l’homme d’une doctrine religieuse. Cette doctrine répond à tous les besoins. Elle contient une métaphysique, une morale et même une politique. Elle est stricte et cohérente. Elle donne réponse aux interrogations les plus hardies. Elle aide à vivre et à mourir. Elle est éprouvée depuis des siècles. Vraiment, celui qui s’est éloigné de cette doctrine peut encore la considérer avec étonnement et respect.

Cette doctrine, pour être efficace, exige une obédience parfaite. L’œuvre et la vie de René Bazin sont des exemples de soumission. L’âme soumise dans la joie ne manque ni d’élan ni de jeu. René Bazin a bien travaillé, bien guerroyé pour ce qu’il aimait. Il avait, de la vie, une conception cohérente et close, mais il pouvait lutter pour enrichir, illustrer et propager sa croyance. Il a lutté, en soldat et en partisan. On parlait beaucoup, jadis, du romancier impassible, sévère comme l’historien, froid comme le naturaliste de laboratoire. René Bazin n’est point tel. Il ne cèle ni son amour ni son ressentiment. Il manifeste toutes les exigences d’une religion sincère. Cet homme doux devient redoutable quand il se sent meurtri dans sa ferveur. Il a l’horreur des tièdes et les fustige d’une main vengeresse. On trouve, dans l’Isolée, un portrait de prêtre concordataire qui montre avec quelle âpreté René Bazin renvoie les tièdes à l’ennemi. Il a bien du mal à cacher que les sceptiques l’indisposent, et c’est d’une encre aigrelette qu’il s’amuse à représenter, dans les Étapes de ma vie, l’écrivain qui fut, parmi vous, le prédécesseur de Paul Valéry.

Et puis, cette pugnacité, tantôt, franche et tantôt subtile, cède parfois devant l’émouvant désir de voir le monde et les hommes sous une lumière miséricordieuse. Toujours charitable avec les petites gens, qu’il peint d’une brosse délicate, il a des mouvements de tendresse pour ses pairs. Il dit à l’un de vos confrères, dans un moment d’abandon : « Vous êtes un païen, monsieur ; mais vous m’inspirez quand même une sympathie très vive, et je vous réserve toujours une place dans mes prières. »

La leçon de René Bazin, devons-nous la chercher dans une foi que nous savons, dès le principe, inimitable ? François Mauriac écrivait naguère : « Un romancier chrétien dont la vie n’est que noblesse, sagesse et pureté — comme apparaît à tous les yeux celle de M. René Bazin — transpose aisément au dehors de lui cette victoire que la Grâce ne cesse de remporter en lui. » Et je lis encore, feuilletant les mêmes pages exquises : « La Grâce, cela aussi, cela surtout est réel, cela surtout fait partie de notre expérience habituelle, quotidienne. » Or, cette Grâce, que nous trouvons ici ornée d’une ardente majuscule, cette Grâce que l’on peut requérir chaque minute de toute une vie et ne recevoir jamais, qui donc oserait en tirer leçon ? En revanche, on peut, dans un système de pensée qui procède par plaidoiries et démonstrations, chercher des lumières et la substance d’un enseignement. Au carrefour de deux siècles, René Bazin se manifeste à nous comme un chevalier de la tradition.

Tradition ! Voilà, sans nul doute, un mot que la plupart des jeunes hommes n’entendent pas sans impatience. Il évoque trop souvent, à leur mémoire, le souvenir des magisters, de la férule et du pensum. Il se confond volontiers, pour des âmes non mûries, avec l’image d’un monde en garde contre ses rêves, résolu tenacement à se détourner de son destin. Pour beaucoup de jeunes hommes, l’idée de tradition s’opposerait, paralysante, à l’idée de révolution qui, seule, serait vivace et féconde.

La jeunesse n’est pas si comblée, dans notre époque difficile, qu’on puisse lui faire grief et de son inquiétude et même de ses espérances. On aimerait à l’entretenir sans avoir à la consoler. On voudrait lui donner carrière sans la pousser dans l’aventure. Lavé de son sens démagogique, dont M. Lenotre, tout à l’heure, n’aura pas grand mal à nous inspirer la plus sincère horreur, l’idée de révolution reste liée, dans la dialectique moderne, à l’idée d’une transformation radicale présentant un caractère de progrès. De Lavoisier, de Berthelot, de Pierre Curie, on dit volontiers qu’ils ont déterminé, par leurs travaux, une révolution de la science. On pourrait citer maints philosophes, des artistes, des poètes que l’on dit révolutionnaires parce qu’ils furent doués d’un esprit original. Dans ces exemples, la mystique du bouleversement cherche et pense trouver des thèmes. Il faut que l’espoir et le goût des mutations soient vivaces au cœur des hommes, pour leur faire oublier que les expériences sociales, quand elles sont imprudentes, se payent de hideux désordres.

Parce qu’elle est sobre de promesses, parce qu’elle parle non de renverser mais de maintenir, la tradition enchante rarement les âmes bouillantes, les âmes tendues vers l’avenir. Il faut avoir cruellement vécu pour comprendre que, dans l’agitation destructrice du conserver, c’est créer. Entre une pensée séduisante et une pensée prudente, il est peut-être naturel que des forces juvéniles optent pour la témérité. Mais où est la témérité ? Je réponds : loin de la panique.

Il est vain d’opposer dans l’absolu deux idées qui, chaque jour, sous nos yeux, s’affrontent dans la réalité. Il est tout à fait possible qu’à certaines heures du monde la transformation révolutionnaire du spirituel ou du temporel paraisse vraiment souhaitable, même à des esprits rassis ; mais quand, saisie de frénésie, la société humaine semble ne connaître plus d’autre tradition que celle du désordre, toute énergie saine doit se consacrer au salut de l’équilibre. Nous sommes loin des époques paresseuses où la tradition prend le visage de la routine. Il n’est vraiment pas question de réveiller un monde qui ne sait même plus dormir. Le juste médecin, contemplant ce monde malade, pense que la réflexion, le calme et la réserve sont des remèdes illustres.

