Discours de réception de Jacques Bainville

Le 7 novembre 1935

Jacques BAINVILLE

Réception de Jacques Bainville

 

M. Jacques BAINVILLE, ayant été élu par l’Académie française à la place vacante par la mort de M. Raymond POINCARÉ, est venu prendre séance le 7 novembre 1935 et a prononcé le discours suivant :

 

Messieurs,

De la place où vous m’avez admis à l’honneur de vous remercier, je reconnais le jour qui tombe de cette illustre coupole, ces austères statues, ces degrés difficiles à gravir comme ceux du Parnasse, et il me semble que je fais un rêve à la fois fantastique et un peu effrayant. Il advient parfois, dans nos songes, que nous nous croyions au spectacle et que, portés soudain de la salle sur la scène, changés de spectateurs en acteurs, nous soyons contraints de tenir un rôle. Alors notre voix expire et l’angoisse nous éveille. En ce moment, j’ai comme une crainte de m’éveiller.

Cessant de parler en parabole, je ne vous cèlerai pas qu’avant ce jour j’avais maintes fois assisté à vos cérémonies. En des temps déjà anciens, les hasards de la vie littéraire qui sont grands, les tâches du journal qui sont variées, me conduisaient à des solennités semblables à celle-ci. Je les jugeais avec l’insouciance et la présomption de la jeunesse. Vivre caché sous le lin est un privilège que l’on apprécie trop tard et les honneurs inaccessibles ressemblent aux périls qui ne nous menacent point. Comment me serais-je alors douté que mon tour viendrait de prononcer le discours d’usage et que j’aurais à comparaître devant les mêmes juges et les mêmes témoins ?

Si cette pensée avait approché mon esprit, quelle n’eût pas été mon appréhension ! Je la sens grandir lorsque je me représente la suite de ceux de vos élus dont j’ai entendu le remerciement. C’étaient des princes de l’Église, des soldats sur qui reposait la sûreté du pays, des écrivains couverts de gloire, de grands dignitaires, des savants et des philosophes élevés à ces sommets de l’abstraction que la foule immense des mortels ne soupçonne même pas. Beaucoup de ces récipiendaires avaient fait parmi vous une entrée mémorable. Par les uns, la traditionnelle harangue était devenue fête du bien-dire. Les autres (je pense à Maurice Barrès), avaient prononcé des paroles d’une telle portée que l’écho en vibre encore. D’autres enfin avaient prodigué les feux de leur esprit, et quand je rapproche ces souvenirs des discours que vous avez entendus depuis et qui ont tenu à un si haut niveau la pensée et l’éloquence, comment espérer de n’être pas cruellement inégal à tant de modèles, à tant de maîtres ?

Comment, surtout, eussé-je conçu que mon prédécesseur aurait occupé une place aussi éminente non seulement dans la politique et dans le gouvernement de notre pays mais dans l’histoire des plus grands événements du monde ? Je sais qu’une des traditions de votre Compagnie, non la moindre, est de procéder à ses choix sans acception de genre ou de personne. Cette tradition remonte à vos origines et répond à l’intention de ce grand Cardinal, votre fondateur. C’est resté votre maxime fondamentale et je sais encore que vous avez toujours eu pour règle de ne pas accorder de préséance même aux princes du sang sur les simples écrivains. La charte de votre Compagnie veut l’égalité de ses membres, établissant comme une pairie entre la société et la littérature. Il n’en est pas moins vrai que, du bénéfice de cet usage, vous avez comblé celui à qui vous dictez aujourd’hui un difficile devoir de gratitude. Fut-il jamais plus de distance qu’entre lui et le confrère que vous avez perdu ? Le président Poincaré avait rempli la plus haute magistrature et les charges les plus accablantes de l’État. Le nom qui viendra après le sien sur la liste du trente-quatrième fauteuil est celui d’un homme qui n’a jamais reçu la plus humble fonction publique, bien plus, qui s’est mis dans le cas de n’en exercer aucune, preuve, Messieurs, que vous ne refusez vos faveurs ni à l’indépendance ni à la fidélité.

Après votre indulgence, une pensée toutefois encourage l’accomplissement de ma tâche. Raymond Poincaré lui-même, dans sa première jeunesse, ne se sentait-il pas appelé par les lettres ? Le métier d’écrivain ne lui paraissait-il pas le plus beau de tous ? Les sciences, quelque temps, l’avaient séduit. Vers elles le portait une intimité de famille et d’esprit et il lui en était resté une remarquable aptitude à les comprendre. On ne peut méconnaître que sa prédilection allait à la littérature. Et qui sait, Messieurs, si, à ce titre unique, il n’eût pas été des vôtres ? Étendue des connaissances, méthode, assiduité, rien ne lui manquait pour se distinguer dans l’art de composer des livres, encore qu’il eût probablement peu sacrifié aux genres frivoles. On a publié des vers de Raymond Poincaré. On assure qu’il en existait d’autres, outre trois romans, dont l’un aurait même paru dans un journal de l’Est sous un pseudonyme féminin. Ce n’est pas un point d’histoire dont je me rende garant. Dû moins me l’a-t-on certifié. Tel était le siècle, tel est celui-ci encore ; on écrit des romans au sortir du collège, que dis-je ? on en écrit au collège même, comme jadis des tragédies.

De bonne heure. Raymond Poincaré, qui, toute sa vie, tint la plume, avait renoncé aux existences imaginaires et a ce qui mérite assez peu d’être figuré. Ses essais de romancier furent un épisode qui se range auprès du vaudeville de Claude Bernard. Il en garda le goût et le sentiment de la chose écrite. Et s’il ne demeura fidèle à la littérature que pour orner son esprit, s’il ne l’exerça plus qu’en passant sur les grands sujets qu’il lui arriva d’avoir à traiter, on ne peut dire, toutefois qu’il eût découvert sa véritable vocation.

