Réponse au discours de réception de Louis Barthou

Le 6 février 1919

Maurice DONNAY

Réponse de M. Maurice Donnay
au discours de M. Louis Barthou

DISCOURS PRONONCÉ DANS LA SÉANCE PUBLIQUE
le jeudi 6 février 1919

PARIS PALAIS DE L’INSTITUT

     Monsieur,

La dernière fois que j’ai vu Henry Roujon, c’était au printemps de 1914, dans le Midi, à Cannes, où il était allé raffermir sa santé ébranlée. Comme j’avais pénétré dans la moderne bâtisse qui, en face de la nouvelle jetée, sert de Casino à cette jolie ville de cures et de plaisirs, je l’aperçus debout, au milieu d’un grand nombre de gens dont la plupart étaient déjà assis devant des tables bien garnies de vaisselles, de cristaux et de fleurs. Il présidait un banquet organisé pour couronner les travaux d’un Congrès de médecins. Le teint coloré, une lumière bleue dans le regard derrière le verre du lorgnon, il semblait avoir repris force dans la vie ; il avait l’air joyeux. Je ne voulus pas le dérange ; je n’allai pas lui serrer la main. Pouvais-je me douter que c’était la dernière vision que je devais emporter de lui ? Quelques semaines après, il rentrait à Paris ; quelques jours après, nous le conduisions au cimetière.

Henry Roujon appartenait à la génération qui eut vingt ans, lorsque la France, ayant achevé de payer une lourde indemnité de guerre, — cinq milliards, ce chiffre semble léger aujourd’hui, — les Allemands achevèrent d’évacuer le territoire. Sa jeunesse fut préoccupée par la question de savoir si le régime républicain s’établirait définitivement dans notre pays Les luttes étaient ardentes : légitimistes, orléanistes, bonapartistes s’agitaient ; mais le comte de Chambord faisait blanc de son drapeau et l’opposition se divisait assez pour que la République pût régner. Ce ne fut pas sans peine, ni tout de suite. Sous le ministère de Broglie, gardien de « l’ordre moral », bien des jeunes cœurs frémissaient d’impatience et d’indignation ; la presse était bâillonnée ; il fallait organiser la liberté. Époque singulière : dans les cours on chantait : Vous n’aurez pas l’Alsace et la Lorraine, et les Cuirassiers de Reichsoffen ; dans tout le pays, on se préparait à la revanche ; dans tous les salons, on parlait éperdument politique ; à Paris, on se passionnait pour l’élection de M. Barodet contre M. de Rémusat ; c’était le temps où Jules Simon, couronnant une rosière de Puteaux, s’écriait devant la jeune fille un peu surprise : « Le règne des voleurs et des courtisanes est passé ! » Pour beaucoup de petits garçons naïfs — dont j’étais— ce mot magique : République ! renfermait toutes les vertus, toute la liberté, toute l’égalité, toute la fraternité ; il n’y aurait plus de criminels, plus de jouisseurs, plus de misère ; personne ne mourrait de faim. Pourtant, ce n’est qu’au début de 1875 que l’Assemblée examina et vota les lois constitutionnelles et que le mot : République fut introduit dans les textes. Jusque-là, il en avait été écarté. Et ce fut alors que Catulle Mendès fonda, pour la défense et illustration de la langue française, cette revue, la République des Lettres, dont Henry Roujon fut le secrétaire. Il en garda le goût d’être secrétaire des Lettres dans une République qu’il rêvait humaniste et athénienne. Il fit, comme tout le monde, ses intransigeances et ses irrévérences ; mais ceux qui le jugeaient alors à gauche du présent ne se doutaient pas combien ce jeune homme lettré, artiste, intègre et patriote était à droite de l’avenir.

De l’idéal qu’il s’était fait de la République, dès son entrée dans la vie citoyenne, il conserva des principes élégants et fermes. Trente ans plus tard, s’il a pu écrire : « La vie qui m’a gâté à l’excès m’a permis de récolter plus que ma part des honneurs de ce .monde », du moins il a honoré ces honneurs. Nommé directeur des Beaux-Arts, il apporta, dans l’exercice de ces hautes fonctions, la plus active intelligence et la plus vive probité ; inaccessible au favoritisme, en garde contre les décisions hâtives, tâchant, entre le snobisme et la routine, à découvrir son devoir dans la confusion des écoles et dans les ébats des ambitions. Il estimait que le plus grand service qu’on pût rendre à la démocratie, c’était de l’affiner et de l’anoblir et qu’il fallait l’élever jusqu’à l’art et non pas abaisser l’art jusqu’à elle.

Une vie ainsi consacrée aux Lettres et aux Arts, de ce double amour, elle est tout embellie. Parisien de Paris et Gascon de Gascogne, Henry Roujon avait plus d’un accent de notre pays. L’expérience l’avait rendu éclectique ; il savait comprendre, aimer, admirer, le dire et l’écrire.

Je me rappelle, un soir, dans sa bibliothèque, comme il causait avec quelques amis, on vint à parler d’Émile Faguet. Alors Henry Roujon se leva, prit, sans chercher, un livre sur un rayon, l’ouvrit, sans hésiter, à la page qu’il avait choisie dans sa mémoire puis, nous avant lu un beau passage sur Rabelais, il referma le livre en disant : « Ne pensez-vous pas que l’homme qui a signé cette page est un écrivain ? »

Mais les fonctions élevées, les dignités enviables absorbaient tout son temps et ne lui laissaient pas de loisirs pour son travail préféré. Henry Roujon me disait un jour avec quelque modestie, peut-être aussi quelque mélancolie, que le chroniqueur est l’écrivain éphémère par excellence. Mélancolie de Don Juan si, déjà grisonnant, il regarde la liste des mille et trois. Oui, Henry Roujon regrettant, vers la fin de sa vie, de n’avoir écrit que des articles de journaux et de revues me fait penser à son Don Juan qui, dans Miremonde, regrette de n’avoir pas su arrêter dans un beau lac le torrent de ses séductions.

