Discours de réception d’André Chaumeix

Le 30 avril 1931

André CHAUMEIX

M. André CHAUMEIX, ayant été élu par l’Académie française à la place vacante par la mort de M. Georges CLEMENCEAU, y est venu prendre séance, le jeudi 30 avril 1931, et a prononcé le discours suivant :

 

Messieurs,

Vous m’avez fait en m’accueillant parmi vous un grand honneur dont je vous remercie. Vous m’avez accordé la seule dignité où se permette d’aspirer un représentant de ce pouvoir moderne qui est la presse.

 

Le journalisme est un maître sévère, mais qui s’entend avec la liberté. Il exige la parfaite indépendance de ceux qui le respectent. Quand après une carrière déjà longue un de ses adeptes tourne ses regards vers vous, il sollicite le privilège unique dont il puisse avoir l’ambition. C’est vous dire la reconnaissance que j’éprouve et aussi la fierté à laquelle j’associe ma profession.

 

Vos suffrages, je les dois à tant d’affections chères et anciennes que je compte parmi vous, à mes maîtres de l’Université qui ont eu la bienveillance de faire de leur élève de jadis leur confrère d’aujourd’hui, aux amis de ces grands journaux où j’ai passé ma vie et qui sont dans l’État des institutions durables et libres, chargées de donner à notre pays et à l’étranger des images de la nation.

 

Vous avez ajouté à la faveur que vous m’avez faite en me laissant le soin de prononcer devant vous deux éloges, destinés à honorer des hommes bien différents d’humeur et d’esprit, mais unis par le culte de la grandeur française, l’un, Émile Faguet, historien des idées de son temps, défenseur du patrimoine intellectuel, l’autre, Georges Clemenceau, personnage tumultueux et éclatant, incomparable par la fougue et par la volonté, déjà transporté au delà des luttes politiques pour être sacré, dans la légende, comme sauveur de la patrie.

 

Les circonstances personnelles qui ont retenu Clemenceau de siéger parmi vous l’ont empêché de rendre hommage à son prédécesseur. Il serait aventureux de se figurer ce que l’homme d’État, amateur d’idées, aurait pu dire du critique. Ce que je sais par le témoignage de ses proches, c’est que Clemenceau rangeait Faguet au nombre des écrivains qui comptaient pour lui. Rare éloge sur les lèvres d’un homme qui ne s’embarrassait d’aucune convention, et qui aurait plus volontiers manqué cent fois de respect qu’une seule fois de franc-parler. Comment n’aurait-il pas estimé en Faguet, né Vendéen comme lui, un esprit si droit, qui le heurtait sans doute par ses opinions sur les tendances de la République, mais qui devait l’attirer par son amour de la culture et son souci des destinées nationales ? Dans son livre sur le pacifisme, Faguet parle des menées antimilitaristes qui affligeaient notre pays en 1907 et il écrit ces mots : « Le gouvernement poussa le cri d’alarme par la bouche de M. Clemenceau. » Entre deux vivants que beaucoup de choses séparent, cette seule petite phrase suffit à établir, un rapport que rien ne détruit.

 

Les hommes qui ont commencé de méditer et d’agir, au lendemain de 1870 ont tous vu surgir le même problème essentiel. Ils recueillaient l’héritage abondant et trouble de tout ce qui avait été accompli depuis la rupture d’équilibre marquée par la chute de l’Ancien régime. Ils y trouvaient pêle-mêle les souvenirs de la Convention, des deux Empires, de la Restauration, de la monarchie de Juillet, de la République de 1848, le jacobinisme et le libéralisme, le romantisme mourant et le naturalisme naissant, l’œuvre de Bonald et celle de Michelet, les leçons d’Auguste Comte, celles de Quinet et d’Ernest Renan. Ils devaient choisir. Ils avaient une France à refaire.

 

Comment rassembler les pierres éparses du passé pour bâtir la maison nouvelle ? Quarante-quatre années ont été remplies par les bruyants conflits des doctrines et des partis qui semblaient impropres à créer. Et tout à coup, du fond silencieux de la nation, voici que se sont levées les forces dont on parlait le moins, les puissances spirituelles et matérielles, les disciplines morales et militaires. Un drame tout intellectuel s’est achevé par les armes. Un peuple qui avait l’air tout occupé de ses tribuns et de ses sociologues a découvert avec admiration ses soldats et officiers. Histoire merveilleuse dont Faguet a décrit longuement les incertitudes, et dont Clemenceau a représenté la conclusion brusque et triomphante. Ainsi tous deux ont collaboré à la vie et la connaissance de ce demi-siècle qui s’est écoulé de 1870 à 1914, de la défaite à la victoire.

 

Émile Faguet ne s’est pas consacré tout de suite à un si vaste dessein. Pendant bien des années, il a été un des professeurs les plus aimés de la jeunesse, dans les lycées de province et de Paris, puis à la Sorbonne. Il a participé au labeur de l’Université dans cette brillante époque où elle s’efforçait de rendre tout leur prestige aux chaires françaises. C’était le temps d’hommes que vous avez appréciés, dont beaucoup ont été vos confrères, le temps d’Octave Gréard et de Gaston Paris, de Maspero et de Gebhart, de Georges Perrot et Gaston Boissier, le temps où une administration libérale accueillait un doctrinaire comme Brunetière et un poète comme Frédéric Plessis. Parmi eux, Faguet fut l’excellent serviteur de ces humanités sans lesquelles il n’est pas de culture, ni de civilisation.

 

Il était dès cette époque, très simple et très fier, plein de bonhomie et cependant un peu farouche, intelligence en éveil, cœur loyal. Toutes dispositions qui ont fait de lui plus tard un vieil étudiant laborieux et respecté, travaillant matin et soir dans son modeste appartement de la rue Monge, sérieux, détaché sinon ascétique, ne retenant du monde que ce qui peut nourrir l’esprit. Il a trouvé dans la société des auteurs célèbres un si vif agrément, qu’il n’a plus songé à les quitter. Quand il délaissait un instant le passé, c’était pour ouvrir sa porte à l’avenir, qui se présentait à lui avec la figure émouvante de la jeunesse.