On trouve dans l’œuvre de René Bazin, un hymne aux vertus traditionnelles. À chaque page de chaque livre, l’amour et le respect de la tradition se manifestent par des images, des élans, des apostrophes et des prières. Au début de la Terre qui meurt, on peut lire une fort belle page où se déclare la généreuse passion du romancier. « Dans cette salle, dit-il, où la famille était en ce moment rassemblée, que de mères, que d’enfants, que d’aïeux unis ou résignés avaient vécu ! Dans ces hauts lits qui garnissaient les murs, quelles lignées innombrables avaient été conçues, nourries, s’étaient couchés enfin, tranquilles, pour la dernière fois On avait souffert là, et pleuré, mais on n’avait point été ingrat. Toute une forêt aurait été remise sur pied, si le bois brûlé dans cette cheminée, par les gens du même nom, avait pu reprendre racine. »

J’ai dit le romancier. C’est un autre mot qui me venait aux lèvres. René Bazin est un poète. — Ce présent de l’indicatif vous marquera, messieurs, le crédit que je donne à sa mémoire. — Le don de percevoir les êtres et les phénomènes avec la vivacité, l’ingénuité que dut montrer le premier homme ouvrant les yeux au premier jour de la création, voilà, sans nul doute, le don essentiel du poète, et, ce don, René Bazin en jouit. Le poète est celui qui possède un double pouvoir d’étonnement et de représentation, celui qui ne se lasse point d’aimer et de peindre, celui qui chérit d’un même cœur et l’objet et les instruments de son art.

Cette ardente curiosité vivifie toute l’œuvre de René Bazin. Mais c’est dans la peinture du paysage, des hameaux, des intérieurs rustiques, de la nature vivante, des humbles familles, des petites gens, paysans et marins, c’est là qu’il atteint le plus sûrement à la rareté. Il est admirable pour figurer une lande en fleur, une salle de ferme, le clair-obscur d’une église, un vieux laboureur aux « mains méritantes », une nichée de petits mésangeaux, un attelage de bœufs fumants dans le brouillard matinal. Il entremêle ses peintures de réflexions vives et fortes qui exhalent un merveilleux parfum de terroir. « Il n’est pas, dit-il, de souvenir, parmi les hommes, qui dure aussi longtemps que l’odeur d’un brin de lavande. » Il connaît mieux la nature que beaucoup de naturalistes patentés. Il faudrait citer cent tableaux. Je n’en donnerai qu’un. Le voici : « Quand les deux domestiques entrèrent au bas de la pièce, par la barrière blanche, une perdrix, qui avait son nid dans l’herbe, s’envola ; un loriot s’éleva d’un chêne de bordure et se laissa porter au vent, l’aile ardente de soleil ; un râle de genêt se faufila entre les touffes et remonta dans le fourré, en jetant son cri de crapaud, et il y eut alors un silence d’épouvante dans le monde des bêtes que l’herbe avait logées, qui avaient grandi avec elle et crû en elle. Les grillons eux-mêmes se turent une seconde. La faux traçait une avenue, et la serpe épointait les ronces, au bord de la grande prairie. » Vous le voyez, René Bazin vit avec les plantes, les bêtes, les êtres animés ou inanimés. Il est bûcheron, tâcheron, pêcheur et chasseur. Il donne des recettes pour faire cuire les fèves qui servent à prendre le poisson. Il prononce un éloge pertinent du vin d’Anjou. Il nous fait goûter, d’un mot, au cidre, au muscadet, au fricot de ses bonshommes. Il nous laisse aux narines l’odeur des nourritures, des foyers et des maisons. Il a l’oreille sensible et choisit excellemment les noms de ses personnages. Cette perfection onomastique fait oublier les artifices de la documentation, et nous donne le sentiment de la connaissance véritable. René Bazin est d’Alsace avec les Oberlé, de Lyon avec les Mouvand, du Marais avec les Lumineau, de Bretagne avec les Maguern, et de vingt autres régions de la France. Parfois, le lecteur, inquiet de cette omniscience, évoque le crayon et le calepin de l’enquêteur ; mais il est bien vite rassuré. Comment ne le serait-il pas René Bazin possède une vertu qui détermine l’assentiment : il a le pouvoir d’émotion. Son univers peut ne point ressembler au nôtre : qu’importe ! René Bazin parvient aisément à nous émouvoir. Il sait nous tirer des larmes. Il est de grands maîtres qui n’y parviennent jamais.

Il obtient ce beau résultat par les moyens les plus simples. Il aime, la langue. Il s’en sert et la célèbre avec une sorte d’innocence. « Quelle joie, s’écrie-t-il dans ses souvenirs, quelle joie que du français pur, plein, harmonieux ! » Un français tel, il en produit avec une aisance parfaite. Je disais tantôt que, dans l’ordre moral et social, René Bazin n’était pas l’homme des expériences. J’en pourrais dire autant en ce qui concerne le métier d’écrivain. René Bazin n’a cure des expériences littéraires. Il n’a visiblement qu’un seul et fidèle souci : respecter, ici comme ailleurs, la tradition, se servir loyalement d’un outil qu’il a reçu bon et qu’il ne gâtera certes pas. Il jouit d’une paisible sécurité technique.

Est-ce, à dire qu’il ait assisté, complètement impassible, aux recherches de son temps ? Je ne le crois pas. Il est même évident qu’il a tiré profit des essais poursuivis par le naturalisme. Bon artisan, il a dû en observer les méthodes et les ouvrages, sinon la doctrine. L’influence du milieu, de l’hérédité, voilà sans aucun doute ce qu’il a consciencieusement étudié. Il en a dégagé quelque enseignement, sans toutefois succomber à l’ivresse. Les gens de laboratoire, parmi lesquels j’ai passé de longues années et que je connais un peu, cultivent des hypothèses dont les gens de lettres ont, une tendance enthousiaste à tirer des convictions. Darwin, Lamarck et Spencer seraient sans doute plus étonnés que satisfaits s’ils pouvaient lire les ouvrages d’une littérature qui est pourtant la fille adultérine de leur pensée. J’ose croire que, malgré son inclination pour le phénomène tératologique, M. Freud considère avec réserve les essais romanesques et dramatiques où l’on peut reconnaître l’arrière-faix de son singulier génie. Il faut de la prudence pour introduire dans l’œuvre d’art les données et les arguments de la science.