Mais Henry Roujon était trop modeste. Ses articles, réunis en volumes, composent une œuvre véritable, parce qu’elle est l’œuvre d’un lettré érudit, fervent et délicat : parce que, non seulement elle éclaire et résume quelques-uns des écrivains et des artistes de ce temps, mais aussi parce qu’elle est une résultante savoureuse de notre littérature ; parce que l’essayiste qui nous entretient de Maupassant, de Leconte de Lisle, de Villiers. de l’Isle Adam, de Stéphane Mallarmé sait aussi apprécier « la sagesse de Rabelais, la malice de Marot, la tolérance de Montaigne, le patriotisme des bourgeois de la Ménippée, la grâce de La Fontaine et l’ironie de Voltaire » ; parce que toujours on sent en lui la plus confraternelle considération pour ceux dont l’idéal fut de bien écrire notre langue : amour des lettres, douces humanités, probité du métier, respect du langage, ces expressions reviennent, à chaque instant, sous sa plume.

Si, selon le mot de Vauvenargues, il faut avoir du goût pour avoir de l’âme, Henry Roujon avait de l’âme et les hommes qui ont de l’âme ne meurent pas tout entiers.

Six mois avant sa mort, il avait commencé d’écrire ses souvenirs, dans les Annales Politiques et Littéraires. Dès le seuil, il s’excusait de les commencer trop tôt ; hélas ! il les commençait trop tard : il n’a pu les achever. Une main pieuse a relié, par un large ruban noir, les quelques numéros où ont paru ces Souvenirs dans lesquels on retrouve toute la bonne humeur, la philosophie souriante, l’indulgente ironie, la verve méridionale et le tour parisien du chroniqueur. Au bas du dernier chapitre intitulé Mes prisons et au cours duquel Henry Roujon nous parle de ses professeurs aux lycées Napoléon et Saint-Louis, la même main pieuse a écrit deux dates au crayon : 17 mai 1914-1er juin… puis le mot : fin. Et je ne sais rien de plus émouvant que ces simples dates au crayon, en face de la signature, au bas de la dernière phrase que l’écrivain a tracée. C’est une inscription sur une tombe.

Le hasard des remplacements académiques ne fait pas toujours paradoxalement les choses, Monsieur, puisqu’il vous a permis de nous parler d’un homme que vous connaissiez et de lui rendre le doux hommage de l’amitié. En outre, Henry Roujon et vous-même, Monsieur, représentez assez bien, par certains côtés, deux générations successives des hommes de la troisième République ; et, de même que dans son admirable tableau de la France, Michelet, cet historien romancier et poète passe géographiquement par la Gascogne, pour arriver dans le Béarn, de même, il faut passer par la génération d’Henry Roujon pour arriver immédiatement et politiquement à la vôtre. J’entends bien qu’Henry Roujon fut avant tout un homme de lettres ; mais il fut aussi un haut fonctionnaire et, comme tel, ne demeura pas étranger à la politique. Il en suivait les fluctuations avec un vif intérêt ; il avait des goûts et des amitiés politiques. Vous, Monsieur, vous êtes avant tout un homme politique, mais avec des goûts et des amitiés littéraires. Enfin, Monsieur, Henry Roujon et vous, vous êtes deux illustrations de ce fait dans que, dans notre Société issue de la Révolution, en moins d’un siècle et par une évolution alerte, des gens très simples, très humbles, des gens du peuple peuvent, par leurs fils, faire de la petite bourgeoisie, par leurs petits-fils, de la grande bourgeoisie et même s’élever aux premiers emplois.

La ville d’Oloron-Sainte-Marie vous vit naître. Votre arrière-grand-père exerça pendant quarante ans la fonction d’instituteur dans la même commune pyrénéenne où il fut remplacé par un de ses neveux qui fit, lui aussi, sans changer de commune, le métier d’instituteur pendant quarante ans. Votre père reçut une solide instruction primaire. Soldat de Crimée, blessé devant Sébastopol, après cette campagne il entra comme comptable à la Compagnie des Chemins de fer du Midi ; puis il s’établit quincaillier à Oloron, où il se maria. On voit encore dans la principale rue de la charmante petite ville, la modeste maison où vous êtes venu au monde.

Votre grand-père maternel introduisit du sang champenois dans la famille jusque là exclusivement béarnaise de votre mère. Il était originaire des environs d’Épernay ; le service militaire — on restait alors sept ans sous les drapeaux — l’appela en Béarn. Il était ouvrier forgeron et ne savait ni lire, ni écrire. Mais le père Noé avait voulu que sa fille fût élevée au couvent d’Oloron. Vos parents, Monsieur, ont désiré pour vous l’instruction à tous les degrés. Tout d’abord, vous fûtes confié, pendant cinq ou six ans, aux soins d’un consciencieux maître laïque. Sur les murs de son école, il avait appliqué des écriteaux portant ces mots : « Enfants, n’oubliez jamais 1870-1871 ! » En 1870, vous aviez huit ans. Les journaux ne donnaient pas alors de communiqués. C’étaient des dépêches officielles, de source administrative, qui renseignaient les populations. Votre père vous envoyait à la sous-préfecture copier ces dépêches collées sur le portail. Un matin, la dépêche fit connaître la capitulation de Sedan. Vous entendîtes votre père commenter l’affreuse nouvelle, à travers la rue, de fenêtre à fenêtre, avec son voisin d’en face, marchand drapier et bonapartiste. Votre père était républicain ; cette conversation entre deux marchands, gens simples et patriotes que leurs opinions séparaient mais qu’une même profonde douleur unissait, cette conversation fit sur vous une grave impression : vous ne l’avez jamais oubliée.

Si vos parents désiraient que leur fils fût très instruit, vous leur avez donné toute satisfaction : vous avez été un excellent élève. Au Lycée de Pau où vous subîtes l’internat, vous fîtes toutes vos classes, de la quatrième à la philosophie. En rhétorique vous eûtes le prix d’honneur du Lycée ; en philosophie, un accessit au Concours général. Il faut dire ces choses : trop de personnes, de nos jours, sont enclines à croire que non seulement ces succès scolaires ne signifient rien, mais encore qu’ils préparent dans la vie les pires déceptions. Non, non, il ne suffit pas toujours d’avoir fait de mauvaises études, pour remplir plus tard une carrière brillante.