 

Chaque jour lui apportait le bienfait d’une récolte. Lire c’est cueillir. Émile Faguet songeait avec délices que ces deux actions sont désignées en latin par le même mot et il honorait le langage ancien qui exprime de telles nuances. Sa vie s’écoulait ainsi, négligée et studieuse, libérée des ennuis de la société, dans -la contemplation des idées. Elle était honnête et charmante. Elle tenait une subtile douceur de ces entretiens avec des ombres illustres, qui lui prodiguaient leur secours et leur leçon. Un peu d’ironie ajoutait une gaieté décente à la sagesse. Un peu de scepticisme lui faisait accepter les coutumes du siècle, aisément valables pour qui ne croit pas les hommes capables de créer de bonnes lois. Un peu de rêverie remplissait la paix des longs soirs, où brillait pour lui l’humanité des poètes et des philosophes.

 

Comment un homme, ayant le privilège d’une existence dont l’harmonie était si heureuse, a-t-il pu consentir à la troubler par la publication d’une cinquantaine de volumes ? On s’étonnerait si l’on ne se rappelait que Faguet, fils d’un lettré qui était professeur, aimait l’enseignement et qu’il avait une noble idée de sa fonction. Il cédait avec ravissement au plaisir personnel de comprendre ; il cédait ensuite au plaisir professionnel d’expliquer. À s’exercer, l’intelligence devient une passion où elle se dépense.

 

Ce n’est pas ici-bas une occupation innocente que d’écrire. Mais c’était devenu pour Faguet une seconde nature, une manière de s’oublier soi-même, une manière aussi de prolonger la réflexion et ce transport de la pensée qui fait monter à la surface tous les secrets de l’être. De son écriture serrée et difficile, il a couvert les pages innombrables de petits cahiers d’écolier. Sa rapidité faisait de lui la providence des secrétaires de rédaction. Manquait-on d’une chronique imposée par des circonstances soudaines ? On songeait aussitôt à lui. Il était prêt sur toutes choses. Prévenu à la fin du jour, il consentait débonnaire et complaisant, à retarder un peu son dîner, et en temps voulu, la chronique était écrite. Elle mesurait même deux colonnes et il fallait couper. Le journal qui à sept heures n’avait rien se trouvait à huit heures avoir trop. Souvent Faguet pouvait s’épargner la peine, bien légère pour lui, d’improviser. Il avait traité le sujet d’avance par hasard et par fantaisie. Un directeur de journal à la recherche d’un article important gravit un soir les étages du critique, trouva la clef sur la porte et, ayant pénétré dans le petit cabinet de travail, exposa sa requête. Très simplement, Faguet ouvrit tout grand son cartonnier, et s’adressant à son visiteur ébloui par un trésor de manuscrits, il lui dit, comme si c’était la chose la plus naturelle du monde : « Choisissez. »

 

Pendant trente années et plus, il a été roi des commentaires : il s’exprimait dans un langage de dialecticien, qui est un excellent instrument intellectuel, surprenant quelquefois par la syntaxe qui semble archaïque à force d’être historiquement correcte, il se référait sans cesse aux textes qu’on ignore ou qu’on oublie, et je l’ai entendu dire avec humour que le moyen infaillible de rajeunir une citation est de la faire exacte. On l’a vu passer avec agilité de Rabelais à Stendhal, de Ronsard à Voltaire, de Rousseau à Vigny. On l’a vu ensuite, quand il est devenu titulaire du feuilleton dramatique des Débats, illustré avant lui par Janin, Weiss et Lemaître, se divertir à démonter le mécanisme des vaudevilles avec autant de conscience qu’il en mettait à étudier les moralistes. Son ambition était d’être un bon guide et il l’a été : il a ouvert l’accès de la littérature à tous ceux, jeunes ou vieux, qui avaient le goût des ouvrages de l’esprit.

 

La critique littéraire, à l’époque où Émile Faguet commença de s’y consacrer, était représentée par deux écrivains célèbres, qui se partageaient cet empire et l’administraient selon des principes opposés, Ferdinand Brunetière et Jules Lemaître. Brunetière venait de livrer des combats retentissants contre le naturalisme. Il était éloquent et systématique, enflammé comme un théologien, très érudit ; il rêvait de vastes théories : c’était le grand architecte de la critique. Jules Lemaître en était le prince nonchalant et profond, indocile à toute école, adroit à exposer dans un langage plein de grâce des impressions personnelles, prompt à parler de lui parce qu’il savait bien que c’était encore une manière de parler du lecteur, son semblable, son frère.

 

Le public les admirait et les aimait tous les deux, parce qu’il leur devait un double bonheur. Quand il lisait Brunetière, il avait l’illusion de tout savoir. Quand il lisait Lemaître, il avait l’illusion de tout sentir. Faguet survint et forma le projet de lui procurer une troisième illusion, celle de tout comprendre. C’est précisément la fonction de la critique de présenter tout élaborés et tout exprimés les renseignements, les sentiments et les idées que le lecteur ne manquerait pas d’avoir à lui seul s’il disposait de loisirs. Elle est une institution charitable d’encouragement à la pensée. L’humanité pressée n’a plus le temps de réfléchir et demeure désemparée devant l’immense bibliothèque léguée par les âges. La critique vient à son secours. Elle offre aux hommes de bonne volonté qui ne pourront jamais faire le tour de l’univers des livres une promenade aisée parmi des jardins bien ordonnés où se peut respirer ce qui a fleuri de plus rare. Elle les stimule et, ensuite, par le recueillement, elle prépare en eux l’éveil de ces élans et de ces désirs qui sommeillaient dans les brumes de leur esprit, et qui s’élèvent, à l’approche de la beauté.

 

Moins doctrinaire que Brunetière, moins artiste et moins créateur que Lemaître, Émile Faguet a été essentiellement, comme il le souhaitait, un témoin très intelligent. Il a eu le don des reconstructions. Voir et faire voir, c’est toute sa méthode. Il en a usé avec finesse pour décrire ce qu’il y a de plus involontaire et de plus précieux dans les livres, cette originalité individuelle qui est le tout d’un ouvrage, cette ardeur qu’aucune science n’explique et qui est le don des dieux. L’amour éclairé des lettres exige ce sens de la qualité. Il advient que l’opinion se laisse étourdir par la publicité et par la mode. Cette reine du monde est parfois menacée de mourir de légèreté. Faguet eut le courage de restaurer la notion des valeurs réelles. Il pratiqua l’admiration, partie divine du goût. Il pratiqua aussi la sévérité, gardienne des disciplines nécessaires. Son œuvre a été excellemment définie en ces quelques lignes, d’où la complaisance est bannie : « Très classique et jugé par beaucoup d’un goût un peu exclusif, sinon étroit, Faguet a donné, sur les quatre grands siècles littéraires de la France, quatre volumes très nourris, très francs, très probes, destinés évidemment à prouver que le XVIe siècle a été surfait comme siècle littéraire, le XVIIIe, comme siècle philosophique, et qu’il n’y a de considérable dans notre littérature française que le XVIIe siècle et les cinquante premières années du XIXe. » Ce petit portrait de Faguet, qui se trouve dans une histoire de la littérature, a pour auteur Faguet lui-même. Ce n’est pas tout lui, mais c’est bien lui. L’écrivain, a prouvé, le jour où il a eu l’innocente fantaisie de se peindre, qu’il possédait la partie exquise de l’art critique, celle qui consiste à se juger soi-même.