Il y avait un jour au lycée de Nancy un jeune élève qui, dès la première leçon de géométrie, éblouit à ce point son maître que celui-ci courut d’une haleine chez la mère du prodige et s’écria : « Madame, votre fils sera mathématicien ». Ce nouveau Pascal s’appelait Henri Poincaré. Il a été des vôtres et presque en même temps que son cousin germain, tous deux, après avoir partagé au Quartier Latin une docte cellule, gravissant les hauteurs parallèles de leur monde intellectuel et moral.

Je ne rechercherai pas si, pour certaines formes d’activité de l’esprit, c’est une marque de supériorité qu’on y puisse, dès l’âge tendre, discerner les favoris des Muses. On dit avec quelque certitude : Tu seras mathématicien, musicien ou peintre. Nous savons qu’on ne peut affirmer : Tu seras un écrivain ou tu seras un homme d’État. S’il est vrai qu’un chacun peut se faire auteur et, plus encore, un chacun briguer les suffrages, ni en politique, ni dans les lettres, ni dans les sciences morales il n’est de vraie précocité. C’est pourquoi, lorsque l’avertir de l’élève de Nancy était déjà dessiné, plusieurs années devaient s’écouler avant qu’on reconnût le signe que portait l’autre étudiant, celui qui venait de Bar-le-Duc.

Mais quelle lointaine préparation, quelle sève mystérieuse avaient nourri ces fertiles jeunesses dont les facultés heureuses venaient s’épanouir en une seule génération ? Henri et Raymond Poincaré avaient un commun aïeul. Est-ce au hasard qu’il faut rendre grâce de l’apparition au même moment et dans une même famille d’adolescents aussi pleins d’avenir ? Le hasard, à lui seul, ne fait presque rien réussir et celui qui a dit ce mot célèbre se connaissait en talents. Une floraison d’aptitudes aussi riches et aussi variées ne pouvait être fortuite. De surcroît, Émile Boutroux devenait, par alliance, parent d’Henri et de Raymond Poincaré. Son fils Pierre promettait de l’égaler et je retrouverais sans doute ici ce lointain condisciple si la mort ne l’eût ravi trop tôt aux mathématiques et à la philosophie. Enfin les Boutroux étaient alliés eux-mêmes à des hommes de science et de pensée. Ainsi, de rameau en rameau, se formait la cime d’une généalogie qui rassemble des esprits extraordinairement doués pour l’exercice de l’intelligence.

Et d’où naissent à une nation tant de fils capables de l’illustrer et de la servir ? Dans des conditions qui n’ont pas été les moins précaires de son histoire, dans un penchant à la médiocrité et à la vulgarité qui, il y a plus de cinquante ans, alarmait déjà les philosophes, dans un affaissement dont Taine et Renan se demandaient s’il n’était pas sans remède, notre pays trouvait encore les talents et les caractères capables de le préserver de la décadence. Lebon sens, la conscience, l’honnêteté n’avaient pas entièrement disparu non plus que le goût des hautes spéculations. Oh ! ne cherchons pas loin l’explication de cette sorte de miracle. Trois générations l’avaient mûri.

Si nous nous penchons sur l’origine de la plupart des hommes qui, de nos jours, se sont distingués, nous découvrons derrière eux une lente ascension et une longue patience. Raymond Poincaré et les siens appartenaient à une lignée de bourgeois peu à peu grandis par le travail et par l’épargne, par la formation de ces fortunes modestes qui coûtaient tant d’efforts, tant de suite dans les desseins et qui procédaient d’une pensée désintéressée puisqu’elles étaient employées à donner aux fils plus de savoir qu’aux pères et souvent des loisirs pour accéder au savoir pur, celui qui ne sert qu’au bien commun et au progrès de l’esprit. Avec une réussite plus que parfaite, l’histoire de la famille Poincaré a été celle de milliers de familles françaises qui, tout en pratiquant l’économie, en administrant avec sévérité des biens ordinairement médiocres, avaient plus de considération pour les idées que pour les richesses regardées comme un moyen et non comme une fin. Ainsi s’est renouvelé à point nommé le haut personnel du pays, ainsi lui ont été fournies en abondance ces élites dont une civilisation et un État ne peuvent être privées sans décliner et sans périr. Le cas de votre confrère se confond avec la destination supérieure de cette bourgeoisie modeste qui porte le nom de classe moyenne et qui a médité, dans le silence de la vie provinciale, tant de destins éclatants. Nul mieux que Raymond Poincaré n’a répondu à l’intention des peines que depuis près de cent ans les siens avaient prises. Nul n’a été plus fidèle à la leçon que contiennent pour des caractères élevés les sacrifices consentis en vue de l’avenir. Héritier de bienfaits obscurs, il les a payés par un zèle farouche de probité et de labeur au service de la patrie.

Je ne craindrai pas une anticipation peut-être propre à déranger l’ordre d’un discours en levant ici le coin d’un voile qui était baissé pour tous à l’heure où Raymond Poincaré entrait dans la vie. Ces familles semblables à la sienne, qui poursuivaient la même tâche dans la même pensée de progrès et d’élévation, un grand bouleversement des conditions sociales les attendait. Ces patrimoines, il serait souvent plus vrai de dire ces pécules, frêle espérance, fruit de tant de soins, ils étaient condamnés à s’étioler et à dépérir. Ces quelques milliers de francs de rente qui assuraient jadis l’indépendance, que sont-ils devenus ? Depuis des siècles, la petite bourgeoisie française a été une infatigable pépinière de talents. Quand on aura achevé de la détruire, on ne sait pas tout ce qu’on aura tué. Le pays n’aura plus de cadres. La révolution même, s’il en survenait une, ne trouverait pas les siens.