Le talent de René Bazin était beaucoup trop franc et naïf pour céder à de tels engoûments. Son heureuse nature l’a même sauvé d’un péril qui menaçait presque tous les romanciers de son époque. François Mauriac s’exprime, à ce sujet, fort exactement dans le petit livre dont j’ai déjà fait mention et qui rend mon éloge bien superflu. « Que le dépeuplement des campagnes, dit-il, et que la question de l’Alsace avant la guerre aient pu être le point de départ de ces deux chefs-d’œuvre : la Terre qui meurt et les Oberlé, nous le constatons avec admiration, sans comprendre qu’une telle méthode ait pu aboutir à cette réussite. » Nous trouvons ici posés, avec une courtoise netteté, non-seulement la question de la thèse, qui semble aujourd’hui jugée, mais encore le problème du sujet. Nous commençons à savoir, instruits par maintes recherches et maintes aventures, que le roman supporte moins bien que le conte philosophique les servitudes intérieures de ce que l’on nomme le sujet. Nous commençons à comprendre que le roman, peinture de la vie, doit se défier du sujet, doit même renoncer au sujet. Mais René Bazin nous démontre avec simplicité que, maniées par un artiste au cœur pur, les recettes les plus contestables peuvent triompher d’elles-mêmes et donner des œuvres excellentes.

J’ai dit « un artiste au cœur pur », et je veux croire que cet hommage eût trouvé sensible l’auteur de Magnificat. Le plus affectueux des commentateurs ne songe assurément pas à lui reprocher « de ne pas user de certaines épices » ; mais il dit avec une verte franchise : « N’attendons pas de lui une descente aux enfers. » Or, si j’en crois ses biographes et ses proches, René Bazin éprouvait de l’irritation à se voir considéré comme « un auteur de tout repos », car il est dit que les hommes comblés, eux-mêmes, cherchent des occasions de souffrir et d’adresser quelque reproche à leur destin.

Il m’est arrivé plusieurs fois, parlant de René Bazin, d’employer le mot de peintre, et ce mot convient à l’objet. Plus juste peut-être me paraîtrait le mot d’imagier.

Il y a, dans la peinture dite « de chevalet », un caractère d’absolu, d’indépendance ou, mieux, d’insubordination. Une telle peinture est ce qu’elle est : elle ne veut rien démontrer, rien compléter, rien commenter, rien orner. L’image, au contraire, enrichit les pages d’un livre ou même les murailles d’un temple. Elle explique et parachève. Elle est, essentiellement, relative à quelque autre pensée. Elle sert, souvent avec magnificence, une cause dont elle accepte l’empire.

Parce que son œuvre est tout entière soumise à une telle cause, René Bazin apparaît à mes yeux plus souvent un imagier qu’un vrai peintre. Il est imagier de la foi. Cette œuvre infiniment variée a, des belles images, les vertus et les défauts. En général, elle se développe selon deux dimensions. Elle n’est pas stéréoscopique. Il arrive pourtant que l’artiste quitte son plan familier et, d’un brusque élan, pénètre dans la troisième dimension.

Messieurs, je regardais un jour avec étonnement certain tableau de Courbet qui se trouve au Musée de Nantes et qui représente des femmes en train de vanner du grain. Voilà certes ce que l’on pourrait appeler un « tableau à sujet ». Traité par tout autre peintre, un tel sujet fut demeuré dans le domaine de l’anecdote. Or, tout naturellement, Courbet nous introduit dans le domaine de l’éternel. Vermeer peint souvent des tableaux dont l’argument aurait pu séduire et sans nul doute a séduit les petits maîtres : une fermière verse du lait dans un broc, une dame rêve devant la lettre qu’elle vient de tirer d’un coffret. Alors que Gerard Terburg ou Pieter de Hooch seraient demeurés, non sans grâce, à l’anecdote, Vermeer nous conduit tout de suite à l’éternel. Aucun stratagème critique ne permet de discerner les artifices nécessaires à cette magie. Il est même peu probable qu’elle soit assujettie à des artifices techniques. Elle est, ineffablement, le secret de l’âme créatrice.

M. Lenotre, dans la préface d’un de ses recueils, tâche de marquer la différence entre l’anecdote et, l’histoire. Il me semble encore plus nécessaire de faire le départ entre l’anecdote, c’est-à-dire l’accident, et ce qui est la substance même de notre connaissance humaine, ce que j’ose, en bref, appeler l’éternel, non sans éprouver qu’il y a de l’ambition, du désir et du regret dans un tel mot.

Ce problème de l’anecdote et de l’éternel a tourmenté les peintres. Il n’intéresse pas moins les romanciers. J’ai dit que, parfois, René Bazin, imagier magnifique pénétrait soudainement dans la troisième dimension du monde et nous y entraînait à sa suite. C’est bien à de tels moments qu’il abandonne l’anecdote pour s’enfoncer dans l’éternité, dans cette éternité de l’homme dont nous savons qu’elle est infirme et incomplète, mais qu’elle est quand même notre refuge contre l’ignorance et le néant.