 

Quelle aventure plus mouvementée que cette recherche de la raison à travers les œuvres des écrivains ! Quelle leçon d’ironie et de pitié ! Quelle exhortation à la tolérance, cette charité de l’esprit. Il y a quelque chose de romanesque dans la critique. Les bibliothèques sont des séjours ensorcelés, pleins d’infini, habités par des génies capricieux et terribles. L’historien de la littérature qui s’attarde parmi ces fantômes court le risque des maléfices. Il goûte jusqu’à l’ivresse un breuvage magique où les poisons se mêlent aux aromates, l’herbe du diable au miel. Il s’éloigne de son âme propre pour entrer dans des âmes étrangères et s’y répandre. Quand il s’éveille de ces migrations de rêve et qu’il revient à lui, des constructions mouvantes comme des nuées restent suspendues sur son esprit. Il croit s’être diverti, il s’est peut-être perverti. Il lui faut une tête solide pour retrouver toute la clarté de sa raison. S’il y réussit, il mérite le laurier amer, protecteur des sages, il sera le grand docteur de son temps. Et Anatole France, qui assurait être saisi d’épouvante à la vue des livres, admirait en Sainte-Beuve une sorte de saint Thomas d’Aquin du XIXe siècle.

 

À sa manière, Émile Faguet a fait la somme des conceptions de son époque. Après quoi, il les a jugées. De spectateur, il est devenu un conseiller, animé de la généreuse espérance d’être bienfaisant. Ce n’est pas de gaieté de cœur qu’il s’est éloigné de la cité des lettres dont il était un habitant paisible. C’est par conscience. Pour lui, la dignité de bien penser suffisait à toutes ses ambitions. Mais il avait trop étudié l’histoire pour ne pas connaître le rapport des doctrines aux événements. Il savait que la littérature, qui est objet de plaisir, est aussi, en chacune des idées qu’elle transporte, chargée de conséquences imprévisibles. On peut dire d’elle ce qu’il écrivait avec admiration de l’œuvre de Montesquieu : « La beauté est dans la moisson qui ondoie au soleil. La force, le dieu caché, est dans le grain. »

 

Le patriotisme de Faguet était ému, par cette inquiétude qui est l’exigence d’un grand cœur. Il a déclaré lui-même en 1906, avec une sorte de gravité, et comme pour s’excuser de traiter un sujet qui ne lui était pas habituel, qu’il essayait de « secouer l’incroyable force d’apathie dont nous sommes affligés depuis un demi-siècle ». De tout ce qu’il avait lu et appris s’était composée l’image si belle de la France. De tout ce qu’il voyait autour de lui se formaient des signes qui présageaient les crises et les dangers. Il était alarmé par le désarroi de l’esprit public. Le peuple s’égarait parmi les querelles de partis et les violences antireligieuses. Que lui avaient donc appris, depuis cent vingt-cinq ans, ses guides si vantés qui avaient renoncé à la discrétion du grand siècle pour s’ériger en réformateurs ? Faguet, dans le silence de sa chambre, eut la hardiesse de faire un bilan, sans parti pris et sans indulgence. Il fut doucement terrible. Il montra le XVIIIe siècle rompant avec toutes les croyances qui étaient le patrimoine moral de la nation. Il le montra coupant tout derrière lui, ruinant tout ce qui est l’expérience d’un peuple, improvisant ensuite sur toutes choses avec une ardeur adolescente, où il y avait de la naïveté, de la présomption, une générosité qui se manifeste par la facilité aux larmes et cette promesse optimiste du bonheur, messagère accoutumée des plus grands maux.

 

Quand il chercha ensuite ce que le XIXe siècle avait restauré, il se trouva déçu. Une brillante équipe, de Maistre à Taine, a scruté et jugé les nouveautés ; une autre est partie avec Saint-Simon et Lamennais à la découverte d’une doctrine. Toutes ont senti la nécessité d’une direction continue et fortement organisée. Aucune n’a réussi à l’établir. Un siècle, éclairé cependant par les lueurs éclatantes de Balzac et d’Auguste Comte, fier de ses orateurs et de ses poètes, illustré par ses inventions et ses industries, n’a pas réussi à recréer un équilibre politique. Émile Faguet revenu un peu taciturne de cette expédition a même prononcé le mot de faillite. Alors, il s’est tourné avec confiance vers les forces encore vivantes dans l’Europe du XVIIIe siècle, vers les pouvoirs spirituels, vers la religion, vers la coutume, il a révéré avec un zèle nouveau ces claires traditions françaises qui préservent les esprits du désordre et les cœurs du délire.

 

Quelques années avant 1914, à l’approche du conflit, s’est développé un grand mouvement, pour réviser les enthousiasmes dogmatiques du siècle qui venait de finir. Les écrivains politiques les plus actifs ont rappris l’histoire à toute une jeunesse. Au rationalisme absolu, qui avait exercé tant de séductions et provoqué tant de songes imprudents, s’est substitué un empirisme nouveau, soumis au fait, à tous les faits, matériels et moraux. Un réalisme complet qui distingue les ordres, au sens pascalien du mot, tenait à la fois pour valables les découvertes de nos savants et les enseignements du passé. La philosophie renonçait au rêve d’une sagesse universelle. Sous l’influence des écrits de Ravaisson et de Lachelier, de Boutroux et de Bergson, elle réagissait contre les excès de la doctrine connue sous le nom de scientisme, elle proclamait qu’il y a, non pas une science, mais des sciences ayant chacune leur objet et leurs méthodes ; elle respectait l’énergie de l’esprit et les droits de l’âme ; elle rajeunissait le spiritualisme et la pensée aristotélique. À sa façon et en marge de la philosophie pure, comme en marge de la politique pure, Émile Faguet a contribué à cette évolution intellectuelle. C’est à ses livres qu’un grand soldat, votre confrère, aimait à demander, durant les longues années de garnisons provinciales, un divertissement digne de son esprit, et je ne sais pas de témoignage qui lui fasse plus d’honneur. Quand la guerre a éclaté, l’œuvre d’Émile Faguet était terminée. Elle avait eu tout entière pour objet de ramener les lettres, surtout la littérature politique, à ces vérités expérimentales que la nature des choses ne permet jamais d’oublier longtemps. Et la nature des choses précisément allait se manifester à notre pays par un de ses rappels les plus rudes : 1914 surgissait.