C’est en des temps plus calmes et plus sûrs que Raymond Poincaré fut introduit à ces études juridiques qui devaient le marquer d’une si forte empreinte. Dès l’abord il brilla dans la profession qu’il avait choisie, qui resta toujours la sienne, la seule qu’il ait exercée. Ceux pour qui la politique en était une ne lui inspiraient que du mépris. Et que le barreau entrât dans la dépendance de la politique, que celle-ci envahît les prétoires, qu’elle dirigeât l’activité et surtout qu’elle nourrît le cabinet de l’avocat, cette idée lui eût paru si monstrueuse qu’elle ne l’effleurait même pas. Entre la vie du Palais et la vie du Parlement, le lien naturel, c’est la parole. Raymond Poincaré n’en concevait pas d’autre. Pour le trafic d’influence, il n’était pas seulement aussi sévère que le sont les règles de l’Ordre. Il y voyait une profanation.

Aussi, dans une vie où la part consacrée au barreau a été grande, y revenant dès qu’il ne participait plus au pouvoir, a-t-il toujours montré le plus haut respect de sa robe. On a fait le compte des affaires qu’il a plaidées. Dans le nombre, on en trouve de retentissantes. On en trouve, en particulier, qui ressortissent à la littérature et aux arts dont Raymond Poincaré était, devant les tribunaux, le défenseur en quelque sorte attitré. La liste est longue. On n’y rencontre pas une cause suspecte, pas un dossier douteux.

Cette probité qui lui était naturelle et sur laquelle il raffinait encore, tant la qualité d’homme public lui paraissait commander de devoirs, il la portait jusque dans la plaidoirie. Il est resté légendaire au Palais qu’un jour M. Poincaré fournit des arguments victorieux à son adversaire par la loyauté avec laquelle il avait exposé les faits de la cause, manière aussi originale qu’honorable de perdre un procès.

Mais, à peine hors de page et comme il commençait, après avoir assisté un des meilleurs maîtres du barreau, à voler de ses propres ailes, il offrait ces rares talents d’exposition et de parole, servis par une mémoire prodigieuse et pour ainsi dire implacable, qu’il devait montrer bientôt dans les assemblées.

Précis, exact, complet, tels étaient déjà les caractères du jeune orateur. Jamais une erreur de fait, jamais une négligence. Ce n’est pas à lui que se fût appliquée l’épigramme du poète latin où le plaideur, impatienté par les pompeuses digressions de son avocat, s’écrie : « Parle donc de mes trois chèvres ». Qu’il prononçât un discours ou qu’il rédigeât un mémoire, Raymond Poincaré ne s’écartait pas de son sujet. Il préférait l’épuiser.

Il est rare, Messieurs, qu’un jeune homme d’un heureux naturel ne se propose pas un exemple à suivre. À vingt-trois ans, votre confrère montrait la gravité de son esprit par le modèle qu’il décidait d’élire. Je crains que le nom de Dufaure ne soit un peu oublié des générations nouvelles. Je suis tout à fait sûr que, de nos jours, aucun aspirant à la vie parlementaire n’irait, entre tant de héros, choisir ce libéral de vieille roche qui était, dans son existence privée comme dans son histoire publique, un janséniste rigoureux. Dufaure venait de mourir. Dans votre Compagnie même, dont il était membre, une de vos voix les plus hautes avait honoré sa mémoire. À son tour, Raymond Poincaré, à la Conférence des Avocats, prononça l’éloge de ce ministre du roi Louis-Philippe qui, sous la Troisième République, avait été président du Conseil. Pages remarquables, d’abord, parce que du premier coup, l’auteur avait trouvé sa forme, à tel point que, dans sa maturité, il ne se fût pas exprimé mieux, et surtout parce qu’on y sent percer pour son aîné une admiration qui tenait à une conformité de nature. Peut-être Raymond Poincaré ne savait-il pas encore qu’il ferait de la politique. S’il devait en faire, il était évident que ce serait comme Dufaure. Et s’il devait toute sa vie rester fidèle au barreau, ce serait encore comme ce vieux lutteur qui, sous l’Empire, « naufragé de la politique », y avait trouvé « une autre arène ». N’est-ce pas de là que venait l’idée noble que Raymond Poincaré se faisait de sa profession ? Ne s’était-il pas reconnu en Dufaure ? Comme lui, il sera bâtonnier, et comme lui académicien. Du suffrage universel ou restreint, Raymond Poincaré a reçu toutes les satisfactions qu’il est possible d’attendre des collèges électoraux d’une démocratie. Il y a joint, après les avoir désirés, les suffrages dont disposent les deux seuls corps de l’ancien régime qui aient survécu à la Révolution, l’Académie et l’Ordre des Avocats. En cela aussi il a répété Dufaure. Mais comme il a pris le pas sur lui par l’éclat du ministère et du gouvernement !

Dans ce modèle que lui offrait la scène politique, Raymond Poincaré admirait principalement l’assiduité au labeur. On se fait connaître à ce qu’on loue et l’éloge de Dufaure devenait celui de la besogne quotidienne accomplie avec ardeur et amour. Quel signe c’était d’entendre dans la bouche d’un si jeune homme l’apologie du travail qui, disait-il, « passe aujourd’hui pour un témoignage d’infériorité ! » En Dufaure, qui, toute sa vie, avait fait de l’étude une délectation, Raymond Poincaré se regardait comme dans un miroir. Bien qu’il cherchât peu les anecdotes, il se plaisait visiblement à raconter celle-ci : « Un jour, des amis avaient supplié le vieil homme d’État d’assister, ne fût-ce qu’un instant, à un bal qu’ils offraient à l’occasion d’un anniversaire. Il promit d’y venir. On l’attendit longtemps. Vers trois heures, il fit son entrée. Il s’était levé une heure plus tôt que d’habitude. » Raymond Poincaré, lui non plus, n’allait pas souvent au bal. S’il y allait, ce ne devait pas être autrement. En citant ce trait à la façon de Plutarque, il s’était en quelque sorte préfiguré.