Messieurs, je rends grâces aux disciplines académiques : elles nous aident à sortir de nous-mêmes. Elles nous inclinent à considérer l’œuvre des autres, à nous y plonger, à nous y oublier aussi. Le XXe siècle est brutal et hagard. Il ne semble pas favorable à la lecture. En attendant le moment où il ne lira plus du tout, ce à quoi l’on ne songe pas sans frémir, l’homme du XXe siècle lit peu, lit mal. Il est dominé par toutes sortes de passions qui font gauchir et dévier son jugement. Il est fort probable que René Bazin, malgré tout un peuple de fidèles, a été aussi mal lu qu’Émile Zola. J’écoutais un jour deviser deux passants de la rue : « Zola, disait l’un, est un être abominable. — Qu’as-tu lu de Zola ? demanda l’autre. — Rien, répondit le premier avec force, rien et cela me suffit. » J’imagine que nombre de gens ont, sur René Bazin, une opinion moins véhémente, mais tout aussi mal fondée. Parce qu’il fut un partisan ou, comme on l’a dit justement, un apôtre, cet écrivain s’est gagné des adversaires.

Assurément les hommes que représente René Bazin ne ressemblent point à ceux que Flaubert ou Balzac ont figurés. Le dirai-je ? Ils ne ressemblent pas non plus toujours à ceux que j’ai rencontrés dans la vie, dans ma vie. Chaque écrivain digne de ce nom nous introduit dans un univers clos et, pendant qu’il nous retient dans ses sortilèges, il nous fait oublier qu’il existe d’autres univers, d’autres grandes âmes. Il est possible que l’univers-Bazin ne coïncide pas avec celui que nous a composé notre expérience personnelle. Tel, il existe. Il est humain, loyal et respectable.

René Bazin a souffert, dans une partie de l’opinion, à cause de ce préjugé moderne qu’on ne saurait faire de bonne littérature avec de bons sentiments, ce qui pourrait donner à croire — mais je n’en crois rien — que Shakespeare est moins grand dans Portia que dans Iago, ce qui pourrait donner à croire que la Puissance des ténèbres triomphe, même en nos rêveries, de ce que l’un d’entre vous a pu noblement appeler les Forces d’amour. Dans cette querelle, René Bazin a pris, dès le principe, une position fort nette : « Je ne peux souffrir, dit-il, les honnêtes gens qui ne voient que le mal et qui se plaignent de tout, comme si c’était là tout leur devoir. » Il revient souvent, dans ses notes intimes, sur cette question qui lui tenait au cœur. « Il n’y a pas, s’écrie-t-il, un genre de roman qu’on puisse désigner sous le titre de roman catholique. Il y a des romans, écrits pour des catholiques, et qui se distinguent des autres simplement en ceci : que le bien s’y nomme le bien, et que le mal s’y nomme le mal. »

Il y a surtout, me permettrai-je d’ajouter, des hommes très différents par leur nature, leur culture et leur destinée, des hommes qui peignent ce qu’ils voient, ce qu’ils connaissent et ce qui les intéresse, parce qu’ils ne sauraient peindre autre chose. Tous, sans le savoir parfois, servent, s’ils ont du talent, une seule et même cause, celle de l’homme.

Si la littérature française est l’incomparable monument que nous ne nous lassons pas de chérir, c’est qu’elle est l’œuvre d’esprits infiniment divers et souvent même contradictoires. Ce serait bien mal aimer la patrie de la variété que de penser qu’elle pourrait être représentée par un seul esprit ou même par une seule famille d’esprits. La grandeur de notre pays tient à cette diversité prodigieuse qui se manifeste aussi bien dans le génie des créateurs que dans les fruits et les présents de la terre. Pour que la France soit la France, il faut que Gérard de Nerval rêve et que Boileau disserte, il faut que Bossuet tonne et que Verlaine soupire. Pour que notre pays soit le surprenant pays que nous admirons, il nous faut saluer tour à tour Pascal et Diderot, Paul Claudel et André Gide.

Cette vue panoramique de notre littérature ménage et ménagera, sur l’œuvre de René Bazin, une large et claire échappée. Je m’y suis attardé non sans profit, non sans joie. J’ai voulu, messieurs, vous faire partager mon contentement, et j’ai l’air, par ainsi, de soumettre aux épreuves de ratification une gloire que vous avez, depuis longtemps, reconnue et confirmée. C’est que chaque génération doit reviser les listes et redistribuer les couronnes. Elle doit aussi faire le point, à peine de perdre sa route. N’est-ce pas à cet office que vous avez bien voulu me commettre ?

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L’éloge de ce romancier devait être prononcé par un historien. Ce n’eût été que juste réparation, car l’écrivain dont je vais vous entretenir maintenant a porté préjudice à la cause du roman : il semble avoir démontré que le roman était beaucoup moins intéressant que l’histoire, et cette démonstration trouve aujourd’hui crédit chez un grand nombre de lecteurs.

Je ferai cet éloge quand même, et non sans élan. Je dois beaucoup à M. Lenotre. Il m’a fait comprendre qu’il ne fallait pas désespérer du mystère, qu’il ne fallait désespérer ni de résoudre le mystère et ni même de le compliquer.

Comme je regrette de n’avoir pas connu M. Lenotre ! Ses biographes, ses élèves, ses amis, ses admirateurs font de lui des portraits qui forcent la sympathie. À travers ces peintures affectueuses, j’entrevois l’homme : solide, étoffé, souriant, malicieux et bon, courtois et patient. Il est lorrain, mais il est aussi normand. On l’appelle parfois Georges Lenotre, mais il se nomme Théodore Gosselin. Son disciple, M. Armand Le Corbeiller, lui donne, tout comme le dictionnaire Larousse, un accent circonflexe qui convient à la forme pronominale du mot et qui est propre à l’orthographe de l’ancêtre ; mais l’écrivain et sa famille n’acceptent pas cet accent. Certaines études font naître M. Lenotre en 1857, alors que la Revue des Questions historiques elle-même fixe l’année 1855, date que l’on trouve inscrite sur le mausolée du maître. M. Lenotre, à l’Académie, devait occuper le trentième fauteuil. Il y succédait à M. Bazin, qui, s’il faut en croire la plus répandue de nos publications encyclopédiques, était le titulaire du sixième fauteuil. Reconnaissez, messieurs, à ces incertitudes, reconnaissez que nous approchons de l’histoire.