 

À la même date, l’action de Clemenceau, qui cheminait depuis un demi-siècle par des voies prédestinées, allait recevoir son achèvement. Ce que le nom de Clemenceau évoquera toujours pour tous les Français, c’est l’énergie invincible du chef de gouvernement qui prit le pouvoir à l’époque la plus tragique de la guerre et qui conduisit son pays à la victoire. Lorsque vous avez souhaité qu’il fût des vôtres, vous avez eu à cœur de ne pas le séparer dans votre admiration et dans votre reconnaissance des chefs militaires qui venaient de triompher sur les champs de bataille. Et lui, vieil homme puissant et solitaire, indifférent à tous les honneurs, lui qui a écrit avec une superbe fierté que personne n’avait le pouvoir de lui donner une récompense, il a compris votre pensée. Votre unanimité a été l’expression même du sentiment national.

 

Qui ne se souvient de cette sublime journée du 11 novembre, où, dans l’air léger de l’automne, le canon annonça aux Français la signature de l’armistice ? Le soir, quand il eut rempli tout les devoirs de sa charge, Clemenceau voulut avoir enfin quelques heures à lui. Il se fit réserver un appartement donnant sur la place de l’Opéra, et n’admit en sa société que ses proches. Et là, seul à une fenêtre, inconnu, soustrait aux acclamations, spectateur dans l’ombre d’un immense événement, il contempla longuement le peuple qui fêtait le retour dans ses annales de cette sanglante infidèle qui est la victoire. Il tint sous son regard pendant des heures qu’il ne mesurait plus cette foule de Paris si généreuse et si touchante, qui mêlait avec un recueillement plein de tact le souvenir de ses souffrances et de ses deuils au sentiment joyeux du triomphe. Il vécut avec un ravissement qui satisfaisait à la piété comme à la gloire ce moment unique où s’accomplissait le rêve constant de son cœur tout meurtri d’amour pour son pays. Pour la première fois de sa vie peut-être, cet homme, qui avait toujours présent à l’esprit le cours incessant des choses, eut le désir d’arrêter l’instant qui passait et qui était si beau. Ce fut en vérité sa nuit. Quand, à deux heures du matin, il rentra il n’interrompit, durant le retour, le silence où se prolongeait sa méditation pathétique que pour dire à son compagnon cette parole magnifique par l’excès du bonheur et par l’humaine mélancolie : « C’est ce soir qu’il faudrait mourir. »

 

Toute une vie orageuse aboutissait à cet apogée radieux qui était déjà en effet un éloignement de la terre, toute une vie de batailles et de passions, aussi ardente dans les succès que dans les défaites. Pendant plus de cinquante ans, Clemenceau s’est jeté, avec véhémence dans les luttes qui composent notre vivante histoire. Il en a connu toutes les crises, depuis l’opposition sous l’Empire, la guerre de 1870, la Commune, la fondation de la République, le Panama, le boulangisme, la tourmente du procès Dreyfus, jusqu’aux aux événements de Tanger et d’Agadir, aux difficultés diplomatiques par où les puissances germaniques préludaient au conflit qu’elles allaient imposer à l’Europe. À la tribune du Parlement, comme dans la presse, il a touché à tout, il a renversé les ministères, attaqué parfois les meilleurs serviteurs de la nation, combattu contre les forces sociales, sarcastique et ravageur, rude assaillant, requérant sans cesse chez les autres des qualités qu’il ne leur reconnaissait jamais, obstiné, méprisant, révolté, injuste même, critiqué aussi, pris à partie avec violence, tour à tour suivi comme un chef et abandonné comme un réfractaire, intraitable, et toujours patriote.

 

Quel mystérieux décret du destin fit de ces années agitées la préparation inconnue de la mission qui l’attendait ? On devine quelles durent être durant cette soirée du 11 novembre les pensées de cet homme étonnant à qui le sort accordait au déclin de la vie la plus insigne faveur. Clemenceau victorieux, qui dans sa jeunesse encourait le reproche de ne pas faire oraison, put se remémorer d’un seul coup le temps parcouru. Il ne versa pas assurément l’oubli sur les années mortes. Mais il vit les souvenirs se précipiter pour faire cortège à ce dénouement glorieux.

 

Tout se tient dans la vie de Clemenceau. Les images diverses de sa biographie sont comme les étapes du sort en marche. On ne peut pas les isoler les uns des autres. Le trait le plus frappant de sa nature est d’être irréductible. L’expérience est pour d’autres hommes un enrichissement. Clemenceau est un bloc. Dans la mesure où la vie l’a changé, elle l’a changé en lui-même. Elle l’a libéré de ce que l’époque, l’habitude, les préjugés, les fumées de la jeunesse, peuvent un instant déposer sur un esprit vigoureux. Il a pris toute sa forme en se dépouillant. Ce qui compte en lui, ce sont beaucoup moins les idées, très contestables et exposées au choc des circonstances, que le caractère qui demeure.

 

C’était déjà lui ce jeune garçon du pays des Chouans qui, sous le second Empire, voyant monter en voiture cellulaire son père condamné à la déportation, s’approcha rapidement, lui dit à voix basse ces seuls mots qui ont une allure romaine : « Je te vengerai », et reçut cette réponse laconique : « Si tu veux me venger, travaille. » C’était lui aussi cet adolescent qui partageait le temps des vacances entre la lecture des livres consacrés à la Révolution, et les promenades en forêt, les parties de chasse ou les courses à cheval. C’était lui encore ce jeune seigneur vendéen que les paysans saluaient en l’appelant « notre maître » et qui avait les manières d’un chef. La maison, devenue jadis à la suite d’un mariage la maison familiale, était une ancienne demeure noble. Les Clemenceau étaient propriétaires et médecins, esprits libres, mais non tous frondeurs, attachés aux traditions et professant les opinions de leur époque. Le père, lui, personnage aussi original que le père de Chateaubriand, tel qu’il est représenté dans le farouche Combourg, était républicain. Il avait transformé la tour du château en une bibliothèque où personne n’entrait. Il y passait toutes ses journées, parlant rarement, refusant de recevoir des visites, rêvant aux écrivains du XVIIIsiècle et aux orateurs de la Convention, dont il entretenait son fils. La maison fut plus forte que l’Encyclopédie. Les coutumes du pays l’emportèrent sur les dispositions démocratiques du philosophe. Les hôtes de l’Aubraie furent des aristocrates malgré eux. Et c’est un trait marquant de Clemenceau. Il n’est pas un bourgeois. Il n’en aura jamais les prudences, les hésitations scrupuleuses et les calculs. Il a la désinvolture, l’aisance, le ton supérieur d’un homme habitué à commander. Il aime le peuple, mais il entend le diriger. Il a le dédain des petites vertus et des carrières sages. Il a la morale des maîtres.