C’était une vie sérieuse qui s’ouvrait devant lui, avide de tâches comme d’autres le sont de plaisirs. Et la politique ne devait pas manquer de l’appeler. Tout l’y attirait. Il y entra très jeune. En y entrant, il eut ce bonheur singulier de n’avoir point d’option à faire. Il resta ce qu’il était et ce qu’il devait être toujours.

Un « républicain meusien », c’est ainsi, je crois, qu’il lui plaisait d’être défini, et la définition contenait peut-être plus d’une nuance. Est-on républicain dans tous les départements comme on l’est dans la Meuse ? Je ne me permettrai pas d’en décider. Il est certain que Raymond Poincaré l’était, comme on peut l’être dans un pays de Marches, près de la frontière, et quelle frontière ! Celle de la Lorraine, envahie sous ses yeux d’enfant. Comme les Lorrains de tout temps, il portait les Misères de la guerre gravées dans son cœur. « Ceux qui ont vu ces choses, disait-il simplement, ne les oublieront jamais. » Il a tenu parole. Semblable aux meilleurs de sa génération, il ne les a jamais oubliées et cette impression devait dominer sa vie, teindre ses sentiments et ses opinions d’une couleur inaltérable. En tout, il y a eu comme un prytanée des enfants de 1870. Pendant un demi-siècle, ce sont eux qui ont maintenu ce qui se dissolvait, redressé ce qui fléchissait. Ce qui était sauvé, souvent contre tout espoir, l’était par eux, même lorsqu’à d’autres égards on ne l’attendait pas d’eux. En chaque grande circonstance, on devait rencontrer le représentant de la Meuse dans ce bataillon sacré.

Il s’était assis sans bruit à son banc de la Chambre. Trois ans il se recueillit avant d’aborder la tribune. Là encore, il prenait exemple sur Dufaure dont le premier discours avait modestement traité « des fruits pendants par racine ». Raymond Poincaré se souvenait aussi de Thiers qui conseillait aux députés nouveaux d’étudier l’administration des finances et celle de la guerre parce que, disait-il., c’étaient les deux ressorts principaux de l’État. En 1890, Raymond Poincaré signait le rapport du budget des finances. Je n’ai pas manqué, Messieurs, de consulter un document sur lequel une si grande réputation devait se fonder. Et l’on n’est pas surpris, après qu’on l’a parcouru, de l’effet qu’il produisit. En cette aride matière, paraissaient une parfaite aisance, un esprit lumineux. Si la clarté est la bonne foi des philosophes, comment ne serait-ce pas d’abord celle des financiers ! Pour son coup d’essai, Raymond Poincaré se rangeait parmi les grands surintendants. Il est vrai que plusieurs de ces feuillets déjà bien jaunis ne se peuvent lire sans une ironie mélancolique. En 1890, l’inexorable gardien du Trésor signalait la progression « effrayante » de certaines dépenses. Il dénonçait des abus et conjurait d’y mettre un terme. Enfin, de la haine vigoureuse qu’inspire le vice, il combattait le cumul et promettait qu’en l’extirpant on soulagerait les contribuables. Faut-il que cette hydre soit féconde ! Comme l’autre elle renaît incessamment et nous voyons qu’elle attend toujours un Hercule puisqu’après quarante-cinq ans on la poursuit encore.

Quelque temps s’écoula de nouveau pendant lequel l’attention continuait à se fixer sur le jeune parlementaire. Ceux qui savaient discerner le talent le suivaient des yeux et, de la manière la plus imprévue, cet intérêt même faillit l’entraver dans sa carrière.

Il y avait alors un prince qui, fidèle aux traditions de sa Maison, distinguait quiconque pouvait servir et honorer la France. Il était des vôtres et sa mémoire est toujours vivante parmi vous. Je le vois présent à vos assemblées. Dans le jeune député de la Meuse, le descendant d’Eudes et de Hugues avait reconnu un de ces légistes qui assistaient les Capétiens et défendaient les droits du royaume, l’émule de ce Pierre Dubois qui fournissait d’arguments Philippe-le-Bel et rédigeait des maximes de politique étrangère à l’usage de la couronne de France, l’émule de ce Nicolas Oresme qui soutenait les principes de la monnaie saine, d’accord avec Charles V le savant roi.

Un certain jour, le duc d’Aumale, par l’entremise du peintre Henri Cain, avait prié Raymond Poincaré à Chantilly. C’était pour y rencontrer des artistes, des écrivains, des membres de l’Institut. Il fut parlé de tout sauf de politique et le prince prédit même à son invité qu’il serait de l’Académie. Pendant ce temps, Charles Dupuy, chargé de former un nouveau cabinet, mandait Raymond Poincaré pour une affaire urgente. On avait répondu au messager que le député de la Meuse était chez le duc d’Aumale. Le soir, à son retour, le jeune parlementaire prit connaissance de la convocation et se rendit chez le président du Conseil. Charles Dupuy et les autres membres du futur ministère l’accueillirent avec froideur : « Nous voulions, lui dit-on, vous confier un portefeuille. Mais, du moment que vous allez à l’armée de Condé !... » La République, en ce temps-là, était soupçonneuse. Raymond Poincaré, dédaignant de chercher une excuse, se contenta de nommer les redoutables conspirateurs qui s’étaient assis avec lui à la table du prince. C’étaient l’auteur de la Dame aux Camélias, l’auteur de Sapho, l’auteur de Mensonges. C’étaient Madame Juliette Adam, Paul Deschanel, Anatole Leroy-Beaulieu, le professeur Lyon-Caen. Alors les visages s’éclaircirent et le portefeuille fut rendu.