Malgré ces incertitudes, et à travers leur vapeur mouvante comme la nuée d’une cigarette, je vois M. Lenotre à merveille. Il est rayonnant de vie et d’esprit, soulevé de curiosité, de passion. Ses poches sont bourrées de notes, et sa mémoire de traits, de chiffres et de mots. C’est un travailleur exemplaire, mais aussi, mais nécessairement un flâneur, un rêveur. Il est raisonnable et parle, à certains moments, comme un halluciné. Il a tout lu, tout consulté... j’allais écrire tout vu, tout entendu. Il a secoué, des archives la poussière et les mouches mortes, feuilleté les registres de l’état civil, les illisibles paperasses des notaires, la correspondance des familles, les rapports de police, les quittances et les devis des artisans. Il n’a dédaigné ni les feuilles d’impôt ni les baux, ni les inventaires. Un « état des lieux » jauni, souillé, mangé aux vers lui réjouit le cœur mieux qu’un beau poème. Il a parcouru les anciens journaux comme un chien de chasse explore une friche que l’on croit déserte et qui ne l’est point. Il se plaît parmi les cartonniers des agences d’héritage. Il est chez lui dans les boîtes des bouquinistes. Ce qui n’aurait de sens pour personne en a pour lui. Les anciens cahiers de l’Observatoire l’intéressent. Il sait que le ciel était gris pour le trépas des terroristes. Il déclare à M. Albert Flament, au cours d’une expédition : « Le dallage a été conservé, les pieds de la Reine ont foulé ces carreaux. » Il s’écrie, devisant avec M. Le Corbeiller : « Je dirai la couleur du couvre-pieds de Robespierre, et je sais le nom de la femme de chambre de la citoyenne Danton. Je révélerai ce que Marat aurait mangé le soir à son souper, si Charlotte Corday ne l’avait, à tout jamais, débarrassé des soucis matériels de l’existence, et je ne cacherai pas de quelle étoffe était garni le fauteuil du président de la Convention. » Il a le culte des bibelots, des objets qui, pour lui, sont tous des objets parlants. Il vit entouré d’un précieux bric-à-brac dont chaque pièce a sa place dans l’histoire de France. Il dessine avec talent et plus encore avec exactitude. Il manie si bien ses papiers, il joue si bien de sa mémoire que, chez lui, le document prend l’allure d’un souvenir personnel. Il n’est jamais à court de sujets : il en donne à ses compagnons, à ses élèves, à tous ceux qui lui en demandent. Ce n’est pas un historien de cabinet : il se transporte sur place. Il s’introduit dans les maisons, ne craint même pas de se faire mettre à la porte, revient, ouvre les placards, explore caves et greniers, gratte le papier des murailles, flaire la cendre des foyers morts. C’est un voyant du passé, un prophète du révolu. Il sait tout et dit presque tout.

À l’imaginer ainsi, je comprends que, si j’avais eu l’honneur de le connaître, le lui aurais demandé souvent : « Ayez la bonté, mon cher maître, de me rappeler ce que j’ai fait le 18 mars 1912 », et je suis sûr qu’il m’aurait donné, sur l’heure, une réponse exacte et complète.

Il semble qu’une vie de recherche soit trop peu pour nourrir un seul des ouvrages de M. Lenotre. Nous nous prenons à penser parfois qu’il a vécu plusieurs existences. Cela suppose un ordre admirable, une méthode ferme et respectée. J’ai vu la bibliothèque de M. Lenotre, son cabinet de travail, ses dossiers toujours prêts à livrer leur secrète substance. J’ai vu le musée intime, la petite table sur laquelle s’accomplissait une si grande besogne, et mon étonnement n’a pas diminué, tout au contraire.

Pour mettre en œuvre cette matière prodigieuse, l’écrivain emploie le style le plus uni, celui que l’Histoire emploierait, sans doute, si cette personne sourcilleuse se prenait à nous conter des histoires. Ce n’est pas à M. Lenotre que l’on reprochera l’abus du pronom personnel « je », sauf aux rares moments où, mis en confiance, il nous donne quelque clarté sur sa technique, sauf encore s’il se trouve en demeure de se justifier et de se défendre. Donc, point d’apprêts, nul effet de style et surtout de style romantique : une langue cursive, nette, volontairement sobre et modeste. Parfois, le personnage qu’il dépeint l’entraîne et le fait sortir de cette réserve. Napoléon va tomber. M. Lenotre nous le montre « harcelé des incessantes provocations de son propre génie... » C’est un éclair, et, tout de suite, la voix reprend son cours, la voix tempérée, franche, la voix égale, même dans l’émotion que l’on devine à d’imperceptibles tremblements.

Et cette voix trouve toujours le chemin de notre esprit ; elle obtient toujours notre attention. Comme René Bazin, dont je viens de vous parler, Théodore Gosselin Lenotre possède le nombre, c’est-à-dire l’inexplicable don de se faire entendre.

Nous l’entendons et, mieux encore, nous l’écoutons avec un intérêt qui ne tarde pas à se colorer de passion. Pour l’homme fait et mûr, voilà certes une lecture excellente, plaisante, nutritive. Cependant, petit à petit, un intolérable malaise nous gagne et ne tarde pas à nous accabler. Ce malaise, nous le connaissons, messieurs : c’est la tristesse de l’histoire, c’est la profonde, l’humiliante misère de l’histoire.