Mais vous aviez déjà du goût pour la politique et de l’admiration pour Victor Hugo, tant il est vrai que l’enfant est le père de l’homme. Chaque matin, un de vos camarades, externe, vous apportait le Rappel. À peu près vers la même époque, dans un acte charmant joué aux Variétés, Meilhac et Halévy nous montraient des rapports plus frivoles entre l’externat et l’internat. Dans Toto chez Tata, ce n’est pas le Rappel que l’externe riche apporte aux internes du collège où le chevaleresque gamin est enfermé. Il est vrai que la scène se passe à Paris et non à Pau. Là-bas, vous étiez plus sérieux ; à quinze ans vous vous passionniez, sous -les menaces du 16 mai, pour les libertés publiques. Car le régime était menacé à nouveau ; il semblait qu’on fût revenu au temps de « l’ordre moral » ; tout votre être se soulevait ; vous exigiez que Mac-Mahon se soumît ou se démît, et votre imagination vous projetait à la Chambre, où vous faisiez bloc avec les 363 !

De Pau, vous passez à Bordeaux où vous faites vos trois années de droit pour la licence et, chaque année, vous obtenez les deux premiers prix aux Concours. Série unique dans les annales de la faculté de Bordeaux, depuis qu’elle existe, vous remportez les six premiers prix sur les six concours. C’est un record. Vous montriez déjà des dons singuliers pour la parole : de l’abondance, de la facilité, de l’improvisation. Vous n’avez pas été obligé de vous promener aux bords de la mer, avec des cailloux dans la bouche et de vous entraîner à couvrir de votre voix le bruit des flots. Vous n’aviez pas encore dix-neuf ans, lorsque vous fûtes appelé à faire votre première conférence, sous les auspices de la Ligue de l’Enseignement. Vous hésitiez. Ah ! comme je vous comprends. Vous fîtes part de vos hésitations à votre père qui vous répondit avec un grand bon sens : « Va mon fils on ne gagne que les batailles que l’on livre. »

De Bordeaux, vous venez à Paris pour faire vos études de doctorat. Votre thèse est couronnée... naturellement. Avec vous, il semble que c’est le contraire qui ne serait pas naturel. Vous êtes secrétaire de la Conférence des Avocats, sous le bâtonnat de Me Martini et vous faites de nombreuses conférences historiques ou littéraires, à Paris ou au dehors. En 188-, vous vous inscrivez au barreau de Pau, et vous donnez des articles remarqués à l’Indépendant des Basses-Pyrénées.

Dès lors, dans la carrière politique, vous progressez d’un pas rapide.

Vous êtes conseiller municipal de Pau à vingt-six ans, le plus jeune conseiller municipal ; en 1889, après une campagne électorale devenue légendaire, vous êtes élu député d’Oloron, le plus jeune député républicain ; en 1894, vous êtes ministre pour la première fois, le plus jeune ministre de la troisième République. C’est un record ; décidément vous les collectionnez. Enfin, en 1918, vous êtes nommé, académicien, un des plus jeunes académiciens, et le premier béarnais.

Car, dès que vous fûtes nommé, la question s’est posée pour vos compatriotes lettrés, dans leur joie et leur fierté régionaliste, de savoir si vous étiez ou non le premier enfant du Béarn qui siégeât parmi nous. Or vous avez failli avoir un prédécesseur, dans la personne de Joseph-Henri de Peyré, comte de Troisville ou Tréville, personnage pittoresque et charmant dont on regrette qu’Henry Roujon ne nous ait pas laissé un de ces portraits ou de ces bustes qu’il savait si bien faire. Son aïeul était bourgeois et marchand d’Oloron, et son père était le célèbre capitaine des Mousquetaires, immortalisé par Alexandre Dumas. Lui-même porta le mousquet en qualité d’enseigne, dans la garde du Roi. Il aimait les armes, les femmes et les livres. Il fut soldat, amoureux et bibliophile. Les armes et les femmes le blessèrent, les livres le consolèrent. Il avait une bibliothèque fort belle qu’il légua aux Carmes déchaussés du faubourg Saint-Germain. Saint-Simon nous dit : « qu’il fut accueilli à ses débuts dans le monde par des dames du plus haut parage, de beaucoup d’esprit et même de gloire, avec lesquelles il fut plus que très bien ». La mort d’Henriette d’Angleterre le frappa à ce point qu’il quitta presque aussitôt la Cour, pour se livrer aux études religieuses et philosophiques et même se jeter dans la dévotion. Bourdaloue fit sur sa retraite un de ses plus beaux sermons. Mais Joseph-Henri de Peyré ressemblait à son pays : comme l’État politique du Béarn, son caractère était formé sur la combinaison de la plaine et de la montagne : velours des pâturages, bouquets d’arbres, peupliers et saules, prairies, eaux courantes, et, tout près, la montagne, flancs abrupts, cimes neigeuses, eaux torrentueuses, noirs précipices. Après quelques années d’une vie solitaire, il revint à Paris, « fréquenta les toilettes ; le pied lui glissa ; de dévot il devint philosophe » et même se fit soupçonner d’être redevenu grossièrement épicurien ; puis il redevint solitaire, rentra dans la régularité et dans la pénitence. Mais, malgré ces vicissitudes, il ne se rapprocha jamais de la Cour, après qu’il l’eut quittée. Très lié avec les Jansénistes les plus célèbres, il était certainement plus port-royaliste que le Roi. Il fut élu membre de l’Académie française en 1704 ; mais Louis XIV refusa de sanctionner son élection. Et voilà bien votre chance, Monsieur. Ce prince, ennemi de la fraude mais ami de Versailles, lui pardonna sans doute moins son éloignement de la Cour que son attachement à Port-Royal.