 

C’est aussi un terrien. S’il eut plus tard la gaminerie d’un étudiant de Paris, il n’en garda pas moins ce sens précieux des hommes qui ont vécu leur enfance parmi les choses réelles, qui ont vu les saisons répandues sur les champs, qui ont surveillé les travaux quotidiens et aimé les bêtes. Il a chéri le sol, il a cultivé les plantes dont il savait les mœurs et qu’il s’entendait à soigner, au point d’être l’oracle des jardiniers. Il a pris dans cette existence campagnarde le goût de la nature, non point seulement de la nature qui nous attend et qui nous aime, mais de la nature impassible et formidable, et il a eu la vision de ce qu’est la créature humaine, armée de ses chances dans l’univers périlleux. Il a acquis là aussi cet attachement passionné de la terre, qui concentre l’attention sur le bien ancestral et détourne de toutes les aventures lointaines. Ainsi s’explique peut-être l’aversion partiale qu’il montra dès 1880 pour la politique coloniale dont notre pays est fier et qui trente cinq ans plus tard lui inspirait une défiance insurmontable pour l’expédition de Salonique.

 

Tel on retrouve Clemenceau à Paris entre trente et quarante ans. Il est en pleine activité politique. Il a vu la défaite, et il ne l’oubliera jamais. Il a fait sa médecine. Il a été maire de Montmartre, partisan de la guerre à outrance, député à l’Assemblée nationale. Il ne trouve en France que deux sortes de républicains, les orléanistes et les bonapartistes. Désormais, il se voue à l’établissement d’une république nouvelle qu’il rêve juste, forte, intelligente, libre, nationale, ornée des plus belles vertus, et ne la voyant jamais surgir, il est impitoyable à tous ceux qui se résignent à une œuvre imparfaite. Sa philosophie est sommaire, ses écrits sont souvent confus. Il mêle aux souvenirs de la Révolution et au désordre du romantisme politique les doctrines scientifiques de son temps, qui ne dépassent pas la matière. Il accepte l’idéologie radicale, et lorsque sa vigueur n’en pas brise les cadres, il en subit toute l’influence. Il est anticlérical et révère la tolérance. Il aime le Parlement plus que les parlementaires, l’armée plus que les généraux, la démocratie plus que les démocrates. Il est à la fois jacobin et partisan de la liberté. Il est contradictoire et débordant de vie. Dès qu’il parle, son discours donne l’impression d’un combat net, rapide, foudroyant. Il excelle dans l’improvisation de dix minutes. Son éloquence directe se passe de toute rhétorique. Est-il inhumain, comme on l’a dit parfois ? Un homme qui a tant d’éléments artistiques dans l’esprit et qui aime la culture hellénique a sa vie sensible. Il ne l’étale pas. Il sera capable, sans que personne le sache, de rester toute son existence en relations avec d’humbles familles dont il a connu les ascendants lorsqu’il était à la mairie de Montmartre. On songe à la belle parole de Bossuet à propos du prince de Condé : « Loin de nous les héros sans humanité : ils pourront bien forcer les respects et ravir l’admiration comme tous les objets extraordinaires, mais ils n’auront pas les cœurs. » Clemenceau est capable d’avoir les cœurs ; il sait toucher ceux à qui il parle aussi bien dans les champs de Vendée que plus tard dans les armées. Il a ce rayonnement qui émane d’un être puissant. Dans l’intimité, il est charmant, mais, en public, il est brusque. Toujours en bataille, prompt à la riposte, préférant une incohérence à un mensonge, une contradiction à une sottise, une imprudence à une excuse, élégant, naturellement un peu impertinent par le ton, par la démarche, par la manière de s’asseoir et de poser son chapeau sur la tête, par les mots très mordants qui seraient familiers s’il n’établissaient soudain les distances, il a les trois qualités en faveur desquelles un public français est toujours indulgent à tous les défauts : il a la bravoure, l’esprit et le sens du commandement. C’est un être complexe, capable du meilleur et du moins bon , tout en impulsion, un être vigoureux, participant de ce qu’il y a ici-bas de plus aveugle dans la puissance qui est la force de la nature, et de ce qu’il y a de plus mystérieux dans la création qui est l’inspiration poétique.

 

Le voici lancé dans la société et dans la vie publique. Quelle pensée le dirige ? Il a une croyance unique, la croyance dans l’action. De la philosophie ancienne, il a retenu le pessimisme inclus dans toutes les grandes doctrines, mais non le renoncement. Il n’a pas l’illusion de la bonté de l’homme. Il ne veut pas davantage que la vie soit la méditation de la mort. Il n’admettra jamais que dans les premiers siècles de l’ère chrétienne, le patron d’une barque africaine ait entendu une voix venue de la mer annoncer que le grand Pan était mort. Il s’élance vers la vie. Il sait pourtant que la raison tourne à tout vent et que tout est vanité. Il considère sans émoi les destinées de la planète perdue dans l’infini de l’espace. Au milieu du monde ainsi conçu, dépouillé des espérances répandues par le christianisme, réduit à un phénomène hasardeux et si l’on veut méprisable, quelle est la signification de la vie ? Quelle est la mission de l’individu à qui ont été données la conscience et l’énergie ? Agir répond Clemenceau. Tout voir. Tout comprendre. Tout accepter. Être comme un veilleur qui fait le guet. Se tenir prêt pour chacune des chances que l’univers à chaque instant jette à la face de l’homme. Céder à cet emportement, dont l’essor se prolonge parmi les tempêtes, qui détruit ce qui gêne et qui peut aboutir à une création meilleure. Conception hardie, qui arrache l’être à toutes les conventions rassurantes, qui le sépare de l’architecture de la logique, du fragile abri des plans et des systèmes pour l’aventurer parmi les circonstances, comme sur un océan retentissant. Conception altière aussi, qui exalte l’orgueil de l’individu, isole l’audacieux de ceux qui hésitent à le suivre, le voue à un perpétuel combat pour l’incertain et exige à tous les instants toutes les formes du courage.