Je veux croire qu’un jour futur, les naturalistes distingueront, dans l’espèce humaine, deux êtres aussi profondément différents par les caractères, les réactions et les ouvrages, que peuvent l’être deux animaux n’appartenant pas au même embranchement. Le premier de ces êtres est l’homme individuel, et l’autre est l’homme collectif. Du premier, l’homme seul, l’homme individuel, nous savons qu’il est capable de toutes les fautes et de tous les excès, et pourtant nous trouvons en lui nos meilleures et même, il faut le dire, nos seules raisons d’espoir. Il est imparfait, mais perfectible. Il l’a prouvé mille fois. Il le prouve chaque jour sous nos yeux, autour de nous, osons même dire en nous. Il se distingue des animaux, non-seulement par la raison, par cet instrument extraordinaire qui nous semble, dans la nature, une exception parce que nous ne savons peut-être pas en trouver les analogues, non-seulement, dis-je, par la raison, mais encore et surtout par des vertus insignes. Ces vertus, que certaines de nos bêtes domestiques apprennent parfois à copier, sont l’esprit de sacrifice, la clémence, l’abnégation, le renoncement. Cet homme individuel a donné, donne et donnera toujours les maîtres, les sages, les saints. Il faut être tombé dans une disgrâce très profonde pour penser que les sages et les saints n’existent pas. Le pessimisme même nous détourne d’ailleurs de cette suprême amertume. En effet, si la nature ne produisait que des êtres impurs, elle serait en ce sens parfaite, et nous savons qu’elle ne l’est point. Les sages et les saints sont les radieuses imperfections de cette nature incohérente. Nous croyons à l’existence des saints, nous ne pouvons pas ne pas croire aux saints, et si notre vie n’est pas honteusement misérable, c’est à raison de cette salutaire croyance.

Le spectacle de l’homme collectif n’est pas souvent propre à nous inspirer confiance. La vie des groupes humains ne ressemble jamais à la vie des individus admirables. Les groupes humains se comportent encore à la façon des brutes quaternaires. Cette effrayante zoologie ne parle que de trahisons, de menaces, de perfidies, de massacres, d’écrasements et de représailles. C’est parfois grand, c’est parfois beau dans l’horreur. Cela ne donne pas la vraie mesure de l’homme. Les sublimes vertus que je viens de citer, les vertus de l’homme individuel sont méprisées et même et surtout inconnues de l’homme collectif. Les groupes humains, organisés ou non, ne pratiquent jamais la clémence, l’oubli des injures, l’abnégation et le renoncement. Ces grandes bêtes n’ont qu’une volonté : vivre. Elles participent de la destinée de l’espèce, et la destinée de l’espèce, pour l’individu, demeure une tragique et déconcertante énigme.

Je remercie l’historien Lenotre, puisqu’il m’offre la chance vraiment solennelle de confesser devant vous ma foi individualiste. Soumis au devoir social, mais ferme dans sa doctrine, l’individualisme, seul, aujourd’hui comme toujours, aujourd’hui mieux que toujours, permet de faire crédit à l’homme et de ne point désespérer.

Parce qu’elle raconte la vie des groupes humains, leurs gestes et leurs conflits, l’histoire est une lecture entre toutes poignante.

Cet effroi, ce dégoût, cette lassitude que l’histoire finit par nous donner quand nous hantons trop longtemps ses abîmes, il semble bien que certains narrateurs illustres les aient éprouvés jusqu’à la souffrance, et les romantiques surtout. On sait que Jules Michelet, en achevant son long récit du moyen-âge avouait et même publiait une angoisse telle. Ce que l’on comprend moins, c’est la thérapeutique imaginée par Michelet pour soulager cette angoisse. Abandonnant l’histoire de la Renaissance, à laquelle il arrivait logiquement, il se mit, en 1845, à l’histoire de la Révolution. À vrai dire, il ne s’exprime jamais très clairement sur les bienfaits qu’il espère d’une si brusque diversion. Il ne nous laisse toutefois pas sans lumières sur ses desseins et ses vœux : « L’ennemi, s’écrie-t-il — et je prends la liberté de faire observer que « s’écrie-t-il » n’est pas excessif et que « dit-il » serait tout à fait insuffisant, — l’ennemi, c’est le passé, le barbare moyen-âge... l’ami, c’est l’avenir, c’est le progrès et l’esprit nouveau ; 89 qu’on voit poindre déjà sur l’horizon lointain, c’est la Révolution, dont la Régence est comme un premier acte. »

Hélas ! l’histoire ne console pas de l’histoire. Quatre-vingt-treize ne nous dédommage pas de l’an 1000. Fouquier-Tinville et Carrier n’apportent en aucune façon le remède à Gilles de Retz ou à Charles le Mauvais. Les tricoteuses ne rachètent pas les exploits des écorcheurs.

Vingt fois néanmoins, Michelet élève la voix pour entonner son chant de triomphe et de délivrance. « Que vous avez tardé, grand jour ! Combien de temps nos pères vous ont attendu et rêvé ! Moi-même, leur compagnon, labourant à côté d’eux dans le sillon de l’histoire, buvant à leur coupe amère, qui m’a permis de revivre le douloureux moyen-âge, et pourtant de n’en pas mourir... L’incroyable bonheur de retrouver cela... m’avait grandi le cœur d’une joie héroïque, et mon papier semblait enivré de mes larmes. » Ce délire sacré nous ébranle. On voudrait le comprendre et le partager, car il est magnifique. Mais M. Lenotre commence de narrer ses courtes histoires, et, tout aussitôt, notre cœur se glace. Saisis de tristesse, nous courbons la tête.

À vrai dire, M. Lenotre ne raconte pas la vie des peuples, les heurts et les conflits des collectivités humaines. M. Lenotre ne se complaît guère aux grands tableaux rehaussés de commentaires philosophiques. Son histoire ne réclame pas la majuscule. Et voilà sans doute où le problème paraît s’embrouiller. M. Lenotre, le plus souvent, s’en tient à la narration de certaines destinées remarquables. Il fait des portraits. Il retrace des vies. On pourrait croire qu’il se désintéresse de cette bête cruelle que j’appelais tantôt l’homme collectif, pour donner tous ses soins à la représentation de l’homme individuel. Il devrait, il pourrait, du moins, nous procurer ainsi le réconfort de l’admiration, de la sympathie, de la tendresse.

N’y comptons pas. Les destinées individuelles que M. Lenotre, grâce aux ruses d’une surprenante chimie, sépare, sous nos yeux, de l’aventure grégaire, ces destinées, nous les sentons encore engagées de toute part dans le phénomène collectif. Elles en ont le caractère extravagant et inhumain. Elles sont contaminées par le délire des foules. Non, non, ce ne sont pas des historiettes, de petites histoires. C’est bien l’histoire : nous la reconnaissons tout de suite à sa démarche, à son odeur. C’est l’éternelle et incorrigible histoire.