Votre élection, Monsieur, a eu l’agrément de Monsieur le Président de la République. Entre 1894 et 1918 vous avez été neuf fois ministre ; vous l’avez été aux Travaux publics, à l’Intérieur, à l’Instruction publique à la Justice, aux Affaires Étrangères ; vous avez eu votre cabinet boulevard Saint-Germain, place Beauvau, rue de Grenelle, place Vendôme, quai d’Orsay. Qu’est-ce que cela prouve ? Sinon que vous avez une prodigieuse activité, une mémoire qui sort de l’ordinaire, des connaissances étendues, une curiosité générale, le souci des intérêts publics, une singulière faculté d’assimilation, et si, comme on l’a affirmé, le romantisme est l’impuissance à s’adapter au milieu, vous n’êtes pas un romantique, Monsieur, vous êtes un classique. Ces dons de travail, de compréhension vive et d’application que vous montriez déjà au Lycée et à l’École de Droit, vous les avez employés, déployés dans les différentes Administrations. Et puis vous êtes avocat ; rien n’est plus propre, de nos jours, que cette profession à préparer les hommes aux affaires publiques. Dans nos grandes Assemblées, comme dans nos moindres banquets, nous aimons entendre bien parler. C’est l’effet d’un atavisme lointain. Admirez qu’étymologiquement, avocat signifie appelé à, ad-vocatus. Mais appelé auprès de qui ? appelé à quoi ? Cela reste dans le vague et dans l’universel ; donc appelé auprès de tous, et à tout. Parmi ceux qui prennent la parole, dans une réunion électorale ou autre, un avocat a bien des chances d’être celui qui parle le mieux. S’il est député puis ministre, dans un régime démocratique, son rôle peut être vraiment magnifique. C’est alors qu’il est appelé auprès de tous, qu’il doit défendre toutes les veuves, tous les orphelins, tous les opprimés, toutes les victimes, dénoncer tous les privilèges, poursuivre tous les abus. Son client, c’est le peuple tout entier, le peuple qu’il doit conseiller, enseigner, et protéger contre la misère, l’ignorance et les sophismes. Vous aimez le peuple ; vous en êtes sorti ; du moins vous en êtes tout-près ; vous n’en rougissez pas ; vous vous en glorifiez même et vous avez raison. Lorsque vous êtes arrivé au pouvoir, la République n’était pas obligée de lutter pour se fonder ou se défendre ; elle était bien établie et il s’agissait de l’organiser en démocratie véritable. Vous y avez collaboré avec vos collègues par les lois sur les Syndicats professionnels, sur les Accidents du travail, sur les Caisses de retraites ouvrières et paysannes, etc. Mais n’est-il pas étonnant que, chez nous, il ait fallu la grande guerre pour qu’on prît des mesures contre l’alcoolisme, cet autre fléau ? Et, malgré ces mesures, la question sera-t-elle résolue, tant que l’air et la lumière ne pénétreront pas, non seulement au figuré, mais au propre, dans les habitations ouvrières ? L’air et.la lumière, cela ne coûte pas cher pourtant ; nous ne sommes pas tributaires de l’étranger, pour les importer en France. On voit encore à Paris et dans les grandes agglomérations des logements dont l’exiguïté et l’ombre désolent l’hygiène et navrent le cœur. Parfois, dans une chambre de quelques pieds carrés, prenant maigrement jour par l’étroite lucarne sur une sorte de puits, toute une famille respire, mange et dort. Ce n’est pas votre faute, Monsieur, je le sais bien. Mais, à l’heure où tant de problèmes sociaux se soulèvent, où le conflit entre le capital et le travail va s’aggraver, seule la stabilité ministérielle n’apportera pas la solution ; il faudra que, dans la grande paix, il se forme virtuellement entre toutes les classes, par bonne volonté réciproque, la ligue des droits et des devoirs de l’homme et qu’il s’élève, dans les classes heureuses, l’esprit de sacrifice et de reconnaissance. Vous avez cité quelque part ces lignes qu’écrivait Sully-Prud’homme au lendemain des événements de 1871. « Pour moi, rêveur débile, je suis honteux ; je sens que je jouis des fruits d’une injustice ancienne et constitutionnelle, dont les gens de ma classe n’ont-pas conscience, mais dans laquelle je sais lire maintenant. J’apprendrais ma ruine avec le chagrin de l’égoïsme, mais sans avoir l’impudeur de m’en plaindre, puisque je ne dois pas ma fortune à mon travail. Si nous n’avons pas l’énergie, ayons au moins la sincérité. » Il n’est pas nécessaire d’aller jusqu’à la ruine et il faut avoir de l’énergie ; mais le noble poète donne l’exemple d’une sincérité et d’une résignation qui, si elles étaient généralisées, feraient avancer d’un grand pas la question sociale.

Mais vous n’êtes pas exclusivement un homme politique ; vous, avez, pour vous distraire des soucis du gouvernement, des domaines où vous faites d’intéressantes excursions. Vous aimez la musique ; vous avez un culte pour Beethoven et, un jour vous avez raconté aux jeunes élèves des Annales la vie et le martyre du Titan de l’harmonie, devenu sourd ! Vous leur avez dit votre émotion devant la Symphonie avec chœurs et la Messe solennelle en ré.

Vous aimez aussi les poètes : parfois, vous leur témoignez votre amour, en commentant leurs amours. Vous avez une passion et vous ne vous la cachez pas : vous êtes bibliophile ; vous l’êtes avec toutes les subtilités et tous les raffinements. Il vous faut le rare et le rarissime : l’édition originale, le grand papier, la belle reliure signée, la dédicace pas banale et, si possible, des lettres se rapportant à l’ouvrage. Vous nous mettez volontiers au courant de vos trouvailles, de vos fortunes comme un jeune séducteur qui ne saurait taire le nom et la qualité de ses conquêtes. Vous n’êtes pas égoïste ; vous voulez que nous partagions votre ravissement ; vous nous faites venir l’eau à la bouche ; vous nous éblouissez des rayons de votre bibliothèque. Nous savons par vous-même que vous possédez tel exemplaire introuvable de Lamartine, tel autre de Victor Hugo. Je ne voudrais pas troubler votre joie ; mais ne craignez-vous pas d’exciter la convoitise de quelque amateur frénétique ?