 

Cette foi dans l’action porte en elle-même l’espérance qui la nourrit. Les épreuves ne sont que des passages difficiles entre les essais d’hier et les projets de demain. Pendant sept ans, Clemenceau se trouva rejeté hors du Parlement. Il n’était pas de ces hommes politiques qui ne pensent qu’en parlant. Il travailla, il écrivit. Il avait assez de variété et de richesses dans l’esprit pour prendre son plaisir à lire Homère, à célébrer les Goncourt, à rassembler ses pensées dans le Voile du Bonheur, à raconter des histoires de Vendée. Il aimait les peintres, les sculpteurs, les poètes. Sa puissance, captive éphémère, était toujours prête à bondir. L’instant qui vient contenait toujours pour lui la revanche possible de l’instant qui s’en va. Comme les marins de l’Anthologie, il aurait dit volontiers : « Le vent qui nous a fait faire naufrage gonflait au large les voiles de barques heureuses. »

 

Et la fortune revint. À la faveur de l’affaire Dreyfus, Clemenceau rentre au Parlement et devient ministre. Il avait alors soixante-cinq ans et, comme il l’a dit lui-même, il faisait figure de vieux débutant. Qu’allait-il accomplir, lui qui avait passé sa vie à accabler ses prédécesseurs ? D’un homme de sa trempe, on pouvait beaucoup attendre et beaucoup craindre. La confiance dans l’action, accompagnée du mépris des choses fortuites et de l’énergie déchaînée, a ses risques. Si elle n’est pas soumise finalement à un principe supérieur, elle peut réduire la politique au jeu forcené d’un individu exceptionnel. Quoi de plus imprévu qu’un acte ? Il exprime à la fois le désir et la réflexion, il plonge dans le passé le plus lointain de tout un être et il s’inspire des plus récentes conjonctures, il est comme la floraison d’une personnalité entière, et, une fois accompli, il offre à l’analyse un champ infini, mais au moment où il se produit, il est soudain, définitif et immédiat, simple comme une fulguration qui éclate dans le clair obscur des habitudes et des nonchalances. Que ferait Clemenceau, homme de l’action ? C’est ici qu’il faut admirer le prodige de sa vie. Au fond de toutes ses passions, de toutes ses entreprises, de toutes ses erreurs même, il y a toujours eu un ardent patriotisme. La patrie, pour cet homme qui a fait le tour de toutes les idées, tout discuté, tout ébranlé, est un absolu. C’est l’être même. C’est la chair et le sang.

 

Au moment où il devient président du Conseil pour la première fois, en 1906, Clemenceau trouvait une France encore affligée des événements de 1905, dont l’image avait pâli par l’effet de la politique jacobine et dont notre diplomatie, à Londres, à Rome, à Pétersbourg, s’efforçait de relever le prestige. Il eut tout de suite à cœur de ranimer le sentiment national. Il a rappelé avec satisfaction qu’il avait nommé Foch commandant de l’École de Guerre comme il avait soutenu dans l’Université la candidature de Brunetière qui était l’adversaire de ses idées, mais qui lui paraissait le plus qualifié. Il sut au moment des incidents de Casablanca parler avec dignité et avec fermeté. Il a écrit lui-même, avec ce qu’il nomme un innocent orgueil : « L’honneur de mon pays demeura sauf entre mes mains. » Il sentait le péril allemand. C’était l’époque où les nations d’Europe, menacées par les ambitions germaniques, se rapprochaient les unes des autres et achevaient pour sauvegarder la paix cette œuvre d’entente à laquelle demeure attaché le grand souvenir du roi Édouard VII. Par une de ces contradictions qu’on a peine à comprendre, Clemenceau ne sut pas ou ne put pas alors imposer au Parlement tous les votes de crédits que la réorganisation de l’armée réclamait, toutes les mesures nécessaires pour renouveler l’esprit public. Il déclarait volontiers dès cette époque qu’une démocratie n’a le choix qu’entre deux destins : être assez forte pour se défendre ou périr à Chéronée. Hanté par l’histoire de Démosthène qui lui était familière, il commença cette campagne fameuse contre toutes les formes de l’opportunisme et du pacifisme qui n’étaient à ses yeux que les aspects de la défaillance. Il la poursuivit, quand il eut quitté le pouvoir, dans son journal, dans les commissions parlementaires, à la tribune du Sénat, après Agadir, au moment, de la cession d’une partie de notre Congo et jusqu’en 1914. Il la mena à fond dès que la guerre eut éclaté. Sur d’autres sujets, ses interventions ne furent pas heureuses. Au début même des hostilités, il ne tint pas à l’égard du commandement et des chefs militaires le langage qu’on devait attendre. Il y a toujours eu en lui une ardeur aussi prompte à attaquer qu’à créer. Mais son action, dès qu’il s’agit de manifester une volonté indomptable et de briser divers desseins de faiblesse, a été tout de suite clairvoyante, virile, souveraine. Et quand vinrent à la fin de 1917 des heures deux fois tragiques, heures difficiles et heures de doute, Clemenceau fut l’homme à qui le chef de l’État, M. Raymond Poincaré prit l’initiative de remettre le pouvoir, avec l’assentiment de toute la France qui lui faisait le terrible honneur de lui confier la charge de son salut.

 

Cette grande époque est encore présente à toutes les mémoires. La guerre durait depuis trois ans. L’ennemi qui n’était pas arrivé à battre les armées alliées essayait de ruiner le moral de la nation par l’espionnage, la propagande perfide, l’exploitation des découragements, des illusions et des inconsciences, qui devenaient des complicités. Clemenceau parut. Il dit ces seuls mots : « Je fais la guerre. » Et il la fit. Son ordre bref retentit dans tout le pays. La guerre. Rien que la guerre. La simplicité même de cette formule, qui réduisait tous les problèmes à un seul, fit sa force attractive. Avec l’aide des grands chefs militaires, il rendit confiance à l’armée. À lui seul il la rendit au pays. En quelques semaines il arrêta net la trahison, toutes les trahisons. Un air nouveau souffla d’un bout à l’autre de la France et hors de France même. Ceux qui ont été alors les collaborateurs de Clemenceau à quelque rang que ce fût n’oublieront jamais l’élan immédiat qu’il donna à l’immense organisation de la défense nationale. Quel était son secret ? qu’apportait cet homme de soixante-quinze ans, plus célèbre par un demi-siècle d’opposition que par trente mois de gouvernement ? Il trouvait déjà à leur poste tous ceux qui allaient être les vainqueurs. Il trouvait Foch et Pétain. Il trouvait Franchet d’Esperey, Fayolle, Gouraud, Mangin, Weygand, tant d’autres. Il trouvait au Maroc Lyautey. Il trouvait nos Alliés. Il trouvait le soldat de France. Qu’ajoutait-il ? Lui, lui seul. Mais lui c’était l’animateur, la volonté obstinée, l’espoir indestructible, la foi, « l’âme qui ne veut pas mourir. »