Je sais que, de temps en temps, une belle figure, une figure noble et gracieuse traverse, en l’illuminant, cette ménagerie. Mme de Lafayette montre un instant son lumineux regard fidèle. Camille de Soyecourt, avec une céleste obstination, parcourt les cercles du pandémonium. Lucile Desmoulins monte à l’échafaud en assurant qu’elle va « s’endormir dans le calme de l’innocence ». Mais, pour un ange, que de scélérats, que de fous, que d’escrocs, que de malades, que d’ahuris, que de grotesques et, surtout, surtout, que d’âmes atroces et, ridicules ! Pour une existence heureuse et oubliée, que d’épaves, que de victimes ! Dans chacun des récits du narrateur, il y a, en réserve, un détail, un trait qui vient nous atteindre au plus sensible de l’âme et qui blesse en nous notre ultime raison, je ne dis pas d’aimer, mais seulement de souffrir l’humanité. D’entre les pages de ces livres à la fois si touffus et si clairs, s’élève une supplication, une plainte, un cri de miséricorde et trop souvent un ricanement de mépris. Le plus grand des bouleversements humains nous apparaît soudain sous une lumière implacable. Nous nous prenons à penser avec douleur qu’aucune amélioration du monde n’est une amélioration véritable si elle doit se payer au prix de cette chirurgie sauvage. À de tels moments, nous voudrions tomber à genoux et demander grâce. C’est une lecture pathétique parce que c’est une lecture de pénitence et de contrition.

Messieurs, s’il est vrai, comme on l’a voulu dire, et comme je le rappelais tantôt, s’il est vrai qu’on ne peut faire de bonne littérature avec de bons sentiments, reconnaissons que les historiens sont à même de faire une littérature excellente. Si M. Bazin est le romancier des honnêtes gens, M. Lenotre est le Plutarque des monstres.

Parfois, le lecteur, dans son désir d’allègement, se prend à penser que ce tissu d’horreurs pourrait être un tissu d’erreurs. Il veut croire que tout cela n’est pas vrai. Les historiens fondent certaines de leurs certitudes sur des témoignages que, dans notre vie personnelle, nous considérons d’ordinaire avec une réserve extrême. Les propos entendus et répétés, les lettres d’amis ou de parents, les comptes des fournisseurs, les notes des policiers, les relations mémoriales composées, soit trop tôt, sous la brûlure de l’action, soit trop tard, dans le brouillard du souvenir, les rapports de spectateurs on facilement distraits ou par trop intéressés, voilà ce que nous ne jugeons pas péremptoire quand il s’agit de nous faire une opinion sur nos contemporains. La presse elle-même, qui s’efforce laborieusement à la découverte du fait, enregistre un nombre infini de méprises. Les opinions critiques mises à part, je sais bien que tout ce que l’on publie sur les événements de ma vie, par exemple, comporte une part d’erreur, et cette part est assez voisine de la totalité. Parfois, l’erreur se trompe, et la vérité se fait jour, ingénument. On la regarde avec stupeur. On hésite à la reconnaître. Les procédés de la presse moderne, l’emploi loyal et incohérent des formules dubitatives et du monde conditionnel donneront, je le crains, beaucoup de peine aux historiens de l’avenir. On dit volontiers : « L’histoire finira par tout remettre en place. » Quelle illusion ! Nous avons bien assez vécu pour savoir qu’au moment où la légende prend son vol, il est déjà trop tard pour lui rogner les ailes. Nous assistons, chaque jour, impuissants et résignés, à la genèse du mensonge indestructible. Ces réflexions et quelques autres alimentent donc une espérance dérisoire : M. Lenotre a-t-il pu se tromper et nous tromper en même temps ?

Je n’accompagne pas, les yeux fermés, l’historien dans toutes ses investigations ; mais je dois avouer que M. Lenotre a le pouvoir, non seulement de me navrer, mais aussi de me convaincre. Il a suscité des contradicteurs furieux qui sont presque des ennemis et qui n’ont rien négligé pour le férir. Cet homme paisible a connu de grandes colères. Il est bel à voir quand, abandonnant le domaine de la narration historique, où nous le trouvons si mesuré, il prend la plume du polémiste. Parade et riposte ! Il est énergique et précis. Il ne ménage rien pour gagner la bataille. L’histoire, pour lui, n’est pas un refuge. Singulier refuge, d’ailleurs, que cette Révolution dans laquelle il veut revivre ! Non, il n’est pas de ceux qui s’enferment dans une époque ainsi que dans une molle retraite feutrée. Il est fait au plein air, à la rue, à la place publique. Il sort volontiers de chez lui. Que dis-je ? Pour faire prévaloir son avis, il sort même de son naturel. Et le combat s’engage. M. Lenotre accumule documents et preuves. Il entr’ouvre ses dossiers secrets, produit des pièces réservées, multiplie les démonstrations magistrales. Nous inclinons la tête en signe d’assentiment : M. Lenotre est véridique. Hélas ! il est mieux encore, puisqu’il est vraisemblable.