Raymond Poincaré devenait ministre à trente-trois ans, ce qui parut extraordinaire sous un régime qui, depuis la fondation, tendait à tempérer la démocratie par la gérontocratie. Il est vrai qu’à ce moment on n’avait pas seulement besoin d’hommes jeunes. Il fallait des hommes nouveaux. Le temps voulait même mieux. Il exigeait des pages blanches et celle du représentant de la Meuse était immaculée.

Nous touchons ici à la raison qui devait le munir d’un crédit moral destiné à grandir encore et, si j’ose le dire, lui donner une physionomie presque unique. Le régime représentatif souffre d’un grand mal. C’est que les citoyens ne savent pas toujours se faire très bien représenter. Le système électif a un vice. C’est que les plus dignes ne sont pas toujours les élus. L’institution parlementaire a une plaie. C’est la corruption. L’époque où Raymond Poincaré fut appelé pour la première fois dans les conseils du gouvernement était celle où le scandale d’une célèbre « affaire » commandait d’épurer le personnel politique, de le renouveler, d’effacer des impressions fâcheuses. On s’adressait à une jeune réputation de talent et aussi d’intégrité. Dès ce moment, on reconnaissait à Raymond Poincaré pour vertu singulière d’être inaccessible à ce maléfique pouvoir de l’argent qui empoisonne les sociétés d’où les autres aristocraties ont disparu. Et il est vrai que personne n’a su comme lui répondre Pecunia tua tecum sit aux quotidiennes tentations.

Sa mémoire ne nous pardonnerait pas de l’en louer. Le désintéressement n’était-il pas un effet de son éducation première ? N’y retrouvait-on pas sa fleur de bourgeoisie avec un parfum antique ? On peut redire à son propos qu’il était de ceux à qui il n’importe pas d’être riche pourvu que la richesse commune soit grande. C’est ce qui lui donnait le droit d’être impitoyable pour toutes les formes de la simonie et du péculat. Peut-être ne se disait-il pas assez que sa morale était celle d’une élite, que le culte de l’État et de l’intérêt public ne peut servir de règle de vie que pour un tout petit nombre. L’exception même de son cas, l’estime particulière et justifiée qu’on en prenait ne laissaient que trop à craindre pour la fragilité générale de la vertu.

Le capital de respect et de confiance qui s’amassait sur le nom de votre confrère devait fructifier. Par une opération lente, invisible, sinon mystérieuse, l’autorité de Raymond Poincaré ne cessait de croître. Eloigné du pouvoir durant des années qui n’avaient été ni triomphales ni fécondes, il y fut rappelé lorsque le besoin de ses services se fit sentir. Les finances, entre tant d’autres choses, donnaient des signes de faiblesse. Elles lui furent confiées. Il devenait celui à qui l’on demandait la solution des problèmes difficiles.

Ce fut à peu de temps de là que vous l’appelâtes dans votre Compagnie. D’un point de vue historique, l’heure était choisie judicieusement. Sans doute l’orateur politique, le grand avocat possédait tous les titres pour être des vôtres. Ses plaidoyers, ses discours, ses éloges de Pasteur et de Fustel de Coulanges, tout ce qui a fourni la matière de quelques volumes riches en portraits et en idées, marquaient sa place parmi vous. Surtout, en le désignant, vous devanciez la voix commune. Vous pressentiez une élévation prochaine ainsi que les événements qui allaient conférer au nom de Raymond Poincaré un surcroît de valeur.

Vous l’accueilliez entre deux époques. Sans rien avoir par elle-même qui fût digne d’être remarqué, cette date de 1909 formait bien une ligne de partage des temps.

Sur le versant que l’on venait de quitter, on laissait une tranquillité que rien n’avait vraiment altérée pour la plupart des Français. Le versant que l’on abordait offrait les sujets de leurs premières alarmes. À l’aide du recueil des discours prononcés dans vos séances, on pourrait, Messieurs, suivre ces progrès de l’inquiétude publique. Vos registres deviendraient comme les annales de l’opinion éclairée. Il fut un âge où l’on entendait ici la défense de la liberté politique. On y avait, plus tard, entendu la défense de la liberté religieuse. Le souci commençait à changer. Le jour où Renan, prenant prétexte de l’anniversaire de 1789, avait, en termes mémorables, traduit ses doutes, le jour où il avait demandé si, depuis cent années, la France ne se livrait pas à un principe épuisant, ce jour-là, Renan, près de la tombe, avait parlé comme un précurseur. Primitivement paradoxales, ses questions avaient fait leur chemin avec le développement des choses. Maintenant, ce qui préoccupait les hommes de pensée, c’était l’avenir de ce qu’on a ait cru si longtemps indestructible, l’État, hors de toute atteinte, la nation.

Ernest Lavisse, recevant Raymond Poincaré en 1909, renouvelait en quelque sorte l’assignation que, vingt ans plus tôt, Renan avait lancée. Il rappelait d’abord les trois souhaits du républicain meusien : « Que les députés légifèrent sans vouloir gouverner ; que, sous leur responsabilité, les ministres gouvernent ; enfin que la justice ignore la politique. » Si alors, ce triple vœu n’était pas exaucé, nous voyons qu’on le forme toujours. Ernest Lavisse ajoutait un avertissement qui rendait un son plus grave. Il s’agit, disait-il, de tout autre chose que de maintenir la séparation des pouvoirs. Et il n’hésitait plus à prononcer le grand mot : « L’État et la société sont en question et en péril. »

Par convenance, il ne disait pas que le pays même était en danger. Les Français instruits de la marche des événements commençaient à le savoir, les autres à le sentir. Les alertes et les avis se succédaient. On éprouvait le besoin d’une direction plus vigilante. On cherchait un guide. Les regards se tournèrent naturellement vers le Lorrain, l’homme des Marches, vers celui qui, dans le personnel politique, avait pris aux luttes des partis la moindre part et qui exprimait le sentiment national à l’état le plus pur.