 

On vit alors ce vieillard, dont aucune épreuve ne rabaissait la stature et ne diminuait l’avenir, se dépenser comme s’il était infatigable. On le vit parmi les officiers et les soldats sur tous les points du front, dans les postes de commandement, dans les quartiers généraux, dans les conseils des Alliés, dans les commissions du Parlement, dans les assemblées politiques. On s’accoutuma à sa manière qui déconcertait et qui à la fois rassurait. On guetta dans les soirs d’angoisse le passage de la voiture qui l’avait emporté au jour naissant, enveloppé d’un gros manteau de laine brune, coiffé d’un petit chapeau de feutre gris cabossé, et qui revenait à la nuit couverte de poussière. On eut besoin de ses paroles. On en vécut. Il semblait contenir dans son cœur robuste toutes les espérances françaises. L’histoire dira qu’il fut grand.

 

Pendant une année, il a suffi à cette mission. Que de lourdes journées ! Que de rudes labeurs ! Que de résolutions à prendre d’où le sort dépendait ! L’entrevue de Doullens où se décide le commandement unique, l’affaire du Chemin des Dames, Paris sous les avions et sous le canon, les assemblées impatientes et inquiètes, les chefs militaires qui agissent à l’avant menacés par les contrecoups des émotions qui tourmentent l’arrière haletant, les effectifs qui s’épuisent, les troupes américaines dont il faut hâter l’arrivée, la Russie écroulée, l’horreur des semaines sombres ! Clemenceau suit tous les événements. Toujours debout parmi tant de tempêtes, il demeure le chef. Aux plus mauvais jours de mars 1918, il télégraphie à Lloyd George ces seuls mots : « Nous sommes forts et sûrs du lendemain. » Il tient dans ses mains raidies la direction de toutes les affaires, il la tient jusqu’au bout, jusqu’à la défaite complète de l’Allemagne, jusqu’à l’armistice qui consacre la victoire. Alors, il annonce la triomphale nouvelle à la Chambre. Il l’annonce au Sénat. Puis il rentre au ministère de la Guerre, et il s’assied, comme pliant pour la première fois sous le poids de si grandes choses. Il avait rempli son destin.

 

Mais le repos ne lui était pas encore accordé : il fallait régler la paix et dans des conditions nouvelles. C’était une redoutable aventure qu’une conférence composée d’un chef d’État et de chefs de gouvernement, des négociations sans préliminaires, des conversations où les maréchaux et les diplomates n’étaient plus que des conseillers, une solennelle assemblée d’arbitrage entre les peuples demandant justice. Il y avait là de quoi tenter Clemenceau et si quelque chose avait pu l’effrayer, il y avait là aussi de quoi l’inquiéter. Mais il comprenait que, dans ces circonstances, quand fut tiré, comme il le dit, le rideau des ors bourgeois et des soies fanées du quai d’Orsay, il était l’homme pourvu par la victoire de la plus grande autorité pour parler au nom de la France, pour savoir dire oui et pour oser dire non, pour faire marcher encore cette gourde machine d’une coalition, si vite divisée dès que le danger est passé, par le réveil et le calcul des égoïsmes. Il négocia donc ce traité qui nous rendait l’Alsace et la Lorraine, nous permettait d’occuper la rive gauche du Rhin et les têtes de pont, nous laissait libres au Maroc, agrandissait l’Italie, la Serbie, la Roumanie, ressuscitait la Pologne et la Bohême. Il n’ignorait pas les insuffisances de l’œuvre, ayant le sens du relatif et de l’incomplet, ayant aussi toujours en lui une vigoureuse faculté de risquer, ayant enfin cette conviction que rien n’est jamais terminé et que chaque décision exige les efforts futurs. Toute une idéologie où le puritanisme anglo-saxon rejoignait le romantisme français avait fait du traité une pénalité morale sans outil matériel d’autorité. Il ne voulut du moins mettre sa signature au protocole que lorsqu’il eut donné à la sécurité une base qu’il espérait solide : il obtint cette promesse, qui n’a pas été tenue, et cet accord, qui a été étouffé, par lequel l’Angleterre et l’Amérique s’engageaient à garantir la frontière du Rhin. Il pensait avoir fourni à son pays un instrument qui permit de travailler à l’avenir. C’était comme une armure à sa taille : il s’étonna dans la suite qu’elle parût à d’autres trop lourde à porter.

 

Un instant Clemenceau a formé le projet de garder lui-même la direction des affaires et de devenir Président de la République. Mais tant d’années de combats avaient accumulé d’innombrables hostilités. Tant de services illustres dans les derniers mois avaient rendu pesant le poids de la reconnaissance à un Parlement qui craignait de lui devoir trop. Beaucoup commençaient à ne pas lui pardonner d’avoir remporté la victoire. Il ne s’étonnait pas de la faculté d’oubli démocratique, dont l’ingratitude est la forme la plus disgracieuse, sinon la plus innocente. Du jour au lendemain, l’homme qui avait été tout ne fut plus rien. Il rentra chez lui sans un mot. Il n’avait pas attendu ce moment pour connaître tout ce néant de quoi la politique est faite. Il retourna rue Franklin dans son appartement dont il aimait les livres, dans son jardin dont il aimait les roses. Il savait que toutes les actions humaines sont comme ces cohortes de vagues qui se soulèvent bruyamment au loin et qui aboutissent, tandis que la mer seule demeure, à une ligne ténue sur le rivage. Il pouvait regarder avec fierté la trace de son passage : elle ne s’effacera pas elle est dans la mémoire d’un peuple entier.