En fait de manuscrits et d’autographes, vous avez des trésors. Vous avez dit de M. Edmond Biré qu’il était expert au jeu des petits papiers ; à ce jeu-là vous n’êtes pas sans adresse. Vous avez entre les mains bon nombre de lettres, inédites de nos grands romantiques. Vous vous servez, volontiers pour discuter certains problèmes littéraires ou sentimentaux. Nous vous devons des renseignements précieux ; vous avez apporté sur quelques points votre contribution à l’histoire de notre littérature ; d’autres fois, vous avez soulevé le voile qui recouvrait certains mystères. Il ne faut pas trop se fier néanmoins aux correspondances ; des êtres ont pu échanger des lettres enflammées entre lesquels pourtant « il n’y avait rien », au sens où le vulgaire entend « y avoir quelque chose ». On connaît la correspondance de Mme Roland : elle tutoie le girondin Buzot à plume que veux-tu. Cependant Sainte-Beuve qui n’était pas un jobard ne tient pas Mme Roland comme adultère : « tutoiement en partie cornélien, dit-il, en partie révolutionnaire ! » Parfois des créatures amoureuses, mais vertueuses et fortes, se donnent, par des exigences et des privautés surprenantes, l’illusion de l’amour complet et de la possession En revanche, il peut arriver qu’un homme et une femme échangent des lettres pleines de correction et de réserve et qui, dans l’intimité, parlent d’un autre ton. Sait-on jamais ? Tant de choses peuvent se passer entre deux-portes. Ah ! la postérité est bien frustrée ! Mais, direz-vous, il y a des lettres qui ne laissent aucun doute. Sans doute ; mais quels gens ces lettres intéressent-elles ? Les gens qui doutent ; mais la plupart des gens ne doutent pas, parce qu’ils ne se doutent même pas ! Est-il indispensable de mettre ces gens-là au courant des jeux de l’inspiratrice et du poète, de la muse et du génie ? Sans compter que dans certaines familles, il n’y a pas de prescription pour l’honneur. Il y a quelques années, un de mes amis faillit recevoir un jour une paire de témoins de la part d’un gentilhomme, parce que, sur la foi des documents, il avait parlé légèrement d’un de ses ancêtres qui avait été l’amant d’une des premières maîtresses de Molière. Je sais bien que d’aucunes femmes ne sont point fâchées qu’on leur reconnaisse ou même qu’on leur prête des liaisons glorieuses et que, dans plus d’une famille, on se montre moins chatouilleux, sur le point d’honneur, si le larron d’honneur fut un personnage illustre. D’un autre côté, le monde est fort curieux : il aime les potins, ou si le mot ne vous paraît pas académique, disons le document humain. Il y a donc du pour et du contre ; il y a deux écoles et tout cela est bien compliqué. Mais, à mon avis, la question est autre. Et au définitif, rend-on service à ceux qui ne savent pas, en leur tendant ainsi la clé, blonde ou brune, des poèmes d’amour ? Le jeune homme sans documentation qui lit ces chants divins peut avoir l’illusion qu’ils furent écrits pour la jeune fille ou la jeune femme auprès de laquelle il éprouve lui-même un trouble qu’il ne saurait exprimer. Trouvera.-t-il, ces chants plus beaux, s’il connaît quelle femme les .a inspirés ? Ressentira-t-il, en les lisant, un frémissement nouveau ? Ne croira-t-il pas, s’il est discret, violer un secret ?- Et ne vaut-il pas mieux laisser cette femme dans l’abstraction, dans le rêve, dans l’idéal, sans lui donner un nom, une biographie et des contours arrêtés ? Et vous-même, Monsieur, lorsque, adolescent enthousiaste, sur les bancs du lycée de Pau, vous vous enivriez de la Tristesse d’Olympio, votre ivresse n’était-elle pas meilleure que lorsque vous relisez .maintenant ces vers immortels, en y mêlant une image concrète, réelle, et que vous ne pouvez pas repousser ? l’image d’une créature périssable que vous auriez pu connaître, que vous avez peut-être connue vieillie, fanée, ridée ! Vous êtes averti, renseigné, mais êtes-vous plus heureux et ne regrettez-vous pas parfois les illusions et l’ignorance de votre jeunesse ? Doux sentiments, premiers aveux, tendres émois, profondes amours, romans furtifs, craintes, espoirs, triomphes, douleurs, tout cela parce qu’on est un grand homme, doit-il entrer dans le domaine public, et le poète qui a écrit : « Non, l’avenir n’est à personne » se doutait-il qu’un jour, son passé serait à tout le monde ?

Mais revenons à votre carrière politique. C’est en 1913 qu’étant ministre de l’Instruction publique et Président du Conseil, vous fîtes voter la loi de trois ans. Rien n’est plus significatif que la courbe de nos efforts militaires depuis l’avant-dernière guerre. En 1871, au lendemain de nos défaites, alors que les Allemands occupaient encore nos départements de l’Est, l’Assemblée votait.une loi qui instituait le service obligatoire pour tous les Français de vingt à quarante-ans. Cette loi donnait à la France une armée égale à l’armée allemande. Dès 1875, Bismarck offensé par notre réfection rapide et notre reconstitution quasi miraculeuse, prépare une agression nouvelle. Le chancelier de fer redoute que son œuvre ne dure pas ; il veut nous saigner à blanc. La Russie et l’Angleterre interviennent : la France est sauvée, dit-on. Quoi ! sans se battre ! Est-elle sauvée ? Ne demeure-t-elle pas vaincue ? Vous disiez tout à l’heure, Monsieur, qu’Henry Roujon appartenait à une génération brusquement surprise, en pleine adolescence, par les désastres de l’Année Terrible et par l’insurrection de la Commune ; vous ajoutiez qu’elle en restait meurtrie et humiliée, et qu’elle respirait mal dans une France qu’une mutilation sanglante avait diminuée.