On se console quand même de l’histoire, messieurs. On se console de l’histoire en l’oubliant. Les historiens peuvent revenir mille et mille fois sur les mêmes événements, les mêmes hommes, les mêmes démonstrations : ils ne parviendront pas à nous tirer de l’ignorance. C’est sans doute pourquoi le masque de fer — qui était un masque de velours et qui, sans doute, était Molière, s’il faut en croire tel historien moderne — c’est pourquoi, dis-je, le masque de fer, Louis XVII, Hervagault, Mlle Savalette de Langes, cette femme qui était un homme, et divers autres personnages, n’ont pas fini, n’auront jamais fini d’éveiller ou plutôt de réveiller l’ardent intérêt des lecteurs. Le grand charme de nos lectures historiques, c’est assurément, ce nuage fabuleux qui, tout de suite, les enveloppe, nous en dérobe la substance, la désagrège et l’efface. Tous ces noms ressuscités par M. Lenotre, toutes ces figures tirées de la ténèbre, nous les sentons, presque aussitôt, retomber dans l’oubli, dans le lâche, dans le trop indulgent oubli. Un physiologiste ne manquerait pas de voir, dans cette amnésie miraculeuse, une réaction vitale de l’être qui veut subsister. Et, de fait, pourrions-nous vivre, procréer des enfants, mettre des œuvres en chantier et penser à l’avenir, si nous avions toujours présents à l’esprit les récits des historiens et, notamment, les récits du Paris révolutionnaire ?

Je ne voudrais pas me montrer partial en avançant que les récits romanesques sont moins solubles. C’est pourtant l’évidence. Du roman, nous oublions l’anecdote, la péripétie, l’intrigue c’est-à-dire, justement, l’histoire. Mais nous gardons presque toujours, quand il s’agit d’œuvres fortes, un souvenir durable du ton, du mouvement, du tempo, dirai-je en empruntant le vocabulaire des musiciens. Du roman, nous revoyons les figures et les éclairages. Du roman, nous conservons longtemps le remugle ou le parfum. Parfois, un personnage dont nous ne saurons bientôt plus ce qu’il a fait, traverse un rayon de soleil, entre deux portes. Il prononce une parole simple qui ne cessera plus jamais de retentir à notre oreille. Il passe à contre-jour devant une fenêtre, et sa silhouette est à jamais imprimée sur le fond de notre œil.

M. Lenotre n’ignorait pas cette puissance de la fiction quand elle est l’œuvre d’un artiste. Il se défend d’inventer quoi que ce soit, ce dont nous rougirions, nous autres, mais ce qui, pour l’historien, est une juste discipline. Il se défend donc d’inventer, mais il s’y prend d’une telle manière, avec tant de si justes détails, d’observations vivantes, de vérité humaine, en un mot, que nous sommes tentés de le reconnaître pour l’un d’entre nous et de lui ménager une place dans la galerie de nos maîtres. Malgré qu’il en ait, il donne, comme les romanciers, quelque chose de son âme, une étincelle de sa vie à ces créatures misérables dont il ne parvient point à rester le peintre impassible.

Je rejoins ici ma proposition première et j’y trouve un chemin vers ma conclusion. M. Lenotre a montré que l’histoire pouvait être, pour le lecteur accompli, plus intéressante que le roman. Mais il rend, chemin faisant, un bel hommage aux procédés et aux vertus de notre art, puisqu’il se plaît à les imiter. Il nous donne à penser que le roman, récit fictif est souvent plus vrai que l’histoire, un tel enseignement est un principe d’émulation. Il vaut à M. Lenotre un hommage de gratitude que, pour mon compte, je ne lui marchanderai jamais. Malgré toutes les amertumes qu’une lecture telle me réserve, je sais que je n’ai pas fini de relire M. Lenotre.

Messieurs, il existait, en 1794, aux confins de Paris, un enclos que les inscriptions modernes désignent encore sous le nom de Terrain de la Désolation. C’est là que furent enfouis les corps des treize cent six personnes, hommes et femmes, décapitées, pendant la Terreur, sur la seule place du Trône. Le 27 prairial de l’an II, une palissade fut élevée pour séparer ce terrain maudit du Jardin des Dames Chanoinesses, alors loué, disent les textes, au citoyen Riédain.

Le jardin existe encore. C’est, vous le savez, messieurs, le fameux jardin de Picpus. Je l’ai visité par une radieuse journée de printemps. Deux vieilles converses en bonnet tuyauté vaquaient à de menues besognes potagères. On entendait vibrer des ruches, comme dans les vergers d’une province heureuse. Les premières grappes de lilas balançaient à s’ouvrir le soir même ou peut-être à différer ce plaisir jusqu’au lendemain. Le long des murs, les espaliers, baisés par le jeune soleil, s’épanouissaient dans une chaude béatitude. Les halètements et les grognements de Paris ne parvenaient pas à troubler le calme de cette retraite.

J’ai vu l’endroit où les fossoyeurs se partageaient les dépouilles des suppliciés. J’ai vu la place où le charriot à roues basses venait se vider de son affreuse cargaison. J’ai tourné la clef du cimetière et poussé la porte de tôle. C’est un lieu d’austérité. Peu de verdure et point de fleurs. Des tombeaux en petit nombre. Les descendants des martyrs, ceux du moins que la fortune favorise, ont acheté ce coin de terre et peuvent s’y faire inhumer.

M. Lenotre repose là, fidèlement, dans la société de ses fantômes ordinaires. On aperçoit, derrière une grille, le clos où quelques cyprès végètent, et la place des fosses communes. Une épitaphe dénombre, sans les nommer, ceux dont les corps furent jetés pêle-mêle dans ces charniers : nobles, prêtres, religieuses, hommes de robe, hommes d’épée, bourgeois de toutes conditions et gens du peuple en multitude. Une voix s’élève encore et à jamais des profondeurs : le souvenir d’André Chénier chante dans le silence amer.

Que l’adolescent inquiet s’écarte de cette solitude. Il n’y prendrait ni l’amour des hommes, ni la confiance qu’il faut, malgré tout, donner au destin de l’espèce quand on a une vie à vivre. Mais que l’homme accompli s’arrête un moment dans sa course, baisse la tête et s’interroge. S’il est tourmenté d’ambition, s’il chérit les gloires temporelles, s’il nourrit par devers soi de trop séduisantes chimères, s’il peut encore s’enivrer des promesses de l’avenir, qu’il demeure à méditer dans le jardin de Picpus. Il reprendra son chemin d’un pas peut-être moins allègre ; mais il jettera sur le monde un regard plus ferme et plus froid, il tournera vers lui-même une pensée affranchie de toute vaine complaisance.