Cette désignation dans un moment si troublé devait en entraîner une autre. De la présidence du Conseil et de la conduite des Affaires étrangères, Raymond Poincaré, l’année suivante, était porté au premier poste de l’État. Avant d’être l’élu de l’Assemblée nationale, il était celui du pays. La voix publique franchissait les murs du Parlement. L’instinct d’un peuple menacé appelait à la direction suprême l’homme en qui l’on avait confiance parce qu’il voyait les périls mieux que les autres et de plus loin.

Raymond Poincaré recevait un double mandat. Gardien de la Constitution et gardien plus que fidèle, scrupuleux, au point de considérer comme prescrits les droits de la présidence déjà tombés en désuétude, il était, en outre chargé de veiller au salut de la patrie. Dans le danger, il pouvait y avoir là conflit de devoirs. Tout au moins l’accord de ces deux devoirs devait être une tâche souvent difficile. Une fois venue la guerre redoutée, un drame presque quotidien commençait pour le président. Il en a laissé la confidence discrète dans ses Souvenirs.

« Je suis dépourvu par la Constitution de tout moyen d’action personnelle », écrivait-il. Quelques mois à peine avant la grande agression, méditant sur ce qu’il appelait les difficultés de son métier, il se comparait aux souverains constitutionnels qui connaissaient comme lui « ce qu’a d’ingrat le rôle d’un chef d’État irresponsable », mais que soutenait aux heures incertaines le « prestige impersonnel et durable d’une dynastie ». Quant à moi, ajoutait-il, ne suis-je pas « un symbole obscurci de la nation ? » La nation, il allait s’efforcer de la servir sans sortir de ses attributions, en raffinant même sur la légalité, au point qu’il se demanda un jour avec ironie si, en cas de défaite et de malheur, les plus prompts à le soupçonner ne lui reprocheraient pas de n’avoir pas recouru à la dictature.

Le président sortit à son honneur du débat intime et secret qui, s’ajoutant à ses anxiétés, tourmenta sa conscience pendant ces années de guerre. Toutes les initiatives qu’il put prendre, il les prit. Tout ce qu’on pouvait essayer pour le bien, avec vigilance et présence d’esprit il le tenta. L’imminence du péril se révélait. La volonté criminelle et stupide de l’agresseur devenait certaine. Les fils télégraphiques de l’Europe frémissaient de dépêches, les unes insensées, les autres cherchant en vain à prévenir une tragique folie, et dont les mots contenaient le sort de millions d’hommes. Alors, seul dans son cabinet de l’Élysée, apercevant une chance dernière de détourner un immense malheur, Raymond Poincaré s’adressait au souverain d’une grande nation amie et l’adjurait de prononcer une parole peut-être capable encore de tout sauver. Au même instant, au-delà de la mer, un autre palais était témoin du même drame intérieur, du même débat entre deux devoirs. Écrites aux approches d’une Apocalypse et d’un nouvel Armagédon, les lettres qu’échangèrent le président et le roi étaient pathétiques sous la glace du protocole. Le destin s’accomplissait et sans doute le succès de ce suprême appel n’était pas possible. Pourtant cette démarche, que seul Raymond Poincaré pouvait tenter, justifiait la confiance que le pays avait mise en lui. Son message a l’éloquente nudité de la tragédie et restera comme sa page la plus belle. Pour l’histoire, la véritable éloquence est la simplicité. Devant les mots sans apprêt et dits à temps, la littérature pâlit.

Tout était consommé. Durant quatre années meurtrières, le président Poincaré chercha sans répit les moyens d’être utile à la paix comme à la victoire. Bien des inquiétudes l’assaillaient. Bien des spectacles, après les premiers jours de l’union qu’il avait lui-même demandée, le remplissaient de tristesse. Il se penchait avec anxiété sur un avenir obscur. C’était cette « ombre des veilles » auxquelles sont condamnés les hommes que leur destinée met, dans les grandes circonstances, à la tête des États et dont le cardinal de Richelieu a parlé si magnifiquement. Le président veillait.

L’année qu’il a, pour l’histoire, nommée « l’année trouble », était venue. Les énergies faiblissaient. Le gouvernement échappait à des mains incertaines. À ce moment, tout dépendait de l’homme que Raymond Poincaré allait choisir. Pour conjurer une menaçante débâcle, pour finir la guerre victorieusement, il fallait avant tout une volonté et il s’en offrait une. Plus encore que de vieux dissentiments, l’opposition des caractères séparait le chef de l’État du célèbre partisan dont la vie avait été une longue polémique. Pour le salut public, le président oubliait ces discordes dont le chantre de Rome assiégée par les Barbares disait : « Profiteront-elles donc toujours aux Gètes ? » Il ne voulait plus sentir la flèche des épigrammes. Il n’excluait personne pourvu que, comme lui-même, on préférât la patrie. Avec un jugement sûr, remplissant noblement la plus importante des fonctions dont il était revêtu, il appela Georges Clemenceau.

Il eut la récompense du devoir accompli. Il l’eut à ses propres yeux. Il l’eut pour la France dont la fortune prenait, de ce moment, une face nouvelle. En dépit des fatalistes, une part des affaires humaines dépend de l’intervention des hommes. Plus ou moins, le pouvoir est toujours personnel. Il est des circonstances, et entre toutes c’en fut une, dont on a le droit d’affirmer que ce qui a été pouvait ne pas être. Ce jour-là, maître du choix et de la décision, le président disposait librement de l’avenir. Qu’il comprit autrement sa responsabilité, tout changeait. Il changea tout en investissant de l’autorité celui par qui, en quelques mois, la guerre et les choses allaient suivre un autre cours.