J’ai entendu plus d’une fois tenir ces propos et soutenir cette thèse. Mais est-ce bien exact ? Non, quelques années encore après l’année terrible, toute la jeunesse croyait fermement que c’était elle qui reprendrait les chères provinces perdues. Non, la France ne faisait pas si affligeante figure ; on n’y respirait pas mal. Ayant payé cinq milliards, elle avait nonobstant des finances prospères ; son budget s’équilibrait ; d’autre part, elle refaisait son armée, et, ayant versé son sang, elle était toute prête à le répandre encore. Ce fut alors l’étonnement et, la déception de plus d’un jeune Français d’avoir traversé le service actif et fait l’apprentissage de la guerre, sans que l’occasion se présentât pour lui d’en devenir l’ouvrier. Et quand dix ans, vingt ans se furent passés ainsi, surtout quand le service militaire atteignit des générations nées depuis la guerre, cette déception, sans cesse renouvelée, ne créa-t-elle pas chez un trop grand nombre de jeunes bourgeois cet esprit d’antimilitarisme et d’anarchie qui commença de souffler vers les années 1900 ? De même que la Commune était sortie de la capitulation de Paris, cette sorte d’anarchie n’était-elle pas née d’une patience assez prolongée pour ressembler à une acceptation, à une sorte de capitulation ? L’espoir de la revanche s’estompait de plus en plus et même, chose grave ! ce mot sacré : revanche, entrait dans l’ironie. Déjà, en 1889, sous des influences diverses, la loi militaire de 1872 avait été modifiée dans un sens égalitaire : la durée du service actif avait été réduite à trois ans, le volontariat aboli et toute exemption de service supprimée. Bientôt ce service de trois ans parut encore trop lourd à la nation et, en 1905, la loi de deux ans fut votée. Et c’était logique ou, plutôt, ce ne l’était pas. Pourquoi deux ans ? un an, six mois et même rien du tout, cela eût suffi, puisqu’au vingtième siècle, dans le train des découvertes merveilleuses, dans le mouvement d’une science édificatrice et guérisseuse mais qui, du jour au lendemain, pouvait devenir effroyablement meurtrière, il était bien entendu qu’on ne se battrait plus et, que jamais l’homme ne se rencontrerait, le fou, le monstre, capable de déchaîner sur l’Europe et sur le monde, le plus formidable cataclysme que le monde aurait jamais vu. Cet homme s’est trouvé pourtant, monarque adoré à l’égal d’un dieu par des hobereaux, des marchands, des philosophes sanguinaires et des savants des cavernes, avides d’hégémonie, de conquêtes et de rapines ; peuple aux longs intestins qui préparait la guerre du ventre, cependant que, chez nous, les wagnériens de la politique qui n’avaient jamais voyagé en Allemagne, persistaient à croire que, de l’autre côte du Rhin, veillait sur la paix universelle Lohengrin, le chevalier au cygne, à l’armure étincelante, au cœur pur. Lohengrin ! non, mais bien Ysengrin, la bête féodale, le loup méchant et perfide.

Tandis qu’en France, quelques-uns pensent à abolir même la loi des deux ans et à organiser des milices, au dehors, les événements menaçants se succèdent. En 1905, c’est le voyage de Kaiser à Tanger ; en 1906, la conférence d’Algésiras ; en 1908, l’annexion à l’Autriche de la Bosnie et de l’Herzégovine ; en 1911, c’est l’envoi d’un croiseur au nom symbolique, le Panther, dans les eaux d’Agadir. Qui ne se souvient de cet été brûlant de 1911 où, pendant trois mois, le vent ne cessa de souffler de l’Est, nous apportant chaque jour les prétentions, la mauvaise foi, les querelles allemandes ? où, pendant trois mois, chaque jour, plus d’un Français eut la sensation qu’un lourd Allemand lui marchait sur les pieds et, selon la pittoresque expression populaire, « le cherchait. » Mais l’Allemagne pouvait bien croire que la France ferait toutes les concessions plutôt que de prendre les armes. Sa population avait doublé depuis 1870, tandis que chez nous la natalité chaque année, diminuait. En 1913, l’armée allemande appelait des classes nouvelles, augmentait ses effectifs, développait encore son matériel. Il était impossible de se méprendre sur les intentions de notre voisine, tentaculaire. C’est alors que vint devant la Chambre.la discussion de la loi de trois ans.

Deux théories étaient en présence. Les uns pensaient que la première bataille qui déciderait du gain de la guerre serait entre les deux armées actives. Par conséquent contre l’accroissement des effectifs actifs del’Allemagne, il suffisait d’augmenter notre seule armée active, en prolongeant d’un an la durée du service militaire. Les autres pensaient qu’il s’agissait moins d’augmenter notre armée active que de mettre, le plus rapidement possible, nos réserves en état de prendre part aux tout premiers combats. Vous fîtes vôtre la première doctrine et, comme orateur du gouvernement, vous eûtes à porter tout le poids du débat. Vous aviez des adversaires redoutables : M. Jaurès vous combattait. Au cours de cette discussion qui ne s’étendit pas sur moins de trois mois, vous êtes monté plusieurs fois à la tribune, pour défendre une loi qui, en votre âme et conscience de patriote, était nécessaire au salut de la France. Cette loi, vous l’avez défendue avec énergie, avec conviction, dans le heurt passionné des convictions contraires, dans la fièvre des partis, aussi contre l’aveuglement du parti-pris, contre l’utopie, contre une conception optimiste et généreuse de l’humanité mais qui demande l’accord de l’humanité. Vous apportiez devant la Chambre des chiffres, des constatations, des faits. Votre éloquence fut de l’action parlée. Vous avez vécu là les heures les plus hautes et les plus pathétiques de votre carrière politique. Président du Conseil, ministre de l’Instruction publique, orateur de la loi de trois ans, il vous fallait tout mener de front, faire face à tout. S’imagine-t-on tout ce que cela peut représenter de travail, d’endurance, de responsabilités, d’ardeur et de sang-froid, d’exaltation et de patience ? C’est dans ces moments-là qu’un homme donne toute sa mesure. À cette époque, j’ai reçu de vous, un jour, quelques lignes sur votre carte, quelques mots seulement, mais qui en disaient long, non par le texte, mais par les signes, sur l’état de votre système nerveux- : écriture hâtive, fébrile, qui traduit la préoccupation constante, l’excès de fatigue, les journées de vingt heures et les nuits sans sommeil. Hommes politiques, hommes publics, on vous plaint et vous-même vous vous plaignez parfois de connaître rarement les calmes retraites, les longues rêveries, la douce continuité des heures. Certes, vous avez désiré le pouvoir ; mais, selon le mot de Lamartine, « il n’est pas vrai que la politique soit de l’ambition toujours ; c’est la petite qui est de l’ambition, la grande est du dévouement. » Et, à cette époque encore, en pleine discussion de la loi militaire, je vous ai vu un soir, présider un banquet ; les Gens de Lettres fêtaient le soixante-quinzième anniversaire de la fondation de leur grande Société. Georges Lecomte était à vos- côtés. À l’heure des discours, vous vous êtes levé. « Quoi, pensais-je, épargnons-le, qu’il se ménage ! » Et j’ai admiré que, ce soir-là vous ayez pu parler, sans parcimonie et élégamment, pour dire votre amour des Lettres françaises et pour rendre hommage à Paul Hervieu.