 

Clemenceau a prolongé dix années sa retraite hautaine. Il a voyagé, il a travaillé, il a résumé toute son expérience intellectuelle dans un vaste ouvrage, Au soir de la Pensée. Âgé de plus de quatre-vingts ans, il a entrepris le voyage d’Amérique, comme un pèlerin qui veut encore servir son pays. Puis à son retour, il se recueillit, recevant quelques amis, et communiquant encore, par ses conversations, son ardeur et sa sagesse, qui révisait bien des jugements de jadis sur la politique et sur l’histoire. Tout seul, il se sentait aussi grand, aussi respecté que lorsqu’il donnait des ordres et « que tout marchait à sa parole ». Il pouvait méditer sur la dure maxime du cardinal de Retz qui assure qu’il faut souvent changer d’opinion pour rester de son parti. Lui, il avait préféré l’isolement au compromis. Il apprenait les événements avec tristesse. Il souffrait des défaillances par où était miné ce qui avait été édifié au prix de tant de labeur. Il gardait le silence. Mais son sang était vif encore. Un jour il n’y tint plus. À l’occasion d’un ouvrage sur la guerre, il reprit la plume. Il retrouva, ayant près de quatre-vingt-dix ans, toute sa verve. Il nous a donné sa pensée dernière en écrivant cette sorte de testament qui porte le titre significatif de Grandeur et Misère d’une Victoire. Livre qui a surpris et attristé parce qu’il a comme point de départ une réplique au maréchal Foch disparu, et que, malgré l’admiration persévérante et parfois tendre en quelques lignes dont reste environné l’illustre soldat, cette controverse avec leur grande ombre a quelque chose de déconcertant pour les cœurs français. Mais livre étonnant par la couleur et le mouvement, par on ne sait quoi d’extrême, par l’évocation humaine des épreuves passées et par le zèle du cœur, tout brûlant encore.

 

C’est un appel grave à la vigilance. Clemenceau regarde ce qui a été accompli. Il condamne sans ménagement, en polémiste, les erreurs qui ont fait abandonner pas à pas le terrain conquis par le plus beau sang et changer la victoire en une course en arrière ». Et brusquement, il se tourne vers l’avenir, il veut adresser quelques signes de confiance au soldat inconnu, de demain, de toujours, au légataire universel de toutes les expériences, dont le sort est suspendu aux surprises de l’existence. Humanitaire, il l’est. Pacifique, il l’est. Mais il conçoit la paix comme un bien précieux, qu’il faut défendre par des moyens efficaces. « Entends-tu le fracas des armes, disait-il, en 1913, au conscrit tenté par les prédications antimilitaristes. Il faut être au moins deux pour désarmer. » Et retrouvant longtemps après la même pensée, le même péril et la même formule, il écrit en 1929 : « La principale découverte qui nous reste à faire, c’est que, pour vivre la paix de bonne foi, il faut être au moins deux. » Il admire l’Allemagne pour la force du sentiment national qu’il y découvre. Mais il se défie de sa philosophie, mal accordée à la notion romaine du contrat. Et il connaît surtout la tradition farouche qui veut que l’État prussien distribue le bien-être et les avantages d’une bonne administration aux divers peuples allemands soumis à l’unité de sa loi, mais garde jalousement, sans contrôle, la direction diplomatique et militaire. L’histoire entière lui a appris que tout se règle ici-bas selon des réalités de forces. Près de descendre dans la tombe, Clemenceau rassemble toutes ses énergies pour rappeler quel fut le sort de la Grèce, et pour adresser à la France un message enflammé. Et après ce cri suprême, sa voix s’est tue.

 

Il sentait sa fin prochaine. Il ne redoutait pas la solitude avec la mort. Il avait tout ordonné sans ostentation. Il ne voulait pas d’honneurs. Il avait manifesté le désir d’être enseveli à Mouchamps, dans sa terre de Vendée, au paysage familier de laquelle il demandait le repos. Il savait la noblesse de l’heure qui termine toutes les autres et il y était prêt avec simplicité. Mais ce qui n’était rien pour lui, selon sa philosophie incroyante, était à quelques pas de sa chambre un immense événement. La foule, dès qu’elle connut la maladie de Clemenceau, s’émut et réclama des nouvelles. Elle restait dans la rue le soir jusqu’à une heure avancée saisie par la majesté de la mort qui déjà affranchissait une grande figure de la loi du changement et en fixait les traits. Elle mesurait à la fois la subite insignifiance de ce qui est, la dignité nouvelle de ce qui s’en va.

 

L’histoire est faite de ces émotions collectives autant que de l’enchaînement des causes et des effets. C’est en de pareilles circonstances que se lient les générations, que se forment ces correspondances mystérieuses des volontés et que se transmettent les sentiments profonds des peuples, plus durables que les conférences et les gouvernements. Parmi ces groupes qui parlaient à voix basse devant la maison de la rue Franklin se trouvait peut-être le jeune homme inconnu, dont la nuit cachait la pâleur, destiné à recevoir en lui la leçon virile de l’existence de Clemenceau et à représenter au jour voulu l’âme de la nation. Vers le vieillard qui voulait mourir seul montait à ce moment, comme une offrande, la gratitude et l’admiration de ceux qui dans leur cœur souhaitaient l’envelopper de la pourpre des victorieux.

 

Lui, qui respirait encore, attendait. Il attendait, sans plainte et sans regret, la fin de sa longue journée, le moment où s’effacent les ombres changeantes de la vie et de la gloire. Son infirmière, la sœur Théoneste, fidèle et discrète comme il l’avait souhaité, lui donnait ses soins. Près de lui était un bouquet qui selon sa volonté suprême devait être enfermé dans son cercueil. Il avait, ce bouquet, son histoire touchante et magnifique. Clemenceau l’avait rapporté du front le 6 juillet 1918. À la veille d’une bataille décisive, il était allé aux Monts de Champagne, et il avait tenu à saluer en première ligne des hommes qui bientôt devaient se trouver dans un poste exceptionnellement exposé et qui le savaient. Il les avait vus superbes, graves, corrects, astiqués, et, comme il l’a dit lui-même dans une parole émouvante, ils s’étaient fait beaux pour mourir. L’un d’eux, dans un élan spontané, sortit de la tranchée, et rapporta une brassée de fleurs qu’il offrit à Clemenceau. Et lui, lui qui avait tout vu depuis dix mois, lui qui discernait l’aurore de la victoire prochaine, il était revenu bouleversé de cette. visite. Il avait gardé la gerbe fanée, souvenir sacré des combattants. Il la voulait près de lui, jusque dans la tombe. Plus de onze années avaient passé : le bouquet était toujours là. Quoi de plus beau pour accompagner celui qui partait ? Dans ces petites fleurs de France, depuis longtemps séchées, se trouvaient rassemblés les symboles immortels de tout ce qu’avait aimé le vieillard puissant qui mourait, de tout ce qui fait cortège à sa mémoire, de tout ce qui domine et élève la condition humaine, la terre natale, l’héroïsme et la poésie.