Raymond Poincaré sortait de charge avec la victoire et la paix. À ceux de sa génération, il était permis de prétendre au repos. Ils avaient vu le retour des provinces perdues, ce qu’ils n’osaient plus espérer. En fallait-il davantage pour achever de remplir leur existence ? Pourtant, l’État avait encore besoin de son serviteur. Le président discernait les défauts d’un traité, œuvre d’auteurs trop nombreux et trop divers. Ces défauts, il les avait définis. C’était encore à lui qu’on devait s’adresser pour continuer la création. Le rôle des personnes ne s’achevait pas.

Messieurs, tandis que l’autorité morale de votre confrère ne cessait de grandir, tandis qu’à tous les passages critiques les yeux se tournaient vers lui, ses méthodes ne laissaient pas d’être contestées. La stricte application de l’instrument qu’il avait déclaré imparfait lui était reprochée alors que d’autres ne se plaignaient du traité que pour trouver une raison de ne pas sen servir. À la conception juridique et rigide de Raymond Poincaré, on se plaisait à opposer l’esprit diplomatique qui est souple. Et sans doute l’absolu du droit écrit, le rappel à l’observation de la chose paraphée ne mettent beaucoup de liant ni entre les hommes ni entre les peuples. Il arrivé même qu’à employer cette méthode on s’estime heureux de résultats plus formels que réels. L’abandon des contrats produit-il des effets dont il y ait à se réjouir ? Nous avons vu ceux qu’a engendrés une tendance toujours plus forte au laisser-aller et au laisser-faire. N’a-t-elle pas, près de nous, favorisé la naissance d’un monde nouveau, hostile, alarmant ? L’esprit juridique qu’on blâmait était du moins un esprit de fermeté.

L’œuvre que le président Poincaré avait entreprise en politique étrangère pour conserver les fruits d’une victoire si chèrement achetée put rester incomplète. Elle put rester sans lendemain. Lui-même, au milieu des sables, demeura comme l’élément fixe et solide. Depuis vingt années déjà telle était sa destination et tout servait à la consacrer. Il était celui qu’on allait chercher lorsque chancelaient les affaires publiques, et, pour tout dire, quand on commençait à prendre peur.

Les démocraties, en ce temps-là, trop encouragées à disposer d’elles-mêmes lorsqu’après tant de destructions il eût fallu tant de sagesse, glissaient partout sur la pente où les vieilles mœurs les avaient longtemps retenues, entraînant avec elles les richesses anciennement accumulées, dissipant les réserves matérielles de la civilisation, roulant vers la ruine, d’une manière invisible d’abord, puis avec la rapidité et le fracas d’un torrent. La leçon des assignats était trop loin. La France, chez qui, depuis plus d’un siècle, le louis d’or était redevenu proverbe, se croyait sûre de son billet et pourtant son billet ne gardait plus que le reflet d’un ancien éclat. Elle se croyait à l’abri des désastres qui, sous ses yeux, venaient de frapper d’autres peuples, et ces désastres étaient à sa porte. Les phénomènes monétaires possèdent un caractère souterrain et secret qui ralentit la chute en la dissimulant. L’illusion dura jusqu’au jour où la clarté se fit par l’impitoyable dessin des chiffres et où l’on s’aperçut qu’on était près de l’anéantissement, au bord d’un abîme de misère.

Devant ce fléau soudainement découvert, pourquoi fut-ce au président Poincaré que recourut l’angoisse publique ? Pourquoi fut-ce à lui encore que l’on demanda le salut ? Oh ! Messieurs, nous n’avons pas à le chercher longtemps. Ce n’était pas seulement à un financier plein d’expérience, rompu depuis longtemps à ces problèmes, que l’on s’adressait. On entrait dans le drame de l’argent et l’argent obéit à des lois étranges. Ne ressemblerait-il pas un peu à l’amour ? Comme lui, « bizarre créature », il naît sur les pas de qui le dédaigne. Il afflua au seul nom d’un homme qui, pour lui-même, ne l’avait jamais convoité. Aucune réputation de désintéressement n’était mieux établie que celle de Raymond Poincaré. Aucune n’était portée plus haut. On le savait indifférent à la fortune et prodigue de son bien autant qu’il était économe des deniers de l’État. Ce détachement, d’autant plus admiré qu’il est plus rarement pratiqué, apparut comme une garantie. Cet autre mystère, la confiance, s’incarna en une personne. D’un consentement universel, puisque la voix des adversaires eux-mêmes n’y manqua pas, Raymond Poincaré reçut la mission de préserver les derniers restes de ce qui s’écroulait.

Nous pûmes lui dire un jour et il voulut bien en sourire « Monsieur le Président, les deux Napoléon avaient eu des millions de suffrages. Vous avez eu un plébiscite de soixante milliards ». Ce fut un de ces miracles comme la France est capable, d’en produire bien qu’on ne puisse assurer, on l’a dit justement d’un relèvement encore plus magnifique, qu’ils se renouvelleront toujours. Un autre, jadis, avait exercé la dictature de la persuasion. Le président Poincaré exerça celle de la confiance. Ses méthodes, on les a encore blâmées. Sur le moment, on les suivit sans hésitation parce qu’elles étaient les siennes et parce qu’on ne voyait pas de quel autre côté le salut pouvait venir. Passé le péril, les partis ne furent pas longs à montrer leur ingratitude. Du moins, la tâche était accomplie, ne laissant à celui qui l’avait assumée que le regret de n’avoir pu mieux faire ni remonter plus haut une pente trop profondément descendue.

Qui eût pensé que la loi qui, depuis plus de cent années, régissait la monnaie française serait abolie, et que la définition de la nouvelle mesure porterait le nom du plus strict des gardiens de l’orthodoxie financière ? Cette amputation à laquelle on refusait de croire, la nécessité la commandait. Il y avait un tribut à payer pour des fautes dont les unes dataient de la veille et dont les autres étaient anciennes. Prisonnier de ce passif, Raymond Poincaré devint comme le sacrificateur désigné par le sort. À la classe moyenne, la sienne, il portait, malgré, lui, un coup cruel comme les jours qu’alors il vécut. Du moins, dans son esprit, cette atteinte aux patrimoines sauvait ce qui pouvait être sauvé. Elle devait être unique. Qui eût dit encore qu’après le sacrifice viendrait la menace de l’holocauste et que de nouveaux orages souffleraient sur ces débris ?