Il n’y avait pas douze mois que la loi de trois ans était votée,quand, déjà, dans la nouvelle Chambre élue en mai 1914, un fort parti extrême essayait de la démolir. Mais la guerre éclata : nous avions heureusement des troupes de couverture.

Pendant la durée de la guerre, sauf à l’automne de 1917, un très court passage aux Affaires étrangères, vous n’avez pas fait partie du gouvernement. Vous n’êtes pas pour cela resté inactif. Pouvez-vous demeurer inactif ? Vous avez été un bon combattant de l’arrière. Dans vos conférences, discours ou écrits que vous avez réunis en volumes sous ces titres : Lettres à un jeune Français, Sur les Routes du Droit, l’Heure du Droit, vous vous êtes toujours montré tout plein de la plus ferme espérance ; vous avez toujours affirmé une confiance, qui prenait ses racines dans la justice de notre cause et dans l’accroissement continu de notre effort. Vous êtes allé faire de la propagande chez les neutres ; vous les avez éclairés, ces neutres, sur les origines de la guerre, sur l’agression allemande, sur les mensonges allemands, sur les atrocités allemandes. Vous leur disiez ce qu’était, dame blanche, ouvrière ou paysanne, épouse, fille, sœur, marraine et mère surtout, la femme française, son dévouement, sa résignation, son travail, sa tendresse et sa douleur ; vous leur disiez ce qu’était le soldat de la Marne, de l’Yser, de Verdun, de la Marne encore, sa patience et son cran, son .endurance et son mordant, sa constance et son élan.

À la Sorbonne, vous dites l’effort des Alliés, et ce que nous devons à l’héroïsme et au sacrifice de la Belgique et de la Serbie, à la loyauté et à la fermeté de l’Angleterre, à l’irrédentisme de notre sœur latine, à la croisade des États-Unis. Vous ne sonnez pas les trompettes hideuses du doute et du défaitisme ; mais les trompettes glorieuses de la victoire que vous sentez certaine. C’est que, plus d’une fois, vous êtes allé prendre contact avec les soldats bleus, dans la zone où l’on respire l’air vivifiant du front, où, depuis des mois et des mois, des milliers d’hommes vivent une vie surhumaine et comme dans un autre élément, et comme s’ils avaient approprié leurs organes et leurs sens à cet élément de boue, de fer et de feu. Vous ne savez trop dire votre admiration pour le soldat de la grande guerre et, en songeant à la fraternité sublime de tous ces frères d’armes, vous ne cessez de prêcher aux gens de l’arrière l’union sacrée. Ah ! oui, puisqu’ils n’ont pas l’honneur de se battre, qu’ils aient du moins la pudeur de comprendre. L’union sacrée, vous y revenez sans cesse, au nom des combattants et des morts. Le mot de tolérance se trouve fréquemment sous votre plume, et à un moment même, vous avez un scrupule : ce mot de tolérance ne vous plaît pas tout-à-fait. Eh ! oui : il faut toujours remonter à l’étymologie. Or dans « tolérance », on voit un radical inquiétant d’où est sorti un verbe, tollere, dont l’impératif : Tolle ! n’est pas précisément un cri d’apaisement et de mansuétude. Tolle ! enlevez-le ! tuez-le ! le cri avec lequel des hommes envoient d’autres hommes au bûcher et à l’échafaud et le Fils de l’Homme sur la croix ! Non, dites-vous, pas de tolérance, mais la liberté, le droit. Vous êtes un libéral. Vous êtes-partisan du libéralisme Ce mot a fini par prendre, on ne sait pourquoi, un sens péjoratif : il est devenu synonyme de tiédeur calculée, de prudence craintive, et ce qui est pis, d’habileté. Je ne connais pourtant rien de plus beau que le libéralisme, s’il est ardent, sincère et, contre un sectarisme étroit, combatif ; s’il est la compréhension générale et généreuse des hommes et des choses, s’il est la raison et la justice passionnées. À l’heure actuelle, nous n’avons pas le recul nécessaire pour mesurer tontes les dimensions matérielles et morales du tremblement de civilisation, du raz de barbarie qui a bouleversé et couvert le monde. Maintenant que nous sommes entrés, il faut l’espérer, dans la grande paix, pour les réfections nécessaires, c’est de ce libéralisme-là que la France aura besoin. Mais n’était-ce pas le libéralisme de l’homme que vous admirez entre tous : Lamartine ?

C’est ce qui ressort du beau- livre que vous avez écrit sur Lamartine orateur, et que vous avez dédié pieusement « à la chère mémoire de votre fils, Max Barthou, engagé volontaire dès les premiers jours de la guerre, à dix-huit ans, et tué à Thann par un obus allemand, le 14 décembre 1914 ». Ah ! Monsieur, nous vous avons gravement compris lorsque, tout à l’heure, dans votre remerciement, vous nous disiez qu’en vous appelant parmi nous, nous vous avions donné la seule joie que vous puissiez désormais recevoir. Et si vous avez pu supporter avec courage ce deuil tout plein d’un honneur déchirant, c’est que, d’abord, comme tant d’autres pères, vous l’avez offert à la patrie, c’est qu’ensuite vous avez beaucoup travaillé. C’est un important ouvrage que ce livre écrit pendant la guerre, au milieu de vos autres occupations. Toute la vie parlementaire d’une époque y est retracée où, tour à tour, montaient à la tribune des hommes comme Guizot, Berryer, Lamartine. Lamartine, ce nom musical, poétique, nous évoque surtout les Harmonies et les Méditations ; mais c’est l’œuvre du grand orateur que vous avez voulu pénétrer. Les orateurs vous attirent : déjà, une autre grande figure, symboliquement ravagée celle-là, vous avait sollicité. Vous nous aviez donné sur Mirabeau une captivante étude ; mais la figure plus sereine de Lamartine a votre prédilection.

Vous l’analysez et le résumez, orateur politique et orateur d’affaires. Vous, le montrez à ses débuts, ayant à lutter contre la « prévention de poésie » sous laquelle on essayait de l’accabler. Ses adversaires le renvoyaient à ses hémistiches et il répondait : « Je ne sais si les peuples pourront jamais être gouvernés par les philosophes ; mais ce que je sais, c’est qu’ils se dégoûtent vite du gouvernement des tribuns. Que les peuples pourtant ne s’y trompent pas ! Tout gouvernement sans philosophie est brutal ; tout gouvernement sans poésie est petit ! » Vingt-quatre siècles auparavant, c’était, en ce qui concerne les philosophes, l’opinion de Socrate. Et le poète, dans les questions économiques ou industrielles, avait souvent des vues plus étendues et plus justes que les économistes et les savants. Quand fut discutée la question des chemins de fer, Arago faisait une certaine résistance : il craignait que les voyageurs, en sortant du tunnel de Saint-Cloud, ne fussent exposés à prendre des fluxions de poitrine, et il redoutait que le transport en wagons n’efféminât les soldats, déshabitués des grandes marches ! Lamartine, lui, avait compris tout de suite la portée immense de la nouvelle invention: Il écrivait à Béranger : « Ceci est plus qu’une industrie : c’est un sens qui pousse à l’homme. »Les poètes ont des intuitions. Il voulait que les 1ignes principales fussent construites et exploitées par l’État. Il eût été partisan du rachat de- l’Ouest.

Vous avez eu la bonne fortune, Monsieur, de trouver, dans des papiers inédits qui sont en votre possession, un projet de discours écrit tout entier de la main de Lamartine et qu’il devait prononcer à Mâcon vers 1840. Là, il faut vous féliciter et nous féliciter de votre passion pour les autographes. Il s’agit d’un papier magnifique. Dans ce discours, Lamartine, entre autres choses, donne une définition de la politique, d’une hauteur et d’une largeur incomparables. Il y faut les deux dimensions, car des idées hautes peuvent ne pas être larges, et des idées larges peuvent ne pas être hautes. Avec Lamartine, on est toujours sur les plateaux élevés et vastes, et c’est sur un de ces plateaux qu’il nous transporte, quand il dit : « La politique est la science des rapports des hommes entre eux, des nations entre elles ; c’est le mécanisme moral, des sociétés humaines, au moyen duquel Dieu fait vivre les hommes en familles nationales et multiplie la force de chacun par la force de tous, crée des droits, impose des devoirs, transforme des instincts ignorants et égoïstes en patriotisme et en dévouement sublime, fait progresser l’humanité d’idées en idées, d’institutions en institutions et, donnant pour ainsi dire à chaque pays et à chaque siècle sa tâche et son rôle dans l’œuvre collective, lui demande d’apporter en tribut, à l’espèce humaine, un résultat, un progrès, un acte, une idée, une loi !... Toute politique qui ne contient pas ces deux idées morales : progrès et dévouement, n’est pas une politique. C’est une profanation… Non, la politique n’est pas seulement un art ! la politique n’est pas seulement une science ! c’est plus qu’un art, c’est plus qu’une science ;c’est une vertu ! C’est une vertu, car c’est un immense amour de notre Patrie et de l’humanité ! C’est une vertu, car c’est un dévouement jusqu’au martyre pour le pays, pour l’espèce humaine au milieu de laquelle nous ne faisons que passer, mais à laquelle nous nous intéressons dans les siècles, à venir et dans les générations qui ne sont pas encore nées ! » La belle page ! et ne faut-il pas en effet accueillir les poètes dans les Assemblées, s’ils sont capables d’y prononcer de telles paroles ?

Et quelques-uns ont voulu voir dans Lamartine l’apôtre de la paix à outrance et du pacifisme quand même ! Certes il défendait l’ordre social et le progrès du genre humain dans la paix ; il avait été élevé par sa mère dans la haine de Napoléon ; il voulait être, lui, l’homme de la paix, et il écrivait la Marseillaise de la Paix. Et il a dit un jour : « Je suis homme avant d’être Français, Anglais ou Russe (il n’a pas dit Allemand ; ce n’est qu’un hasard mais il est heureux) et s’il y avait opposition entre l’intérêt du nationalisme et l’immense intérêt du genre humain, je dirais comme Barnave : « Périsse ma nation, pourvu que l’humanité triomphe ! » Mais, quand il parlait ainsi, la France n’était pas menacée ; et puis il pensait que « le patriotisme vrai est toujours d’accord avec l’intérêt vrai de l’humanité. » Vous vous êtes attaché, Monsieur, à nous montrer combien, le plus souvent, les prédictions, les prophéties de Lamartine avaient été justes. Il voyait dans la Prusse le dissolvant de l’Europe centrale ; il prévoyait que l’unité Allemagne, si elle s’accomplissait, serait la crise incessante et le danger de mort perpétuel pour la France. S’il avait pu voir cette unité accomplie, cette Prusse dure et détestée s’associer sa vieille, chère et sentimentale Allemagne, et cette association former un Empire qui, nous avait vaincus, ne nous pardonnait par nos défaites ; et, dans cet empire de proie, l’orgueil national grandir, grossir jusqu’à l’hyperbole et la monstruosité ; s’il avait pu voir à nos portes la formidable machine de guerre, ramassée prête ainsi dire, sur ses ressorts d’acier, prête à bondir pour l’attaque brusquée, alors il aurait compris qu’il y a des pays où le patriotisme peut n’être pas d’accord avec l’intérêt de l’humanité, il ne se serait plus écrié :

Vivent les nobles fils de la grave Allemagne !

Mais il serait monté à la tribune ; il aurait été l’orateur de la loi de trois ans.