Combien il fut pénible au président de consacrer cette déchéance en renonçant à l’espoir d’un plus grand relèvement, ceux qui l’approchaient l’ont su. Il gardait le droit de se dire qu’il avait conjuré le pire. Où se fût arrêté l’assignat s’il n’était intervenu ?

Tel est le dernier service qu’il lui fut permis de rendre. Il quittait le pouvoir quand l’exercice en devenait moins difficile. Sans le mal qui, bientôt, ralentit son activité et le tint éloigné des affaires, les occasions de recourir à lui n’eussent pourtant pas encore manqué. Et si l’infatigable travailleur était condamné au repos, son esprit ne laissait pas de suivre la marche des choses et de s’en alarmer. Il remarquait une critique grandissante des institutions qu’il avait fidèlement servies, et, de tant d’observations, de tant de pressentiments, il ne se dissimulait pas la justesse. Pour se dévouer à l’État, il faut encore que l’État existe. Passant en revue les étapes de sa carrière, se rappelant les avis toujours plus précis qu’il avait, lui-même donnés, il interrogeait l’avenir avec inquiétude. Pendant des siècles, sous tous les régimes, l’idée de l’État avait dominé la politique française. Cette idée fondamentale, il la voyait défaillir.

Ses derniers jours, vaillamment supportés, furent soutenus par le souvenir de ses efforts, dédiés pendant quarante années au bien public. Il est mort en communion avec tous les siens. Dirons-nous une de ses pensées suprêmes ? Il venait d’apprendre un forfait dont le souvenir laissera une longue horreur. Un de ses plus anciens compagnons y avait péri avec un prince ami de la France. On l’entendit murmurer : « Pourquoi n’est-ce pas moi qui ai eu cette fin ? »

Il n’en aura pas eu besoin pour que son nom reste inséparable de la suite des événements par lesquels la face du monde a été changée. Peut-être sa raison y versait-elle une lumière trop froide. Peut-être la pudeur de ses sentiments, une retenue lorraine l’ont-elles privé d’accents qu’il renfermait et qu’on eut aimé à entendre. Peut-être, négligeant les formes religieuses de l’idéalisme pour ses formes civiques, se plaisait-il trop, en légiste, à ne considérer que le problème des rapports de l’Église et de l’État. Peut-être enfin l’accoutumance aux transactions dont vit le système parlementaire le conduisit-elle parfois à admettre des principes contraires aux siens, si bien qu’il lui arriva d’introduire dans les lois des germes destinés à produire entre d’autres mains de funestes effets. Mais c’est le positif qui subsiste. C’est aussi la meilleure part. L’histoire ne retient que les résultats d’ensemble, le caractère dominant d’une vie, et je crois savoir ce qu’elle dira du président Poincaré. Elle reprendra le mot que l’esprit le plus pénétrant du XIXe siècle appliquait à la longue et droite carrière qu’un homme d’État d’autrefois avait suivie à travers nos révolutions. La politique constante, essentielle de Raymond Poincaré, elle la définira comme Sainte-Beuve définissait celle de Molé « une politique de sauvetage ». Nous voyons trop aujourd’hui jusqu’où, de longue date, pouvait s’abandonner et descendre une démocratie qui, aux heures où tout vacille, n’eût point rencontré, pour la soustraire à l’entraînement de sa propre nature, de guides pareils à celui-là.

Elle doit souhaiter d’en rencontrer encore, si elle n’épuise pas ce cadre de réserve auquel, de temps à autre, sinon à des intervalles toujours plus rapprochés, il est nécessaire d’emprunter des hommes qui inspirent confiance. Ils ne réussiraient pas dans leur tâche s’ils n’étaient aidés et soutenus par une élite fidèle au bien public comme eux. Jamais n’ont manqué à Raymond Poincaré cette alliance et ce concours. Aux jours fatidiques où il était appelé pour exercer une influence réparatrice, il trouvait l’appui d’une phalange généreuse. Ainsi furent préservées bien des choses qui semblaient près de leur perte. Et quand il a disparu, nous avons retourné la tête. Nous avons cherché ceux de sa génération qui, avec des traditions, des doctrines, des responsabilités différentes, gardaient comme lui le testament de 1870. Quels vides dans leurs rangs !

La solitude où nous laisse ce départ des meilleurs, le plus émouvant des poètes tragiques l’a exprimée. Depuis cinq ans séparé du monde, l’abandonné de Lemnos interroge Néoptolème. Il lui demande où sont les chefs des Grecs, ses anciens compagnons. Achille ? Il est mort. Ajax ? Il est mort. Patrocle ? Il est mort. « Ah ! malheur à moi », s’écrie Philoctète. Et, par sa bouche, Sophocle accuse l’injustice des dieux.

Messieurs, j’évoque ceux des vôtres qui ont formé comme la garde du sentiment national et de l’idée de patrie. Que de manquants ! Autour de Raymond Poincaré se rangeaient Joffre, Foch, Lyautey. Autour de lui se rangeaient encore Albert de Mun, Barrès, Clemenceau, Jules Cambon. Patriae labentis prœsidium et decus. Il semble que Rome, qui a tout dit, l’ait dit pour eux.

Nous n’aurons ni l’amertume du poète grec ni le pessimisme, même salubre, de la devise latine. Ce qui a été conservé et sauvé ne l’a pas été en vain. Il est des œuvres et des pensées qui se prolongent au-delà de la tombe. Il est toujours des mains pour recueillir et transmettre le flambeau. Et, pour les renaissances, il est encore de la foi.